Moïse, Jésus et Mahomet/11-2

La bibliothèque libre.
Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 328-356).

§ II
DEVOIRS POSITIFS ENTRE LE CORPS ET L’AME

Parmi ces devoirs, il en est d’abord un que le Judaïsme a élevé bien haut, et qui, effectivement, mérite d’être cité au premier rang, parce qu’il a le précieux avantage de se présenter tout ensemble comme le résumé de ce que nous pouvons entreprendre de plus utile pour le corps, et comme la base du perfectionnement graduel auquel aspire notre âme. C’est au travail que nous faisons allusion. On a généralement l’habitude de voir dans la loi du travail une tâche, une peine imposée à l’homme, et comme une malédiction passant, depuis des siècles, de la tête d’Adam sur celle de ses descendants. Et ces affirmations erronées, du moins nous les considérons comme telles, on a la prétention d’en trouver l’origine dans la Bible même. C’est des premières pages de la Bible qu’on aime à s’étayer pour les avancer, pour y persister ; bien plus, on va jusqu’à taxer d’hérésie toute opinion qui ose y contredire. Par quelle étrange confusion de mots et d’idées a-t-on pu arriver à mettre sur le compte de la Bible une pensée que nous ne craignons pas, à notre tour, de taxer ici ouvertement d’hérétique ? Examinons les textes avec calme :

Voici ce qu’ils portent en propres termes : « Et à l’homme Dieu dit : Parce que tu as cédé à la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais enjoint de ne pas manger, maudite est la terre à cause de toi ; c’est avec effort que tu en tireras ta nourriture tant que tu vivras. Elle produira pour toi des buissons et des épines et tu mangeras l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été tiré, car poussière tu fus et poussière tu redeviendras[1]. »

Nous le demandons pour l’amour de la vérité, dans laquelle de ces expressions voudrait-on voir la loi du travail infligée comme une punition ? Qui a été maudit ? Est-ce l’homme ou la terre ? C’est le travail déclaré stérile quelquefois par la difficulté qu’aura une terre maudite de laisser germer en abondance les grains déposés dans son sein, voilà tout ce que nous lisons dans ce paragraphe. L’homme aura beaucoup de peine à rendre productif un sol que réprobation divine a frappé, et c’est ce que veut dire l’expression : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » L’homme travaillera comme il a travaillé auparavant, seulement avec moins de profit désormais. Il dépensera plus d’efforts. Mais avait-il été créé dans le principe comme ne devant jamais en avoir à dépenser ? Là est la question. Et la réponse se trouve à côté. La Bible n’a-t-elle pas eu soin de raconter un peu avant « comment Dieu avait pris l’homme et l’avait placé dans le jardin d’Eden pour qu’il eût à le travailler et à le garder[2] ? » Ces paroles n’ont-elles pas manifestement le sens que leur prête la doctrine israélite, à savoir « que dans son état d’innocence, Adam travaillait parfaitement pour se nourrir[3] ? » Et de fait, il eût été singulier que l’être actif par excellence, que Dieu qui est tout action, voulant réaliser une créature appelée à le représenter en quelque sorte sur la terre, l’eût affranchie précisément de sa première, de sa suprême loi à lui, de la loi du travail. Mais conçoit-on seulement l’homme sans l’activité ? A coup sûr la faculté intellectuelle et les autres facultés de l’âme, la volonté et la sensibilité n’existent qu’à la condition d’être actives. Que serait une âme qui demeurerait engourdie ? D’un autre côté, le corps lui-même, quoique n’étant pas doué d’activité dans son essence, emprunte cependant à l’activité toute la majesté et toute la distinction relatives dont il est revêtu par nous. En général, sur l’échelle de la création, les êtres immobiles et inactifs, ceux qui par nature ne donnent aucune marque de mouvement, occupent le dernier échelon. Ce ne sont même plus là des êtres, ce sont des choses. Au contraire, dès qu’ils sortent de cet état d’inertie complet, ils gagnent tout de suite à nos yeux comme une sorte de caractère, une attention qui ne leur était pas accordée auparavant. Tant il est vrai de dire que la noblesse de l’homme trouve un de ses éléments constitutifs dans l’activité. Cela étant, la loi du travail ne peut nous apparaître que comme un des plus grands bienfaits dont Dieu ait pu nous gratifier. Elle est une bénédiction et non une malédiction ; elle élève, elle sanctifie l’homme qui, par elle, se rapproche du Créateur. De quoi le Créateur donne-t-il le plus fréquent exemple ? N’est-ce pas du travail ? La philosophie voit Dieu toujours agissant ; elle ne peut se figurer autrement l’intelligence suprême que dans une constante activité. La religion, à son tour, vient parler d’un Dieu qui a travaillé pendant six jours et si elle ajoute qu’il s’est reposé le septième, c’est afin de témoigner de l’accomplissement des desseins de Dieu concernant l’organisation de l’Univers. Proprement ce n’est point Dieu, c’est la création qui s’est reposée le septième jour. Tourmentée et violemment agitée jusqu’après l’établissement définitif des lois qui devaient la régir, la création put enfin prendre son assiette lorsqu’avec la formation de l’homme tout fut terminé.

Quoi qu’il en soit de l’interprétation qu’on veut donner au mot biblique de « Schabbath » repos, il n’en reste pas moins avéré que c’est la glorification du travail qui ressort du récit génésiaque. Ce Dieu qui se montre occupé pendant six jours et se repose seulement à l’achèvement du travail entrepris ; ce Dieu qui vient ensuite fonder sur un exemple donné par lui-même, une des plus imposantes institutions dont il veuille doter le peuple hébreu, celle du Schabbath ; qui dit à ce peuple : Je veux que tu observes chaque semaine le Schabbat en souvenir de l’acte par lequel j’ai appelé le monde à l’existence ; sache surtout que, pour bien célébrer ce repos hebdomadaire, il te faut t’être livré à un travail sérieux et continu, pendant les six jours de la semaine[4] ; ce Dieu, on voudrait qu’il eût élevé à la hauteur d’une loi un pur principe de malédiction, et de plus, qu’il se fût assujetti un instant personnellement à cette loi ainsi maudite à son origine, pour en inculquer plus efficacement la pratique aux hommes ! Non, non ! Dans cette simple parole : « Tu travailleras pendant six jours », parole répétée dans les deux décalogues, se trouve pour nous tout le côté élevé et béni du travail. L’homme, invité à imiter Dieu par le travail, l’homme appelé à être sur la terre ce que Dieu est au ciel, nous voulons dire, créateur, producteur, inventeur dans une sphère sans doute étroite, misérable même, si l’on veut, par rapport à celle où se meut le souverain Créateur, mais toutefois noble à cause de la libre activité qui s’y déploie, l’homme considéré de cette façon, quoi de plus beau, quoi de plus grand, quoi de plus majestueux et imposant !

