Moïse, Jésus et Mahomet/12-1

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 379-393).

§ I
LA FAMILLE

Trois personnes composent la famille : l’époux, l’épouse et l’enfant. Qu’est-ce que ces trois personnes ont à remplir les unes envers les autres ? Qu’est-ce que l’époux doit à l’épouse, l’épouse à l’époux, l’enfant au père et à la mère, le père et la mère à l’enfant ? S’aimer réciproquement ! Mais l’amour n’est pas toute l’obligation morale ; il n’est même pas cette obligation, puisqu’il est plus souvent un sentiment naturel qu’un devoir imposé. L’amour étant supposé, il reste toujours à savoir au juste quelles espèces d’actions et de prévenances il commande envers ceux qui en sont devenus l’objet, et quoique la morale ne puisse pas, quelque complète qu’elle soit d’ailleurs, envisager absolument tous les cas, néanmoins elle doit avoir un certain nombre de préceptes à offrir à ceux qui ne demandent pas mieux que de se laisser guider par elle. Quels sont donc ceux que la morale juive présente aux enfants ?

Elle veut d’abord qu’ils nourrissent pour leurs parents deux sentiments : la crainte et le respect, la crainte fille de l’affection, le respect engendré par la reconnaissance, et non cette crainte issue de la terreur, ni ce respect qui confine à la soumission forcée. « Il faut craindre et respecter ses parents absolument comme on craint et on respecte Dieu. » Cela est explicitement enseigné dans le Talmud[1] ; et il ajoute pour compléter sa pensée sur ce point : « Qu’est-ce que craindre ses parents ? C’est ni s’asseoir à la place qu’ils occupent habituellement, ni les contredire, ni même les interrompre dans leurs discours ; ne pas s’irriter contre eux ; leur pardonner toutes les offenses qu’ils nous font et supporter leurs réprimandes, même les plus sévères, avec calme, douceur et modération[2]. »

« Et qu’est-ce que les respecter ? C’est soutenir leur vieillesse, appuyer leur marche chancelante, les vêtir et pourvoir à tous leurs besoins[3] », mais y pourvoir avec un contentement, une satisfaction, une bonne volonté, un abandon et une délicatesse capables de doubler le prix de la chose donnée et de l’affection témoignée. Il ne s’agit pas autant de s’acquitter de sa tâche que de s’en acquitter dignement, avec un soin tendre et attentif et un empressement noble et dévoué. « Tel, disent les rabbins, nourrit ses parents des viandes les plus recherchées et s’attire pourtant les punitions du ciel, tandis que tel autre en gagne les bénédictions tout en obligeant ses parents à tourner péniblement la meule[4]. » Tout dépend du sentiment que l’on met à les entretenir. « Il existait un homme qui offrait journellement à son père les mets les plus exquis. D’où tiens-tu cela, mon fils ? hasarda une fois timidement le père. Que vous importe ? lui fut-il brusquement répondu ; mangez et soyez satisfait !

» Quelle impiété filiale que celle-là !

» Bien plus louable fut cet autre fils qui, n’ayant pour tout gagne-pain qu’une meule dont il tournait la pierre de ses propres bras, pria un jour son père de le remplacer dans cette rude besogne, afin de pouvoir exécuter un travail de prestation corporelle imposé au père par le gouvernement[5]. »

Il doit en être de même, continuent-ils, quand il s’agit d’un intérêt pécuniaire à sacrifier pour l’honneur et le repos de ses parents. Ce que nous perdons à cause d’eux, il ne faut pas que nous le regrettions. Dieu saura bien nous le rendre un jour ou l’autre par des voies à lui seul connues. Témoin ce fait arrivé à Ascalon dans la maison d’un non-israélite, et que les Rabbins ont aimé de citer en exemple. « On avait offert à ce non-israélite une somme fabuleuse pour un brillant qu’il possédait et dont, à Jérusalem, on aurait voulu orner le pectoral du grand-prêtre. Il refusa de le vendre par l’unique motif que, pour aller le chercher, il lui eût fallu déranger son père qui dormait. Dieu sut le dédommager de cette perte, car, l’année suivante, il tira la même somme d’un objet précieux que lui seul possédait et dont on avait absolument besoin pour le culte du Temple de Jérusalem[6]. »

Tout chez les parents doit être, en général, sacré et cher aux enfants : tranquillité de corps, tranquillité d’âme ; repos physique, repos moral ; bonheur intellectuel et bonheur matériel. Et tous ces différents devoirs s’imposent à nous par leur caractère obligatoire. Car, ne croyons pas que ce soient des actes de charité et de bienfaisance que nous exerçons envers nos parents si nous leur aidons à supporter les pénibles moments que la vieillesse prépare ordinairement à l’homme. Ce respect et ce dévouement à leur volonté, cette condescendance et cet empressement à satisfaire leur moindre désir, ils y ont droit. Ce n’est pas un pauvre, c’est un créancier qui frappe à notre porte ; ce n’est pas un malheureux qui n’ose invoquer aucun droit, c’est un vieillard qui nous a portés dans ses bras.

