Moïse, Jésus et Mahomet/12

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 357-379).


CHAPITRE XII

DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS SON PROCHAIN


Le principe vraiment générateur dans le Judaïsme de cette sorte de devoirs, c’est la charité. Nous employons cette expression à dessein, afin de nous placer tout de suite au cœur de la question qui va se débattre surtout entre la doctrine chrétienne et la doctrine juive, sur le point de savoir à laquelle appartient l’honneur d’avoir la première fait de la charité la base du devoir envers le prochain. Et pour résoudre cette question, il n’est pas besoin de grands efforts. On y parvient aisément au moyen d’une observation d’étymologie. Le mot charité, caritas, ne veut en effet dire autre chose qu’amour. Il s’agit donc simplement d’examiner si le Judaïsme a oui ou non prêché l’amour du prochain.

Déjà, en essayant plus haut de fonder le devoir en général, nous aurions pu nous attacher à montrer la doctrine israélite fort soucieuse de ne pas laisser dans l’ombre l’amour comme étant un des côtés les plus essentiels à l’établissement du majestueux édifice de la morale. Quand la loi du devoir est aperçue clairement par la raison, vivement sentie par la conscience, et que la liberté n’est pas contrainte dans son choix pour la pratique de cette loi, tout cependant n’est pas dit encore. Il faut quelque chose de plus que l’intelligence, la conscience et le libre arbitre pour devenir un être moral ; il faut le cœur, il faut l’amour, un amour ardent, un amour fraternel pour son semblable. C’est pour n’avoir pas compris cela, que l’antiquité, avant Moïse, n’a pas su fonder la vraie, la large morale, celle qui quitte les bornes étroites de l’égoïsme, qui va au delà du simple respect du droit pour multiplier, par les chaudes inspirations de la charité, le devoir envers le prochain. Les législations anciennes possédaient bien des lois répressives ; toutes, elles avaient cherché à briser, à enchainer la violence pour faire régner la justice sur la terre. Mais, nous osons le demander, quelle fut la situation des sociétés régies par ces législateurs à l’arrivée de Moïse et même après lui, aussi longtemps que la charité n’était pas venue se joindre à la justice pour devenir la double base de la morale sociale ? Il est certain que si les hommes s’attachent uniquement à ne pas violer le droit sans songer à se venir mutuellement en aide, toute source de prospérité est fermée aux sociétés humaines. C’est alors l’égoïsme érigé en principe. On connaît aujourd’hui par ses fruits la valeur d’une morale d’abstention. La misère s’attache ordinairement à ses pas. Figurez-vous un État dont tous les membres soient indifférents les uns pour les autres, ne cherchant pas, il est vrai à se nuire, mais ne faisant non plus aucun effort pour se soutenir réciproquement, pour s’entr’aider, et, dans cet État, un gouvernement qui borne son action à maintenir l’autorité des lois, à se faire craindre, redouter, mais n’entreprenant jamais rien pour le soulagement ni pour l’instruction de ses sujets, qu’arrivera-t-il ? Il arrivera que le progrès étant presque nul chez les citoyens, la moralité publique se tiendra toujours à un médiocre niveau. Chacun ayant assez à faire pour veiller par lui-même aux nécessités de la vie, puisque aucun secours, aucun appui ne lui vient du dehors, il ne pourra guère songer à développer ses facultés intellectuelles et morales. Et qui ne sait ce que le manque de culture de ces facultés engendre de maux ? Le plus général de tous sera de refuser à l’ignorant une claire notion du devoir. Pour connaître son devoir rien qu’au point de vue du droit, il faut déjà une certaine dose d’instruction. Surtout la liberté, c’est-à-dire l’absence de toute passion est nécessaire. Que sera-ce donc quand il s’agira de le pratiquer ? L’ignorance n’a-t-elle pas toujours été la mère de tous les désordres sociaux ? Que les peuples se trouvent une bonne fois en situation de recevoir de la part des gouvernements qui les diriger les bienfaits de l’instruction, ou que, soulagés dans leurs misères par un nombre suffisant d’institutions charitables, ils puissent, de temps en temps, se dérober à leurs soucis matériels pour réfléchir sérieusement à la dignité d’êtres intelligents qu’ils portent avec eux ainsi qu’aux diverses obligations qui en découlent, et le gouffre des révolutions se fermera. L’amour fait jaillir l’amour. Quand riches et pauvres se soutiennent ; quand gouvernements et sujets s’entr’aident, et que les différentes classes d’une même société mettent en commun ce fonds d’affection que Dieu a déposé dans leur cœur, pour que l’homme soit pour l’homme comme une seconde providence ne désirant rien tant que de le voir heureux et d’y contribuer, à l’occasion, de toutes ses puissances et de tous ses moyens, c’est alors l’ère de la paix générale que l’on voit se lever sur le genre humain. L’inégalité des conditions, sans disparaître, verra s’effacer de nous ces rudes aspérités qui blessent toujours si vivement le déshérité de la fortune. Le mécontentement du malheureux se calmera à la chaleur des généreux sentiments qui, de toutes parts, rayonneront sur lui. Loin d’attribuer à la société l’origine de ses maux, il la bénira des efforts qu’elle fait pour porter un adoucissement à des souffrances dont elle n’est point la cause, et, par sa reconnaissance, il s’efforcera de payer au centuple le témoignage d’attachement qu’elle lui prodigue.