Nous pourrions ici essayer de dire tous les bienfaits qui résultent du travail. Les aperçus ne nous manqueraient pas, pour le présenter dans cet heureux jour sous lequel il apparait successivement comme consolateur des ennuis et des déceptions de la vie, comme conservateur de la santé du corps et de celle de l’âme, comme redresseur infaillible de tous les abus, défauts et vices et notamment du vice de la paresse, « le plus funeste, le » plus mortel que l’homme puisse contracter[5] ».

Mais pour notre thèse, nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’à emprunter à la poésie ses riches et belles couleurs, à l’effet de relever le travail. Notre dessein est moins de demander la régénération de l’homme par le travail, que d’affirmer une fois de plus que, selon le Judaïsme, il n’y eut jamais de chute à cet égard. Nous comprenons que l’on s’avise aujourd’hui de prononcer le mot de régénération dans celles des écoles qui, jusqu’à présent, ont voulu voir dans le travail, une dégradation, parce qu’elles l’avaient considéré comme une malédiction. L’école juive n’a nul besoin d’inscrire ce mot sur son drapeau, ou plutôt il s’y trouve inscrit en caractères d’or, depuis le jour où elle a eu le courage d’élever la bannière de la vérité à la face du monde entier, plongé dans l’erreur. Alors déjà elle avait entrepris de réformer ce qu’à l’heure qu’il est, trois mille ans après elle, on commence seulement à vouloir réformer universellement. Au milieu de peuples, l’un plus indolent que l’autre ; sous un ciel dont la rare inclémence invitait supérieurement à la paresse et à l’inaction ; dans ces pays d’Orient où la terre, se fécondant, pour ainsi dire, d’elle-mène, laissait ses produits s’écouler comme des fleuves de lait et de miel, et où le symbolique et traditionnel figuier prodiguait toute l’année des fruits qui semblaient s’offrir comme d’eux-mêmes à la main qui les voulait cueillir, là, déjà, le Judaïsme n’avait pas craint de se prononcer et de s’élever contre le désœuvrement que semblaient pourtant excuser les faveurs exceptionnelles du climat. Et on sait ce que le sol de la Palestine était devenu encore plus tard sous l’action de ces infatigables agriculteurs, animés au travail par la parole et l’enseignement bibliques. Il nourrissait huit millions d’habitants, tandis qu’aujourd’hui, où le bras d’Israël n’est plus admis à le cultiver comme autrefois, il peut à peine en nourrir deux cent mille !

Quoi d’étonnant donc si nous voyons la doctrine juive dans les phases successives de son histoire faire de plus en plus du travail la loi première de l’homme ! Israël éloigné de sa chère patrie, en butte aux exactions et aux vexations d’un ennemi souvent intraitable, réduit plusieurs fois dans un même siècle à la dernière misère, a dû nécessairement avoir plus que jamais recours au travail. Dépouillé de tout, c’était toujours par le travail qu’il pouvait tout reconquérir. L’activité et le sentiment religieux, c’étaient, on le pressent, les deux seules ressources qui lui restaient après l’orage des persécutions religieuses. Comment il a usé de l’une et de l’autre, sa position actuelle, celle qu’il a su se faire après tant et tant de naufrages, est là pour le dire. Ce que nous ajouterons seulement, c’est que la Synagogue, autour de laquelle il se tenait toujours uni, n’a jamais négligé de lui présenter ces deux choses, comme les plus indispensables à sa conservation. L’amour de la Loi et celui du travail sont les deux pivots sur lesquels les docteurs juifs font rouler toute la vie israélite : « Une même alliance, disent-ils, a servi à les consacrer tous deux. Quand Dieu donna la Loi, il prit à témoin le ciel et la terre, que les Hébreux avaient mission de l’accepter, cette Loi, de la garder et de la défendre au péril de leurs jours. De même pour le travail. Ici, Dieu s’est proposé personnellement en exemple. Il a demandé qu’on travaillât toute la semaine afin de jouir dignement du repos sabbatique institué en souvenir de la création[6]. » Et ils ajoutent : « Israël ne s’appelle véritablement le peuple de Dieu que lorsqu’il travaille de toutes les puissances, lorsqu’il met en activité toutes les facultés du corps et de l’âme[7]. » Capacité scientifique, disposition pour les arts et l’industrie, aptitude pour l’agriculture, application sérieuse à d’autres genres de travaux moins relevés, mais non moins utiles, enfin instruction et éducation pour répandre sur le tout un agréable parfum, tous ces moyens, tous ces ressorts doivent être mis en jeu par lui, s’il veut prétendre à posséder Dieu. « La Schechinah ou majesté divine ne descend sur Israël que quand l’amour du travail brûle dans son cœur[8]. » Il n’est le peuple élu que lorsqu’il est le peuple travailleur, disposé à tout entreprendre à diriger le soc de la charrue, comme à manier le fusil sur le champ de bataille, à tenir la plume avec la même adresse, la même fermeté qu’il ferait de l’épée de combat, à se saisir de la palette pour peindre un tableau en véritable artiste comme de la bêche pour faire fructifier un terrain, à battre le fer sur l’enclume comme à aiguiser son esprit dans les luttes de la pensée, à purifier l’or de son écume comme à faire passer l’erreur au creuset de la vérité ; enfin, ne dédaignant rien, supportant tout, toujours résigné, mais prêt aussi pour la résistance et la lutte et ne craignant pas plus de se fatiguer le corps par le plus rude travail manuel, que de se rider le front par les nombreux soucis que donne la noble ambition de conquérir une place distinguée dans la société par toutes sortes de qualités intellectuelles et morales.

Et qui ne sait qu’Israël a toujours offert et offre encore maintenant le spectacle de tant d’efforts déployés tous à la fois ? Habitant la Palestine, il la cultive et en sait faire sortir des richesses qu’aucun des peuples n’a plus su en tirer après lui. Descendant captif à Babylone, il arrive bientôt à s’y poser plutôt en vainqueur qu’en vaincu. Il force les rois à s’agenouiller devant l’autorité d’un Daniel, et leur fait prodiguer leurs faveurs aux Ezra et aux Néhémies : Déporté en Égypte, on l’y voit, sous le règne des Ptolémées, avoir la garde des forteresses les plus importantes et conduire à la victoire les armées d’une des Cléopâtres[9]. A Alexandrie même, on lui concède deux des cinq quartiers de la ville, et il occupe totalement le quartier du Delta, baigné par la mer, parce qu’on lui avait trouvé une aptitude spéciale pour le commerce maritime et fluvial. Au cœur de la savante cité, quelque des siens ont leur entrée libre dans ce fameux palais des Lagides transformé en bibliothèque et en musée des sciences, et Aristobule et Philon y deviennent les fondateurs d’une école de philosophie religieuse qui se propose de marier le génie mystique de l’Orient à la libre pensée de la Grèce.

