Aller au contenu

Mme de Rochefort, sa famille et ses amis/02

La bibliothèque libre.
Mme DE ROCHEFORT
SA FAMILLE ET SES AMIS

II.
LE MARQUIS DE MIRABEAU ET LE DUC DE NIVERNOIS

Nous avons esquissé la vie et les relations de Mme de Rochefort depuis sa première jeunesse jusqu’au moment où commence la correspondance inédite que nous avons sous les yeux[1]. Dans cette correspondance apparaissent des personnages nouveaux, dont le plus original assurément est celui qui nous l’a conservée, c’est le marquis de Mirabeau, le père du fameux orateur. Il ne connut Mme de Rochefort qu’en 1754, après la périnée brillante des réceptions et des représentations de l’hôtel Brancas. Ce fut le duc de Nivernois, avec lequel il était lié dès leur première jeunesse à tous deux, qui l’introduisit dans le salon de son amie. Le charme extrême de cette personne d’un esprit si animé, si naturel et si fin, d’un caractère si loyal, si affectueux, si doux, si résigné dans les souffrances[2], agit d’autant plus puissamment sur l’auteur de l’Ami des Hommes qu’il était lui-même fort peu endurant de sa nature et de plus marié à une femme très propre à lui faire sentir le prix et la difficulté de la patience. Ses amis, suivant lui, l’appelaient Mme Xantippe. Aussi est-il intarissable dans son admiration pour la sérénité de Mme de Rochefort. « Au milieu de votre vivacité, lui écrit-il, je ne connais personne si patiente que vous… Vous m’avez, je vous jure, plus que toute autre persuadé de la vérité de mon grand principe moral, qui est que, pour travailler à son propre bonheur ici-bas, il faut sans cesse cultiver la sensibilité et déraciner l’amour-propre. Alors ce n’est point notre propre mal qui nous occupe, c’est le bien d’autrui. » Nous ne voulons pas rechercher ici jusqu’à quel point le marquis de Mirabeau a pratiqué pour lui-même et dans ses rapports avec les siens ce grand principe moral dont renonciation dans sa bouche fera peut-être sourire plus d’un lecteur, habitué à ne voir en lui que le tyran de sa famille. C’est dans un autre travail que nous nous proposons de réviser, pièces en main, ce difficile procès entre le marquis, sa femme et son fils aîné, procès que la renommée de l’éloquent tribun de la constituante a fait trop complètement perdre à son père.

Rien de plus compliqué d’ailleurs que l’organisation morale et intellectuelle du marquis de Mirabeau ; les élémens les plus contraires s’y combinent : un égoïsme très accentué se concilie en lui avec un besoin d’affections, limité, il est vrai, à un très petit nombre de personnes, mais très vif, et avec une préoccupation des intérêts généraux et de l’avenir de l’humanité poussée jusqu’à la monomanie. Doué d’une aptitude de diplomate à flatter, même à outrance, ceux qui peuvent servir ou nuire, il se compromet sans cesse par des boutades à la manière d’Alceste ou des inconvenances de campagnard maladroit. A la fierté hautaine et à quelques-uns des préjugés d’un baron féodal, il associe le plus sincèrement du monde les idées ou les rêves d’un philanthrope démocrate à moitié socialiste. Le goût qu’il inspire à Mme de Rochefort tient sans doute en partie à l’agrément qu’il lui procure d’un contraste marqué avec le plus cher de ses amis, c’est-à-dire avec le duc de Nivernois. Autant celui-ci est élégant et posé de ton, de langage et de manières, aimable et gracieux avec dignité, attentif à ne blesser personne, sa chant sans effort apparent plaire à tout le monde, tel en un mot que le peint lord Chesterfield quand il le recommande à son fils comme le modèle accompli de l’homme de bonne compagnie, autant le marquis de Mirabeau est inégal et imprévu, tour à tour impétueux ou glacial dans son langage et ses attitudes, disant et écrivant tout ce qui lui passe par la tête, se reconnaissant lui-même le plus grand gesticulateur qui fût jamais. « Depuis les fameux géans de don Quichotte, je n’ai guère, dit-il, trouvé d’émules en ce genre d’expression. » Avec cela, assez bonhomme pour ne point s’offenser si l’on se moque de sa faconde, inépuisable quand il est en veine, et de ses idées, souvent plus bizarres que lucides. C’est ainsi qu’il rappelle naïvement à Mme de Rochefort ce mot d’un jeune homme qui ne laissa pas, écrit-il, de l’étonner : « M. de Mirabeau dit sans doute de belles choses ; mais quant à moi, il m’écervelle. » C’est donc d’abord par l’excentricité de son esprit et de son caractère que le marquis de Mirabeau a intéressé Mme de Rochefort ; mais, à mesure qu’elle l’a mieux connu, qu’elle a pu apprécier ce qu’il y avait de bon en lui, qu’elle est entrée dans la confidence de ses tribulations domestiques, de ses continuels embarras d’argent, qui ne provenaient pas tous de son fait, de ce qu’elle appelle « les épines qui composent le fagot de sa vie, » elle a conçu pour lui un attachement d’autant plus sincère qu’il s’y mêle une nuance de compassion.


I

Leur correspondance présente exactement cette gradation que nous venons d’indiquer. Elle est un commerce d’idées avant de devenir un échange de sentimens très affectueux et de détails personnels. Elle débute même d’une façon assez sévère, car il s’agit d’abord entre les deux correspondans non-seulement de politique et de morale, mais même de métaphysique. Le marquis de Mirabeau, qui croit faire un grand compliment à la comtesse de Rochefort, lui écrit dans un langage toujours un peu singulier : « J’ai souvent dit que je n’avais vu que vous de femme qui enjambât sur mes idées avec tant de célérité et marquant le point si haut que j’étais aussi étonné de l’étendue de l’idée que de la netteté de l’expression. » Mme de Rochefort ne se contente pas d’enjamber avec célérité sur les idées du marquis, elle sait les éclaircir et les rectifier. Le marquis avouant lui-même qu’il est un embrouillé métaphysicien, on trouvera naturel que nous passions rapidement sur sa métaphysique et que nous nous arrêtions à celle de Mme de Rochefort, qui est plus agréable et plus précise. Voici la lettre qui va fournir au marquis un prétexte pour entraîner son amie sur le terrain des abstractions. C’est un simple billet, qui est évidemment la continuation d’un entretien sur la politique. La date peut nous aider à en comprendre le sens, il est du 15 mars 1757. L’état des affaires publiques est alors déplorable, nous sommes engagés dans cette guerre de sept ans qui doit finir par l’humiliant traité de 1763 ; le duc de Nivernois, envoyé trop tard comme ambassadeur extraordinaire auprès du roi de Prusse, n’a pu l’empêcher de se joindre à l’Angleterre. Les deux hommes les plus capables du ministère, MM. d’Argenson et de Machault, viennent d’être expulsés par Mme de Pompadour et remplacés par deux nullités ; nous n’avons à opposer à l’ennemi que des généraux de ruelle, comme Richelieu et Soubise. Le parlement est exilé, nos finances sont dans le plus grand désordre. En un mot, nous avons entrepris, comme disait l’abbé, bientôt cardinal de Bernis, de faire la guerre sur terre et sur mer sans argent, sans généraux et sans vaisseaux. Il est probable que le marquis de Mirabeau sera parti de cette situation pour se livrer dans le salon de Mme de Rochefort à quelques-unes des boutades pessimistes qui lui étaient familières ; il aura proposé devant M. de Nivernois de rompre en visière au genre humain et de se retirer en bonne compagnie dans une solitude.


« Le 15 mars 1757.

« Oui, certainement j’aurais le courage, lui écrit Mme de Rochefort, si j’en avais les moyens, de réaliser votre château en Espagne ; mais je l’entreprendrais peut-être à ma confusion, car je ne sais si les gens de qui cette manière de vivre favoriserait le plus le goût auraient la force de renoncer aux habitudes qui les ennuient, et surtout de braver l’allure générale. On ne sait pas ce que c’est dans ce pays-ci que d’être heureux à sa manière. Que de réflexions philosophiques nous pourrions faire sur ce beau texte ! Vous avez bien raison de rendre grâces à Dieu de n’être pas ministre. Les remarques que vous avez faîtes hier ne m’ont point échappé, je vous assure. Elles sont bien propres à guérir de la maladie qui s’appelle ambition, dont vous prétendez jadis avoir été attaqué. Aujourd’hui je la trouve aussi honteuse que dangereuse. »


Le marquis de Mirabeau, qui aima toujours à barbouiller du papier, s’empare d’une phrase de cette lettre pour en faire le texte d’une longue dissertation dont nous donnons seulement le début.


« On ne sait, dites-vous, madame, dans ce pays-ci, ce que c’est que d’être heureux à sa manière. Belle et forte pensée, et synonyme, selon moi, à celle de dire qu’il y a peu de caractères. Celui à qui il manque une volonté décidée s’en fait une de pièces rapportées. Notre terre est un médium de tous les climats qu’on appelle température, de tous les sols qu’on nomme fertilité, de toutes les mœurs qu’on dit politesse, de tous les goûts qu’on qualifie flexibilité, et conséquemment de tous les néans qui constituent notre légèreté. C’est peut-être de là que vient ce penchant qui fait que tout le monde est soldat dans notre nation : il est si commode d’obéir quand on ne sait que vouloir. Il ne faut pas s’y tromper, je n’entends pas par volonté celle des passions, dont les âmes faibles sont plus susceptibles que les autres, mais celle du caractère, qui a une assiette fixe et permanente. Prenez-y garde, madame, ce ne sont chez nous que les plus petits hommes, et souvent les plus méprisables, qui possèdent cet attribut, qui sait à la longue se faire sa place à travers les talens et les vertus, et souvent à leur préjudice. On doit à Duclos cette distinction fine de l’esprit et du caractère ; elle est vraie et frappante, tout le monde l’a adoptée, et mille gens se cherchent un caractère qu’ils ne se trouveront point. C’est un attribut qui tient le milieu entre nos facultés sensitives et nos propriétés animales. Il en impose presque toujours aux premières en faveur des dernières. Je le crois peu compatible avec le bon cœur, et je crois que les anges seuls peuvent allier la vertu avec un caractère entièrement décidé. »


Le marquis, on le voit, est disposé à parler du caractère en homme qui n’a pas su utiliser le sien. Il est incontestable, comme il le dît, que ce sont souvent les plus petits hommes et les plus méprisables qui, à force de souplesse ou de ténacité impudente, l’emportent sur les talens et les vertus ; mais il ne s’ensuit pas qu’on ne puisse avoir un caractère qu’à la condition d’être un égoïste à idée fixe, résolu d’atteindre à tout prix et par tous les moyens ce qui fait l’objet de son désir. C’est précisément l’ambition rentrée et déçue du marquis qui le porte à restreindre au sens le plus fâcheux et le plus étroit la signification du mot : « caractère, » et c’est Mme de Rochefort, plus désintéressée dans la question, qui va fort justement rendre à cette expression toute son étendue.


« Vous définissez très bien le caractère, répond-elle, c’est une qualité, ce n’est point une vertu ; mais je n’entends pas bien pourquoi vous croyez le caractère peu compatible avec un bon cœur, car l’idée que je me forme du caractère est la persistance dans son sentiment sans aucune opiniâtreté réfléchie, ce qui me paraît bien plus appartenir à une âme sensible qu’à une âme froide. Les dernières ne font que des gens systématiques, ce qui me paraît un caractère fâcheux : ce sont des têtes dures et non pas des âmes fermes. Enfin tout caractère donné par la nature me paraît fondé sur le sentiment. Approfondissez mon idée, vous trouverez mille bonnes raisons à m’en rendre, ce qui me sera fort commode et fort agréable, car je me trouverai, ainsi que l’autre jour dans la conversation, le mérite d’avoir tout dit, tout pensé, tout prévu. Adieu, mon maître, ma paresse doit à votre esprit une reconnaissance passée, présente et future… »


Un métaphysicien galant se serait empressé de changer d’avis ; mais le marquis de Mirabeau est un métaphysicien entêté. Il commence cependant par définir le caractère mieux encore que la première fois, en disant que « c’est une certaine décision de la volonté, une disposition fixe et constante qui ne part ni de l’âme, ni du cœur, ni de l’esprit, mais qui les assujettit tous. » Seulement il tire de sa définition toute sorte de conséquences forcées et arbitraires pour prouver que le caractère n’est compatible ni avec l’originalité ni avec la bonté. Comme dans un passage de sa réponse Mme de Rochefort lui avait décoché un argument ad hominem en lui disant : « votre originalité bien reconnue n’est-elle pas la preuve que vous avez un caractère ? » il se voit réduit d’après sa théorie à opter entre la qualité d’homme sensible et original, à laquelle il tient beaucoup, ou le titre d’homme sans caractère, et il n’hésite pas.


«… Quoique ce ne soit assurément point par amour-propre que je combats le caractère, je dois, madame, à vos bontés pour moi l’aveu que je suis l’homme du monde qui en a le moins. Sachez que le dernier qui parle a toujours raison avec moi, qu’on me dit sans cesse, chez moi, que je suis trop sot aussi, que les valets disent : « oh ! monsieur est si bon ! » ma femme enfin : « c’est un bonhomme et rien de plus. » Voilà ma confession. Je suis à cet égard sans contredit dans le cas de M. trop peu ; mais je vous prie de me dire comment vous imaginez qu’une volonté absolue et bien décidée subsiste avec toutes les sensibilités d’un bon cœur, se concilie avec tous les devoirs qu’il nous rappelle, avec toutes les contrariétés qu’il nous fait éprouver. On va d’affection au plus sensible, de fait au plus pressé, de facilité au plus présent, d’idée au plus distant, on se met en quatre, et que devient le caractère au milieu de tout cela ? Une pauvre petite singularité bien marquée, bien contredite, bien célébrée, et que de dépit on jette plus de la moitié du temps par-dessus les moulins. »


Quoique Mme de Mirabeau ne connût pas encore par expérience à cette époque le penchant de son mari à résoudre les difficultés conjugales au moyen des lettres de cachet, nous doutons qu’elle eût acquiescé aux paroles que celui-ci lui attribue. Ce qui est certain, c’est que Mme de Rochefort, qui ne le croit pas méchant, mais qui sait qu’il ronge son frein, ne se tient pas pour battue, et lui riposte par une lettre que nous croyons devoir citer tout entière, parce que cette métaphysique de belle dame nous paraît très joliment tournée. Si M. Cousin vivait encore, lui qui dédaignait un peu trop les femmes du XVIIIe siècle, peut-être reconnaîtrait-il en Mme de Rochefort une personne aussi digne de ses hommages que si elle était contemporaine de Descartes.


« 21 mars 1757.