A quelle hauteur l’idée du devoir ne s’élèvera-t-elle pas, en présence et sous l’influence de semblables dispositions d’esprit et de cœur universellement répandues ? Où s’arrêtera cette effusion d’amour une fois en voie de se répandre ainsi au dehors ? L’égoïsme pourrait-il désormais élever une digne assez puissante pour le comprimer ? Ce ne sera plus alors de simple respect du droit qu’il sera question. On vivra ensemble en frères ; on se témoignera les égards et les attentions que des frères se doivent entre eux ; chacun se fera tout à tous, et les différents États ne formeront plus que des familles étroitement unies entre elles.

Voilà jusqu’où conduit l’amour quand on le prend pour une des bases de la morale. Et c’est précisément pour l’avoir négligé en cette qualité, qu’aucune législation de l’antiquité, sans même en excepter celle de la sage Grèce et celle de Rome, la savante organisatrice des peuples, n’a su se maintenir debout à travers les vicissitudes des siècles. Et pourtant, ni à Rome, ni à Athènes, les mots de charité et de philanthropie n’étaient inconnus. Cicéron avait écrit en toutes lettres le premier de ces termes : Caritas humani generis ! et Aristote avait placé au premier rang des vertus sociales ce qu’il appelait la « philanthropie ». Les Stoïciens si populaires tant en Grèce qu’au pays du Latium, avaient voulu toutes les nations unies « dans la Société universelle des dieux et des hommes. » C’était sur la dignité, sur la valeur, axioma inhérente à tout homme qu’ils basaient leurs aspirations à la fraternité des peuples. Seulement ils plaçaient cette dignité dans la raison, de sorte que leur fraternité était plutôt une fraternité de raison que de cœur[1]. Et là où le cœur est absent, l’égoïsme fait vite irruption. Effectivement, ce qui dominait dans toute l’antiquité, c’étaient des tendances égoïstes. On s’unissait pour multiplier ses forces contre un danger commun ; mais une fois le péril écarté, on ne se connaissait plus. On s’estimait quelquefois, mais on ne s’aimait jamais. Étroitement unis pendant la guerre on donnait toujours en temps de paix les plus déplorables spectacles de division, de rivalité et de jalousie. Les lois de Solon étaient célèbres par toute la terre. Pourquoi n’ont-elles pas réussi à préserver d’une disparition complète de la scène du monde, ces fameux Athéniens, si braves sur le champ de bataille et si profondément versés dans toutes les branches des sciences libérales ? Parce que l’amour ou la charité n’y avait pas trouvé une expression suffisante. Solon y avait tout inscrit : l’abolition des lois draconiennes qui avaient multiplié outre mesure la peine de mort ; une part importante accordée au peuple dans les affaires par le droit de vote dans les assemblées et dans les jugements ; la remise faite aux pauvres de leurs dettes et jusqu’à la faculté laissée à chacun de déférer à l’Aréopage une agression injuste, lors même qu’il n’en eût pas été personnellement victime. Par cette dernière mesure, une excellente voie se trouvait ouverte aux saintes émotions de l’amour du prochain. Solon n’a pas su y marcher jusqu’au bout. Il n’a su que flétrir l’injustice et la dénoncer à la vindicte publique ; il eût fallu surtout recommander la pratique de la charité, et inviter les citoyens à se secourir, à s’aimer les uns les autres sans différence de castes ni de classes.

Athènes eut encore un autre homme qui lui était fort cher et qui s’était un jour mêlé de lui indiquer les moyens de se constituer sur des bases inébranlables. Cet homme, c’était Platon, celui, peut-être de tous les penseurs anciens et modernes, qui a le mieux compris les facultés de l’âme humaine, et, parmi ces facultés l’amour que, dans deux dialogues célèbres, Phèdon et le Banquet, il exalte jusqu’à la poésie, ce n’est pas assez dire, jusqu’au délire. Eh bien ! malgré sa rare perspicacité et son magnifique don d’intuition, Platon n’a su rien fonder de stable, alors même qu’il quittait les régions imaginaires pour aborder la vie réelle et y adapter une bonne législation morale et sociale. Pas plus dans son livre des Lois que dans celui de la République, il ne fournit d’éléments à une solide organisation des hommes entre eux, et la raison en est, qu’il n’a pas su donner à la partie aimante et affectueuse de l’âme son véritable objet. En exaltant l’amour, il ne le fait jamais au point de vue de la charité. C’est comme sentiment personnel qu’il l’envisage. Rarement l’âme humaine lui apparaît par ce côté qui n’est certes pas le moins attrayant, par celui où elle aime de s’épandre pour se dévouer au semblable, par pure affection, n’estimant rien autant que le bonheur de pouvoir le soulager, et lui adoucir ses peines en les partageant. Ou si, dans le cours de ses spéculations philosophiques, le maître de l’Académie, qui avait l’observation juste et fine, s’arrête quelquefois à décrire également cette tendance évidente de l’âme, du moins est-il vrai qu’il ne lui a pas assigné de place sérieuse dans ses essais de législation, et cela suffit à montrer que ce grand esprit non plus n’a pas su s’inscrire en faux contre l’égoïsme, ce grand vice des temps anciens.