Depuis lors, suivez Israël dans toutes ses pérégrinations et vous le trouverez toujours survivant à tous les cataclysmes sociaux, parce qu’il sait s’imposer les rudes labeurs d’un travail dont le premier but est le développement de l’intelligence et du cœur, ainsi que le maintien d’un caractère fermement résolu. Sous les Romains, après la chute du temple de Jérusalem, ou plutôt dans le moment même où Titus redouble de coups pour abattre le saint édifice, dernier boulevard de la nationalité juive, Israël s’occupe déjà de l’établissement d’un nouveau centre autour duquel saura se conserver sinon comme nation, du moins comme peuple du livre, la Bible. Nous voulons parler de la fondation de la fameuse académie de Iabneh ou Iamnia, par Zochanan ben Zaccaï qui entrevit dès lors avec tant de perspicacité que tout l’avenir résiderait désormais dans les écoles et les Synagogues, sources de la culture intellectuelle et morale. Laissez maintenant Israël se répandre avec ees nouvelles créations de son activité dans les quatre parties du monde connu, fuyant devant la fureur des croisés ou cherchant à échapper à l’intolérance du croissant ; il ne périra pas. il ne se fondra pas dans les nations s’ouvrant par tous les pores pour l’absorber. Il a de l’initiative, du courage, de la souplesse ; il sait lutter et travailler. En Espagne et en Afrique, sous la domination des Maures instruits, il fréquentera les savantes écoles des Arabes à côté des siennes et se préparera par la science des langues à fournir Aristote à la Scolastique ; il donnera des maîtres à Albert le Grand et à Saint Thomas-d’Aquin. Son philosophe Avicebron, son théologien Maimonide, son poète Juda Halévy, ses exégètes Raschi et Ibn Ezra sont des flambeaux à la lumière desquels bien des esprits viennent s’éclairer. Il a aussi ses médecins eélèbres que les cours des califes ainsi que celles de quelques rois de France aiment à s’attacher à cause de leurs sérieux talents. Jusque dans les affaires du commerce il témoigne de sa supériorité. Il sait être créateur, promoteur, inventeur des plus vastes entreprises commerciales et industrielles ; il leur donne ces admirables bases qu’elles ont conservées jusqu’à nos jours, et qui ont fini par leur assurer et leur imprimer ce magnifique essor dont la génération actuelle commence à profiter. Le travail manuel non plus ne lui répugne pas. Rien ne l’effraie ; il sait travailler spirituellement, il sait travailler scientifiquement, il sait aussi travailler matériellement. Si des constitutions intolérantes de peuples fanatiques lui défendent de concourir aux premiers genres de travaux, il se livrera aux derniers. Si ses infortunes et ses misères le réduisent à abaisser ses facultés intellectuelles à d’infimes labeurs, il le fera ; il sait que l’homme est né pour le travail, que l’homme se sanctifie par le travail, et, comme le dit un de ses proverbes affectionnés, « qu’il n’est d’état si petit qu’il soit qui n’honore celui qui le pratique avec amour et zèle[10] ». De ceci encore, de la résignation à gagner son pain au moyen du plus pénible des métiers, ses docteurs lui avaient donné l’exemple de tout temps. N’avait-on pas l’histoire de Rabbi Simon le tisserand, de Rabbi Jochanan le cordonnier, de Rabbi Isaac le cloutier, de Rabbi Joseph le charpentier, et de tant d’autres docteurs de la Loi qui n’avaient point rougi d’associer en eux la science religieuse à celle d’une profession manuelle ? N’entendait-il pas la Synagogue lui parler par la bouche d’un de ses plus dignes et plus éloquents représentants à peu près en ces termes : « Toi, mon enfant de prédilection, écoute-moi et sache que celui qui se promet d’étudier la Thorah et qui, en même temps, dédaignant le travail manuel, se repose pour son entretien sur la charité publique, celui-là profane le nom de Dieu ; il méprise la Thorah au lieu de l’honorer ; il ternit l’éclat de la Loi divine ; il s’attire mille maux et compromet indubitablement son salut éternel. Car les docteurs enseignent qu’il faut aimer le travail et haïr les dignités qui invitent à la paresse[11] ». Ils disent encore : « L’instruction sans le travail est vaine et profondément excitatrice au péché[12] » et ils ajoutent dans leur sagesse si expérimentée : « Tout père de famille qui ne fait pas apprendre un métier à son fils, le conduit sur le chemin du vagabondage et plus tard du brigandage[13]. Suis donc leur conseil et tu t’en trouveras heureux ; c’est une immense satisfaction que celle de pouvoir se nourrir du produit de ses propres mains ; c’est même une couronne de gloire et dont aimaient à s’orner tous les Israélites pieux d’autrefois. Par ce moyen ils étaient assurés d’arriver au bonheur dans ce monde et dans le monde à venir. Et ainsi s’est accomplie pour eux, et ainsi s’accomplira pour toi cette prophétie du psalmiste : Heureux celui qui s’entretient par son travail journalier, le bonheur lui sourit sur cette terre et dans la vie future[14]. »

De si nobles exemples d’une part, et de l’autre de si belles recommandations, pouvaient-ils autrement que donner à Israël une magnifique idée du travail ainsi que de son importance au point de vue moral, sans même envisager ses avantages matériels ? Ajoutez que la doctrine juive a eu à cœur de descendre jusque dans les plus petits détails au sujet du travailleur, afin de témoigner hautement de l’intérêt qu’elle lui porte et du respect qu’il lui inspire. L’ouvrier, en effet, a toute son estime, nous oserions presque dire sa vénération. Elle le prise à l’égal de l’homme instruit, peut-être encore davantage, puisqu’elle lui défend de se déranger de son travail pour aller saluer un docteur de la Loi[15]. De même elle le dispense d’une partie des prières quotidiennes obligatoires pour tout autre israélite[16] ; elle donne ainsi raison, dans une certaine mesure, à cet adage : « Qui travaille prie. » Et en faisant tout cela, elle n’a été que le fidèle interprète d’une tradition constante dans la maison de Jacob, et dont le pieux Booz, qui vivait du temps des Juges, avait déjà donné un témoignage non douteux par les bénédictions qu’il ne manquait jamais d’offrir à ses moissonneurs lorsqu’il venait pour les surveiller[17]. De semblables sentiments sont-ils bien de nature à naître à la suite d’une idée de réprobation que l’on attacherait à la loi du travail ? Ne sont-ils pas plutôt l’expression d’une assurance intime que l’homme a reçu dans cette loi encore un de ces dons qu’il ne saurait jamais assez estimer, puisqu’il y trouve une source de jouissances à nulles autres pareilles, et que véritablement rien ne surpasse la satisfaction de pouvoir se dire : Je m’entretiens du produit de mes bras et je conserve ma dignité personnelle en me nourrissant moi et ma famille à la sueur de mon front.

