Moïse, Jésus et Mahomet/11-1

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 314-328).

§ I
DEVOIRS NÉGATIFS ENVERS LE CORPS ET L’ÂME

Si Dieu, en unissant notre âme à notre corps, ne l’avait pas unie à lui d’une manière tellement étroite qu’elle dût ressentir le contre-coup de sa force ou de sa débilité, nous n’eussions certes jamais songé à consacrer quelques instants du temps si précieux que nous avons à vivre, à nous occuper des besoins de ce corps, et à le prémunir contre toute défaillance prématurée. La raison ne nous aurait-elle pas conseillé de laisser cet amas de boue rentrer dans la poussière d’où il est sorti et engraisser le sol qui lui sert de sépulture ? Lasse de cet implacable ennemi qui, chaque jour, lui suscite de nouvelles difficultés, lui présente de nouveaux obstacles à surmonter, de nouveaux combats à soutenir, elle nous aurait même fait un devoir de nous débarrasser de son odieuse présence, afin de s’ouvrir un accès plus facile vers ce monde après lequel elle soupire, et loin duquel elle se sent retenue à cause de lui comme par une lourde et pesante chaîne. Mais la raison ne nous commande ni tant de haine, ni tant de négligence pour le corps. Au contraire, elle nous impute à crime de le priver de ce qui lui est nécessaire pour se conserver. Elle comprend que sa condition présente est de vivre avec le corps qui lui sert d’organe et même d’auxiliaire. Elle apprécie ce qu’elle recueille de gloire dans cette lutte qu’il lui présente continuellement. Elle sait qu’à chaque triomphe qu’elle remporte, Dieu a attaché une récompense, et que c’est même à dessein qu’il l’a mise dans la nécessité de convertir cette résistance en moyens, pour acquérir tous les mérites que lui assurent ses bontés éternelles.

Mépriser son corps, le traiter durement, le considérer comme un objet inutile et même dangereux, ce serait donc déjà aller contre le conseil de la raison. Le vœu de la nature ne s’en trouverait pas moins violé. Tout ce dont la nature nous a dotés, tout ce dont elle nous a revêtus doit être par nous conservé et même agrandi et développé. Il n’y a point ici de distinction à établir. Le corps comme tout le reste tombe sous cette règle générale. Un ouvrier sage et intelligent donnerait-il à son œuvre un ornement superflu, ou qui la déparerait et nuirait à l’ensemble ? Et s’il a le dessein de lui faire exécuter un mouvement quelconque, l’entourerait-il de ce qui précisément serait capable de l’entraver dans sa marche ? Ne cherchera-t-il pas à la produire de manière que tout en elle soit toujours plutôt un aide qu’un empêchement ? Que penser donc de l’ouvrier divin qui a travaillé sur un plan tracé par la suprême sagesse ? Y a-t-il à douter que l’homme, son chef-d’œuvre, n’a dû rien recevoir de ses mains qui pût le détourner du chemin de sa destinée ?

Mais l’expérience est encore là pour attester que le corps, loin d’être un compagnon inutile, contribue puissamment à notre développement intellectuel et moral. Sans lui, l’âme pourrait-elle multiplier, étendre ses connaissances ? C’est un fait acquis que nos idées les plus élevées, celles surtout qui servent de principes à toute science, nous sont révélées par le monde extérieur. Ce n’est pas qu’il ait la puissance de les créer en nous. Nous les possédions à notre naissance. Notre âme les avait emportées en se détachant de son principe, comme la goutte d’eau emporte avec elle les qualités inhérentes au fleuve duquel elle se détache. Mais ces idées dormaient dans son sein. Il fallait qu’elles fussent réveillées, et pour cela il suffisait d’un contact avec le monde extérieur. Ainsi, par exemple, quoique l’idée de Dieu soit déposée en nous, il est certain cependant qu’elle n’atteindrait pas un haut degré de développement, si nos yeux n’étaient jamais frappés du spectacle des admirables harmonies de l’Univers. C’est parce que l’homme voit chaque jour se dérouler devant lui le tableau merveilleux des productions riches et infiniment variées du Créateur, qu’il est naturellement porté à attribuer à Dieu toutes sortes de perfections. Ainsi encore chez l’artiste et le poète, le sentiment du beau s’éveille et se développe au spectacle des beautés sans cesse renaissantes de la nature. Ce sont elles qui, après avoir charmé et ravi leur âme, leur font comprendre qu’il doit exister une beauté plus parfaite, plus achevée et dont celles de la nature ne sont que les pâles copies. Et alors, quels flots de lumières viennent les inonder ! Soudain, ils franchissent par la pensée tout l’espace qui les sépare de Dieu. Du fini, ils s’élèvent à l’infini, du réel à l’idéal, de l’image au type. Ils deviennent sublimes dans leurs propres créations. Ils s’immortalisent par leur génie.