Il serait à la rigueur permis de dire que Platon eût encore contribué à l’étendre et à le fortifier, cet égoïsme, s’il se fût trouvé quelqu’un pour réaliser sa fameuse utopie de l’anéantissement de la famille et de la propriété, à l’effet de gagner à la patrie des serviteurs plus fidèles et plus complètement dévoués. Ces espèces de crèches de l’État, où il voulait que les mères se rendissent chaque jour en masse pour allaiter des enfants, parmi lesquels se trouvaient également les leurs, mais sans qu’elles pussent les reconnaître ; ces sortes de phalanstères où, selon lui, devaient être mis en commun femmes, richesses, produits du travail, ne croyez pas que ce fût par esprit de charité qu’il en sollicitait l’établissement ; non. Ce fut par pur égoïsme, même par un égoïsme érigé en loi d’État, et cherchant à étouffer au profit de la patrie les sentiments d’affection paternelle et conjugale. Au lieu que dans une législation basée sur l’amour, la patrie est invitée à faire descendre sur le citoyen une protection qui lui permet de jouir des paisibles plaisirs attachés à la vie de famille ; ici elle était appelée à briser tous ces précieux liens, et à isoler le citoyen pour pouvoir disposer plus à l’aise de sa personne.

C’était l’égoïsme poussé jusqu’au plus complet oubli de ce que la nature a de plus cher. Et ainsi, la science philosophique s’égarant à la suite des religions païennes qui ne connaissaient que l’égoïsme, avait encore trouvé moyen de renchérir sur elles par la confiscation des droits les plus sacrés de l’homme, ceux de la famille et de la propriété.

Rome, de son côté, quoique possédant des législateurs moins utopistes, n’a pas su, cependant, mieux qu’Athènes, échapper à l’égoïsme. A Rome, on a su suivre le droit jusque dans ses applications les plus éloignées. Ses légistes ont su mettre à découvert les détours, les sinuosités, les voies tortueuses que prennent si souvent l’astuce et la ruse pour arriver à leur fin. Rome a su élever à la justice des monuments écrits impérissables, et qui servent encore à l’enseignement du droit dans tous les pays civilisés. Mais à la charité, à l’amour du prochain, quel monument a-t-elle su ériger ? Et c’était précisément la charité unie au droit qu’il lui aurait fallu préconiser, pour donner de solides constitutions aux nations qu’elle voulait s’incorporer, et pour se donner à elle-même, si elle l’avait pu, une constitution inébranlable. Représentez-vous Rome ayant des lois pleines d’amour et de justice à offrir aux contrées qu’elle subjuguait les unes après les autres ; représentez-vous-la s’avançant sur son char de triomphe et apportant, sur les pas de ses légions victorieuses, aux peuples soumis à sa puissance, la paix, la concorde, la prospérité, résultats d’une administration toute paternelle ; plus préoccupée de secourir les vaincus que de leur faire sentir l’aiguillon de la servitude, leur tendant une main généreuse après le combat et s’établissant à leur tête avec l’intention de répandre parmi eux l’instruction, de les soulager dans leurs besoins, de les appeler à une vie de liberté morale et de franchises personnelles, à une vie basée sur une mutualité d’assistance et sur une réciprocité d’affection s’étendant à tous ; en un mot, tenant d’une main le sceptre du pouvoir et de l’autre inoculant dans l’âme de ses nombreux sujets, tous devenus citoyens, la sève de l’amour, et vous comprendrez qu’on se fût inféodé à elle sans hésitation et avec la même effusion de cœur qu’elle eût su montrer. Mais il eût fallu pour cela qu’elle eût rompu avec le Paganisme, avec tous les principes égoïstes des temps anciens, et qu’au moment où luisait pour elle le beau soleil de la victoire, elle fût déjà pénétrée de la loi de charité descendue sur le Sinaï, loi qu’elle a cependant acceptée, mais bien plus tard, des mains du Christianisme. Elle l’eût possédée alors déjà, qu’elle eût pu entreprendre de combattre avec succès l’égoïsme païen, et d’implanter. à jamais sa domination dans le monde. Mais comme elle était elle-même païenne, elle souffrait du même mal que les autres ; et c’est là le motif pour lequel ses lois, qui sont vraiment admirables par l’esprit de justice qu’elles respirent, perdent immensément en ce qu’elles ne portent point sur elles le cachet d’amour qui relève tant les modernes législations.

Cependant à qui revient la gloire d’avoir apposé ce précieux cachet aux législations modernes ? Au Christianisme, sans doute, mais au Christianisme continuant le Judaïsme et s’inspirant sous ce rapport de la doctrine israélite depuis l’Alpha jusqu’à l’Oméga.