La conservation de la dignité personnelle, c’est effectivement un des points sur lesquels le Judaïsme aime à insister comme essentiel à un ponctuel accomplissement de nos devoirs envers nous-mêmes. Que le travail contribue puissamment à nous donner le sentiment de cette dignité, c’est ce que, nous l’espérons, du moins, on ne voudra plus contester maintenant. Déjà l’attention de la part de Dieu qui, pouvant maudire l’homme à cause de sa désobéissance comme il a maudit le serpent, ne prononce pourtant de malédiction que contre la terre, suffit à montrer qu’il n’y a point sur le globe d’êtres qui soient plus respectables, ni qui aient plus le devoir de se respecter que le couple humain ; car, la femme non plus n’a pas été maudite par Dieu, malgré son péché et la pernicieuse séduction que dans la légèreté et l’insouciance naturelles à son sexe, elle a exercée sur son trop crédule ami. Que dit Dieu à la femme ? « Je multiplierai tes grossesses et tu enfanteras avec douleur ; tu seras attirée vers ton époux et lui te dominera[18]. » Sans doute le mécontentement de Dieu se lit au fond de ces sévères paroles ; c’était le moins que méritait la désobéissance d’Ève. Mais comme le Seigneur joint tout de suite la douceur à la menace, au lieu de la maudire, c’est un trésor d’amour qu’il met au cœur de la femme. Ses grossesses se multiplieront parce qu’elle aimera beaucoup ; elle aura de douloureux enfantements, mais que sa prodigieuse affection de mère et le caressant attachement d’une charmante famille lui feront bientôt oublier. Adam et Ève gardant leur dignité après le péché ; Adam appelé à la conserver par le travail, Ève par l’accomplissement des devoirs d’épouse et de mère ; nous n’avons jamais trouvé que cela dans le récit simplement compris de la Genèse et nous plaignons vraiment ceux qui se plaisent à multiplier gratuitement les malédictions divines, qui ne craignent pas de prêter à Dieu leurs propres faiblesses et lui supposent des colères et des vengeances qu’il n’a jamais eues.

Mais le Judaïsme n’a pas que le travail à recommander comme moyen de conservation de la dignité personnelle. Et d’abord le travail lui-même peut devenir dégradant quand il s’accomplit dans de certaines conditions. La tristesse et le chagrin, par exemple, surtout le désespoir doivent en être rigoureusement écartés.

Le Judaïsme a là-dessus des vues spéciales et vraiment frappées au coin de la sagesse. Il veut que la sérénité de l’âme préside à toutes nos entreprises. Un esprit toujours. calme, un cœur toujours satisfait, c’est, dit-il, l’unique source de la richesse et du bonheur[19]. C’est encore moins comme péché religieux qu’il réprouve la démoralisation dans la pauvreté, que comme un attentat porté à notre dignité. Ce ne peut être d’un vêtement plus ou moins beau, ni d’une nourriture plus ou moins recherchée que dépend le bonheur. Celui qui arrive à se lamenter sur des privations de ce genre, a déjà perdu le vrai sentiment de sa dignité personnelle. Les aspirations d’une âme bien douée n’ont rien de commun avec les appétits du corps. Entretenir celui-ci, mais seulement l’entretenir et non s’appliquer à le saturer de plaisir, tel doit être sans cesse le but de notre travail. Il faut que l’existence se soutienne, mais pas davantage ; du moins ne doit-on pas ambitionner plus, quand on est obligé de se nourrir du travail de ses mains. Que Dieu vienne ensuite bénir particulièrement nos efforts, et qu’il les fasse produire au centuple de ce que nous en osions espérer, nous pourrons nous en réjouir ; mais dans le principe l’ambition d’un honnête ouvrier doit se borner au gain du nécessaire. A ces conditions, son travail sera toujours mesuré, digne, tempéré. Car ce que le Judaïsme blâme autant que la paresse, c’est une activité fébrile, tenue toujours en éveil par l’insatiable désir de posséder et d’amasser au-delà du besoin. Travail manuel ou application de l’esprit, il importe que tout se passe avec calme et mesure, que rien ne soit ni agité ni tourmenté. La santé en dépend toujours et, pas moins que la santé, la conservation de la dignité. On n’a malheureusement que trop d’exemples des funestes dangers où mène le courage aventureux de se lancer dans des entreprises hasardeuses et dans des spéculations aléatoires. Il y a longtemps que l’auteur des proverbes a dit : « L’âme trop ambitieuse est une source de combats exténuants, celle au contraire qui se confie en Dieu est seule heureuse[20]. » Il se trouve quelque chose de souverainement digne dans l’attitude d’un homme qui se repose tout ensemble sur ses propres forces et sur l’appui de Dieu.

Ce n’est plus là l’absence de tout soin, de tout souci du lendemain que le Christianisme et le Mahométisme ont réellement trop prêché[21] ; c’est bien plutôt un mélange d’inquiétude et de contentement, de crainte et de satisfaction, d’espérance et de préoccupation, duquel résulte pour l’homme la conviction qu’il est quelque chose sur la terre sans y être absolument tout, qu’il y vit sous la dépendance d’un souverain Créateur qui l’a doté d’une loi d’initiative, dont l’usage lui est abandonné, pour que, par elle, il s’élève au-dessus de l’animal réduit à attendre tout d’un autre sans jamais pouvoir rien se procurer par lui-même.

Et, lorsque l’homme sait profiter de cette loi, qu’il n’en mésuse pas, qu’il ne la laisse pas devenir entre ses mains un instrument de labeurs exagérés, ruineux pour la santé du corps et pour celle de l’âme, lorsque surtout il se contente de ce qu’elle lui vaut à la suite d’un exercice prudemment tempéré, il en retire ce double avantage d’avoir maintenu sa dignité, et de pouvoir continuer à la maintenir toujours.