Mais ne nous arrêtons pas plus longtemps à des considérations que nous avons déjà eu l’occasion de toucher sur plus d’un point. Qu’il nous suffise de savoir, et ce peu de mots doit avoir servi à l’établir, qu’il est nécessaire que nous soyons en contact avec le monde extérieur. La Sagesse créatrice l’a ainsi ordonné ; elle a voulu, par des motifs qui échappent à l’intelligence humaine, que les sens nous fussent indispensables pour arriver à la connaissance des meilleurs principes, et que tous les traits lumineux déposés en nous et qui sont les vrais témoignages de l’excellence de notre origine, eussent besoin des organes du corps pour paraître et se produire. Elle a voulu enfin apprendre à l’homme à ne mépriser aucun des dons qu’elle lui a faits, et c’est pourquoi elle a uni l’âme au corps de telle façon, que la première ne put se perfectionner sans l’aide du second et qu’elle dut s’appuyer sur lui pour arriver plus sûrement à sa fin.

Ne savons-nous pas effectivement qu’une santé débile affaiblit l’esprit, et l’arrête dans sa marche vers le progrès ? Qui de nous n’a déjà éprouvé cet accablement, cette lassitude qu’engendre la souffrance physique ? Me voici disposé à écrire. Je suis tout à mon sujet ; rien ne me distrait. Mes idées sont claires, abondantes et se pressent en foule sous ma plume. Tout à coup mon sang reflue vers la tête ; il bat violemment dans mes tempes. Adieu, toutes mes idées ; une douleur inopinée est venue les paralyser. C’est en vain que je fais des efforts pour me retrouver ; tout est trouble et obscurité en moi. J’ai perdu à la fois mes réflexions et le fil de mon sujet.

Ainsi, il a suffi d’une soudaine agitation physique, d’une souffrance passagère pour paralyser l’activité de mon esprit. Il n’y a qu’un instant ma pensée s’élevait jusqu’au ciel, elle habitait avec Dieu et avait oublié qu’elle fût logée dans un corps. Maintenant elle est obligée de descendre de la hauteur où elle se complaisait tant. De gai, de dispos que j’étais, me voici devenu triste et accablé sous le poids de l’ennui. Je me sens presque à charge à moi-même. Que serait-ce donc si le corps se trouvait dans un état habituel de souffrance ? Et ce que j’observe en moi pour cette douleur particulière, chacun peut le remarquer en lui pour toute espèce de souffrance. Quelque peu grave et sérieuse qu’elle soit, la maladie du corps affecte toujours l’intelligence et lui ôte à tout le moins son activité, sa vivacité, ce qui la rend incapable de rien tenter, de rien produire de bon.