« Je maintiens, moi, que vous avez un caractère, et j’en tire ma preuve de ce que vous me dites pour me prouver que vous n’en avez point. Vous ne sentiriez pas les contraintes et les contrariétés, si vous étiez facile. Vous vous y soumettez parce que vous êtes bon, et votre soumission vous fait croire que vous êtes souple, tandis qu’elle m’apprend seulement que vous n’êtes pas heureux. Votre définition du caractère est bonne, et très bonne, et si bonne que vous ne l’auriez pas trouvée, si vous n’en aviez en vous le modèle. Vous dites après qu’il n’est point inventif. Ce n’est pas son affaire ; le caractère n’est pas le génie. Vous en concluez qu’il est imitateur, et il ne saurait l’être, puisqu’il est notre manière d’être particulière. Vous en donnez pour raison qu’il est décidé par des sensations ou des préjugés, et je ne conçois pas bien ce que vous entendez par là. Il ne vient de rien, il domine sur tout, c’est-à-dire sur nos sentimens et nos pensées. Il est le directeur de notre âme, ou plutôt il en est le tyran, car c’est en lui que consiste sa force : ainsi c’est lui qui donne de la permanence à nos sentimens et de la ténacité à nos idées. Quand il est poussé à l’extrême, il fait des hommes inflexibles ; quand il manque totalement, toutes les autres qualités de l’âme deviennent inutiles. Voilà pourquoi la faiblesse est ce qui rend le plus méprisable. On peut jusqu’à un certain point modifier, discipliner le caractère ; mais il ne peut être inspiré. Cet instinct ou ce ressort de l’âme dépend de notre organisation ; mais je persiste à dire qu’il ne se trouve que dans les âmes sensibles, car plus le sentiment sera fort et profond, plus il sera durable, et par conséquent plus il donnera à notre volonté cette décision fixe et constante que vous convenez vous-même qui constitue le caractère. Vous me direz peut-être que la réflexion seule peut donner beaucoup de suite à notre volonté ; je crois, moi, qu’elle nous fera voir seulement qu’il serait bon d’en avoir ; mais je doute fort qu’elle en donne une inébranlable. Il y aurait bien des choses à dire sur tout cela, je le sens et je l’entrevois ; mais le caractère de paresse qui domine en moi m’entraîne, et me décide à finir ma lettre. »


En écrivant une aussi jolie lettre, Mme de Rochefort pouvait espérer sans présomption que l’adversaire allait se rendre et que le débat était clos. Il n’en est rien, elle est tombée de Charybde en Scylla ; à peine a-t-elle résolu un problème que le terrible marquis lui en soumet un autre. Non-seulement il ne renonce pas à lui démontrer par toute sorte d’exemples, par Richelieu, le roi de Prusse, Sixte-Quint, Wallenstein, Barberousse, que tout homme qui a du caractère n’a point de sensibilité ; mais il ajoute : « Vous prétendez que j’ai un caractère, je vous le passe. C’est un don que vous me faites, il ne s’agit que de remercier ; mais avant il faut que vous me disiez quel est ce caractère, et si ce n’est pas un sot caractère. »

Le marquis en parle à son aise, Mme de Rochefort trouve avec raison que la tâche n’est pas facile. Toutefois, comme il est convenu que le marquis est son maître et qu’il doit lui apprendre à penser, elle cherche à éluder la difficulté par ce billet gracieux et essentiellement féminin.


« Il faudra bien que vous vous contentiez de ma présence pour aujourd’hui, car véritablement je n’ai pas le temps de vous écrire. Et savez-vous qu’il en faudrait beaucoup pour répondre à votre lettre, sans compter que je n’en suis pas capable ? Vous tournez et retournez les questions, vous creusez les idées, et moi, qui ne pense que par instinct, ce que je ne saisis pas d’abord, je ne le trouve jamais. Si j’ai un caractère et si vous le connaissez, vous voyez que ce que je vous dis là est très vrai ; mais je vous soupçonne d’être peu avancé sur la connaissance que vous avez de moi, puisque vous en êtes à me demander mon opinion sur vous. Je ne vous la dirai pas, pour exercer votre pénétration, ou pour punir votre ingratitude. »

Le marquis ne se paie pas de cette défaite. « Comme de ma nature je suis très pointilleux, lui écrit-il, moitié en riant, moitié sérieusement, je vous avertis, madame, que l’accès décidé de paresse qui vous a pris sur cette proposition est très désobligeant pour moi. » L’aimable écolière cherche encore à détourner cette idée fixe de son maître, laquelle prouve au moins que, contre son avis, il a un caractère, elle proteste qu’elle est malade. Le marquis insistant toujours, elle s’exécute enfin, et voici le portrait qu’elle lui présente à lui-même. Ceux qui ne prennent pas « l’ami des hommes » au sérieux seront d’avis que le portrait est fantastique ; il n’est qu’incomplet. Mme de Rochefort ne dit pas tout ce qu’elle pense sur le marquis de Mirabeau ; mais les nuances qu’elle discerne dans son caractère y sont bien réellement, quoique mêlées à plusieurs autres très différentes.


« 26 mars 1757.

« Vous me demandez d’assigner positivement le genre de caractère que je vous reconnais. Il me semble que c’est le caractère de chevalerie qui domine en vous. Du temps des Bayard, vous auriez redressé les torts l’épée à la main, et dans le siècle de la philosophie le même penchant vous a fait prendre la plume. Je n’ai point encore lu votre livre[3] ; mais je suis persuadée que vous y protégez la veuve et l’orphelin, et que vous y combattez tous les ennemis de votre patrie, c’est-à-dire tous les abus, tous les préjugés. Vous vivez dans votre hôtel à Paris comme au bon vieux temps on vivait dans son château. Vous y exercez l’hospitalité, vous vous y occupez de vos affaires domestiques, et vous ne faites de sorties que pour rendre des services et non pas des devoirs frivoles. Enfin, mon cher maître, vous êtes gothique et le serez toujours. Voilà mon opinion sur vous. Quant à la question que vous voulez toujours creuser, qui est de savoir d’où vient le caractère, elle est trop profonde pour moi, je l’abandonne. Tout ce que je puis faire, c’est de le distinguer quand il est tout venu, et de ne pas le confondre avec tel ou tel autre. Je ne suis pas absolument impropre à cela, soit instinct, soit discernement, mais je ne m’en demande pas davantage. »


Le marquis est trop sincère pour ne pas reconnaître que cette esquisse ne le représente que bien incomplètement. Il rit du bout des lèvres de ce trait pourtant bien exact : « vous êtes gothique, » et, puisque Mme de Rochefort n’a pas encore lu l’Ami des hommes, il le lui envoie avec toute sorte de plaisanteries sur ce qu’elle l’a nommé tour à tour son maître et son divertisseur. « Mon livre, ajoute-t-il, ne vous divertira pas ; mais soyez certaine qu’il ne vous ennuiera jamais autant qu’il m’a ennuyé à relire en feuilles. » Nous ne voudrions pas jurer que Mme de Rochefort a étudié à fond ce traité d’économie politique et sociale si bien qualifié par l’auteur lui-même d’ouvrage bizarre et scabreux. Cependant nous ne voudrions pas non plus affirmer le contraire, car elle n’était pas femme à reculer devant une lecture difficile. Dans tous les cas, sa réponse peut servir de modèle aux femmes qui veulent apprendre à remercier un écrivain avec précipitation pour se ménager la faculté de ne pas dépasser la préface de son livre.


« On m’a apporté votre paquet comme je m’habillais, j’ai lu ensuite l’avertissement, qui m’a fait un vrai plaisir : je l’ai trouvé original et piquant comme vous. Je viens de dîner en poste pour me mettre à la lecture, et de peur de me laisser aller à l’amusement au préjudice de la reconnaissance, je me hâte de vous remercier. Au reste, vous avez bien raison de vous rengorger d’avoir découvert si finement que vous étiez mon divertisseur, non pas précisément parce que c’est tout ce qu’il y a de mieux à faire que de me divertir, mais parce qu’il faut être tout ce qu’il y a de mieux pour parvenir à cet avantage. Souvenez-vous des vers de Fontenelle, que je trouve à m’appliquer très souvent :

Je ne suis pas des plus aimables,
Mais je suis des plus délicats.


Je vous dois la justice que vous avez fort bien démêlé mes sentimens ; mais vous n’en tirez pas une conséquence juste, puisque vous en concluez que vous voilà dégradé de la qualité de mon maître ; je vous jure que vous ne l’auriez jamais eue, si vous ne m’aviez pas toujours divertie, et par cette raison vous la conserverez éternellement. Je vous dis cependant un grand adieu aujourd’hui ; puisque vous m’avez fourni de quoi lire sans me donner la peine d’écrire, il y a bien à parier que vous ne verrez pas d’ici à longtemps de mon griffonnage. »


II

Cette correspondance, qui débute par une sorte de gymnastique intellectuelle que le marquis de Mirabeau impose à Mme de Rochefort et dans laquelle il n’a pas l’avantage, est bientôt suivie de communications plus simples et plus familières où se retrouve toujours l’esprit d’une femme aussi aimable que bonne. Ce sont des invitations à dîner où l’on offre au marquis « un poulet et un rossignol, » c’est-à-dire Mlle Fel, la cantatrice qui avait inspiré à Grimm une passion malheureuse dont Rousseau se moque dans ses Confessions ; puis viennent des réflexions sur les affaires du temps, les querelles du clergé et du parlement, les intrigues de cour et l’embarras de nos finances, qui se traduit en terribles coups de ciseaux donnés par M. Silhouette dans toutes les pensions. Mme de Rochefort, atteinte comme les autres, se console en disant : « J’ai découvert une poule éternelle que je pourrai toujours manger avec mes amis. »

Parmi ces billets relatifs aux événemens du jour, il en est qui indiquent chez elle une émotion vive et sincère. A l’occasion de la disgrâce qui vient de frapper le cardinal de Bernis, elle s’écrie : « Ah ! messieurs, le vilain pays que nous habitons ! Allons-nous-en aux Indes, je vous en prie. » Bernis, coupable d’avoir voulu mettre fin à une guerre désastreuse où s’obstine Mme de Pompadour pour se montrer reconnaissante des billets flatteurs que lui adresse l’impératrice Marie-Thérèse, a offert sa démission, le roi l’a refusée ; mais c’est pour donner à Mme de Pompadour le plaisir de chasser durement et avec une lettre d’exil son ancien favori, remplacé par le duc de Choiseul. Mme de Rochefort était très liée avec le cardinal, qui avait commencé, comme Duclos, par mettre à profit le patronage des Brancas. C’est peu de temps après cette disgrâce que la comtesse, qui demeurait rue Saint-Dominique, s’installa en février 1759 au palais du Luxembourg, dans l’appartement qui lui avait été accordé par le roi en considération des services rendus par son père et de la modicité de sa fortune.

Nous voyons par les lettres du marquis que ce palais était alors un véritable caravansérail ; il nous parle de vingt-trois Luxembourgeois ou Luxembourgiens, qui se partageaient ce domicile princier, dans lequel il faut comprendre sans doute le grand et le petit Luxembourg. Il paraît aussi que les titulaires de ces logemens avaient ou plutôt prenaient le droit, quand ils ne les habitaient pas, de les louer à leur profit. C’est ainsi que le marquis de Mirabeau lui-même vint plus tard, pendant quelques années, se loger aussi au Luxembourg avec sa famille, à côté de Mme de Rochefort, dans un appartement que lui cédait, moyennant finance, Mme de Saint-Herem. Duclos nous apprend, dans ses mémoires sur le règne de Louis XV, qu’il avait également au Luxembourg un logement qu’il n’habitait pas, et qui servit en 1755 aux conférences secrètes de l’abbé de Bernis et de l’ambassadeur d’Autriche, Staremberg. Il paraît d’un autre côté que le don fait à Mme de Rochefort ne laissait pas d’être onéreux, car lorsqu’il fut question en 1776 d’établir au Luxembourg le comte de Provence, depuis Louis XVIII, en expulsant probablement tous les titulaires de logemens gratuits, Mme de Rochefort adresse au roi un mémoire rédigé et écrit par le duc de Nivernois dans lequel il est dit « que, pour entrer en jouissance de l’appartement qui lui avait été concédé en 1758, elle a dû payer à M. de Turpin, qui l’occupait, une somme de 20,000 livres, et se charger de plus d’une rente viagère de 2,400 livres à M. de Croix, qui l’avait cédé lui-même à M. de Turpin à cette condition, qu’elle paie depuis dix-huit ans cette pension à M. de Croix, et que par conséquent son appartement, sans parler des dépenses d’intérieur qu’elle y a faites, représente pour elle, en 1776, une somme d’environ 80,000 livres. » Au bas de ce mémoire, le comte de Provence a écrit de sa belle plume les lignes suivantes : « Dans le cas où j’aurai le Luxembourg, je le laisserai à Mme de Rochefort. Signé : Louis-Stanislas-Xavier. » Les princes n’ayant pas toujours le temps d’écrire avec une précision suffisante, ceci veut dire que le frère du roi s’engage à laisser à Mme de Rochefort la jouissance de l’appartement qu’elle occupe. Cet appartement était d’ailleurs fort agréable et accompagné d’un jardin réservé. « Je suis revenue pour quelques jours, écrit Mme de Rochefort en septembre 1759, dans mon petit ermitage, qui est fort gai. Mon jardin n’est pas si parfumé que ce printemps ; mais il est plus riche, grâce aux reines-marguerites, qui font un émail admirable, ce qui me console des jacinthes : d’où j’ai tiré une réflexion très morale, c’est que, puisqu’il y a des fleurs dans l’arrière-saison, il ne faut pas tant regretter la jeunesse, qui est notre printemps. » C’est surtout à partir de la fin de 1760 et à l’occasion d’un grand événement de la vie du marquis de Mirabeau, que les lettres de Mme de Rochefort prennent un caractère de plus en plus affectueux.

On sait que l’auteur de l’Ami des hommes, encouragé par le succès de son premier ouvrage, entreprit, dans sa Théorie de l’impôt, de démolir tout le système financier alors existant, et en particulier l’organisation de la ferme-générale. Le ministre des finances et les fermiers-généraux n’eurent pas grand’peine à convaincre Louis XV que ce livre, très hardi, publié au milieu des embarras d’une guerre ruineuse, était d’un factieux et méritait un châtiment. Le marquis fut arrêté le 19 décembre 1760, avec beaucoup de politesse d’ailleurs, et conduit à Vincennes. Il y fut emprisonné, non pas dans le sombre donjon où il devait plus tard tenir lui-même son fils pendant trois ans et demi, mais dans le château, où il fut entouré de tous les égards dus à son rang. Au bout de cinq jours, le roi se laissa fléchir par les instances des amis du prisonnier, notamment du docteur Quesnay, médecin de Mme de Pompadour, que l’auteur de la Théorie de l’impôt appelait son maître, et du duc de Nivernois, dont la prudence avait vainement cherché à tempérer le style audacieux du marquis. Il fut relâché de sa prison, mais avec ordre de partir immédiatement pour sa terre du Bignon et d’y rester en exil. C’est au moment où il vient de partir que la comtesse de Rochefort lui écrit la lettre suivante.


« 27 décembre 1760.