Une autre condition encore que la morale juive met au travail considéré comme soutien de la dignité personnelle, c’est de ne pas l’exercer au détriment de la liberté. Nous voulons parler de deux grandes erreurs qui sont ici à éviter et contre lesquelles le Judaïsme a eu hâte de s’inscrire en faux, ou de s’assujettir au travail en vendant sa liberté physique, ou de s’y livrer et d’en prendre ensuite le produit pour noyer dans les excès d’une joyeuse vie sa liberté morale. Qui ne sait que la classe ouvrière n’est pas arrivée à comprendre même aujourd’hui, du moins dans la majorité de ses membres, que, quoique réduite à ce genre de travail manuel dont la classe plus riche est exempte, elle n’en conserve pas moins cette dignité inhérente à sa nature d’homme, et que rien n’est jamais capable de ravir si l’on ne se la ravit pas soi-même ?

On cherche les moyens d’éteindre ou de diminuer le paupérisme. À notre avis il est tout trouvé si on parvient à pénétrer le travailleur du sentiment de sa dignité personnelle. Savoir se respecter soi-même, comprendre que l’image de Dieu réside en nous, quel puissant remède contre le désordre moral ! Quel obstacle élevé contre le vice et la débauche. Sans doute, le nivellement des fortunes ne s’opérera pas avec cela. Mais est-ce bien là ce que l’on cherche en poursuivant l’extinction ou la diminution du paupérisme ? Ce n’est pas tant la pauvreté qui porte malheur à la classe ouvrière, que l’idée de bassesse qu’elle attache elle-même à sa position et qui traîne à sa suite tout un essaim de dégradantes habitudes. La pauvreté a également ses titres de noblesse. On s’incline volontiers devant un déshérité de la fortune qui a su tenir tête au malheur, et qui, par une activité que rien ne pouvait lasser, est parvenu à conjurer les orages d’une poignante misère. Le modeste artisan, penché sur un humble métier, courbé nuit et jour sur son travail et dont la poitrine se creuse à force d’application, s’élève, sans qu’il le soupçonne, à une gloire plus grande que celle du riche se laissant amollir par le désœuvrement que lui impose la fortune. C’est lui qu’on peut appeler le véritable représentant de Dieu sur la terre, c’est de lui qu’il faut dire qu’il est une seconde Providence, puisqu’il fournit à toute une famille son pain quotidien.

Mais comme ce prestige de la pauvreté s’efface dès que le travail par lequel elle peut ainsi s’ennoblir lui met en main des ressources d’inconduite et de débauche ! Ce n’est plus alors pour l’ouvrier un honneur de dépenser la force de ses bras à tenir le marteau, la truelle ou le ciseau, c’est presque un avilissement. Se livrer pendant une partie de la semaine à un rude labeur pour passer l’autre partie au jeu ou dans les orgies, qu’est-ce autre que s’adonner au culte du dieu-plaisir et du dieu-argent, et vendre sa liberté et sa santé pour gagner de quoi faire des libations sur leurs autels sacrilèges ? Honneur aux publicistes qui, dans ces derniers temps, ont pris à tâche de combattre ces profanations du travail et de rappeler la classe ouvrière à ses devoirs, en la rappelant au sentiment de sa dignité, laquelle est toujours imprescriptible et peut être revendiquée à toute époque de la vie ! En continuant de faire ainsi, ils produiront un autre bien encore : ils finiront par déraciner du sein de la classe aisée le dernier germe de cette dissolution de mœurs qui a été si longtemps la plaie de la société. Il est d’un effet inévitable que, si le niveau moral du travailleur s’élève, le riche est obligé d’exhausser le sien également. A défaut du devoir, l’honneur l’y pousse. Quand les bas-fonds de la société sont couverts de la lèpre du vice, la contagion s’en répand toujours jusques dans les régions élevées. Il fut un temps, où les grands seigneurs se permettaient tout parce que le peuple croupissait dans l’ignorance et dans la dégradation morale.

Le réveil du sentiment de la dignité chez celui-ci apprit aux autres que les hautes positions où ils se trouvaient ne leur donnaient nullement le droit de laisser leur belle intelligence s’abrutir au contact du vice. Pour tout dire, en un mot, en employant une expression biblique[22] : si le riche et le pauvre se rencontrent sur le chemin de l’honneur, de la liberté et du devoir, c’est qu’ils ont reconnu l’un par l’autre que Dieu les a créés tous deux et qu’il les a revêtus d’une dignité dont il est de leur plus stricte obligation de conserver la pureté et l’éclat à travers la bonne comme la mauvaise fortune.

Or, la doctrine israélite n’a-t-elle pas mille préceptes par lesquels il est ordonné à l’homme de ne jamais compromettre sa dignité non plus que sa liberté morale au sein de la pauvreté comme au sein de la richesse ? Que de fois Moïse ne recommande-t-il pas à son peuple d’être sur ses gardes afin surtout de ne pas déchoir de son rang d’homme ! Il met alors dans tous les discours qu’il lui adresse[23] une éloquence qui porte visiblement en elle une conviction profonde, inspirée par Dieu, de la valeur personnelle de l’homme. Voyez encore cette défense que, sur l’ordre de Dieu, il élève à la hauteur d’une loi, et qui consiste à ne point se faire d’incision dans la chair, à ne point s’arracher les cheveux pour un mort, et, à côté de cette défense et comme pour lui faire suite, ce commandement formel d’observer les jours de sabbath et de fêtes, et de s’y réjouir en société de sa femme, de ses enfants, de ses serviteurs et de ses servantes[24] ! Ne se trouve-t-il pas dans cette double recommandation comme un reflet de la dignité humaine ? N’est-ce pas parce que l’homme doit constamment se maintenir dans sa dignité, qu’il lui est défendu de s’abandonner au désespoir au temps du malheur, de même aussi que c’est savoir se respecter soi-même que de chercher à alléger quelquefois les peines de la vie par quelque plaisir et quelque récréation ?

Mais quelles sont ces réjouissances que le Judaïsme ordonne de prendre aux jours du sabbath et des fêtes ? Ce ne sont certes pas les joies bruyantes et désordonnées qui ne se recrutent que dans l’agitation tumultueuse des passions et dans les satisfactions matérielles qu’on s’ingénie à leur procurer, mais ce plaisir calme et noble qui découle du recueillement dans le repos, et d’une sorte de contemplation avec laquelle on jette un coup d’œil placide sur les travaux sérieux et menés à bonne fin de la semaine écoulée.