Eh bien ! comment oserions-nous avec cela négliger notre corps et le laisser dépérir faute de soins et d’attentions de notre part ? Songeons à ce que nous pouvons entreprendre et exécuter dans notre état normal, dans notre état de santé, et nous nous convaincrons de la faute, disons même du crime qu’il y a à s’imposer des privations dont l’infaillible résultat est de l’affaiblir. Ce n’est pas en se laissant manquer du nécessaire qu’on peut être agréable à Dieu. Quand on se néglige ainsi ou, comme on l’a fait plus d’une fois, quand on méprise assez son corps pour aller jusqu’à le déchirer à coups de lanières, on doit ressentir bien peu de reconnaissance pour le Créateur que l’on semble accuser de nous avoir, pour notre malheur, enchaînés au corps. Qu’un pénitent, pour proportionner l’expiation au péché, ait quelquefois recours au jeûne et aux mortifications, nous le comprenons. Ce sont là des austérités momentanées qui corrigent et redressent les mauvais penchants. Nous comprenons encore qu’on s’y livre, soit pour pleurer sur un terrible malheur arrivé à nous, à nos pères, à la patrie, soit pour demander à Dieu de nous affranchir du poids de sa main redoutable appesantie sur nos têtes. En mortifiant le corps, on ne veut, dans ce cas, que donner un signe visible de repentir, de tristesse, de deuil et de douleur. Ce sont là de vrais témoignages de piété. Dieu les accepte parce que, tout en n’altérant pas la santé, ils rappellent de temps à autre l’âme à ses devoirs. N’est-ce pas à cette seule fin que le Pentateuque a institué un jeûne annuel, celui du grand jour du pardon et, qu’à son exemple, les prophètes et les docteurs juifs en ont institué quelques autres encore ? Leur intention, en ordonnant des abstinences périodiques, n’était-elle pas uniquement de purifier l’âme et non d’affaiblir le corps ? En voulez-vous d’ailleurs des preuves ? Vous les trouverez dans la défense formelle faite par la doctrine juive de se livrer au jeûne lorsqu’il peut aggraver une maladie dont on serait affecté. Toute privation dans ce cas constitue un péché, presque un crime. « Vous observerez mes commandements et mes droits, parce qu’ils assurent la vie à celui qui les accomplit[1]. » La vie, ajoute le Talmud, et non la mort. « De là, le devoir positif de les enfreindre en cas de danger[2]. » Cette interprétation de Rabbi est « incontestable[3] ». Quelle que soit la gravité et l’importance d’un précepte religieux, on peut le transgresser quand la santé est en jeu[4]. La religion, non seulement le permet, elle l’ordonne même et elle qualifie de meurtrier celui qui, par un sentiment de piété exagérée, hésiterait dans une semblable circonstance[5].

Comment la religion israélite n’eût-elle pas d’ailleurs parlé de la sorte ? Ne s’est-elle pas donné pour mission de conduire l’homme vers ses destinées en faisant fructifier les bons germes déposés par Dieu dans son sein ? Ne se présente-t-elle constamment, n’aime-t-elle pas à se présenter au fidèle sous les traits d’une mère tendre et dévouée, jalouse de l’avenir de son enfant et qui ne s’estime heureuse que du bonheur qu’elle lui procure en retour de l’obéissance et de la soumission qu’il témoigne à ses volontés ? Quel rôle odieux jouerait-elle donc si elle demandait l’affaiblissement, la destruction du corps ? Le corps est précisément le plus puissant des leviers mis par Dieu à notre disposition pour atteindre cette félicité que la religion promet. « Un jour, rapporte le Talmud[6], l’Empereur Antonin dit à Rabbi Iehouda : Il serait très facile à l’âme comme au corps de se disculper de leurs fautes devant le juge suprême. Quoi ! pourrait plaider le corps, on me déclare coupable ! Mais n’est-ce pas l’âme qui est la cause de tout ? Depuis le moment où elle m’a quitté je suis tranquille, je ne remue même pas ; une pierre n’est pas plus innocente que moi. Et moi donc ! répliquerait l’âme, de l’instant où j’ai été débarrassée du corps et des liens qui m’enchaînaient à lui, ne me suis-je pas élevée dans les airs ? l’oiseau n’est pas plus pur que je le suis. Ces paroles sont fort spécieuses, répond Rabbi Iehouda, mais écoutez cet apologue : Il existait un roi qui possédait un vaste et beau jardin. Il y planta des figuiers qui produisirent des fruits exquis. Un jour, désirant s’absenter, il donna la garde du jardin et surtout des rares figuiers qui s’y trouvaient à deux hommes dont l’un était aveugle et l’autre paralytique. Celui-ci, après le départ du maître, dit à son compagnon. Oh ! qu’elles sont belles les figues que j’aperçois là-bas ! Si nous pouvions parvenir à en cueillir quelques-unes ? Une idée ! si tu abaissais tes épaules, je monterais sur elles, tu me porterais, toi qui as l’usage de tes jambes et moi qui puis me servir de mes yeux, je te guiderai. Et ils firent ainsi, et dépouillèrent les beaux arbres du jardin. Quand le roi revint et qu’il vit cette dévastation, il en demanda compte aux deux gardiens qui se mirent à répondre tous deux à la fois : Moi, Sire, qui suis aveugle je n’ai pu remarquer ces fruits, moi qui suis paralysé, je n’ai pu aller les prendre. Le roi comprit de suite, et les ayant fait monter l’un sur l’autre, il les châtia exemplairement. »