Si le lecteur, en nous suivant dans ce que nous venons de dire de Rome et d’Athènes, a reporté un instant sa pensée sur Jérusalem qui est après tout le but auquel il nous faut toujours revenir, il n’aura pu qu’augurer favorablement de la différence entre la législation juive et les législations païennes. Et cela, à priori, pour deux motifs. D’abord, parce que la loi sinaïque, malgré les assauts qu’elle a subis, est restée debout, incorporée dans un peuple dont les restes épars dans tout l’Univers sont unis entre eux : c’est la meilleure et la plus palpable des preuves que, dès l’origine, elle a été assise sur des principes qui lui ont permis de demeurer intacte. Ensuite, parce que cette même loi est parvenue à se faire accepter des nations civilisées, comme base des codes qu’elles se donnent successivement à leurs moments de régénération civile et politique. Aujourd’hui, il existe encore des Israélites ayant pour guide le Pentateuque comme les Hébreux des temps passés, et se trouvant parfaitement de la morale biblique pour l’entretien de leurs rapports avec le citoyen du dix-neuvième siècle. Mais il n’existe plus de Grecs ni de Romains, j’entends de ceux d’autrefois, qui puissent frayer avec l’homme de l’époque moderne. Aujourd’hui, il n’est plus question de revenir aux lois de Solon, moins encore aux utopies de Platon ; de son côté, le vieux Droit romain est de beaucoup dépassé par des applications qui ne pouvaient être faites par lui, puisqu’elles sont le résultat de relations nouvelles qui se sont établies de peuple à peuple, de gouvernants à gouvernés, de citoyen à citoyen. La Bible, au contraire, sanctionne les nouveaux droits ; avec ses larges principes, elle pourrait, si on le lui demandait, en faire l’application, car elle répond et répondra toujours aux successives aspirations du genre humain s’élevant et s’épurant sous l’action continue du progrès. Lors de la révolution de 1789, elle a pu applaudir des deux mains à la proclamation de l’égalité devant la loi de tous les sujets d’un État, quel que fût leur culte ou leur position sociale. Depuis, elle a pu, de son propre mouvement, aider à l’enfantement douloureux de la liberté dans tous les pays où l’on s’est mis d’accord pour la faire naître. Désormais, elle sera prête à saluer, de quelque côté qu’elle apparaisse, l’aurore de la paix universelle qui invitera tous les hommes à vivre entre eux en amis et en frères.

Oui, la Bible peut faire tout cela à l’exclusion des plus vieilles législations connues, parce que, seule, elle ne se borne pas à revendiquer pour la Société des lois de justice, mais qu’elle demande aussi pour elle des lois d’amour. Il faut voir, en effet, comme elle a recours à toutes sortes de recommandations pour faire comprendre que la charité, jointe à la reconnaissance du droit et de la liberté chez le prochain, doit être l’inspiratrice des actes et des sentiments privés et publics. Tenons-nous-en, pour le moment, à la plus importante de ces recommandations. Elle est conçue en ces termes bien connus : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, je suis l’Éternel[2]. » Y a-t-il à se tromper sur la portée de ces paroles ? Ce n’est pas assez d’aimer son prochain d’un amour froid, réservé, compassé, indifférent, qui est plutôt l’absence de la haine que le premier degré de l’amitié cet amour-là ne trouve son expression que dans le texte qui défend « de haïr intérieurement son semblable[3] ». Ici il s’agit d’un amour actif, ouvert, fécond en bonnes intentions, large, toujours prêt à s’épancher, toujours empressé à servir, ne se renfermant pas dans le seul respect du droit, mais se complaisant dans l’effusion, voulant se traduire au dehors par des actes, et par des actes profitables à l’être aimé ; d’un amour enfin qui se modèle sur celui que l’on a pour soi-même, qui souhaite à autrui le même bien que l’on se souhaite personnellement, et qui ne permet pas de séparer la félicité de son semblable de la sienne propre[4]. « Comme tu t’aimes toi-même », tu aimeras celui qui se trouve à côté de toi, et non pas seulement ton concitoyen, ton compatriote, ton coreligionnaire, mais encore l’étranger qui ne partage pas avec toi les espérances d’une même foi ou les bienfaits d’une commune patrie. Il n’est pas moins ton frère, parce qu’il se trouve séparé de toi par une délimitation de frontière, ou parce que sa conscience religieuse a adopté des opinions autres que les tiennes. Et cela est enseigné explicitement, toujours au même paragraphe, probablement pour l’édification de ceux d’entre les détracteurs de la doctrine juive qui aiment tant de l’accuser d’exclusivisme, et qui lui reprochent de n’avoir commandé la charité qu’envers les seuls israélites. Pas plus que tout à l’heure, sur la nature de l’amour, il n’est permis de se tromper ici sur l’extension à lui donner. Qu’on prenne la peine de lire : « Tu l’aimeras (l’étranger) comme tu t’aimes toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte, je suis l’Éternel, votre Dieu[5] ». Semblable formule, ton de recommandation tout aussi positif et aussi absolu, le nom de Dieu également invoqué sur la fin, en témoignage de la sainteté de ce devoir ; quelque chose de plus même, un appel fait à la mémoire, pour que, par le souvenir de ses propres souffrances, on prenne plus à cœur les souffrances d’autrui.

Oh ! certes, c’est bien là la véritable charité, celle qui commence par la pensée, que tout en ce monde procède de Dieu, qu’il y a solidarité entre les enfants issus d’un même père et qui se termine dans ce retour que l’on fait sur soi-même, pour se mettre à la place de celui dont la position demande qu’on s’intéresse à lui ! Quelles sont les barrières qui ne s’abaisseraient pas devant un amour aussi bien caractérisé ? Est-ce qu’un fleuve qui coule entre mon prochain et moi, une montagne qui nous sépare, un intérêt qui nous divise en apparence, un mécontentement qu’il a pu m’occasionner, une offense même qu’il m’aurait faite, seraient des obstacles assez puissants pour m’empêcher de m’employer en sa faveur si sa situation le réclamait ? En considérant qu’il est, comme moi, fils du ciel et de la terre, par conséquent sujet aux mêmes faiblesses que moi, en proie aux mêmes agitations lorsque certaines passions se trouvent surexcitées, cette considération ne me dispose-t-elle pas immédiatement en sa faveur, ne m’inspire-t-elle pas la pensée de tout lui pardonner ? D’autre part, le sachant travaillé, comme je le suis moi-même, du désir d’être heureux et reconnaissant, qu’il a les mêmes titres que moi à faire valoir pour arriver au bonheur, pourquoi lui refuserais-je des satisfactions qu’il est en mon pouvoir de lui accorder ?