C’est là le véritable repos du sabbath et des fêtes juives, ce repos qui, dans la Synagogue, est connu sous le nom de Oneg, et dont Isaïe a admirablement parlé en disant : « Si tu t’interdis de voyager au jour du sabbath et d’y poursuivre la réussite de tes entreprises ; si tu te fais de lui un délice pour sanctifier le Dieu de gloire, et que tu honores ce saint jour en ne t’y occupant pas de tes affaires ordinaires auxquelles tu ne penseras même pas et dont tu t’abstiendras même de parler ; oh ! alors tu pourras te réjouir en Dieu ; alors je t’élèverai au-dessus des hauteurs de la terre et je te rassasierai de tout ce qui a été promis à ton père, Jacob. Ainsi a parlé l’Éternel[25]. »

Et l’on sait qu’Israël n’a jamais, du moins jusqu’à présent, poursuivi une autre joie que celle-là ! On connaît le contentement avec lequel il accueille régulièrement l’arrivée de ses fêtes religieuses, non certes pour s’y livrer à d’énervantes distractions, mais pour s’y relever le cœur et l’âme par des lectures pieuses et de réconfortantes méditations. On n’ignore pas davantage ses habitudes sobres durant la célébration des fêtes, cette vie de famille qu’il aime par-dessus tout, et cette continence extrême dont la classe ouvrière chez lui donne le fréquent et constant exemple. La tempérance dans le travail, l’économie dans les dépenses, la répulsion naturelle de l’ivresse, tout ce qui relève et honore le travailleur, tout ce qui lui permet de se consacrer pendant de longues années à sa famille et aux besoins de son éducation, tout ce qui tient éloigné de lui l’affreuse misère qui est plutôt encore le fruit d’un mauvais emploi fait du salaire et du repos que de la pénurie du salaire dans les moments de chômage forcé, voilà ce qui a toujours distingué l’ouvrier israélite. Il y a chez lui (et pourquoi le taire, puisque cela est vrai et tout le monde se plaît aujourd’hui à le reconnaître), il y a chez lui cette dignité qui le maintient libre au sein des plus pénibles travaux, j’entends intellectuellement et moralement libre. Le cabaret lui est presque toujours inconnu ; il n’y entre pas pour noyer dans un instant de joyeuse vie les chagrins et les fatigues de toute une semaine de durs labeurs. C’est aux douces émotions du foyer domestique qu’il demande de préférence un allègement à ses peines ; c’est à côté de sa femme et de ses enfants qu’il vient se délasser. Ils sont pour lui comme l’eau vive qui rafraîchit le voyageur altéré ; c’est au sein de cette amitié de famille qu’il va puiser à la fin de chaque semaine un nouveau courage pour traverser la semaine suivante.

C’est qu’il faut le dire : l’Israélite se rappelle volontiers ce que ses guides spirituels ne cessent de lui prêcher, à savoir que le sentiment de la valeur personnelle est pour l’homme en général et pour le travailleur en particulier, le plus fécond des sentiments, celui sans lequel on court toujours grand risque de s’égarer loin de la route de l’honneur et du devoir. D’autre part, il a eu souvent l’occasion de recueillir sur les lèvres des docteurs de la Synagogue cette vérité dont il aime à se souvenir : « Que Dieu affectionne spécialement ceux qui ne s’adonnent ni au jeu ni à la boisson[26]. » Enfin il a entendu le Divin chantre des Psaumes lui répéter sur tous les tons de sa harpe mélodieuse que le devoir essentiel de l’homme envers lui-même est de veiller à la conservation de sa dignité[27].

Nous demandera-t-on encore après tout cela de montrer que le Judaïsme regarde comme un crime capital, l’attentat que l’on porte à sa liberté physique en se vendant comme esclave ? Ce serait nous demander de revenir sur ce que nous avons déjà dit dans la première partie de ce travail, concernant l’esclavage au point de vue de la Bible. Il nous semble que c’est de preuves irréfragables que nous nous sommes appuyés, pour établir que la doctrine juive considère plutôt l’esclavage comme une domesticité à gage que comme une servitude. Du moins nous paraît-elle avoir employé tous les moyens, pour rendre telle une institution condamnable, qui avait alors poussé de trop profondes racines pour pouvoir être supprimée tout d’un coup. C’est à cet effet que nous lui avons vu recommander si vivement et si fréquemment la douceur et l’humanité envers les malheureux esclaves. Nous trouvons une nouvelle et évidente marque de cette tendance chez elle dans ces paroles où, après. avoir permis au pauvre d’aliéner temporairement sa liberté, on ajoute « Mais que ton frère qui s’est ainsi vendu soit chez toi comme serait l’ouvrier et l’étranger, et il te servira jusqu’à l’année du Jubilé. On pourra le racheter avant ; c’est même » un devoir pour son oncle, ou le fils de son oncle, ou quelqu’un de ses parents ou des membres de sa famille de le racheter. Dans tous les cas, tu ne lui seras pas un maître rigoureux, ni toi ni aucun de ceux chez lesquels il se sera engagé. Car les enfants d’Israël sont à moi ; ils m’appartiennent, ce sont mes serviteurs que j’ai tirés du pays d’Égypte, moi l’Éternel votre Dieu[28]. »

Jusque même dans cette permission péniblement octroyée de tendre volontairement le cou au joug de la servitude, se lit la recommandation biblique de veiller à sa dignité d’homme. N’est-ce pas comme si Dieu avait dit : 11 vaut encore mieux te faire le serviteur des besoins de ton prochain, que d’accepter l’aumône de sa main ; c’est encore être noble et grand que de savoir se soutenir de ses propres forces ; pour tout au monde ne te méprise pas toi-même. Et les rabbins disent d’une manière formelle « Non, il n’y a rien d’aussi funeste que de ne plus s’estimer à ses propres yeux ; la science même, la véritable science, perd par là son prestige. Le savant qui ne sait plus se respecter meurt avant son temps. Sacrifier sa dignité, c’est le pire des maux. Le plus grand des biens au contraire ainsi que le plus parfait des contentements, se trouvent dans la pensée que l’on doit uniquement à soi-même ce que l’on possède, même le pain qui sert à l’entretien de la vie[29] ».