Cet ingénieux apologue montre bien ce qu’est pour le Judaïsme le corps à l’égard de l’âme. Et pour achever d’établir combien le Judaïsme défend de faire au corps une guerre d’extermination par des jeûnes trop souvent répétés, que l’on nous permette de citer encore la page suivante du Talmud : « Rabbi Samuël enseigne : Celui qui s’astreint à de nombreux jeûnes, commet un grave péché, car il est écrit[7] qu’au huitième jour le Nazir apporte un sacrifice expiatoire pour la faute qu’il a commise envers son âme. » — « Cette faute quelle est-elle ? de s’être interdit le vin. Quelle belle leçon ! Déjà on impute à péché une faible privation que l’on s’impose, que sera-ce donc d’une grande abstinence ? Et Rabbi Siméon explique : Sans doute Dieu prend plaisir à un jeûne de pénitence. Mais encore faut-il que la santé permette de le faire, autrement il constitue un acte coupable. » C’est aussi là l’opinion de Rab Schescheth : « Le savant, dit-il, qui se livre à des jeûnes n’en a aucun mérite. Il y a même plus, répond Rabbi Jérémie au nom de Rabbi Siméon ; c’est enfreindre une défense formelle que de jeûner quand on s’occupe d’études sérieuses ; on s’affaiblit inutilement et le travail devient impossible[8]. »

Est-il encore besoin, après cela, de parler de l’horreur qu’inspirent à la doctrine israélite ces flagellations et ces macérations tant prônées par les âmes mystiques, qui cherchaient à ruiner leur corps déjà exténué par toutes sortes de coupables austérités, afin de se voir bientôt débarrassées d’un maudit lien, les rivant à un monde où elles se trouvaient déplacées ? On doit être suffisamment persuadé que le Judaïsme a compris, mieux que n’a su le faire la religion qui a prétendu le surpasser, que l’union de l’âme et du corps existant par la volonté du Créateur, il serait impie et criminel de chercher à la rompre, à la détruire violemment. On peut donc lui reconnaître la gloire d’avoir toujours considéré l’homme comme un être dont les deux parties composantes la matière et l’esprit, se supposent réciproquement et arrivent l’une par l’autre à leurs fins respectives.

Au-dessus de la défense de laisser notre santé se délabrer, et comme lui servant de principe, se place la condamnation formelle du suicide. Le suicide en lui-même, nous voulons dire en tant qu’il signifie l’acte criminel par lequel l’homme attente à ses propres jours, est expressément défendu dans la doctrine israélite. « Je redemanderai le sang de vos personnes, que vous aurez versé de vos propres mains[9]. » La menace est catégorique, entière, et ne souffre pas d’exception. Quel que soit le motif pour lequel on a déserté le poste de l’existence ; qu’un faux point d’honneur ou le désespoir nous ait conduits à cette défection, le crime du suicide ne nous sera point pardonné. Il n’est jamais permis de se laisser dominer par autre chose que par le devoir, et le devoir ce n’est pas nous qui nous le donnons ; Dieu nous l’impose. Quelle lâcheté que de s’y soustraire, quand on a conscience de son titre, de sa valeur, de sa dignité d’homme ! Nous allons même jusqu’à demander la différence entre celui qui se tue lui-même, et l’assassin qui tue son prochain. Des deux côtés n’y a-t-il pas retranchement violent d’une créature placée en ce monde par Dieu ? Si l’assassin brise avec toute loi divine et humaine, le suicidé n’en fait-il pas autant ? Est-ce que la crainte de survivre à un déshonneur mérité et la honte de devenir l’objet du mépris public, et auxquelles on cherche à échapper par le suicide, ne sont pas des faiblesses aussi condamnables que celles qui mettent aux mains du meurtrier une arme homicide pour satisfaire à sa haine et à sa vengeance ? Car ce n’est pas de courage que l’on fait preuve dans l’assassinat, mais de faiblesse. Le courage consisterait, au contraire, à vaincre la tentation qui y pousse. Il en est de même absolument dans le suicide. Un moment de surexcitation passionnée ou d’aveuglement moral, voilà ce contre quoi il s’agit de se prémunir dans les deux cas. L’homme violent qui tue avec préméditation pour satisfaire sa colère ou sa cupidité et le misérable qui s’ôte la vie parce qu’elle lui est à charge, agissent sous les mèmes dispositions de cœur et d’esprit. Chez l’un comme chez l’autre, l’idée du devoir et le sentiment de l’obligation morale ne se trouvent pas être assez puissants pour les arrêter, et, par conséquent, ils sont également coupables.