« Je me suis fait une très grande violence, mon très cher ami, pour me soumettre aux ordres de M. de Nivernois, qui m’a interdit la satisfaction de vous embrasser avant votre départ pour le Bignon ; mais il m’a dit que c’était un sacrifice que je vous devais, ainsi je n’ai pas osé répliquer. J’espère que vous me donnerez souvent de vos nouvelles, et vous les demande très détaillées. D’abord je veux savoir à fond si vous êtes content de votre santé, ensuite quel est le plan de votre vie pour ne vous point ennuyer dans une saison si triste à la campagne, et dans une campagne que je sais qui est fort triste, et où vous aurez bien peu de ressources avec vous. Tout cela m’occupe infiniment, car vous savez que je n’ai pas trop mauvais cœur, et je me flatte que vous savez bien comme il est pour vous. Je n’ai pas eu l’honneur de voir Mme de Mirabeau, quoique j’aie été la chercher pendant votre prison. Si je pouvais lui être bonne à quelque chose pendant votre absence, je m’estimerais fort heureuse, et je suis bien sûre que ce serait un moyen de vous plaire. Enfin, mon cher ami, faites de moi tout l’usage qui vous conviendra, vous me devez cette marque d’amitié. Je vous avouerai que je me suis saisie du présent que vous avez fait à M. de Nivernois. C’est le livre de Marc-Aurèle que vous lui avez donné, j’en ai été enchantée, il est si bien imprimé que j’espère pouvoir le lire, et c’est heureusement un livre qu’on peut toujours lire. Adieu, mon cher ami, je suis bien fâchée de ne pouvoir pas encore écrire moi-même. Il est vrai que vous en aurez plus de facilité à lire ma lettre ; mais cependant cela ne vous satisfait pas autant. »


Nous n’avons cité jusqu’ici du marquis de Mirabeau que des fragmens de lettres. Dans cette correspondance, il est en général trop occupé d’amuser Mme de Rochefort par des bizarreries plus ou moins-systématiques-pour se montrer aussi naturellement original et éloquent qu’il l’est dans d’autres lettres où il écrit sous l’influence de quelque sentiment passionné d’enthousiasme, de haine ou de mépris. Il faut cependant expliquer le genre d’agrément qu’il peut offrir, même quand il se travaille un peu pour jouer son rôle de divertisseur . Prenons la première épitre qu’il écrit de son exil du Bignon. Il sait très bien que son aventure a fait beaucoup de brait, que, si la cour le considère comme un séditieux, la France entière a les yeux sur lui, et entoure son nom d’une grande popularité[4]. Il est à ce moment si populaire que le plus prudent des conservateurs du temps, le président Hénault, adresse, non pas à lui-même, ce serait trop hardi, mais à Mme de Rochefort, un billet pour la prier de dire à l’exilé du Bignon le désir qu’il ressent de pouvoir lui marquer les sentimens qu’il a pour lui, et que « je partage, ajoute-t-il, avec tout bon citoyen. » Le marquis serait donc excusable en ce moment de se poser en grand citoyen martyr de la vérité ; il s’en gardera bien, c’est la pose contraire qu’il va s’efforcer de prendre.


« Le Bignon, 28 décembre 1760.

« Madame la comtesse, la première chanson que j’aie apprise en ma vie disait :

Je voudrais qu’il fît nuit
Et que mon souper fût cuit,
Et que demain fût dimanche.

« Un très honnête cordonnier qui était mon voisin la répétait à mes oreilles, et je la retins comme une excellente recette de château en Espagne. Or je me trouve précisément à l’heure qu’il est dans le cas de n’avoir rien à désirer, si je suis aussi philosophe que mon voisin, et comme je le veux être, me voilà parfaitement heureux. J’ai appris beaucoup de choses nouvelles depuis quelque temps, quelques-unes de fort bonnes et de fort douces, d’autres aussi d’assez maigres ; il n’y a que vous, madame, qui ne m’ayez rien appris du tout. J’étais comme sûr que, sitôt qu’il m’arriverait quelque accident, votre bon cœur descendrait tout à fait à moi, comme si j’en valais la peine ; j’en étais sûr. Vous me direz qu’en ce cas il eût été plus honnête de vous en épargner la fatigue, cela peut être ; mais je n’avais pas tout à fait cru la descente aussi raide qu’elle s’est trouvée, et je ne m’étais pas pourvu chez le même marchand de lunettes qui fournit les révérendes dames qui élèvent mes filles, et qui, à la première nouvelle de mon accident, se sont recueillies en disant : « Dieu soit loué ! nous avons toujours craint que cela ne lui arrivât un jour. » Vous voyez que l’esprit de Dieu s’étend sur tout. Ce n’est pourtant pas celui du diable qui m’éclaire, car Notre-Seigneur a dit qu’on ne chassait point Belzébuth par Belzébuth. Quoi qu’il en soit, saint Michel en eut pour le coup dans l’aile ; c’est dommage, car il n’y reviendra plus. Pourtant, madame la comtesse, il me survient frisson de crainte que vous ne trouviez que la matière et ma situation sont trop graves pour en raisonner comme je fais. Que voulez-vous, je n’ai jamais rien valu que par mon naturel ; or, quand j’entreprendrais de me grimper sur les échasses de l’infortune, de la disgrâce, des précautions, de la conséquence enfin, j’y serais si gauche que je vous ferais rire, et c’est ce rire de pitié dont je ne vous mettrai jamais en dépense.

« Je serais fort fâché, comme homme de qualité et homme de bien, que le roi me crût un mauvais sujet ; mais on m’a assuré de bon lieu et très croyable qu’après m’avoir fait donner sur les doigts pour m’apprendre à bien tenir ma plume il ne m’en voudrait pas plus de mal. Cela est très vraisemblable ; ma conscience m’en est garant, et la bonté même qui a percé dans les détails de mon châtiment m’en répond aussi. Je dois pareillement être marri d’avoir fait scandale ; mais quand j’étais enfant et que j’avais poché l’œil à mon camarade, quand j’avais dit : « je ne l’ai pas fait exprès, » je n’y pensais plus. Or je n’ai crevé l’œil à personne, c’est plutôt moi qui ai donné dans le pot au noir, et je me le pardonne de bon cœur. J’ai causé de l’inquiétude à ma mère ; mais cela a fait connaître son jugement, sa fermeté et son bon esprit, et la vertu est toujours bonne à mettre en lumière. J’ai fuit courir ma femme ; mais je l’ai attendue de peur qu’elle ne s’essoufflât, et sa conduite à mon égard lui a fait honneur. J’ai mis en peine mes amis, et je l’ai peut-être fait pour les connaître. Je n’y ai pas été trompé comme celui qui fit courir le bruit de sa mort pour jouir de la profonde douleur de sa femme ; en un mot, c’est moi qui ai passé sur le fer chaud, et c’est vous qui sortirez glorieuse de l’épreuve. S’il vous plaît, madame, de combiner tous ces points-là, vous verrez que je suis non un petit saint, mais un excellent philosophe. Baste ! quand je me pendrais pour avoir fait une sottise, c’en serait deux, ou à peu près, et vous ne m’en trouveriez de guère plus conforme aux règles de la bienséance. Ainsi donc permettez-moi de vous peindre mon pauvre naturel, qui, comme vous savez maintenant, n’est guère susceptible d’enflure ni d’angoisse. Je dis plus, mettez-vous bien avant dans l’esprit qu’il est temps que je fasse éclore à vos yeux ma plus intime et ma plus dissimulée et opiniâtre prétention. C’est qu’en même temps que je renonce à avoir le sens commun, je prétends avoir beaucoup de vrai bon sens, et je le prouve ; mais il me faut un peu plus de papier pour cela, et à vous un peu plus de patience qu’il ne nous en reste à l’un et à l’autre. Partant, je remets cette dissertation à une autre fois, d’autant que je fais ce courrier-ci tous mes honneurs, et, quoiqu’il y ait encore bien du temps d’ici à son départ, j’ai pareillement bien des lettres à écrire. Je finis donc en vous assurant que je ne pouvais guère vous aimer, honorer et respecter plus que je ne faisais, d’où s’ensuit que de la reconnaissance de plus est tout ce que vous gagnez à cette affaire, et en vérité je vous devais assez déjà pour un pauvre diable qui n’aura jamais occasion de vous rien rendre, pas même quand vous vous feriez loger chez le roi, car vous y êtes, ni dans un lieu obscur, car vous les aimez ainsi ; d’où s’ensuit que je serai toujours votre redevable, titre qui fait et fera à jamais la joie de mon cœur, tant je suis endurci. » Tandis que le marquis s’exerce à tirer de sa situation des effets comiques, Minc de Rochefort, toujours attentive à ce qui peut lui être agréable ou utile, témoigne son amitié d’une manière plus effective. L’exilé, en arrivant au Bignon, a trouvé non sans surprise dans son écurie, où ne figuraient que des chevaux d’attelage, un fort joli petit cheval de selle très doux destiné à ses promenades. Il croit d’abord que c’est le duc de Nivernois qui lui fait ce présent, et c’est à lui qu’il adresse ses remerciemens ; mais il faut bien lui apprendre. que c’est Mme de Rochefort qui s’est procuré ce cheval à son intention en donnant en échange au vieux marquis d’Ussé un beau cabaret de porcelaine. Il se confond alors en témoignages de reconnaissance, et l’excellente femme lui répond :


« 14 janvier 1761.

« Je suis ravie, mon cher ami, que la petite bête vous plaise et vous soit utile. C’est un véritable marché de l’âge d’or que j’ai fait pour mes deux amis. Le pauvre marquis d’Ussé vient d’être malade, et on l’a mis au lait, et vous, on vous a mis à la campagne pour toute nourriture. J’ai donc pensé qu’il vous fallait un cheval, et à d’Ussé un pot au lait. Il me semble que si tout le monde s’entendait aussi bien, il serait aisé de s’arranger à peu de frais. Je vous recommande toujours l’exercice, et je vous interdis toute autre écriture que des lettres ; je n’ai pas le courage de vous réprimer sur celle-là, parce que j’y suis trop intéressée. Mme de Pontchartrain[5] a été un peu incommodée, elle est mieux présentement. M. de Nivernois est toujours assez misérable, et il continue de petits remèdes pour se soulager d’un état vaporeux qui est fort insupportable, et qui va le peiner plus que jamais, parce qu’il lui est survenu de la besogne. Il jouit depuis le 1er janvier de la dignité de directeur de l’Académie, et les académiciens tombent comme la grêle. Le pauvre abbé Sallier est déjà mort, l’abbé de Saint-Cyr est à l’agonie, et l’abbé du Resnel menace ruine. Voilà ce qu’il aura pour son trimestre. Or il aimerait bien mieux n’avoir à faire que de la musique, et en effet cela vaudrait bien mieux pour ses nerfs. Voilà tout ce que je puis vous dire de plus intéressant, car, quand je vous parlerais de tous les bals et de toutes les fêtes, vous en seriez peu touché, et d’ailleurs je n’ai pas de talent pour ces sortes de relations. Adieu, mon très cher ami, vous savez ce que je suis pour vous. »


Après s’être occupée des promenades de son ami exilé, Mme de Rochefort s’occupe de ses lectures. Il vient de paraître un roman qui fait beaucoup de bruit, elle voudrait le lui faire lire ; mais elle se croit tenue à des précautions oratoires.

« 7 février 1761.

« Comme l’écriture vous fait mal, mon cher ami, et que le travail est bien pire, il faudrait que vous fissiez dès lectures qui vous intéressassent et vous amusassent. J’ai un roman à vous proposer. Que votre front sévère ne se ride pas, et que votre bouche ne fusse pas un sourire dédaigneux. Ce roman est de Rousseau, et il a le mérite des romans anglais, qui ont toujours un but moral ; il en a aussi la forme, et il a une chaleur et une énergie dignes de vous. De plus, il y a dans les détails différens sujets de traités ; il y a entre autres une lettre sur l’économie domestique qui ferait seule l’a fortune du livre auprès de vous. Je n’ai plus qu’une chose à vous dire pour achever de vous tenter, c’est que je vous le donnerai, si vous me mandez que vous le voulez. Vous voyez, mon cher ami, que, si vous m’avez occupée dans les grands événemens, je ne suis pas pour cela distraite des petits détails de votre vie. Comme je trouve que ce sont les détails de la vie qui font vivre, mon attention s’y porte également pour mes amis comme pour moi-même. On se porte passablement bien à l’hôtel de Nivernois et à l’hôtel de Pontchartrain. J’espère que je pourrai vous en dire bientôt autant de moi. »


On ne sera peut-être pas fâché de savoir ce que le marquis de Mirabeau pense de la Nouvelle Héloïse et de Rousseau, qu’il ne connaît point encore personnellement, mais avec lequel il aura plus tard une sorte de liaison passagère.


« Le Bignoa, 13 février 1761.

« Où avez-vous pris, s’il vous plaît, mon front sévère ou mon sourire dédaigneux, madame la comtesse ? J’aime les romans par goût, et je les lis tous jusqu’à la lie, quand par malheur ils me tombent sous la main. La vie est un songe, j’aime l’histoire, qui n’est autre chose que le roman de ce songe, et, histoire pour histoire, le songe fait à plaisir me paraît plus arrondi que l’autre… Depuis que, étant bien jeune, la lecture de l’Odyssée me fit donner un âne de onze écus à une pauvre femme qui me dit que cela ferait son bien-être, je sentis que la lecture d’un bon livre pouvait nous rendre bien meilleurs. Je mis dès lors à la tête d’iceux dans mon opinion ceux qui me feraient cet effet-là, et j’avoue que les romans anglais sont en ce sens ceux qui ont eu chez moi la préférence. Sans la vie que je mène et la maudite verve qui m’a mené, j’aurais, par exemple, fait mon manuel de Grandisson. Cette verve elle-même dont je parle, croyez, madame, et, sur mon honneur, je ne veux point vous en imposer, que le cœur y a plus de part que l’esprit. J’aime le peuple, j’aime les hommes, je sais combien ils seraient plus aimables s’ils étaient heureux ; j’ai vu les moyens simples de les rendre tels. Ce n’est pas dans une capitale peuplée de vampires, ce n’est pas dans le pays de leurs bourreaux que j’ai compté me faire payer de mon zèle en ce genre ; mais c’était l’usage du cœur et sa satisfaction que je recherchais dans mon travail.

« Après cette exposition de mes sentimens sur la lecture, vous jugerez aisément que celle d’un roman de la main du seul écrivain de profession que je connaisse estimable de notre temps ne peut être qu’un objet de curiosité et de devoir pour moi ; mais je vous étonnerai, madame, quand je vous dirai que je l’ai, ce roman, et que j’en commençais le quatrième volume quand le faix de mon courrier du mercredi est arrivé. J’en suis demeuré là, et j’en ai assez vu pour pouvoir penser qu’on ne peut le juger que quand on est au bout. — Déjà plus d’une fois je l’ai vu m’enlever ma propre critique bien complète dans la lettre postérieure à celle que j’avais censurée. Comme roman, il ne vaut certainement pas les anglais. Je le défie d’ailleurs de sauver jamais l’indécence de son frontispice. Un tableau qui vous présente d’abord une saleté, et en s’approchant un anachorète qui se donne la discipline, n’en est pas moins une chose dangereuse. Je sais, je sens tout le fautif de ma comparaison ; mais je persiste à dire que l’amour de cet excellent homme pour le singulier l’a égaré dans sa fable, et qu’aidé ensuite de son avidité naturelle pour la vertu, il lui a trop fait présumer des forces et du courage du lecteur à le suivre. Vous le dirai-je ? moi, pauvre pécheur, à la vérité, mais qui sais faire d’aussi grandes enjambées qu’un autre dans le pays des vertus d’imagination, quand je les ai vus chez Wolmar, où je les ai laissés tous trois, je n’avais pas plus d’envie de les aller joindre que je n’en avais d’aller converser aux champs Élysées que Servandoni nous montrait il y a vingt ans. Au reste cet homme a un génie vaste, un esprit fécond. Il s’exprime avec moins de pureté, mais avec autant d’énergie que vous, madame. Il y a d’ailleurs une dignité d’âme et une pureté de cœur qui nous fait honte à tous, et, s’il fût d’abord tombé en meilleures mains que celles de nos beaux esprits modernes, je me ferais honneur d’être son collègue dans les soins relatifs à la dénomination que le hasard m’a procurée et dont l’aveu public m’a honoré. »


Nous aimerions à avoir l’opinion motivée de Mme de Rochefort sur la Nouvelle Héloïse en regard de celle du marquis, malheureusement la maladie empêcha la comtesse de donner son avis dans cette correspondance. « Si j’avais la tête plus forte, je vous répondrais, écrit-elle à son ami, par une belle dissertation, car ce livre m’a fait beaucoup penser, et j’aimerais à vous entretenir de mes pensées ; mais il faut vous avouer que je suis tombée dans la stupidité, et mes médecins me disent qu’il faut choyer ce joli état pour rétablir le calme dans mes nerfs. » L’exil du marquis ne fut pas du reste beaucoup plus long que son emprisonnement. Au bout de deux mois, il obtint l’autorisation de revenir à Paris.