En présence de semblables convictions, qu’est-ce encore, je vous prie, qu’une borne, qu’une limite ou de ville, ou de département, ou de contrée, ou de pays ? On sait aujourd’hui ce que c’est. Cela n’a certes plus l’apparence d’une ligne de démarcation. Aujourd’hui que la vapeur rapproche les distances, que, par de gigantesques travaux d’art les vallées sont comblées, les montagnes aplanies, et que l’on envoie sa pensée, d’un bout du monde à l’autre, sur les ailes de l’électricité, il ne s’agit pas que de la prospérité spéciale d’un seul peuple ; c’est la prospérité générale qui est en jeu. C’est au bonheur de l’humanité entière qu’on travaille. Elle se prépare, cette époque bénie qu’ont prédite les prophètes, et où tous les cœurs battront à l’unisson. Cet amour qu’ils avaient essayé de mettre à la place de l’égoïsme, est en éclosion. Longtemps obligé de se renfermer en lui-même, il prend maintenant son essor, aidé par la science en progrès qui débarrasse la voie devant lui.

Moïse avait dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » et encore : « l’étranger comme toi-même. » C’était là proclamer le principe, et quel principe ! observe Rabbi Akiba, le célèbre martyr de Béthar, « certainement un des plus grands qui soient inscrits au Livre de la Loi[6] ». Mais ce n’était pas assez qu’Israël se pénétrât de ce fécond principe, et l’appliquât sur l’étroite terre de la Palestine que Dieu lui avait assignée comme demeure. Ce principe était descendu du ciel pour devenir le patrimoine du genre humain tout entier. Et qui l’offrira aux nations les plus éloignées, qui ira le leur communiquer, qui le répandra, le popularisera parmi elles ? Ce ne pourra être directement le Judaïsme à cause de la séparation où il se trouve momentanément avec ces nations pour avoir radicalement condamné leurs croyances, disons plutôt leurs erreurs aussi vieilles que le monde. Mais, attendez. Une religion poussera bientôt du tronc du Judaïsme et qui partira en apôtre pour lui. Ce sera le Christianisme qui propagera la loi d’amour proclamée par la doctrine israélite, parce que plus libre que cette doctrine d’entrer dans les accommodements, de consentir à des compromis, il saura sacrifier quelques vérités dogmatiques à l’espoir de régénérer plus rapidement le sentiment moral de l’humanité. Et pendant que lui se présentera aux peuples avec des enseignements mélangés d’éléments étrangers ; elle, elle continuera à veiller d’un œil jaloux à l’intégrité du champ tout à la fois moral et religieux confié à ses soins. L’Église appellera les hommes à l’amour fraternel, tout en leur laissant quelques croyances dogmatiques erronées ; la Synagogue leur tiendra en réserve ce même amour fraternel, qu’ils pourront, comme auparavant, laisser brûler dans leur âme le jour où ils viendront se ranger à la pure vérité du Sinaï. Jésus a détaché du franc olivier un seul rameau et l’a remis entre les mains de ses disciples en leur disant : « Allez et prêchez les nations. » Mais la Bible est ce franc olivier lui-même, chargé encore de bien d’autres branches excellentes, à l’ombre desquelles le genre humain est déjà en voie de venir s’abriter.

« Faites donc aux hommes tout ce que vous voulez qu’ils vous fassent, car c’est là la Loi et les prophètes[7] », a dit le docteur de Nazareth. Qu’y a-t-il dans cette recommandation de plus que ce que le Pentateuque a dit : « Aime ton prochain comme toi-même. » Et dans une autre occasion, Jésus ne s’est-il pas tenu à la formule consacrée, et n’a-t-il pas répété à la façon biblique devant quelqu’un qui lui demandait l’énumération de ses devoirs : « Tu ne tueras pas, tu ne commettras point d’adultère, tu ne déroberas point, tu ne diras pas de faux témoignages. Honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même[8]. » Si avec cela Jésus n’avait pas doctrinalement enseigné son trop fameux « Hors de l’Église point de salut » ; s’il n’avait pas dit si cruellement : « Celui qui n’est pas pour moi est contre moi », la parole du Pentateuque aurait continué à revêtir sa plus généreuse extension. Mais le moyen d’aimer ceux que Dieu damnera éternellement ? Et comment étendre logiquement la charité à ceux que l’on désigne « pour être pieds et poings liés, jetés dans la géhenne du feu ? » Le Judaïsme qui n’a pas de ces exclusions religieuses a pu, autrement que le Christianisme, élargir la parole de Moïse : « Aime ton prochain comme toi-même. »

Néanmoins, ç’a été le grand mérite de Jésus, d’avoir su prendre la charité pour base de sa morale et persuader aux hommes que rien n’équivaut à la douce inclination, avec laquelle on s’abandonne à des sentiments de bienveillance et de générosité vis-à-vis de son semblable. Mais ce que nous prétendons, c’est que, même cette étincelle, en tant qu’il l’a laissé briller de son plus pur éclat, malgré d’évidentes contradictions dogmatiques, il ne l’a pas tirée de son propre fonds ; qu’au contraire, elle a jailli du Judaïsme, son foyer primitif.