C’est bien là ce qui ressort de la phrase déjà citée du Pentateuque, où l’homicide et le suicide sont à dessein mis ensemble. « Je ne redemanderai pas seulement le sang de vos propres personnes, mais encore celui que vous aurez versé en vous armant traîtreusement contre votre frère » ; et Dieu ajoute : « Que le sang de celui qui a versé le sang de son prochain soit versé pareillement », c’est-à-dire que la société s’empare de l’assassin et le frappe à mort. Il a attenté à une vie sur laquelle il n’avait aucun droit. La justice humaine peut retrancher le criminel qui, pour donner satisfaction à ses mauvais penchants ne craint pas de s’attaquer à une existence appelée à se développer à ses côtés et dans une complète indépendance de lui. Et si l’action de cette justice ne peut plus s’étendre sur le suicidé qui, en définitive, lui échappe par la mort volontaire dont il s’est frappé et si même elle ne peut légalement imprimer à sa mémoire la marque infamante d’aucune condamnation judiciaire, parce qu’après tout le suicidé n’a fait de tort qu’à lui-même et n’a en rien lésé le droit de la société, il est une autre justice qui l’attend pour lui faire expier son crime. Au delà de la tombe, Dieu lui mesurera un châtiment que subira cette partie de son être qui, à cause de sa nature spirituelle, a survécu à la violence avec laquelle il avait cherché à s’anéantir tout entier. Toute faute demande une punition, tout attentat une expiation, et c’est pure folie de croire pouvoir échapper au déshonneur en y ajoutant encore le crime du suicide. La charge, au lieu de s’amoindrir, devient double. La réprobation méritée parmi les hommes ne s’efface pas et vient s’y joindre encore la réprobation de Dieu au ciel, ainsi que celle de la religion qui refuse au suicidé les honneurs habituels de la sépulture. L’oubli tant cherché dans le suicide n’est qu’un leurre. Le suicidé passe dans l’autre monde avec la parfaite conscience de toutes ses fautes d’ici-bas et le triste souvenir qu’il aura laissé de lui sur la terre, fera l’opprobre des siens qui auront désormais à rougir de lui. Oh ! qu’il eût été préférable de souffrir avec patience et résignation, et qu’on a raison de le dire le pire des égoïsmes est encore celui qui pousse un homme à s’ensevelir dans une mort prématurée pour fuir un juste déshonneur ! Quelle malédiction et quel opprobre n’en sont pas la suite ! malédiction pour le suicidé et qui l’accompagnera jusque dans les cieux au sein des châtiments qui l’y attendent sûrement, opprobre pour sa famille et qui sera bien longtemps un stigmate pour elle ?