III

La destinée du duc de Nivernois offre une intéressante leçon de modestie aux personnages purement officiels, à ceux qui empruntent toute leur importance aux fonctions dont ils sont revêtus. Cet arrière-petit-neveu de Mazarin naquit duc et pair de France, grand d’Espagne et prince du Saint-Empire. Il fut trois fois ambassadeur, il fut ministre d’état, et cependant, s’il n’eût été que cela, il ne serait pas plus question de lui que s’il n’avait jamais existé ; il resterait confondu dans la foule obscure des ambassadeurs et des ministres d’état dont l’histoire ne prononce pas même les noms. L’histoire politique ne s’occupe guère que des premiers rôles ; tout ce qui est au second rang ne compte pas. L’histoire littéraire est moins exclusive que sa grave sœur. On peut dire d’elle, comme il est écrit dans l’Évangile, qu’il y a plusieurs demeures dans sa maison. Elle a non-seulement des premières et des secondes, mais elle a même des troisièmes places, et, si l’on voit des auteurs passer sous silence en racontant nos annales l’ambassadeur qui négocia la paix en 1763, il serait impossible de tracer un tableau un peu complet de la littérature française au XVIIIe siècle sans accorder une part d’attention à cette gracieuse figure de grand seigneur si sincèrement amoureux des plaisirs de l’esprit, des jouissances de l’imagination et des arts, capable non-seulement de cultiver avec distinction presque tous les genres de littérature, mais de gagner sa vie (il s’en fallut de peu qu’après la terreur il n’en fût réduit là) à l’aide de l’un ou l’autre de ses talens si variés. En admettant même que sa plume n’eût pu le faire vivre, le duc de Nivernois jouait du violon comme un virtuose, il composait de la musique très agréable, il chantait avec beaucoup de goût, il dessinait de très jolis portraits, et son talent d’acteur eût fait honneur à un comédien de profession[6]. A tous ces mérites, il joignait celui d’avoir fait honorablement son métier de colonel dans plusieurs campagnes, notamment dans la rude campagne de Bavière en 1743, et de n’avoir quitté la carrière des armes que par suite de l’extrême faiblesse de sa constitution. Il offrit aussi ce phénomène assez curieux au xviiie siècle d’un colonel de vingt-cinq ans écrivant des élégies amoureuses inspirées par sa femme. Le phénomène est incontestable ; mais, pour rester dans la vérité, il ne faut pas l’exagérer, comme l’ont fait successivement les deux académiciens qui ont écrit à trente-trois ans de distance l’éloge du duc de Nivernois[7]. Il est vrai que celui-ci a été de 1741 à 1746 très amoureux de sa femme, et l’a célébrée sous le nom de Délie. Toutefois la date de son mariage rapprochée de celle des élégies et les torts dont il se reconnaît lui-même coupable envers Délie doivent tempérer un peu notre admiration.

Il était né le 12 décembre 1716[8]. Il fut marié à l’âge de quatorze ans, le 17 décembre 1730, avec Hélène-Angélique-Françoise Phélippeaux, fille du comte de Pontchartrain, alors ministre de la marine. La jeune personne, née, si nos documens sont exacts, en mai 1715, avait un an et demi de plus que son mari. C’était un de ces mariages d’enfans que les grandes familles d’autrefois arrangeaient souvent entre elles avant même que les contractans fussent en état d’avoir un avis. Il va sans dire qu’en pareil cas on attendait que les époux eussent l’âge convenable pour leur permettre de vivre ensemble ; mais il n’est guère probable que le jeune duc de Nivernois ait attendu jusqu’en 1741, date de sa première élégie, car à cette époque il avait vingt-quatre ans, et il avait déjà fait une campagne à la tête du régiment de Limosin-infanterie ; lui-même d’ailleurs s’accuse d’erreurs nombreuses.

Il fut un temps où, de faveurs avide,
Je prodiguais mon hommage amoureux.
………
Prompt séducteur de crédules beautés,
Heureux le soir et le matin perfide,
Je savourais l’attrait du changement ;
Mais d’un cœur fait pour aimer constamment
Le changement remplissait mal le vide.

C’est alors, mais, alors seulement, que ce mari volage s’aperçoit que sa femme est plus agréable que les crédules beautés dont il a été le prompt séducteur. Elle était fort agréable en effet, à en juger par le portrait trop mythologique, mais gracieux, qu’il nous fait d’elle, soit qu’il la représente habile aux jeux de Terpsichore, bondissant et volant au signal des concerts, ou bien courant dans la prairie avec ses beaux cheveux qui flottent au gré des zéphires amoureux, ou bien encore « initiée aux secrets de Castor, » c’est-à-dire habile écuyère, domptant et dirigeant un cheval fougueux. Il paraît que la jeune duchesse n’a qu’un défaut, elle abuse du rouge, et c’est pour la guérir d’un travers alors très commun que son mari consacre une élégie tout entière, la septième, à la critique de cet ingrédient de toilette. Son dernier argument est plus ingénieux que modeste.


Sois mon exemple, et que dans ta parure,
Comme en mes vers, règne le naturel.
Anéantis ou modère l’usage
De ce carmin, mon tourment éternel,
Et rends les droits qu’usurpe ton pastel
À l’artisan de ton joli visage.


Le poète-colonel n’avait guère écrit que ces élégies intimes, dont le ton, quoique toujours élégant, semble parfois un peu libre pour l’expression de l’amour conjugal, ce qui n’empêchait pas l’auteur de les lire à ses amis, notamment à l’abbé de Bernis, qui célèbre à son tour Nivernois et Délie. Il avait composé aussi des Réflexions sur le génie d’Horace, de Boileau et de Jean-Baptiste Rousseau ; mais ce travail n’avait pas été non plus communiqué au public. L’Académie ne l’en choisit pas moins à vingt-sept ans, en 1743, pour succéder à Massillon. L’archevêque de Sens, Languet, qui le recevait comme directeur de l’Académie, recevait le même jour Marivaux, et son discours en partie double est assez amusant. Au jeune duc, qui suit, dit-il, Apollon sans manquer à ce que Mars attend de lui[9], le bon archevêque recommande de se préserver d’un excès de modestie qui l’empêche de produire au grand jour les morceaux de littérature qu’il garde en portefeuille. Quant à Marivaux, le prélat se défend d’avoir lu ses nombreux ouvrages. Cependant il essaie de les caractériser, et il ajoute : « Voilà, m’a-t-on dit, ce qui se trouve répandu dans cette foule de romans et de pièces de théâtre que vous avez donnés au public avec une prodigieuse fécondité. » Le duc de Nivernois ne suivit que très tard le conseil donné par l’archevêque de Sens, puisque c’est seulement deux ans avant sa mort, en 1796, qu’il fit imprimer presque tous ses ouvrages. Ce qui lui gagna surtout la faveur du public pendant sa vie, ce sont ses fables, qui se lisent encore avec plus d’agrément que celles de plusieurs des nombreux et malheureux émules de La Fontaine. François (de Neufchâteau) remarque avec justesse qu’elles ont même un côté original, en ce sens que, par le choix des leçons de morale qu’elles renferment, elles s’adressent plus particulièrement aux puissans et aux riches. Pendant bien des années, sans jamais les exposer en masse à la critique, l’auteur eut l’habileté de les faire en quelque sorte déguster une à une aux habitués de l’Académie, devant laquelle il les lisait avec beaucoup de talent ; tous les nouvellistes du XVIIIe siècle nous parlent du plaisir qu’on éprouvait en voyant, à la fin d’une séance, se lever le duc de Nivernois. Bachaumont notamment répète sans cesse : « Le public ne se lasse jamais des productions de cet aimable seigneur ; le public ne peut se rassasier des instructions de ce philosophe ingénieux. »

Nous ne nous arrêterons pas sur des fragmens nombreux de traductions ou d’imitations en vers d’Anacréon, d’Horace, de Virgile, d’Ovide, de Tibulle, de Pope, de Milton et de divers poètes anglais ou italiens, qui prouvent que le goût des lettres tint toujours une grande place dans la vie de ce duc et pair. Un autre gros ouvrage, la traduction des trente chants du poème de Ricciardetto, composé par Fortiguerra à l’imitation de l’Arioste, témoigne, et c’est son principal mérite, de la force d’âme de M. de Nivernois. C’est pendant son emprisonnement sous la terreur, avec l’échafaud en perspective, que ce vieillard frêle et nerveux mettait en vers français le poème fantasque, décousu et folâtre d’un prélat italien. Ce que le duc de Nivernois a écrit de mieux en vers, ce sont des chansons souvent très gracieuses et quelques contes un peu libres, car le genre érotique n’était pas un de ceux qu’il aimait le moins à cultiver.

Sa prose offre plus d’intérêt. Ses lettres, les extraits qu’on a publiés de sa correspondance officielle pendant ses ambassades, deux morceaux instructifs, l’un sur la mission confiée par Henri IV à Antoine de Loménie auprès de la reine Elisabeth en 1595, l’autre sur la négociation du président Jeannin en Hollande pour la trêve de 1609, font également honneur au diplomate et à l’écrivain. On trouve aussi dans ses œuvres un portrait détaillé du roi de Prusse Frédéric II, écrit avec impartialité par un Français sagace devant lequel, il est vrai, Frédéric se tenait en garde, mais qu’il traitait avec une distinction rare[10]. Citons encore, parmi ses Dialogues des morts, celui entre Périclès et Mazarin. L’auteur y déploie beaucoup de talent pour faire valoir la politique de son grand-oncle, alors trop dépréciée.

La partie de ses œuvres la plus intéressante, à notre avis, consiste en une série de morceaux de morale mondaine et pratique, dont plusieurs furent composés pour l’instruction d’un jeune homme très distingué qui l’intéressait doublement, et pour lui-même, et à cause du lien qui les unissait. Il avait eu de son mariage avec Mlle de Pontchartrain un fils, qui mourut à l’âge de huit ans, jet deux filles. L’aînée de ses filles fut mariée au fils unique du maréchal de Belle-Isle, au jeune comte de Gisors, qui annonçait les plus rares qualités de cœur et d’esprit lorsqu’il fut, à l’âge de vingt-six ans, blessé mortellement à la bataille de Crefeld, le 23 juin 1758, en chargeant à la tête des carabiniers, dont il était mestre-de-camp. « Ce fut, dit Duclos, une perte nationale. Ce jeune homme, dans un âge où les meilleurs sujets ne donnent que des espérances, était regardé comme un capitaine expérimenté et un homme d’état. » Le comte de Gisors n’avait encore que vingt ans lorsque le duc de Nivernois écrivit pour lui, sous le titre de : Lettre et instruction paternelle sur l’état de courtisan, le plus remarquable des morceaux dont nous venons de parler. Il faut lire cette ingénieuse dissertation, si l’on veut se faire une idée exacte de ce qu’était sous l’ancien régime la vie de cour, considérée sérieusement, c’est-à-dire comme une situation imposée plus ou moins à tout homme de qualité aspirant à servir son pays dans un ordre de choses « où le prince, dit le duc de Nivernois, est tout, peut tout et fait tout. » L’auteur distingue deux classes de courtisans : ceux qui mettent toute leur ambition à vivre continuellement dans la familiarité du maître pour obtenir le crédit que cette familiarité peut donner ; ceux-là, l’auteur les déclare « plus malheureux que leurs laquais. » Les autres, qu’il appelle les courtisans sages et vertueux, ne recherchent l’indispensable faveur du prince que pour être employés utilement soit à la guerre, soit dans les affaires. Ceux-ci vont à la cour, mais sans s’y fixer et au contraire pour en sortir le plus souvent possible. C’est aux courtisans de cette seconde catégorie que l’auteur prescrit des règles de conduite dans leurs rapports avec leurs égaux, c’est-à-dire leurs rivaux, avec les ministres, avec les favoris, quelle qu’en soit l’espèce, que ce soit la reine ou une maîtresse, un confesseur ou un domestique, et enfin avec le maître lui-même. On a là tout un code ingénieux destiné à concilier l’habileté avec la probité, et qui ouvre des jours lumineux sur les misères des gouvernemens d’autrefois. Ces misères n’ont pas disparu des gouvernemens d’aujourd’hui ; mais elles se présentent sous d’autres formes. Un professeur d’habileté dans l’art de faire honorablement son chemin n’écrirait probablement pas de nos jours des pages si développées et si fines sur la conduite qu’un courtisan honnête homme doit tenir avec la maîtresse du roi. Dès que celle-ci se mêle des affaires publiques, il faut traiter avec elle comme avec le ministre le plus grave et le plus consommé ; s’il importe de ne pas l’ennuyer, il faut bien se garder de lui laisser voir qu’on la croit capable d’être ennuyée par les choses sérieuses ; il est aussi essentiel de lui paraître solide que d’éviter de lui paraître pesant. Il est bon aussi, suivant le duc, de chercher à se rendre aimable et même intéressant ; mais, si l’on réussit, faut-il travailler à aller plus loin ? Grave question où le moraliste mondain distingue entre un courtisan et un ministre. « Si la maîtresse du roi est, dit-il, une femme honnête, à cela près de son intrigue avec le roi, un honnête courtisan doit s’abstenir, par scrupule pour elle, de travailler à la séduire ; si c’est une femme vile et malhonnête à tous égards, il doit s’en abstenir par scrupule pour lui. Le ministre, qui est dans une situation forcée, peut n’y pas regarder de si près. C’est un danseur sur la corde, qui saisit le premier objet venu pour lui servir de contre-poids, sans examiner quelle en est la matière : il suffit que cela lui serve à sauter le plus haut et à tomber le plus tard qu’il pourra ; mais le courtisan marche terre à terre, il n’a pas besoin de secours étranger, et il lui suffit de marcher droit et avec précaution. Ainsi, que les ministres fassent à cet égard ce qu’ils jugeront à propos, mais que les courtisans ne se permettent pas d’intrigue de galanterie avec la maîtresse du roi. »