Si maintenant, par une vue d’ensemble, nous cherchons à saisir les différents devoirs que, selon le Judaïsme, l’homme a à remplir envers lui-même, et que nous demandons ce que Christianisme et le Mahométisme ont pu améliorer sous ce rapport, nous pouvons dire que, loin de trouver à ces deux dernières religions une supériorité quelconque sur la première, ce n’est même pas d’égalité qu’il faut parler. Car, pendant que le Christianisme enseigne à flageller le corps, à le tuer d’une mort lente si on peut, et que le Mahométisme va jusqu’à l’idolâtrer en le saturant des plus grossiers plaisirs sensuels, le Judaïsme, lui, a su tenir le milieu entre les deux extrêmes. Ni de mépris pour cette enveloppe mortelle de l’âme, ni non plus d’adulation pour elle, voilà le principe juif. Que devient donc encore ici cette prétention si magistralement affirmée que l’on est venu parfaire l’œuvre de la Bible ? Nous défions d’ailleurs quelque système de morale que ce soit, religieuse ou philosophique, de dire mieux ce que l’homme se doit à lui-même, que ne l’a fait la doctrine israélite. Plût au ciel que l’on se fût toujours strictement tenu à ce qu’elle a enseigné sous ce rapport ! On n’aurait pas, après le long espace de dix-huit siècles, à refaire l’éducation de l’humanité, pour apprendre à chacun de ses membres ce qu’il se doit à lui-même. N’est-il pas vrai que ce que les économistes entreprennent aujourd’hui, avec un si louable zèle, d’apprendre à chaque citoyen qu’il a droit à la plus grande somme de bonheur possible dans ce monde et qu’il ne peut se la procurer qu’en se régénérant par le travail qui, dès lors, ne peut plus être considéré comme une malédiction, n’est-il pas vrai que le Mosaïsme a commencé à prêcher cela, il y a plus de trois mille ans ? Ah ! si,’depuis lors, le drapeau du Mosaïsme avait flotté ailleurs encore que sur la Palestine, bien d’autres peuples se seraient réveillés à cette vie de liberté qu’Israël a respirée à pleins poumons, et qui l’a fait se distinguer sur tous les champs de bataille où il s’agissait de vaincre pour conserver sa dignité morale, ou de succomber pour ne pas subir un honteux esclavage ! Et l’on n’aurait pas vu tant de nations incliner leurs épaules et se laisser si longtemps conduire en dociles troupeaux par des tyrans qui ne savaient pas respecter en elles le titre d’homme ! Surtout n’aurait-on pas vu ces siècles de féodalité pendant lesquels la moitié des hommes se trouvait asservie à l’autre moitié, non pas précisément en qualité d’esclaves, mais en qualité de travailleurs privés du sentiment de leur dignité.

Ç’a été, en effet, le fait du Christianisme, d’avoir donné naissance, douze cents ans après son apparition, à l’affligeante institution de la féodalité. Nous voulons bien que cette institution ait été un progrès sur l’antique esclavage et qu’elle en ait préparé la ruine. Mais pourquoi le Judaïsme n’a-t-il pas passé par cette phase ? Pourquoi, chez lui, le frère en religion n’a-t-il, en aucun temps, été considéré comme un serf attaché à la glèbe ? Pourquoi, les esclaves étrangers exceptés, et que l’on était bien obligé de posséder, a-t-on fait à tous les autres la condition de domestiques à gages ? Pourquoi enfin, de même que le Christianisme d’autrefois, le Mahométisme d’aujourd’hui tolère-t-il l’esclavage, et n’est-il pas encore parvenu à inspirer à la classe pauvre cette dignité qui relève tant au sein de la condition même la plus basse ?

C’est qu’il faut le dire, les deux nouvelles doctrines, en empruntant à la doctrine-mère ses préceptes moraux, n’ont pas su en même temps lui emprunter les principes d’où ils découlaient. Et c’est immense que de donner tout à la fois les préceptes moraux avec les principes qui les engendrent. Par la connaissance des derniers, on s’attache plus à la pratique des premiers, et les uns ne peuvent être fidèlement exécutés si les autres ne se trouvent pas auparavant solidement établis dans les cœurs. Que le Judaïsme soit parvenu à faire d’Israël un peuple profondément pénétré de la valeur personnelle de chacun de ses membres et de la dignité native qui leur est inhérente à tous, cela se comprend. Il eût été étonnant qu’il n’y eût pas réussi, lui qui plaçait l’homme si haut qu’il le mettait en rapport direct avec Dieu, sans intermédiaire aucun. Quel est celui qui, se sachant si rapproché du Ciel, tenterait de se rendre indigne d’une semblable élévation ? La conscience de la noblesse donne immédiatement le sentiment des devoirs de la noblesse. Quand on est bien convaincu de la grandeur et de la pureté de sa nature, on se complaît toujours plutôt dans les actes qui contribuent à leur conservation, que dans ceux qui tenteraient de nous les faire perdre. Or, c’est précisément en cela qu’ont péché le Christianisme et l’Islamisme. Nous les avons vus tous deux chercher bien plus souvent à humilier l’homme qu’à le relever à ses propres yeux. Leur thème favori n’est-il pas de l’entretenir sans cesse de l’état de chute où il se trouve par suite de la désobéissance d’Adam et d’Ève, et de la rupture du rapport entre lui et Dieu, comme conséquence de cet état ? Et puis le dogme de la prédestination et celui du fatalisme, qui sont dogmes chrétien et musulman par excellence, sont-ils bien de nature à relever le double sentiment de la liberté et du respect de soi-même ? Loin de là, et nous avons déjà dit ce que ces deux dogmes renferment de germes funestes.

Eh bien ! mettez ces diverses causes ensemble, et vous comprendrez comment il est arrivé que, malgré les beaux préceptes de morale individuelle que Jésus et Mahomet ont transportés de la Synagogue dans l’Église et la Mosquée, ils n’aient pas pu faire valoir aux yeux de leurs fidèles le prix de la valeur personnelle de chaque homme au même point qu’ont dû le faire les docteurs juifs. L’édifice manquait de base. On voulait bâtir sur le sable mouvant, commencer la construction par le faîte. Ce à quoi il eût fallu d’abord s’attacher, c’était de prendre l’idée biblique de la dignité humaine, et de montrer comment elle passe depuis des siècles et passera éternellement d’Adam sur celle de ses descendants, sans se trouver jamais entachée, ni diminuée, ni amoindrie par aucune atteinte de péché originel.