Mais on n’a pas tout dit quand on a montré de quelle façon le Judaïsme flétrit le suicide. Il y aurait encore à suivre la doctrine israélite dans l’application qu’elle fait de cette même défense en l’étendant à tout ce qui, de près ou de loin, peut amener l’affaiblissement et la mort du corps, le dépérissement et la dégradation successives des facultés de l’âme. Dans ce nouveau champ mille observations fort substantielles seraient à glaner, de nombreux préceptes moraux et des plus utiles s’offriraient à nous. Par exemple, nous y rencontrerions ce fécond enseignement de la Mischnah qui déclare « coupable l’homme qui fait à son corps la moindre lésion[10] » ; cet autre non moins important qui condamne « l’excessive témérité[11] » ; enfin, les recommandations multiples y ont donné naissance à une foule de règles pratiques bien connues, et qui toutes ont pour but de préserver l’âme du vice et de la sanctifier par la vertu[12] ? Oui, les docteurs juifs ont vu le crime du suicide jusque dans le dérèglement des mœurs et dans celui de la pensée. Sept péchés sont principalement réputés chez eux attentatoires à la vie de l’âme et à celle du corps, ce sont : L’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, l’incontinence, la paresse et la fréquentation des mauvaises sociétés.

Qu’il nous serait aisé de faire voir, en développant ces différents vices, avec quelle énergie la Bible déjà s’est élevée contre eux ! Le livre des Proverbes renferme, à lui seul, un trésor de sentences réprobatrices à leur égard. Toute la poésie gnomique des Hébreux fourmille d’aphorismes qui prennent ces vices pour point de mire. C’est contre eux que sévissent tous les écrivains qui, à l’imitation de Salomon, ont fait un fréquent usage de la littérature sentencieuse. Le Talmud, lui, n’a qu’un inot pour les flageller, mais qui est d’une telle sévérité qu’il foudroie le malheureux sur lequel il tombe. Ce mot est celui-ci : « Le méchant pendant sa vie, peut déjà être considéré comme mort[13]. » Mort, en effet, du moins mort pour Dieu et pour la société est celui qui ne voit dans la vie qu’une occasion de se repaître de jouissances matérielles, qui regarde la vie non comme un moyen mais comme un but, qui fait tout rapporter à la vie comme si elle était la seule chose qui dût l’occuper. A qui profiterait une existence ainsi constamment occupée à poursuivre le plaisir terrestre ? Ce n’est certainement pas à Dieu ni à la société ; à elle-même ? pas davantage, puisqu’elle ne pourrait manquer de s’user à ce mouvement fébrile qui la pousse constamment à des nouveaux désirs quand les premiers sont satisfaits.

On peut dire que le Judaïsme a justement excellé en ceci, d’avoir aperçu le point juste où l’homme doit sans cesse se tenir pour ne tomber ni dans un excès de mépris pour la vie, ni dans un excès d’amour et d’attachement pour elle. Sans doute, il est difficile de lutter contre l’instinct de conservation dont nous sommes tous pourvus. Il est toutefois des cas où il faut essayer de le faire, et aller même jusqu’à étouffer cet instinct en sacrifiant noblement sa vie. Ces cas, la doctrine juive les a soigneusement déterminés. Ce sont : « L’idolâtrie, l’adultère et l’homicide[14] », et, si elle ne compte le dévouement à la patrie et le sacrifice que l’on fait quelquefois de ses propres jours pour sauver ceux du prochain, c’est qu’il existe réellement une différence entre ces derniers cas et les premiers. Les premiers la raison les légitime ; ce n’est pas assez dire, elle les élève au-dessus de toute contestation, et n’hésite pas à déclarer coupable celui qui y succombe. Se refuser, au prix de la vie, d’être idolâtre ou adultère, c’est là un strict devoir.