Ce raisonnement, basé sur la distinction entre l’état précaire de ministre et l’état plus solide de courtisan, peut paraître bizarre. Il ne l’est pas autant peut-être que la discussion qui suit : il s’agit de savoir ce que doit faire un courtisan honnête qui jouit de la confiance du prince et à qui celui-ci demande son avis sur les affaires publiques. Il semble que la réponse est facile et qu’il va sans dire que le courtisan honnête n’a qu’à donner consciencieusement l’avis qui lui est demandé. Point du tout, l’honnêteté serait ici fort dangereuse, si elle était pratiquée sans précautions. L’auteur énumère tous les périls qui pourraient résulter pour le courtisan honnête d’une réponse pure et simple, et il conclut que celui-ci, consulté par le roi sur une matière d’état, ne doit donner aucun avis verbal, qu’il doit répondre par écrit dans un mémoire, après avoir obtenu du prince une lettre qui constate formellement que le conseil a été demandé. Le duc donne même le modèle de la requête à faire au roi afin d’obtenir l’ordre écrit indispensable pour couvrir le conseiller. Tout ceci est sans doute d’une circonspection un peu exagérée ; c’était la qualité dominante, et par suite le défaut principal du duc de Nivernois. Toutefois, en faisant la part de l’exagération, ce travail nous donne bien la topographie du terrain de la cour, terrain semé de pièges invisibles et d’accidens fortuits où domine l’arbitraire le plus capricieux, le plus indécis et le plus mesquin. Ce n’est pas que l’élégant docteur en courtisanerie honnête n’ait l’idée d’un régime différent qui ferait disparaître la plupart des problèmes de petite stratégie sur lesquels s’exerce la sagacité de son esprit. Il reconnaît expressément que tout serait plus facile à déterminer dans un état « où le prince aurait un conseil public et national, composé d’administrateurs avoués de la nation et responsables à elle de leur administration. » C’est déjà beaucoup en 1752, pour un duc et pair, que de poser cette hypothèse ; mais, même en restant sur le terrain de l’ancien régime, M. de Nivernois prouve que la préoccupation de ce qui est honnête l’emporte chez lui sur toutes les autres, car sa conclusion a pour but de préparer le courtisan à la disgrâce. « S’il en est, dit-il, affligé, humilié, mécontent, il n’est pas l’homme dont j’entends parler, il n’est qu’un courtisan à la douzaine, et je le laisse pour ce qu’il vaut. »

Cette réflexion et celles, qui la suivent sentent l’homme à demi disgracié et qui en a pris son parti. Telle était en effet la situation du duc de Nivernois à la date de cet écrit, c’est-à-dire au retour de sa première ambassade, celle de Rome. Quoiqu’il y eût représenté la France avec assez de magnificence pour faire brèche à sa fortune, il semble avoir été plus ou moins enveloppé dans la chute de son beau-frère, le comte de Maurepas, qui advint précisément pendant cette ambassade de Rome, en novembre 1749. Maurepas, qui porta gaîment cette disgrâce de vingt-cinq ans, n’avait point pratiqué les préceptes du mari de sa sœur sur l’art de bien vivre avec les maîtresses du roi. Il avait eu un genre d’audace qui frappa Voltaire, et qu’on n’a peut-être pas assez remarqué ; il avait accepté résolûment l’état d’hostilité aussi bien avec Mme de Châteauroux qu’avec Mme de Pompadour. Ce système de conduite, qui tenait à sa légèreté plus qu’à son austérité, devait nécessairement lui porter malheur. Quant à M. de Nivernois, on peut s’étonner qu’avec cette circonspection gracieuse qui le caractérise il ait eu des ennemis ; il en eut cependant, et qui profitèrent des mauvaises chances de sa destinée d’ambassadeur pour déprécier sa capacité. Sa seconde ambassade en effet, celle de Prusse, fut stérile en résultats, parce qu’elle était trop tardive. La troisième, celle d’Angleterre en 1762, quoique très laborieuse, n’eut pour effet que de lui infliger une sorte de responsabilité dans un traité humiliant, il est vrai, mais forcé par les circonstances, sans qu’on lui tînt compte des adoucissemens que son habileté conciliante avait contribué à obtenir en faveur des vaincus. Son succès personnel avait été très grand à Londres, assez grand pour que Walpole, qui n’est pas le moins dédaigneux des Anglais, ait dit à ce sujet : « Ils nous ont envoyé, je crois, ce qu’ils avaient de mieux. » Le même Walpole répète néanmoins un mot très méchant, attribué à Mme Geoffrin, disant du duc de Nivernois : « Il est manqué de partout : guerrier manqué, ambassadeur manqué, homme d’affaires manqué, auteur manqué, homme de naissance manqué. » Walpole proteste seulement contre ce dernier article ; il reconnaît toutefois que Nivernois a sa part de mérite, et, comme écrivain, il le place au sommet du médiocre (at the top of médiocre). En écartant la méchanceté dans le propos de Mme Geoffrin, il reste ce fait évident, que le duc de Nivernois est resté en seconde ligne dans toutes les régions où s’est exercée son activité. Pour ce qui est de la politique, il n’avait ni les qualités ni les défauts qui peuvent faire réussir les ambitieux. Il avait de plus une détestable santé, ce qui, ainsi que le fait observer avec raison M. Sainte-Beuve, explique bien des choses ; mais on lui doit cette justice qu’il proportionna toujours ses prétentions à ses facultés, et que, s’il ne fut le premier nulle part, loin d’être manqué, comme le dit Mme Geoffrin, il fut distingué partout.


IV

Si M. de Nivernois n’a pas obtenu dans d’autres sphères le premier rang, il l’occupe incontestablement dans le salon de Mme de Rochefort, et quoique Walpole n’ait vu ce salon qu’en passant, il ne se trompe que pour certaines nuances, à la vérité assez importantes, quand il écrit en 1766 : « M. de Nivernois vit dans un petit cercle d’admirateurs subordonnés, et Mme de Rochefort, qui est la grande-prêtresse, a pour salaire une petite part de crédit. » Parmi les anciens amis de Mme de Rochefort, il en est un bon nombre qui ne sont nullement dans la dépendance du duc de Nivernois. Nous n’en pouvons pas dire autant du marquis de Mirabeau, quoiqu’il soit un des plus anciens amis du duc, et assez porté par caractère à ne se subordonner à personne ; il est très visible, dans cette correspondance, qu’il a besoin de son ami et qu’il le flatte souvent en utilisant son crédit au profit de ses affaires. « Pendant vingt-huit ans de la plus constante amitié, écrit-il lui-même le 13 septembre 1702, mon digne et illustre ami ne m’a pas donné une seule fois le plaisir de lui être bon à quelque chose, tandis que je l’ai toute ma vie employé à tout. » On peut même dire que la trop grande complaisance du duc de Nivernois à mettre au service du marquis de Mirabeau son influence de cour, toujours assez grande, même aux époques de demi-disgrâce, fut très nuisible à celui-ci. Au lieu de s’en rapporter aux tribunaux et à l’opinion dans ses démêlés avec sa femme et son fils, le marquis se laissa entraîner, sous prétexte d’éviter le scandale, à recourir à l’odieux moyen des lettres de cachet. D’un autre côté, cet excès de complaisance de la part du duc de Nivernois eut pour résultat, après quarante ans d’une liaison intime, de le brouiller avec son ami. Ce dernier en effet, avec l’égoïsme naturel à ceux qu’on a trop servis, trouva fort mauvais, lorsque son despotisme conjugal et paternel fut dénoncé au public, que le duc de Nivernois, toujours prudent, ne voulût pas s’exposer à partager son impopularité en s’associant trop ostensiblement à sa cause. C’est ce que le marquis de Mirabeau appelait faire la cane. Quant à Mme de Rochefort, malgré l’influence du duc de Nivernois sur ses déterminations, elle ne se croyait pas tenue d’agir en tout absolument comme lui, car le marquis déclare souvent qu’elle lui a été plus fidèle que le duc.

Il n’en est pas moins vrai que l’admiration pour M. de Nivernois est à l’ordre du jour dans le salon de Mme de Rochefort. Il est facile toutefois de reconnaître, en ce qui concerne la comtesse, que c’est non une préoccupation de crédit, mais un sentiment sincère et profond qui entretient son enthousiasme. Il s’agit maintenant de rechercher quelle est la nature de ce sentiment et de voir si au XVIIIe siècle, à côté de l’irrégularité affichée dans les hautes classes, à côté de ces arrangemens connus de tous et acceptés par tous, sous le voile très transparent d’une liaison d’amitié, il n’y avait pas une autre catégorie d’irrégularités plus secrètes, plus délicates, se conciliant avec des devoirs, des relations, qui au premier abord semblent les exclure. Telle est la question qui se présente au sujet de Mme de Rochefort.

On se rappelle le mot de Walpole, qui la qualifie « l’amie décente » du duc de Nivernois. Entend-il par là qu’il n’y a jamais eu entre eux que de l’amitié ? Cela n’est guère probable, puisqu’après avoir dit qu’il ne faut pas croire les nouvellistes, il ajoute immédiatement que le caractère distinctif des liaisons d’amour est de se déguiser en amitié, et il cite ensuite une phrase fort usitée alors dans la haute société française, qui traduit brutalement ces rapports de prétendue amitié par l’emploi du verbe avoir. Nous avons déjà fait remarquer qu’à l’époque où Walpole parle ainsi M. de Nivernois et M00 de Rochefort ont tous deux cinquante ans ; mais nous ne pouvons pas oublier qu’ils se sont connus très jeunes, qu’ils ont vécu dès l’âge de vingt ans dans la même société, et qu’après une liaison qui paraît s’établir sur le pied de l’intimité surtout à partir du retour de l’ambassade de Rome vers 1752, et qui dure ainsi jusqu’au 10 mars 1782, date de la mort de la duchesse de Nivernois, les deux amis, âgés tous deux de soixante-six ans, se marient le 14 octobre 1782, c’est-à-dire si précipitamment qu’ils ne laissent pas même écouler le temps voulu pour le deuil de la défunte duchesse.

François (de Neufchâteau), qui, dans un éloge académique, n’était pas tenu de chercher la stricte vérité, nous dit à ce sujet qu’après la mort de sa femme le duc de Nivernois épousa une de ses parentes à lui, Mme de Rochefort, « l’amie et la société de Mme de Nivernois pendant quarante ans. » Il semble dire qu’il l’épousa parce qu’elle était l’amie de sa première femme. Cela n’est exact qu’à moitié, il l’épousa principalement parce qu’elle était son amie à lui ; mais le fait des bons rapports entre la femme et l’amie qui devait la remplacer est confirmé par la correspondance intime que nous avons entre les mains. Il ne l’est toutefois qu’avec des nuances assez curieuses pour valoir la peine d’être indiquées. Dans cette correspondance, il n’y a pas, il est vrai, une ligne qui nous permette de nous prononcer directement et avec certitude sur le caractère de la liaison de Mme de Rochefort et du duc de Nivernois. Ce que dit Walpole sur la rigoureuse prohibition du dictionnaire de l’amour se trouve ici parfaitement vérifié. Mme de Rochefort fait en quelque sorte partie de la famille de son ami. Cependant la gradation de ses sentimens pour chacun des membres de cette famille est très visible. Le premier objet de son affection, celui duquel elle parle sans cesse, c’est d’abord et avant tout le duc de Nivernois. Ce qu’il pense, ce qu’il fait, ce qu’il dit, le détail des accidens journaliers de sa frêle santé, de ses maux de nerfs et de ses vapeurs, voilà ce qui occupe continuellement la comtesse. Ce duc, si gracieux à la cour, à l’Académie ou dans un salon, avait d’autant plus de mérite à l’être qu’il l’était en quelque sorte à son corps défendant. Dans l’intimité, il est essentiellement « vaporeux. « Il n’a point les brusqueries violentes du marquis de Mirabeau ; mais avec beaucoup de douceur il a les inégalités fantasques et mélancoliques d’un enfant gâté dont la santé est chétive[11]. Bien qu’il fût au fond excellent, et même excellentissime, comme le dit Mme de Rochefort, la mission de le distraire exigeait pour une personne malade elle-même une forte dose de sérénité morale et de patience. « Ses nerfs, dit Mme de Rochefort, ne. sont pas aisés à traiter. Tout ce qui l’affecte ou l’applique lui fait un mal affreux, et cependant il faut qu’il s’occupe, et son activité a besoin de pâture. Je ne connais donc point de régime plus difficile que le sien. Je me garde bien de le lui dire, et qu’il en soit comme si je ne vous l’avais pas dit. » Il y a des jours où il est pris d’une passion insatiable de musique, et il faut alors que Mme de Rochefort en fasse avec lui ou pour lui littéralement depuis le matin jusqu’au soir.

Après le duc de Nivernois, la personne de la famille qui intéresse le plus vivement Mme de Rochefort et qui semble le plus intimement liée avec elle, ce n’est pas la femme, c’est la belle-mère de son. ami, la vieille comtesse de Pontchartrain. Il est sans cesse question d’elle dans les lettres de Mme de Rochefort et toujours avec l’accent d’une tendresse sincère, complètement partagée d’ailleurs par le duc de Nivernois, qui semble aussi très enthousiaste de sa belle-mère. Elle lui a même inspiré une romance qui figure dans ses œuvres imprimées. Mme de Pontchartrain de son côté est aux petits soins pour l’amie de son gendre. Quand celle-ci est malade, elle vient malgré son grand âge lui tenir compagnie tous les soirs. Pendant la belle saison, Mme de Pontchartrain vit dans une jolie résidence à Saint-Maur, près du château aujourd’hui démoli du prince de Condé, et c’est là que Mme de Rochefort vient s’établir tous les ans à poste fixe avec le duc de Nivernois, tandis que la duchesse, dont la maison de campagne est à Montrouge, ne vient à Saint-Maur que de temps en temps. C’est Mme de Rochefort qui fait en quelque sorte les honneurs du logis aux parens et aux amis de Mme de Pontchartrain et du duc de Nivernois. Les deux filles du duc, c’est-à-dire la jeune veuve du comte de Gisors, et Mme de Nevers, bientôt duchesse de Cossé-Brissac, occupent le troisième rang dans les affections et dans la correspondance de Mme de Rochefort avec le marquis de Mirabeau. Celui-ci étant lui-même alors très lié avec toute la famille de Nivernois, elle lui parle fréquemment des deux jeunes dames, et toujours pour les faire valoir[12]. Quant à la duchesse de Nivernois, elle en parle souvent aussi, toujours convenablement, mais froidement, sans que jamais son nom soit accompagné de ces qualifications affectueuses ou louangeuses qu’elle emploie à l’égard des autres personnes que nous venons de citer. Lorsqu’on voit ce ton de froideur se maintenir pendant dix-sept ans, on peut affirmer sans scrupule que les rapports n’étaient pas très sympathiques ; toutefois ils n’étaient pas non plus hostiles. Il est visible que la duchesse de Nivernois trouve dans l’amie de son mari une auxiliaire utile qui la dispense de s’occuper elle-même de distraire celui-ci de ses vapeurs, et dont l’influence apaisante tourne en définitive au profit de son indépendance et de sa tranquillité. Outre que l’âge des trois personnes ne laisse plus guère de place et un sentiment d’amertume jalouse, la duchesse de Nivernois est dès cette époque engagée dans la voie d’une piété austère où son mari ne la suit pas. Ce n’est plus la brillante Délic de 1742 ; Walpole, suspect à latérite d’exagération en cette matière, la qualifie un peu brutalement en 1766 un « fagot d’église. « Il écrit qu’elle dépasse en babil le duc de Newcastle, et que Mme de Gisors, sa fille, dépense l’éloquence de M. Pitt dans la défense de l’archevêque de Paris, ce qui veut dire que ces deux dames sont très activement engagées dans les querelles du parlement avec le vertueux, mais intraitable Christophe de Beaumont. La correspondance de Grimm les accuse de son côté d’avoir en 1778 excité l’archevêque de Paris à refuser à Voltaire la sépulture ecclésiastique. Si cette assertion est fondée, on comprend aisément que le duc de Nivernois, homme circonspect en matière religieuse comme en toute autre, a dû souffrir plus d’une fois du zèle ardent de sa femme et de sa fille[13].