Vous comprendrez encore comment les moments même qui ont marqué le plus complet triomphe du Christianisme, aient été précisément ceux où, par l’institution de la féodalité, la dignité humaine se soit trouvée si fortement attaquée et compromise, tandis qu’au contraire, les époques d’ardente foi dans le Judaïsme, ont toujours été des époques de guerre d’indépendance et d’affranchissement de toute servitude, qu’elle fût nationale ou étrangère. La raison en est, qu’Israël revenant à l’obéissance de la Loi, reprenait tout de suite le sentiment de sa valeur personnelle, une des premières choses que le Pentateuque essaie de lui inspirer au lieu que, plus on se pénétrait de la foi chrétienne, plus il fallait se persuader de son peu de valeur et des mille imperfections dont on est entaché par suite du péché de nos premiers parents. Certes, ce n’est pas un mal de se sentir imparfait ; l’humilité n’a jamais été un vice, et le Pentateuque qui exalte tant celle de Moïse[30], et les docteurs israélites qui ne voient rien sur la terre de comparable à l’homme humble et modeste[31], n’ont assurément pas méconnu l’importance de cette belle vertu. Mais, comme toute autre vertu, elle peut devenir dangereuse si elle s’exagère, et elle fait cela sans conteste lorsqu’elle va jusqu’à nous inspirer du doute sur nos perfections relatives mais réelles, et qu’en toute circonstance elle nous porte plutôt à nous arrêter à la bassesse de notre condition actuelle, qu’à son côté élevé et distingué.

Vous comprendrez enfin la bizarre destinée de l’Islamisme qui, s’étant bien proposé de copier le Pentateuque et lui ayant effectivement emprunté nombre d’excellents enseignements, a complètement échoué sur le chapitre des devoirs de l’homme envers lui-même. Il y avait chez lui une erreur de plus que dans la doctrine chrétienne ; il y avait à côté du péché originel et de la prédestination, le fatalisme crûment enseigné à la façon du destin antique érigé tout simplement par lui en dogme religieux. Dans cette malheureuse situation où Mahomet plaçait ainsi l’homme, lui ravissant d’une part sa dignité native, et de l’autre sa liberté sans le moindre ménagement, comment se serait-il hasardé ensuite à l’exhorter d’en sortir ? Eût-il seulement pu lui offrir une issue ? Quand tout arrive dans le monde par des lois fatales, et que, par surcroît, on vous déclare déchu de votre grandeur, vous sentirez-vous encore le courage d’affronter un obstacle ? Esclavage des sens, esclavage civil ou politique, tout cela s’imposera toujours facilement à vous.

Il est donc naturel que le Judaïsme qui n’a jamais cessé d’enseigner l’opposé, ait constamment trouvé dans ses fidèles des hommes sur lesquels le ciel énervant de l’Orient n’a eu aucune influence, des hommes qui ont su se garantir de cette mollesse qui charme tant le Musulman, des hommes que la liberté a toujours vus accourir sur les lieux où elle soutenait la lutte contre la tyrannie. L’influence du climat était contrebalancée par celle des sentiments religieux. A leur faveur avait pris naissance, chez le peuple hébreu, cet amour du travail et ce zèle industrieux que l’on n’est plus habitué à rencontrer aujourd’hui chez ceux qui lui ont succédé sur la terre de la Palestine, sans professer ses principes religieux. Ajoutons, pour terminer, que si, ailleurs, dans d’autres contrées, par exemple dans toutes celles de l’Europe, le sentiment de la dignité personnelle tend à reprendre son empire malgré l’existence des dogmes que nous croyons peu favorables à son développement, c’est que les vérités de la Bible sont plus universellement répandues. Actuellement, il est manifeste que le Christianisme laisse dans les constitutions nouvelles des peuples, moins de son fonds à lui, que du fonds commun emprunté à la Bible telle que l’interprète le Judaïsme. La dignité native de l’homme ou ses droits naturels, si on veut les appeler ainsi, sont plutôt affirmés par la Synagogue que par l’Église, en sorte que la première se trouve véritablement en tête des États qui se régénèrent, tandis que la seconde est plus souvent en guerre ou peu d’accord avec ces mêmes États. C’est l’esprit de la Bible qui souffle aujourd’hui sur les nations sans qu’elles le sachent. Et si le Christianisme, enchainé par le dogme, ne peut pas toujours favoriser l’expansion de cet esprit, du moins a-t-il la gloire d’avoir préparé déjà le tiers du genre humain à en être visité. C’est avoir aidé à faire une bonne partie de la tâche autant que pouvait le lui permettre ce qu’il a sucé de bon du Judaïsme. A ce dernier, l’achèvement de l’œuvre, puisque la croyance à la prédestination et à l’influence du péché originel dans le Christianisme, comme dans la religion mahométane le fatalisme, ne permettront jamais logiquement aux deux nouvelles doctrines de relever en tout et partout l’homme à ses propres yeux, en lui dictant exactement ses devoirs à remplir envers lui-même.

  1. Genèse, chap. III, v. 17 à 20.
  2. Genèse, chap. II, v. 15.
  3. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XI.
  4. Ex., chap. XXIII. v. 12.
  5. Voir la sentence de Rabbi Tarfon, dans Aboth de Rabbi Nathan, chap. XI.
  6. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XI.
  7. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XI.
  8. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XI.
  9. Deux généraux juifs en avaient le commandement : Onias et Dosithée.
  10. Talmud, traité Guittin, p. 67 et traité Baba kama, p. 79.
  11. Traité des Principes, chap. I et X.
  12. Traité des Principes, chap. II, v. 2.
  13. Talmud Kidouschin, p. 30.
  14. Maïmonide Histchath Talmud Thorah, chap. III, v. 10 et suivants.
  15. Talmud, traité Kidouschin, p. 33.
  16. Traité Berachoth, p. 16.
  17. Ruth, chap. II, v. 4.
  18. Genèse, chap. II. v. 19.
  19. Pirké Aboth, chap. IV, v. 1.
  20. Prov., chap. XXVI v. 25.
  21. Voir Matth., à la fin du chap. VI et Coran, presque à chacune de ses pages.
  22. Proverbes, chap. XXII, v. 2.
  23. Voir, surtout au Deutéronome, les discours de Moïse.
  24. Deut., chap. XIV.
  25. Isaïe, chap. LVIII.
  26. Talmud, traité Pesachim, p. 113, et Mischnah Sabbath, chap. XXIII, v. 2.
  27. Voir notamment Psaumes, chap. XXXII, v. 9.
  28. Lévitique, chap. XXV. v. 39 et suivants.
  29. Voir Aboth de Rabbi Nathan, chap. XXIX et XXXIX. Voir encore Talmud, traité Schabbath, page 118, Pesachim, page 112 et 113 et Baba Bathra, page 110.
  30. Nombres, chap. XII, v. 3.
  31. Talmud, traités Méquilah, p. 31, Eroubin, p. 13, et Nedarim, p. 38.