A l’accomplissement de ce devoir ne se mêle aucune idée d’admiration ; il n’y a rien à admirer dans ce qui est strictement obligatoire. Pour les derniers, au contraire, il n’y a qu’admiration par l’enthousiasme qu’ils excitent autour d’eux, et par les éloges dont ils ne manquent jamais d’être l’occasion, on sent bien qu’il y a là plus que le devoir qui se trouve accompli. Qui voudrait, au nom de la simple raison, persuader à quelqu’un de devenir un autre Codrus ? Donner ses jours pour le bien de sa patrie ou pour la vie de son prochain, cela ne se commande pas ; c’est affaire de sentiment et non de raisonnement ; le cœur tient ici plus de place que l’esprit. En d’autres termes on peut, après réflexion, se convaincre qu’il vaut mieux quitter la vie que de la conserver au prix honteux de renier Dieu, de forfaire à la pudeur, ou de se souiller les mains d’un sang innocent. S’agenouiller devant une idole, descendre au rang de la brute, se faire l’instrument d’un meurtre, on doit à cela indubitablement préférer disparaître de la scène du monde. Qu’est-ce encore que l’homme s’il a abdiqué son titre d’homme ? Mais le même devoir n’est pas aussi absolu en face d’un danger de la patrie, de la société ou du prochain. Malgré cela, il est beau de se dévouer alors, et le Judaïsme n’est jamais resté en arrière avec les applaudissements que méritent la bravoure sur le champ de bataille, et cette autre bravoure avec laquelle on s’expose parfois à la mort pour sauver son prochain du feu ou de l’eau. Marchanderait-il son éloge à de semblables abnégations, lui qui a une histoire nationale toute palpitante de faits d’héroïsme, dont les uns sont plus éclatants que les autres, et qui est allé jusqu’à réserver une place spéciale au ciel « à deux jeunes frères s’étant offerts autrefois en holocauste sur l’autel de la Patrie, pour sauver de la destruction la ville de Lydda[15] ».

Oh ! oui, si la religion juive peut se glorifier de quelque chose, c’est d’avoir, en tout temps, nettement saisi le point où il est nécessaire d’imposer silence à l’instinct de conservation, pour briser soi-même une existence qui n’eût pu se prolonger que grâce à une infamie, ou pour complaire seulement à une pensée trop égoïste. D’un côté, elle parle au nom du devoir, de l’autre elle offre des couronnes, heureuse dans les deux situations si elle voit ses fidèles comprendre que la vie n’est pas absolument le bonheur, mais l’instrument qui nous a été donné pour arriver au bonheur, et qu’ainsi, il peut souvent être préférable de la sacrifier que d’y rester attaché envers et contre tout. Non moins heureuse aussi de s’apercevoir qu’ils savent en estimer la valeur, et qu’ils n’iront pas follement l’exposer pour donner satisfaction à un faux point d’honneur, ni qu’ils en méconnaîtront jamais le but en la gaspillant dans d’énervantes jouissances. L’horreur du suicide, mais du suicide, dans ses applications les plus éloignées, voilà ce dont elle cherche à les pénétrer, et c’est à ce dessein qu’elle leur net constamment sous les yeux cette double maxime sur l’importance de laquelle on ne saurait assez insister, à savoir que le vice n’est rien autre chose qu’une mort volontairement anticipée[16], et que l’on est bien moins condamnable si l’on enfreint une pratique religieuse, que si l’on marche avec insouciance vers un danger où il n’y a nulle nécessité de se jeter pour le moment[17].

  1. Lévitique, chap. XVIII, v. 5.
  2. Talmud, Traité Jomah, p. 83.
  3. Talmud, Traité Jomah, p. 83.
  4. Schoulchon Arouch Orach Haim, chap. DCXVIII.
  5. Schoulchon Arouch Orach Haim, 328 et traité Schabbath, Talmud, p. 121.
  6. Traité Sanhédrin, p. 91.
  7. Nombres, chap. VI, v. 11 et 12.
  8. Talmud, Iraité Tanmith, p. 14.
  9. Genèse, chap. IX, v. 5.
  10. Traité Baba Kamah, p. 91.
  11. Mesin atzmo bisekanah haré seh shafech Damim. Voir Talmud, traité Pesachim, p. 112, traité Schabbat, p. 32.
  12. Schoulchan Arouch Hascheu Hamischpath, chap. CCCCXXVII.
  13. Talmud, traité Berachoth, p. 19.
  14. Talmud, traité Pesachim, p. 25.
  15. Lors de sa révolte contre l’empereur Constance (1352 après l’ère vulgaire). Le Talmud cite souvent le dévouement de ces deux frères sous la rubrique. Moasch Lod. Voir Peseckta, chap. VIII.
  16. Voir plus haut, p. 326.
  17. Suivant cet adage talmudique : Chamira Shanta meisoura.