Si l’on en croit Walpole, ce serait la crainte de ces deux dames qui l’empêcherait de penser librement. Ce qui est certain, c’est que dans cette correspondance il apparaît sous la forme d’un mari plutôt timide qu’impérieux avec sa femme, plein d’égards et d’attentions pour elle. Il désirerait par exemple voir inoculer sa fille aînée ; la duchesse s’y refuse d’abord, et Mme de Rochefort écrit à ce sujet : « Le pauvre M. de Nivernois raisonne, gémit, le tout inutilement. » Cependant le désir du duc finit par être exaucé, et il recommande au marquis de Mirabeau de ne pas manquer d’écrire à cette occasion à la duchesse une lettre « tendre et amicale. » Le marquis a devancé le vœu de son ami : il a écrit de lui-même une lettre très affectueuse, mais où il raille un peu les scrupules religieux qui avaient contribué à faire ajourner l’opération. Il est inquiet de l’effet que produira sa lettre, et pour être rassuré, il s’adresse à Mme de Rochefort, qui le tranquillise en lui disant qu’on a trouvé sa lettre un peu « follette, » que cependant elle a réussi. En un mot, dans ces rapports de la femme, du mari et de l’amie, soit entre eux, soit avec les étrangers, il semble que c’est Mme de Rochefort qui représente avant tout la douceur, la tolérance, la concorde et la sérénité. Pour ce qui concerne ses croyances religieuses, l’amie du duc de Nivernois n’est pas une philosophe aussi prononcée que Mme du Deffand, Mme de Choiseul ou Mme d’Épinay ; mais elle ne paraît pas non plus très pieuse. On lit, il est vrai, dans ses lettres que Mme de Nivernois l’emmène quelquefois au sermon ; elle a rédigé elle-même, comme nous l’avons dit, un sermon imprimé après sa mort par le duc de Nivernois parmi les opuscules sortis de sa plume. Ce sermon, envoyé par elle sous l’anonyme, en 1761, à la jeune veuve du comte de Gisors, est écrit très sérieusement sur un texte latin de saint Paul fourni par le duc ; mais il semble avoir été écrit pour tempérer précisément par l’éloge de la mansuétude et des « douces vertus de la sociabilité » le zèle trop austère ou trop belliqueux de la jeune comtesse. Parmi les pensées de Mme de Rochefort qui figurent dans le même volume, il en est une qui nous donnera la juste mesure de ses sentimens religieux ; elle a même été légèrement modifiée par l’éditeur, toujours circonspect. Le texte de cette pensée, écrit de la main même de la comtesse, était celui-ci : « La philosophie est plus raisonnable que la religion, mais elle est plus sèche. Voilà pourquoi il y a plus de dévots que de philosophes. » Le texte imprimé par les soins du duc porte : « La philosophie parait plus raisonnable… »

Quelques-unes des nuances que nous venons d’indiquer dans la situation de Mme de Rochefort peuvent se reconnaître dans la lettre suivante, écrite par elle de Saint-Maur au marquis de Mirabeau. Cette lettre nous met aussi en présence d’une personne dont il n’a pas encore été question, et dont l’intimité avec l’amie du duc de Nivernois nous fournira une induction de plus pour l’éclaircissement du petit problème moral qui nous occupe.


« Saint-Maur, 13 juillet 1764.

« Depuis dimanche que j’ai écrit à la Chatte noire, mon cher ami, mes jours ont été bien pleins ; mais cependant votre lettre m’a fait tout autant de plaisir que s’ils avaient été vicies, parce qu’on peut remplir son temps sans remplir son cœur quand on n’a pas tous les objets de son affection, et voilà le grand défaut de l’été, saison trop délicieuse sans la dispersion. Vous le pensez comme moi, malgré votre goût pour la grande culture. Je vois que vous me regrettez quelquefois, vous me le dites avec humeur, et c’est ce qui me le persuade davantage. Pour vous rendre compte de mes amusemens, quoique vous n’aimiez pas à rire des plaisirs des autres, d’abord je vous dirai que la chasse d’avànt-hier a été la plus belle du monde. Nous avions M"’08 de Lillebonne, de Monaco, de Fronsac, et le soleil, qui pour la première fois a paru ce jour-là’dans tout son éclat. Si je n’avais pas vu tomber mort le pauvre cerf, je serais revenue très contente ; mais il m’en est resté une impression de tristesse dont ma douce amie aurait fait des convulsions, et je ne lui conseille pas de voir jamais mourir un cerf, car en vérité il n’y a rien de si touchant. Le cardinal de Bernis m’a remis le cœur, il vint dîner hier ici. Il fait plaisir à voir ; il a la plénitude du bonheur, il le sent, il le dit, et cela lui sied à merveille. Nous eûmes aussi Drumgold[14]. Nous menâmes cette compagnie au bal et au feu, qui fut charmant. La bonne Mme de Pontchartrain a pris autant de part à tout que tous les autres. Elle est fort fringante et ne touche pas du pied à terre. Aujourd’hui. Mme de Nivernois est venue dîner ici. Elle me paraît assez bien, et comme voilà le chaud arrivé, j’imagine qu’elle nous restera quelque temps. M. de Nivernois jusqu’à présent n’a point ici de vapeurs, quoiqu’il ait mal dormi. Pour moi, je dors comme une marmotte, et je suis la preuve du proverbe : qui dort dîne, car je ne mange point et je me porte à merveille… »


La personne qui est désignée ici sous le nom de la chatte noire ou la « douce amie » inspire à Mme de Rochefort l’attachement le plus vif, quoique la situation de cette personne offre un caractère très équivoque. C’est cette Mme de Pailly à laquelle les débats judiciaires du marquis avec sa femme et surtout l’ouvrage si distingué de M. Lucas de Montigny sur Mirabeau ont fait une mauvaise réputation qui n’est point absolument imméritée. Pourtant il y a là encore un procès à réviser. Sans méconnaître le caractère fâcheux de l’influence exercée par Mme de Pailly sur le marquis de Mirabeau, il faut dire que, quand cette influence devint prépondérante, la plus grande partie du mal qu’on lui attribue était déjà faite. Le marquis avait pris depuis longtemps en aversion sa femme, contre laquelle il prétendait avoir les griefs les plus sérieux. L’antipathie était plus grande encore de la part de sa mère, à laquelle il était profondément dévoué, et qui ne pouvait plus supporter sa belle-fille[15]. Les deux époux se séparèrent d’abord à l’amiable en janvier 1762. La marquise alla vivre auprès de sa mère en Limousin, et depuis cette époque jusqu’en 1775, où elle se décida à attaquer son mari devant les tribunaux et devant le public par des mémoires très violens, toute la difficulté entre eux avait porté non pas sur une reprise de la vie commune, dont ils ne se souciaient pas plus l’un que l’autre, mais sur le règlement de leurs intérêts respectifs et sur la prétention, à la vérité exorbitante, du marquis de forcer sa femme à vivre en province et dans un lieu déterminé.

Les lettres de Mme de Rochefort au mari écartent presque toujours la femme, pour laquelle elle n’a aucun goût, même quand les deux époux vivent encore ensemble. Lorsqu’une fois ils sont séparés et lorsque commence entre eux ce long débat d’intérêts qui dure treize ans avant d’éclater devant le public, Mme de Rochefort et le duc de Nivernois prennent vivement parti pour le mari, et tous deux s’accordent à exprimer une égale sympathie pour celle qui a remplacé ou qui doit remplacer la femme. Mme de Rochefort ne connaît Mme de Pailly que depuis février 1761, et en juillet 1762 elle écrit : « J’aime tous les jours davantage ma voisine[16], le commerce que j’ai avec elle me développant tous les jours de plus en plus les trésors de son cœur. » Dans cette même année 1762, le marquis étant parti pour le Limousin afin d’essayer de s’entendre avec sa femme et sa belle-mère pour l’arrangement définitif de leurs intérêts communs, Mme de Rochefort lui écrit : « Je ne suis plus en peine de ma voisine, elle est à la campagne, elle jouit de la douceur d’être avec votre digne mère, elles se font du bien réciproquement en pensant à celui que cette idée vous doit faire. » Ainsi, par un renversement des rapports réguliers assez commun au XVIIIe siècle, la vieille et pieuse mère du marquis de Mirabeau, qui ne pouvait pas continuera vivre sous le même toit que sa belle-fille, s’arrangeait de celle qui lui succédait, et qui venait s’établir auprès d’elle à la campagne pour la consoler de l’absence de son fils.

Dès l’année suivante, l’amitié de Mme de Rochefort pour Mme de Pailly est devenue une vraie passion. Citons seulement ce passage d’une lettre adressée par elle en juillet 1763 de Saint-Maur, où elle est avec le duc de Nivernois, à Mme de Pailly, qui se trouve au Bignon avec le marquis de Mirabeau. « Embrassez le gros Merlou[17] bien tendrement au nom des deux amis de Saint-Maur, ils méritent, je vous assure, les sentimens des deux amis du Bignon ; on pourrait, je crois, parcourir la terre sans trouver quatre personnes aussi véritablement unies. Cette pensée fait tout mon bonheur. »

Ce rapprochement si vif entre les deux amis de Saint-Maur et les deux amis du Bignon est d’autant plus significatif comme induction relativement à M. de Nivernois et à Mme de Rochefort que celle-ci ne peut se faire illusion sur le caractère de la liaison des deux amis du Bignon. Ce n’est pas que, même de la part de ces derniers, il y ait infraction absolue à la règle de convenance établie alors et constatée par Walpole sur la prohibition de tout autre vocabulaire que celui de l’amitié ; mais le vocabulaire du marquis de Mirabeau est beaucoup plus transparent que celui de Mme de Rochefort et du duc de Nivernois. Par exemple, s’il arrive à Mme de Pailly de se préoccuper du qu’en-dira-t-on et d’abréger son séjour au Bignon, c’est précisément à Mme de Rochefort que le marquis s’adresse pour la prier d’intervenir. « Frondez un peu la poule noire, lui dit-il, sur ses bienséances enfarinées qui lui prohibent la résidence continuée dans une maison dont la maîtresse a quatre-vingts ans et le fils de famille cinquante. » — « Ce sera donc demain, mon cher ami, répond Mme de Rochefort, que j’aurai ma poule blanche, j’en suis en vérité bien aise, toute noire que vous me la faites ; j’en serai quitte pour la savonner, et j’ai vu que quelquefois cela réussissait. » C’est en effet elle qui savonne la poule noire quand elle a des vapeurs, car elle en a aussi, c’est le mal du siècle, et, quand elle tourmente un peu trop le marquis son serviteur, Mme de Rochefort pousse même la complaisance jusqu’à intervenir dans les arrangemens de Mme de Pailly avec son vieux mari (elle avait un mari plus âgé de quinze ans que le marquis de Mirabeau et qui habitait la Suisse). Ces arrangemens ont pour but, dit-elle, d’assurer la liberté de son amie. Le duc de Nivernois de son côté fait obtenir une pension à Mme de Pailly, fille d’un officier des gardes suisses. Dans toute cette correspondance, Mme de Pailly est présentée comme une belle personne, plus jeune que Mme de Rochefort, douée d’un embonpoint qui dépasse un peu la juste mesure[18], mais très attrayante. « Ses lettres, dit en parlant d’elle Mme de Rochefort, sont l’image de sa physionomie ; elles sont pleines de sentiment et de grâce. » Elles méritent en effet cet éloge. Son ton envers la dame du Luxembourg est celui d’une personne très enthousiaste et très reconnaissante, avec une nuance de respect qui tient à la différence des âges et de la condition sociale. Quoique Mine de Pailly soit bien née, comme l’on disait alors, elle n’appartient point, comme Mme de Rochefort, à une grande famille ; elle est donc caressante avec déférence, mais très aimable et très habile. Donnons seulement un échantillon de ses lettres.


« Du Bignon, 14 juillet 1763.

« Le gros Merlou est dans son cabinet, madame la comtesse, qui écrit à Saint-Maur, à ce qu’il dit, et il prétend en avoir le privilège exclusif les jeudis. Je ne peux pas m’y soumettre. Vos lettres me causent toujours une émotion si douce, une sorte d’inquiétude, ou plutôt de désir si vif de vous aller chercher, qu’en vous écrivant je me satisfais au moins un peu. Non que je veuille vous entretenir de mes sentimens, je me flatte que ce soin serait superflu ; mais il faut bien que je vous dise combien je suis touchée de cette continuité de bonté avec laquelle vous vous occupez sans cesse de mes intérêts. Vous savez bien qui je sous-entends avec vous dans mes effusions de la plus vive et de la plus tendre reconnaissance, il n’est pas besoin de le nommer, on ferait une belle énigme des qualités morales dont son nom serait le mot, comme son nom serait le texte d’un beau traité sur les vertus. (Après avoir parlé ici assez longuement de la santé du duc de Nivernois, Mme de Pailly passe au marquis de Mirabeau, en disant :….) Mais qui est-ce qui est assez heureux pour pouvoir tourner sa vie d’une manière qui lui convienne en tout point ? Ce n’est pas notre ami Merlou au moins. Malgré toute la volonté qu’il y met, il ne peut pas se défendre d’être atteint par les peines dont on l’accable[19] ; il a beau les repousser, l’impression se fait toujours, et le mal demeure. Il étouffe depuis deux jours, et les lettres d’hier au soir n’ont pas dégagé sa respiration. S’il était livré à lui-même, il y a longtemps que sa malheureuse famille l’aurait perdu. Vous verrez par sa lettre où il en est. Je trouverais bien heureux, s’il était obligé d’aller à Paris, que son voyage se combine avec le vôtre. Pour votre tendre amie, madame la comtesse, vous savez bien de quel côté son affection la porterait. Sa conduite sera matière à conseil quand le temps sera venu. Mon fils aîné[20] se porte à merveille ici, il s’y plaît beaucoup, et il y est très aimable. Ce que vous me dites de mon jeune amant[21] m’a tranquillisée. J’avais un peu d’inquiétude que quelque catarrhe ne l’eût étouffé, n’en ayant point eu de nouvelles, quoique nous nous fussions juré tendrement de nous écrire. Il est vrai que c’était à moi à commencer, aussi lui ai-je écrit un mot hier. »


« Saint-Maur, 19 juillet 1763.