La preuve de cela, nous la trouvons de suite dans un verset des Évangiles. Que répond, selon Mathieu, ce même jeune homme auquel on vient de détailler quelques principes de morale ; il dit : « J’ai observé toutes ces choses dans ma jeunesse, que me manque-t-il encore[9] ? » Jésus ne lui avait donc rien appris de nouveau !

Ne sait-on pas aussi que Hillel, contemporain de Jésus, et déjà arrivé au faîte de la gloire quand l’autre commençait seulement ses mâles prédications, avait résumé toute la Loi en ce fameux aphorisme : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît[10] », aphorisme qui, sans aucun doute, était devenu rapidement populaire, par suite de la délicieuse épisode qui en avait provoqué l’énonciation[11] ?

D’ailleurs, n’est-ce pas aux écoles juives que Jésus s’est instruit ? N’a-t-il pas été fervent disciple de docteurs israélites avant de s’être déclaré le réformateur de la foi de ses pères ? Non, ce n’est même pas comme plagiaire qu’il nous apparaît, quand nous le voyons reproduire l’enseignement biblique sur la charité, mais comme écho de ce que l’éducation juive qu’il avait reçue lui avait laissé au cœur sous ce rapport. Il s’exaltait tout en parlant de l’amour du prochain, et trouvait alors des expressions si heureuses, parce qu’il avait su se pénétrer profondément des sentiments fraternels dont la Bible veut que nous soyons animés pour nos semblables. Il puisait largement dans son âme qui, de bonne heure, s’était ornée de toutes les qualités de douceur dont la Loi sinaïque voulait que tous les Hébreux s’enrichissent. Il se serait borné tout simplement à imiter cette loi, à la copier comme a fait plus tard Mahomet, sans se l’assimiler et s’en pénétrer chaudement, que vous n’auriez trouvé sur ses lèvres que de froides paroles, propres tout au plus à recommander la pratique de l’aumône, comme le furent celles prononcées plus tard par Mahomet précisément. C’est, en effet, là toute la différence entre ces deux fondateurs de religion[12], et qui suffit amplement à expliquer l’absence du mot charité dans le Coran. Il est de fait que tous deux ont eu devant les yeux la Bible qui fut la source de toutes leurs inspirations. Mais tandis que Mahomet y lisait sans toujours la comprendre, Jésus la comprenait quand il le voulait et que cela ne dérangeait pas ses vues réformatrices. Celui-ci avait été élevé sous sa tutelle, celui-là la consultait seulement parce que son esprit perspicace lui avait fait entrevoir chez elle des points qui pouvaient servir à ses desseins. Tandis que l’un, avec une hardiesse inouïe, se permettait tantôt de négliger la lettre de la Loi pour son esprit, et tantôt de sacrifier cet esprit même à d’impies compromis avec l’erreur païenne, l’autre en travestissait quelquefois tout ensemble et l’esprit et la lettre, et cela encore plutôt par ignorance que par système. Au moins, Jésus avait-il cet avantage, sur Mahomet, d’avoir été instruit du véritable esprit de la Bible, et d’avoir su y rester fidèle quand il le jugeait bon et utile à son dessein.

C’est ainsi que pour la charité il n’a fait que continuer la tradition reçue. Il savait fort bien que ce n’était pas seulement d’aumônes que les Saintes-Écritures voulaient parler quand elles prononçaient le mot de charité, mais encore d’amour, de protection accordée aux inférieurs, de générosité témoignée aux supérieurs dans notre manière d’apprécier leurs actions, leurs démarches et même leurs intentions, enfin, de douceur manifestée à l’égard de ceux qui nous ont offensés. Le pardon des injures, la commisération pour le malheureux, la sollicitude pour l’ignorant, un zèle toujours ardent à secourir le pauvre et à accomplir le devoir, soit envers les morts, soit envers les vivants, envers les petits comme envers les grands, envers l’indigène comme envers l’étranger ; il savait que tout cela était pratiqué de temps immémorial dans la Synagogue, et il n’a fait que répéter après elle ce qu’il avait appris d’elle. Cette belle distinction établie par les docteurs juifs entre la charité et l’aumône, à savoir « que la pratique de l’aumône ne demande qu’un sacrifice d’argent, tandis que, dans la charité, il faut encore payer de sa propre personne ; que l’aumône ne se donne qu’au pauvre, au lieu que la charité s’exerce envers le riche comme envers le pauvre ; que l’aumône ne se fait qu’aux vivants, tandis que, par la charité, on honore encore les morts[13] ». Cette belle distinction, dis-je, lui était parfaitement connue, et plus d’une fois, il s’en est inspiré, surtout lorsqu’il voulait adresser au peuple un de ces discours qui pût lui gagner son affection et l’attacher à ses pas. Dans ces discours, la foule reconnaissait de suite l’esprit biblique, et elle se plaisait à entendre développer une morale qu’elle savait découler naturellement des écrits de tous les prophètes.