« J’ai reçu hier, mon cher cœur, répond Mme de Rochefort, votre lettre du 14, et je n’ai point reçu celle que vous me dites que notre ami avait écrite la veille, ce qui m’a d’abord donné de l’inquiétude, et puis j’ai pensé que cette lettre écrite à Saint-Maur était apparemment pour M. de Nivernois, qui est allé hier matin à Paris. Si notre ami avait besoin de conseil, il l’a fort bien adressée Après cela, je vous dirai de mon chef qu’il est très bon de s’occuper de ses tristes affaires pour y remédier, mais très sot d’en étouffer. Il me paraît insensé et bien faible de se tuer pour des ennemis, au lieu de vivre pour ses amis, surtout quand on est au milieu des derniers ; cela est impardonnable. En présence des objets de notre déplaisance, je conçois qu’on étouffe de colère ; mais, comme nous ne devons jamais nous retrouver à pareille fête, que c’est à cela que tend toute notre industrie, il faut savoir appuyer son âme sur toutes ses ressources et jouir de tous les avantages de la vie actuelle. Je vous prie donc très fort, ma douce amie, de peigner à la turque mon gros Merlou, s’il ne retrouve pas la liberté de sa respiration… M. de Nivernois a été mieux depuis que je vous ai écrit ; mais hier matin il n’était pas bien, et cependant il fallait aller dîner à Paris. Heureusement le soir il comptait aller à Pontchartrain, d’où il compte revenir demain. J’espère que cette course lui aura fait du bien. La diversion est une très bonne chose pour les nerfs ; aussi avais-je fort opiné pour ce voyage… Notre château sera bien brillant la semaine prochaine. Tous les Maurepas seront ici et toute la famille réunie. Actuellement nous sommes dans la solitude absolue, ce que je trouve fort doux, surtout parce que cela me donne le temps de causer avec ma douce amie. »


Il fallait du reste que Mme de Pailly eût une rare puissance de séduction, puisque, indépendamment de l’attachement aussi profond que durable qu’elle inspira au marquis de Mirabeau, elle conquit non-seulement la mère de celui-ci, catholique austère qui s’arrangeait de cette protestante, non-seulement Mme de Rochefort et le duc de Nivernois, mais presque toute la société du Luxembourg, où elle figure avec distinction pendant plus de dix ans. A la vérité les mêmes causes qui refroidirent les rapports du marquis de Mirabeau avec le duc de Nivernois agirent plus fortement encore sur la situation de Mme de Pailly. Le grand monde d’alors était ainsi fait que, tant qu’il n’y avait pas scandale, l’irrégularité des situations ne comptait point, bien que parfaitement connue ; mais un procès et des mémoires injurieux communiqués au public suffisaient pour changer radicalement l’état des choses, et à partir de 1775 nous ne retrouvons plus Mme de Pailly dans les réunions du Luxembourg.

Toujours est-il que la longue intimité des deux amis du Bignon avec les deux amis de Saint-Maur peut aisément faire supposer qu’il y avait quelque analogie entre ces deux amitiés-là. Cette supposition est confirmée par quelques lignes très expressives empruntées non plus à la correspondance de Mme de Rochefort, mais à celle du marquis de Mirabeau avec son frère le bailli. C’est au moment où le duc de Nivernois, en 1782, vient de se marier en secondes noces avec son amie. Le bailli de Mirabeau se trouve en ce moment en Provence, et en recevant de son frère cette nouvelle, il s’en explique avec une brusquerie un peu bizarre, qui prouve qu’il est préoccupé de l’idée que, si la marquise de Mirabeau venait à mourir avant son mari, celui-ci ne manquerait pas d’imiter le duc de Nivernois en épousant aussi Mme de Pailly. « Quant au mariage dont tu me parles, écrit-il, le 26 octobre 1782, il m’étonne par le peu de nécessité ; il avait été si longtemps achevé sans être commencé, et il a une si parfaite sûreté d’être sans fruit, qu’il ne fait que me confirmer dans l’idée que j’ai toujours eue, et qui m’a sauvé de faire aucune sottise, qui est qu’un homme qui suppose pouvoir trouver un bon conseil dans une femme se trompe. » Le marquis feint de ne pas comprendre ce qui le regarde dans cette réflexion, et il ne répond qu’à ce qui a trait au récent mariage ; mais sa réponse n’est pas moins significative que la phrase de son frère. « Je ne t’ai pas mandé ce mariage, lui répond-il, comme un chef-d’œuvre ; j’ai trouvé, comme toi, que c’était la cinquantaine qu’on fêtait. Je te l’ai écrit quand M. de Nivernois m’en donna part comme d’une occasion de compliment, si l’on voulait ; je ne suis pas étonné que tu n’aies trouvé la matière un peu sèche. »

Les affirmations si catégoriques du marquis de Mirabeau et de son frère ne nous permettent plus guère, on le voit, de nous en tenir à l’hypothèse vertueuse de François (de Neufchâteau) ; mais la situation de Mme de Rochefort n’en garde pas moins un certain caractère de réserve et de délicatesse discrète qui la distingue des arrangemens du même genre si fréquens au XVIIIe siècle. Elle nous aide aussi à nous expliquer la précipitation, un peu choquante au premier abord, de ce second mariage. Il nous paraît probable qu’après avoir vu mourir la duchesse de Nivernois, Mme de Rochefort, se sentant elle-même menacée de très près, ne voulait pas mourir sans être légitimement unie à celui qu’elle avait si longtemps aimé et sans porter son nom. Elle était donc pressée, et elle avait raison de l’être ; si elle eût attendu seulement l’expiration du deuil de la défunte duchesse, son désir eût été déçu, puisqu’elle cessa de vivre cinquante jours après son mariage[22]. Son caractère, tel qu’il se révèle par ses lettres et par le témoignage de tous ses amis, nous permet d’affirmer qu’elle aussi « fut douce envers la mort, » tout en regrettant la vie. Elle dut en effet la regretter d’autant plus que son idéal de bonheur se réalisait si tard et durait si peu. Mariée à vingt ans par convenance et bientôt veuve, ayant probablement dès cette époque distingué l’homme qui ne pouvait pas être son mari et qui devait être néanmoins le principal objet de ses affections, elle ne connut que dans sa vieillesse et pendant quelques jours le genre de bonheur qu’elle avait constamment rêvé, et qu’elle exprime parfois avec tant de charme dans le petit volume qui fut imprimé après sa mort.

Parmi les pensées qui forment la meilleure partie de cet ouvrage, en voici une qui déplaira probablement aux femmes plus impérieuses que tendres, mais qui ne déplaira peut-être pas aux autres : « Il n’y a qu’une seule chose qui puisse consoler d’être femme, c’est d’être celle de ce qu’on aime. Je crois même qu’une femme qui aime son mari est encore plus heureuse qu’un mari qui aime sa femme. Il est bien plus doux d’obéir que de commander à ce qu’on aime. On trouve un moyen toujours sûr de lui plaire en suivant sa volonté ; elle est aussi la règle de nos devoirs, et la source de nos plaisirs. Elle fixe nos idées, elle détermine nos goûts, elle donne une marche assurée à toutes nos actions. Telle qu’on nous peint la grâce efficace, elle nous transporte, elle nous transforme, elle nous entraîne, et cependant n’ôte point le mérite de la liberté. » — « Rien ne coûte, dit-elle encore, à un cœur véritablement touché, que de ne pas tout faire pour ce qu’il aime, et que de ne lui pas tout dire. » Il y en a aussi d’une nature plus grave, qui sont toujours intéressantes par un rare mélange de distinction, de sagacité et de bonté. « J’ai vu, au grand déplaisir de mon cœur, que la crainte seule maintient l’ordre parmi les hommes. — Il ne suffit pas d’avoir un cœur excellent, il faut encore avoir l’âme très délicate pour ne jamais blesser les malheureux. — Le caractère distinctif de la vanité est l’inquiétude ; jamais elle n’est tranquille, et c’est ce qui rend les Français si difficiles à gouverner. — Il y a deux politesses : la politesse du cœur et celle des manières. La première sans la seconde devrait suffire, et ne suffit point parmi nous. La seconde sans la première suffit souvent, et ne devrait jamais suffire. »


V

Walpole n’a vu le salon de Mme de Rochefort que sous un seul de ses divers aspects. Il n’était pas seulement un petit cercle d’admirateurs à la dévotion du duc de Nivernois. La correspondance nous le montre fréquenté par des personnages très variés. On peut citer non-seulement toutes les anciennes relations de l’hôtel de Brancas, gens de qualité, hommes et femmes, et gens de lettres, les Flamarens, les Maurepas, les Bernis, les Hénault, les Duclos, et Mme de Mirepoix, mais aussi un assez grand nombre de figures nouvelles : la bizarre princesse de Talmont, qui habitait également le Luxembourg, personne épineuse, disait Mme de Rochefort, et de laquelle il ne faut approcher qu’avec précaution, si l’on ne veut pas être piqué[23], une Anglaise très distinguée, la sœur de lord Chatam, Mlle Anne Pitt, qui vient de temps en temps à Paris, qui écrit en français des lettres charmantes, et qui paraît aimer passionnément Mme de Rochefort. On y voit même figurer un instant Diderot, amené, je crois, par Duclos, et dont la conversation jette le marquis de Mirabeau dans une espèce d’ahurissement. « Quelle diable de tête et de langue ! écrit-il. Je me trompe fort, ou je crois l’avoir vu parmi ceux qui tenaient le haut du temple et faisaient des sorties sur le peuple lors du dernier siège de Jérusalem. Avec tout cela, j’ai une sorte de sympathie pour lui… Je croirais cet homme un excellent outil d’héroïsme, en l’empoignant par le manche de la vanité ; mais, hors de là, tissu d’extravagances et Mazaniello tout craché. » On y voit aussi Gatti, médecin italien très original, fort à la mode en ce temps-là, et qu’on retrouve dans presque toutes les correspondances célèbres du XVIIIe siècle. Enfin, à côté d’un certain nombre d’habitans du Luxembourg moins notables, on y rencontre des abbés et des évêques mêlés souvent à des chanteurs et à des cantatrices du Théâtre-Italien, car la mélomanie du duc de Nivernois introduisait un bon nombre d’artistes chez Mme de Rochefort.

Du reste, pour donner une idée de l’agrément et aussi de la composition parfois un peu disparate de ces réunions, nous ne pouvons mieux faire que de recourir à un document qu’on ne va guère chercher dans les œuvres posthumes du duc de Nivernois. Il s’agit d’une fête donnée à Mme de Rochefort le 5 octobre 1773. La fête s’ouvre par la lecture d’une très jolie lettre de Mlle Pitt, présentée à Mme de Rochefort par une cantatrice italienne, Mme Billioni, habillée en homme sous le nom du signor Tenducci, virtuose qui brille en Angleterre, et qui est supposé venir tout exprès de Londres pour chanter un air en l’honneur de la dame du Luxembourg. Quand l’air a été chanté, on passe dans une salle où se trouve dressé un théâtre sur lequel les acteurs de la Comédie-Italienne, Clairval, Laruette et sa femme, jouent un proverbe mêlé d’ariettes composé par le duc de Nivernois, et où lui-même remplit le rôle du peintre aveugle. L’idée de ce proverbe est très ingénieuse. L’auteur suppose un peintre qui, devenu aveugle, fait des portraits fort ressemblans d’après la description détaillée qu’on lui donne du caractère et des qualités de la personne qu’il s’agit de peindre. Un lord anglais, un baron allemand et une dame française viennent successivement commander à ce peintre un portrait de femme, et chacun d’eux chante des couplets où les mêmes qualités sont exprimées d’une façon différente. Il va sans dire que tous ces couplets célèbrent l’esprit, la grâce et la bonté de la même personne. Le peintre reconnaît alors que ce portrait lui a déjà été commandé par un jeune abbé, et que c’est précisément celui qu’il vient de finir ; il lève le rideau qui couvre son chevalet, et chacun des personnages s’écrie : « C’est ma Thérèse, » c’est-à-dire c’est Mme de Rochefort, dont le portrait a été en effet commandé par un de ses amis, l’abbé de Luzine. Après le proverbe, on se met à table, et on chante au dessert un duo et une chanson. On rentre ensuite dans le salon, où l’on voit paraître Tex-secrétaire de l’ambassade du duc de Nivernois à Londres, M. Drumgold, déguisé en bouquetière des rues, portant une corbeille pleine de bouquets qu’il distribue aux assistans en leur chantant des couplets dont l’auteur est encore le duc de Nivernois. Comme chaque couplet porte l’indication de la personne à laquelle il est adressé, nous apprenons ainsi la composition de l’assemblée. Il y a d’abord cinq grandes dames, la comtesse de Rochefort, la maréchale de Mirepoix, la duchesse de Cossé-Brissac, Mlle de Brissac, sa fille, et Mme d’Héricourt. Il y a ensuite une dame vivant en adultère avec le financier, poète et graveur Watelet, celle qu’on appelait la meunière du Moulin-Joli, Mme Le Comte[24] ; après celle-ci vient Mme de Pailly, dont la situation irrégulière n’est pas encore aussi notoire que celle de Mme Le Comte, mais l’est cependant assez pour qu’on puisse s’étonner de la voir placée entre Mlle de Cossé-Brissac et l’archevêque de Bourges, accompagné lui-même de l’évêque de Périgueux, des abbés de Luzine et de Bonneval ; le marquis de Brancas, le duc de Nivernois, les acteurs et les actrices de la Comédie-Italienne, ont également chacun leur bouquet et leur couplet.

Ces couplets caractérisent le temps d’une manière assez originale pour que l’on en cite quelques-uns, par exemple celui que la bouquetière adresse à l’archevêque de Bourges :

Voyez-vous ce gros patriarche ?
Graisse par-ci, graisse par-là.
Le bon Noé sorti de l’arche
N’était pas frais comme cela.
Il s’en va dans son diocèse,
Il y fera ce qu’il faudra,
Ce qu’il faudra, ce qu’il voudra ;
Mais il regrettera Thérèse ;
Il fera là ce qu’il faudra,
Puis à Thérèse il reviendra.

Envers l’évêque de Périgueux, le ton n’est pas moins familier.

Voici le bon prélat qui siège,
Pâtés par-ci, pâtés par-là ;
Le pape a-t-il un privilège
Qui vaille mieux que celui-là ?
Perdrix rouge et truffe excellente,
On trouve là de tout cela,
On y fait chère succulente.
On trouve là de tout cela.
Monseigneur nous en enverra.


Le couplet à Mme Le Comte est beaucoup plus respectueux.

Je vois une aimable meunière,
Talens par-ci, talens par-là.
Des beaux-arts la troupe légère
Est toujours à ce moulin-là.
On les entend dire autour d’elle
Guérissons-la et servons-la ;
Où trouver un meilleur modèle ?
Chérissons-la et servons-la,
La reine de ce moulin-là.


Enfin celui à Mme de Pailly l’est encore davantage, sauf le reproche de calvinisme, qui est fait sans doute pour donner satisfaction aux deux prélats.

J’aperçois la belle Bernoise
Qu’on aime ici tout comme là ;
Elle n’est fine ni sournoise,
Son pays n’a point de cela.
L’humeur douce et l’âme sensible,
Chacun sait bien qu’elle a cela ;
Mais elle entend très mal la Bible.
Elle a cela, ce défaut-là,
Et c’est le seul défaut qu’elle a.