Chez Mahomet rien de tout cela. Il parle bien de secours, mais point de charité. Dans vingt endroits différents de son Coran, il s’attache uniquement à recommander la pratique de l’aumône. « Il faut la faire, dit-il, pour être agréable à Dieu ; il faut la faire dans son intérêt propre, afin de s’attirer les faveurs du ciel ; il faut la faire aussi par commisération pour le malheureux, et dans le seul but d’alléger ses souffrances intolérables[14]. » Mais pas un mot de ce devoir bien autrement important de s’employer pour le prochain, même lorsqu’il n’est pas dans le malheur, et qu’il s’agit seulement de prendre en main la défense de son honneur, de ses intérêts, et de le mettre sur la voie des joies paisibles des bienfaits de la vie.

Le pardon des injures, il faut le dire, n’était pas chose indifférente à Mahomet. Il y revient à deux fois ; mais l’expression déjà dans laquelle il enveloppe cette seule nuance de la charité qui lui fût connue, jette sur elle un jour quelque peu douteux. « Une parole honnête, le pardon des injures valent mieux qu’une aumône qu’aura suivie la peine causée à celui qui la reçoit[15]. » Est-ce là une manifestation explicite de cet amour que l’on doit nourrir même pour un ennemi ? Cela s’appelle tout simplement écarter l’esprit de vengeance, mais ce n’est nullement prêcher cet oubli charitable des injures que prescrit si formellement le Pentateuque et, à son exemple, les Évangiles. Mahomet qui n’avait pas, comme Jésus, reçu une éducation juive, ne comprenait pas que la charité biblique était et devait être le contre-pied de l’égoïsme païen. Il prenait naïvement l’aumône pour de la charité, confondant les deux choses et s’imaginant que tout était accompli, quand l’on avait tendu au pauvre une main bienfaisante, matériellement bienfaisante.

Une dernière preuve enfin que la charité chrétienne, dans ce qu’elle a de vraiment large, n’est que la reproduction de la charité juive, telle que les docteurs juifs l’ont toujours enseignée et pratiquée, c’est que, de tous les apôtres qui sont allés de Jérusalem vers les Gentils, aucun n’a su parler de la charité aussi bien que l’a fait Paul, et Paul, on le sait, avait été, sous le nom de Saül, un des premiers disciples de Rabbi Gamaliel. Écoutons cet apôtre : « La charité, dit-il, est patiente ; elle est pleine de bonté ; la charité n’est point envieuse ; la charité n’est point insolente ; elle ne s’enfle point d’orgueil : elle n’est point malhonnête ; elle ne cherche point un intérêt ; elle ne s’aigrit point ; elle ne soupçonne point le mal ; elle ne se réjouit point de justice ; mais elle se réjouit de la vérité ; elle excuse tout ; elle croit tout ; elle espère tout ; elle supporte tout[16]. » Pas un de ces beaux traits ne manque de se découvrir dans la charité juive. On pourra amplement s’en convaincre quand nous entrerons dans le détail des devoirs à remplir envers le prochain. Que l’on nous permette seulement ici de montrer, par l’exemple de Hillel, comment elle sait être patiente, excusant tout et supportant tout. La modestie de ce saint homme était passée en proverbe ; son calme était toujours parfait. Deux paysans parièrent un jour quatre cents pièces d’or, devant échoir à celui d’entre eux qui parviendrait à mettre le saint homme à bout de patience. Le pari accepté, l’un d’eux choisit la veille du samedi où il savait Hillel occupé à se préparer dévotement pour la fête, et vint, à diverses reprises, l’importuner coup sur coup de questions l’une plus vaine que l’autre : Pourquoi les Babyloniens ont-ils la tête ronde ? pourquoi les Perses ont-ils les yeux délicats et malades ? pourquoi les Assyriens les pieds larges. Hillel répondit à tout avec le plus grand calme. Soudain son interlocuteur s’impatientant lui jette cette apostrophe : « J’aurai encore bien des demandes à t’adresser si je ne craignais de t’importuner. — Fais, fais, mon ami, répondit Hillel en le priant de s’asseoir. — Mais vraiment, es-tu bien Hillel, prince en Israël ? — Certainement. — Eh bien ! je ne voudrais pas qu’il se rencontrât sur terre beaucoup comme toi. — Et pourquoi donc ? Parce que tu viens de me faire perdre quatre cents belles et bonnes pièces d’or — Que ce soit une leçon pour toi de ne pas être désormais si téméraire dans tes paris. Tu aurais perdu deux fois plus d’argent qu’il en serait résulté moins de dommage que si Hillel avait perdu patience. »

Et c’était chez le neveu de cet aimable docteur que Paul allait chaque jour s’instruire avant qu’il n’eût embrassé la nouvelle foi ! Que ne pouvait-il, que ne devait-il apprendre à si bonne école ? A tout le moins enseignait-on là les vrais caractères de la charité qui, de la maison d’Hillel, s’était naturellement transmise à celle de Gamaliel comme un précieux héritage de famille.