La soirée finit par une ronde en l’honneur de Mme de Rochefort, que chante le duc de Nivernois, et dont le refrain est repris en chœur. Nous n’oserions pas affirmer que les deux prélats chantent aussi ; pourtant il est dit dans la ronde que chacun doit répéter le refrain.

En terminant par cette ronde une étude de mœurs commencée par une discussion métaphysique, nous avons cherché à indiquer les tendances diverses qui se peuvent distinguer dans une des régions les plus raffinées de la haute société française au XVIIIe siècle. Il est évident que ce qui manque à ce monde groupé autour de Mme de Rochefort, ce n’est ni l’esprit, ni l’élégance, ni la bonté, ni l’aptitude aux idées sérieuses, ni la gaîté, qui s’y rencontre combinée avec des accès de mélancolie et de vapeurs. Ce qui manque ici, c’est la rectitude dans l’ordre moral, celle qui ne s’en tient pas au respect des bienséances et à la réprobation du scandale, mais qui veut que la réalité soit conforme aux apparences et qui ne saurait s’arranger des situations qu’on n’avoue pas. Il y a certainement des différences entre cette société et d’autres sociétés du même siècle, celle de Mme d’Épinay, par exemple, où les dames s’expliquent si librement sur leurs maris et sur leurs amans. Il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’on y regarde de près, il se trouve que là comme ailleurs ou aboutit presque toujours à des arrangemens irréguliers acceptés par les familles et tolérés par les hommes d’église aussi bien que par les gens du monde.

Cette tolérance semblait alors établie au profit de l’aristocratie comme un privilège de plus : si l’on en croit Duclos, ce qu’on permettait à une grande dame déshonorait une bourgeoise[25]. Les flatteurs des hautes classes en célébraient volontiers le dérèglement comme un titre de gloire. Si l’on veut se faire une idée de l’étrange enthousiasme que ce genre de mérite pouvait encore inspirer, même aux approches de la révolution, on n’a qu’à lire un discours prononcé au nom de l’Académie française le 26 février 1789, deux mois avant l’ouverture des états-généraux, par un grave historien, l’auteur de l’Histoire de François Ier et de l’Histoire de la rivalité de la France et de l’Angleterre, M. Gaillard, chargé comme directeur de l’Académie de répondre au successeur du duc de Richelieu, et par conséquent de faire l’éloge d’un homme plus fameux par ses bonnes fortunes que par ses talens militaires ou politiques. Après avoir, non sans beaucoup d’exagération, parlé du conquérant de Mahon et de l’un des vainqueurs de Fontenoy, le représentant de l’Académie se considère comme obligé en conscience d’accorder sa part de gloire au représentant de la galanterie française. « L’Alcibiade français, dit-il, fut plus heureux que celui d’Athènes, il fut constamment heureux, ce qui le distingue des héros de l’histoire. C’est dans la fable qu’il faut lui chercher des objets de comparaison. Il est semblable en tout à ce demi-dieu dont Théramène retrace à son élève, tantôt

La valeur intrépide
Consolant les mortels de l’absence d’Alcide,


tantôt

La foi partout offerte et reçue en cent lieux. Pendant qu’il punit les oppresseurs et qu’il venge l’univers, il permet à l’amour de le récompenser sans arrêter sa course. Les Hélènes, les Péribées, les Arianes, tant d’autres dont les noms lui sont même échappés, éblouies de sa gloire, charmées de ses grâces, briguent sa conquête, déplorent son inconstance, toutes le préfèrent, toutes sont préférées : on retrouve encore ici le vainqueur à qui rien ne résiste. La galanterie française applaudit à ces nouveaux triomphes, qui n’ont rien coûté à la gloire, et rapproche avec complaisance les deux brillantes moitiés d’une si belle histoire[26]. » Il est difficile, on en conviendra, de se mettre plus à l’aise avec la morale ; l’académicien Gaillard défigure avec une rare audace les vers de Racine, dont la pensée est précisément contraire à la sienne, puisque Hippolyte dit de son père :
Heureux si j’avais pu ravir à la mémoire
Cette indigne moitié d’une si belle histoire.


La révolution a fait incontestablement disparaître le prestige qui s’attachait alors au libertinage paré du nom de galanterie. Nous ne voulons pas dire qu’elle ait fait disparaître du même coup les mauvaises mœurs. Il est possible qu’il n’y ait eu sous ce rapport qu’un déplacement avec aggravation de grossièreté. Ce qui est certain, c’est que cette grossièreté même a rendu la vertu plus facile aux personnes qui n’ont pas de goût pour l’irrégularité, tout en les disposant naturellement à être plus sévères pour celles qui s’y livrent. Mme de Rochefort, que nous sommes loin de confondre avec les autres femmes mal notées de son siècle, mais qui enfin ne paraît pas avoir été tout à fait irréprochable, serait probablement aujourd’hui moins tolérante pour elle et pour les autres, et au milieu de Pensées sérieuses et élevées, elle n’écrirait pas celle-ci, qui, malgré la délicatesse de la forme, porte l’empreinte de l’indulgente frivolité de l’époque où elle a vécu : « il y a au moins autant de différence entre une fantaisie et une passion qu’entre un madrigal et un poème épique. »


  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Elle était alors presque toujours malade ; cet état se prolongea neuf ou dix ans. Elle l’explique d’une manière assez délicate et assez élégante pour que nous lui empruntions ses expressions, « Je suis, écrit-elle en 1782, à quarante-six ans, un peu impatiente d’avoir tant de peine à parvenir à la perfection de mon âge. »
  3. L’Ami des hommes, qui venait de paraître.
  4. Dans une lettre à son frère, il nous apprend qu’un seul courrier lui a apporté au Bignon pour 27 francs de ports de lettres, et, tout en se plaignant de cette dépense, il est très visible qu’il n’en est pas fâché.
  5. La belle-mère du duc de Nivernois.
  6. On lit, dans une relation écrite par le poète Laujon des spectacles de la cour, auxquels il assistait au temps de Mme de Pompadour, que le duc de Nivernois donna au rôle de Valère dans la comédie du Méchant, de Gresset, une physionomie si distinguée que Mme de Pompadour, dans l’intérêt de l’auteur, obtint du roi de faire venir à la seconde représentation l’acteur Roselly, qui jouait ce même rôle au Théâtre-Français, afin qu’il étudiât le jeu du duc de Nivernois. Roselly en profita si bien que, suivant Laujon, ce fut en imitant le duc qu’il assura le succès, jusque-là contesté, de la comédie de Gresset.
  7. Le sénateur François (de Neufchâteau) en 1807 et M. Dupîn aîné en 1810.
  8. Tous les biographes le font naître, d’après François (de Neufchâteau), le 16 décembre ; mais le duc de Luynes, qui est l’exactitude personnifiée, nous apprend dans ses Mémoires qu’il a entendu le roi Louis XV demander à Mme de Nivernois la date juste de la naissance de son mari, et qu’elle a répondu le 12 décembre. Peut-être y avait-il un peu d’incertitude sur ce point, parce que le duc avait été baptisé très tardivement, le 3 avril 1723. Il eut pour parrain l’ambassadeur de Venise, Morosini, qui lui donna son prénom un peu bizarre de Barbon, de sorte qu’il s’appelait Louis Henri-Jules-Barbon Mancini-Mazarini. Il était petit-fils de ce duc de Nevers qui, comme le dit spirituellement M. Sainte-Beuve, se fit une méchante affaire auprès de la postérité pour avoir protégé Pradon contre Racine. On se tromperait cependant si, le jugeant sur ce caprice de grand seigneur, on le tenait pour un sot. Il ne l’était pas ; il écrivait même agréablement, quoique avec bizarrerie, on prose et en vers. Quant au père du duc, il a peu fait parler de lui. Piron, qui lui adresse une épître sur la Goutte, le présente comme un homme aimable et galant, quoique goutteux.
  9. Le duc de Nivernois se retira du service quinze jours après sa réception à l’Académie, avec le grade de brigadier.
  10. Diverses lettres de Frédéric expriment un goût très vif pour le dac de Nivernois. Il ne faut donc pas s’en rapporter absolument au récit de Voltaire, qui dit que Frédéric joua très poliment le duc et pair, et fit une épigramme contre le poète. Frédéric est très capable d’avoir fait une épigramme sur M. de Nivernois, il en a fait sur bien d’autres ; mais il n’en aimait pas moins l’esprit et la conversation de l’ambassadeur de France, et celui-ci nous apprend que, pendant les cinq mois qu’a duré sa mission à Berlin, il a entretenu le roi tous les jours. Voltaire a contre l’arrière-neveu de Mazarin je ne sais quel petit grief. « Il m’a un jour, dit-il dans une lettre du 27 septembre 1760 à Chabanon, qui lui demande son appui auprès du duc, refuse tout net d’interposer son autorité pour une affaire de bibus au collège des Quatre-Nations (fondation de Mazarin), quoiqu’il soit aux droits du fondateur. Depuis ce temps-là, je me suis contenté de l’honorer sans lui rien demander. »
  11. Cette constitution du duc de Nivernois ne fait d’ailleurs que rendre plus intéressans le courage passif qu’il déploya sous la terreur et la verve pleine de gaîté avec laquelle au sortir de prison et se voyant à peu près ruiné îl chansonnait la misère du citoyen Mancini. — Après cela, il faut bien dire que, pour tous ces « vaporeux » du XVIIIe siècle, passer par la terreur, c’était vraiment passer par les grands remèdes.
  12. Mme de Gisors, que le marquis de Mirabeau taquine de temps en temps à cause de sa dévotion, qu’il trouve excessive, mourut jeune encore en 1785, avec une telle réputation de piété et de charité qu’un célèbre prédicateur du XVIIIe siècle, M. de Beauvais, évêque de Senez, lui fit une large part dans son oraison funèbre du curé de Saint-André des Arcs, Claude Léger. Il la nomme une nouvelle Paule, une autre Marcelle. Mme de Cossé-Brissac, que Walpole nous point jolie et pleine de gaîté et d’entrain, eut la douleur de perdre son mari dans des circonstances affreuses, car il fut massacré à Versailles en 1792 avec d’autres prisonniers ramenés d’Orléans.
  13. Il a dû en souffrir d’autant plus qu’à l’Académie, par exemple, il représentait avec quelques-uns de ses confrères une sorte de juste milieu entre le parti des philosophes et le parti des dévots. C’est parce qu’il aimait ce rôle de conciliateur que l’Académie le choisissait volontiers pour son représentant dans les occasions où il s’agissait de défendre la liberté de ses élections contre la cour. Il se montra l’avocat respectueux, mais zélé, de l’indépendance académique contre Louis XV, lorsque le royal, amant de Mme Du Barri imagina, en 1772, sous l’influence d’un autre puritain de même espèce, le maréchal de Richelieu, de refuser son approbation au choix de l’abbé Delille et de Suard, comme n’offrant pas de suffisantes garanties quand aux mœurs et à la religion.
  14. Secrétaire de l’ambassade du duc de Nivernois à Londres.
  15. Il faut dire aussi en passant que le frère du marquis, le bailli de Mirabeau, qui se prononce quelquefois assez vivement contre Moe de Pailly, parle bien plus durement encore de la femme de son frère.
  16. Mme de Pailly habitait à cette époque le palais du Luxembourg, chez sa sœur, qui y avait aussi un logement.
  17. Mme de Rochefort avait un chat qu’elle aimait beaucoup et qui s’appelait Merlou ; elle avait imaginé de donner ce sobriquet au marquis de Mirabeau. Dans ce monde-là, on aime beaucoup les sobriquets : ainsi chez Mme de Nivernois on appelle le marquis le Léopard, le duc de Nivernois s’appelle je ne sais pourquoi lord Cavendish, ou encore (ce qui est plus clair) le musicien de la rue de Tournon, où était son hôtel. On nomme aussi parfois Mme de Rochefort Mme Merlou ; quant à Mme de Pailly, comme elle était habituellement vêtue de noir, on la nomme tour à tour la chatte noire ou la poule noire. Mme de Rochefort l’appelle aussi quelquefois la poule blanche.
  18. Elle se moqua elle-même de son embonpoint en écrivant du Bignon : « Ils chantent ici les fontaines, les prés, les bois, les coteaux, les ormeaux, les plaisirs et les grâces. J’en suis une, et des plus étoffées ; ce n’est pourtant pas faute d’exercice : dès le matin, je cours ; mais c’est que je mange de si bon appétit, je dors d’un si bon somme, je ris de si bon cœur. »
  19. C’est-à-dire par les menaces de procès que lui fait sa femme.
  20. Mme de Pailly n’a point d’enfans ; c’est tout simplement son père qu’elle appelle, mon fils aîné, parce qu’elle le gouverne comme elle gouverne son mari, souvent désigné par elle sous le nom de mon vieil enfant.
  21. Le jeune amant, c’est le président Hénault, alors âgé de soixante dix-huit ans, et dont la passion déclarée pour Mme de Pailly est un texte inépuisable de plaisanteries entre elle et Mme de Rochefort. Voici le passage qui le concerne, et auquel répond Mme de Pailly. « Nous avons eu hier, lui avait écrit Mme de Rochefort, votre jeune amant ; j’ai été ravie de le trouver un peu moins assoupi ; aussi l’avons-nous bien diverti. Nous avions les Montazet, et nous lui avons donné grande musique. Vous croyez bien qu’il n’a pas négligé la sienne, dont il donnait en héros d’une manière si comique qu’il nous a fait mourir de rire (*), et par là, il a fait grand bien à M. de Nivernois, qui avait passé la plus mauvaise nuit du monde, car ses nerfs ne se rassurent point. »

    (*) Ceci veut dire sans doute que, quoique moins assoupi, le vieux président avait encore des accès d’un sommeil très bruyant.

  22. François (de Neufchâteau) se trompe quand il dit que Mme de Rochefort mourut le vingt-sixième jour de son mariage. Nous avons consulté tous les journaux du temps, et ils ne varient pas sur les dates. Le mariage est indiqué par tous et par le marquis de Mirabeau comme ayant eu lieu le 14 octobre 1782, et la mort le 5 décembre suivant.
  23. C’est elle qui a inspiré la moins connue, mais non pas la moins ingénieuse des saillies de Mme de Rochefort. Mme de Talmont avait été l’amie du dernier des Stuarts, et elle portait un bracelet offrant d’un côté le portrait du prétendant et de l’autre une figure du Christ. On se récriait sur l’extravagance de ce rapprochement. « C’est bien simple, dit Mme de Rochefort, les deux figures signifient également : mon royaume n’est pas de ce monde. »
  24. Le Moulin-Joli était une très agréable résidence sur les bords de la Seine, où les plus grandes dames allaient visiter Watelet et sa meunière.
  25. Il parait que Mme Le Comte faisait exception à la règle posée par Duclos. Elle était exceptée sans doute à cause de la durée de sa liaison avec Watelet, homme riche, aimable et généralement aimé. Mme de Genlis nous apprend, dans ses Souvenirs de Félicie, qu’elle a rencontré ce couple irrégulier jusque chez l’austère Mme Necker. Elle ajoute qu’elle en a été choquée, et parle avec dédain de Mme Le Comte, qui cependant passait pour une personne spirituelle et gracieuse.
  26. Mélanges académiques, poétiques et littéraires, par M. Gaillard, de l’Académie française, t. Ier ; p. 337.