Mais le Judaïsme a fait mieux encore que de fournir à la doctrine chrétienne le modèle de la véritable charité. Il a su de tout temps garantir cette dernière de certains excès qui peuvent lui devenir très funestes et en dénaturer complètement le caractère. Ainsi, il est beau d’aimer son prochain, mais à condition, toutefois, que, par trop d’amour pour lui, on n’aille pas attenter à sa liberté, ni violenter sa conscience dans le dessein de le rendre heureux malgré lui. Ce n’est malheureusement pas une chimère que nous combattons ici. Il s’est trouvé une époque néfaste où des bûchers ont été allumés dans le but fort charitable, à ce que l’on prétendait, de forcer les dissidents à abjurer des croyances religieuses considérées comme autant d’obstacles à leur salut. On sait le conseil donné à Ferdinand-le-Catholique par son confesseur Torquemada. Le père du roi qui avait su apprécier le rare mérite des Juifs de l’Espagne, avait, sur son lit de mort, recommandé à son fils de leur faire le plus grand bien possible. Et ce fut cette dernière volonté si noblement exprimée qui causa leur perte. Ferdinand VII hésitant sur les moyens à employer pour s’acquitter de son devoir filial, Torquemada lui fit comprendre qu’il ne pourrait faire aux Juifs de plus grand bien qu’en les forçant d’embrasser la religion catholique qui les sauverait de la damnation éternelle. Bientôt après, le Tribunal de l’Inquisition s’installa à côté du trône ; il fallut abjurer ou prendre le chemin de l’exil. Plus tard vinrent les auto-da-fé, et tout s’exécuta au nom de l’amour et de la charité.

Avouons que la plus implacable haine religieuse n’eût pas autrement agi, et un zèle pieux s’exagérant son devoir pour aboutir à la persécution, a été toujours formellement et énergiquement condamné par la Synagogue. Nous n’en voudrions pour preuve que la réflexion suivante faite par le Talmud à propos du massacre des prêtres de Baal amenés par le prophète Élie sur le Mont-Carmel. « Élie, dit-il, a été enlevé au ciel pour avoir, dans cette occasion, témoigné d’un zèle coupable. Ce n’est pas d’hommes tels que lui que la terre a besoin[17]. »

Ni haine ni excès d’amour, ni indifférence ni sollicitude exagérée pour notre prochain, grand désir de le voir heureux, mais aussi grand respect pour tous les moyens qu’il emploie à le devenir, des conseils, mais pas de contrainte, une constante préoccupation de notre part à lui fournir des occasions d’augmenter sa tranquillité comme son bien-être moral et matériel, mais aussi une attention non moins scrupuleuse et continuelle à le laisser libre d’en profiter à sa guise ou de n’en point profiter du tout, c’est là le milieu où doit se tenir la charité. Tout ne doit pas se traduire en sentiment chez l’homme ; il a aussi sa raison, il a l’idée du devoir, celle du droit qui y correspond, et enfin la liberté comme fondement de l’un et de l’autre. L’important est de ne rien retrancher à toutes ces qualités, de n’en défigurer aucune, de n’en sacrifier aucune. Il faut que toutes se tiennent, se donnent pour ainsi dire la main et s’équilibrent les unes par les autres ; que si, par exemple, l’amour s’éprend de trop vives ardeurs, le culte du droit en vienne arrêter l’explosion et nous apprenne à ne pas nous exalter jusqu’à l’intolérance ; que si, au contraire, par trop de respect pour la liberté d’autrui, nous en venions à nous retrancher dans un froid égoïsme, le devoir soit là et nous invite à déposer notre indifférence, pour laisser se répandre autour de nous quelques rayons de cette douce et chaleureuse affection que Dieu a indistinctement mise au fond de tous les cœurs. Le droit et le devoir, la raison et le sentiment devenant tour à tour aiguillon et modérateur, et se posant toujours dans la balance de nos pensées et de nos actions comme poids pondérateur, voilà de quelle façon on acquiert le plus excellent et le plus parfait maintien qu’il soit possible de prendre vis-à-vis de son semblable.

Passons maintenant au détail des devoirs que la doctrine juive prescrit envers le prochain. Naturellement, elle a envisagé l’homme pour la prescription de tous ces devoirs comme on le fait généralement, nous voulons dire comme membre de la famille, comme citoyen de la patrie, comme membre actif du genre humain. Ces trois situations embrassent tout. Examinons-les successivement.

  1. Alfred Fouillé, dans une étude : Revue des Deux-Mondes.
  2. Lévitique, chap. XIX, v. 18.
  3. Lévitique, chap. XIX, v. 17.
  4. Voir Aboth, de Rabbi Nathan, chap. XVI, à la fin.
  5. Lévitique, chap. XIX, v. 34.
  6. Voir Midrach Jalkout, dit. Cracovie, v. 40.
  7. Mathieu, chap. VIII, v. 12.
  8. Mathieu, chap. XIX, v. 18.
  9. Mathieu, chap. XIX, v. 20.
  10. Talmud, Traité Schabbath, p. 31.
  11. Talmud, Traité Schabbath, p. 31.
  12. (3) Nous disons toute la différence, parce que, comme Jésus, Mahomet a prêché l’exclusion religieuse, le hors de la Mosquée point de salut, pas dans les mêmes termes, mais dans le même sens. Voir Coran, chap. IX, v. 3, chap. VIII, v. 40, chap. IX, v. 9 et chap. XLVII, v. 4.
  13. Talmud, traité Soukah, p. 49.
  14. Coran, chap. II, chap. III, chap. XXX.
  15. Coran, chap. II.
  16. Épître aux Corinthiens, chap. XIII.
  17. Voir traité Pesachim, page 66.