Obéissance et soumission, tels sont nos plus stricts devoirs à leur égard. Obéissance, c’est le premier devoir de l’enfant quand la douce voix de sa mère le réprimande, quand les pieux avertissements de son père l’excitent au bien ; obéissance, c’est le devoir le plus important du jeune homme comme de la jeune fille, quand les parents se proposent de les conduire sur le chemin de la vertu ; obéissance, c’est le noble devoir de l’enfant comme de l’homme mûr, du petit comme du grand.

Sans doute, il arrive un âge où l’enfant est naturellement soustrait à la direction paternelle, et la Bible qui, la première, s’est inscrite contre le terrible droit de vie et de mort que, dans l’antiquité, on accordait si volontiers aux parents, ne se fût certainement pas avisée d’enchaîner éternellement l’initiative du fils à des volontés qui pouvaient être en désaccord avec les siennes. La doctrine israélite porte que, lorsque le fils a atteint l’âge de vingt-deux ans, le père n’ose plus le châtier sous peine d’excommunication[7]. Mais il conservait encore le droit de se faire respecter par lui. Une malédiction prononcée contre les parents, un mépris public qu’on leur aurait témoigné, des voies de fait auxquelles on se serait abandonné contre eux, tout cela aurait été puni, sévèrement puni, selon les rigueurs de la Loi, à quelque âge que l’on fût arrivé. Le Judaïsme comprenait trop bien le rapport où sont les différents sentiments qui se partagent d’ordinaire le cœur humain, pour qu’il n’eût pas craint d’ouvrir la porte aux pires d’entre eux, en négligeant de punir tout manque d’égard coupable envers les parents. Il peut y avoir en cela de la rigueur, mais à coup sûr, il s’y trouve aussi de la prévoyance, de la prudence, et une grande sagesse législative. Qui sait si non seulement les crimes de parricide, mais même ceux d’homicide, toujours encore trop nombreux, hélas ! ne diminueraient pas et même ne finiraient pas par disparaître, devant la sévérité juive si elle pouvait trouver accès dans les codes modernes ? De la révolte contre le père à celle envers le magistrat, le dépositaire du pouvoir et Dieu, il n’y a pas loin. Le Pentateuque a prédit cela depuis fort longtemps. Et c’est pourquoi il a jugé nécessaire de punir de mort celui qui ose maudire son père ou sa mère, lever la main sur eux pour les frapper, et qu’il fait châtier le fils assez ingrat et dénaturé pour offenser en public ses parents ; c’est, dit-il, « afin qu’ils ne viennent pas un jour à maudire aussi » Dieu, le juge et le prince du peuple[8] ».

Mais ce que nous tenons essentiellement à expliquer ici, c’est cette disposition du Pentateuque par laquelle les parents sont autorisés à traduire un enfant rebelle devant le tribunal pour le faire passer par le supplice de la lapidation[9]. Et d’abord la législation juive, s’appuyant de la tradition, déclare impunissable le fils insoumis avant qu’il n’ait atteint l’âge de treize ans, et, cet âge révolu, ce n’est que durant trois mois que les parents ont sur lui ce terrible droit. De plus, il fallait que, dans ce court espace de trois mois, il eût volé son père, se fût livré à une gourmandise et à une ivresse des plus effrénées, qu’il eût fréquenté les gens de mauvaise vie, et se fût nourri à la façon des brigands. Ce n’est pas tout encore : il fallait qu’on l’eût déjà menacé et même battu de verges une première fois, et que finalement le père et la mère fussent tous deux d’accord à vouloir sa mort[10]. Ah ! certes, si des parents se voient forcés de persister dans de si durs sentiments, et de comprimer violemment leur affection naturelle pour aller jusqu’à demander le sang d’un fils, celui-ci mérite bien d’être retranché de la société. Il se fût abandonné plus tard à tous les désordres et eût été capable de toutes espèces de crimes. Mieux vaut le faire disparaître immédiatement, que de le laisser grandir avec sa précoce perversité, et d’être ensuite obligé de l’arrêter soudain pour débarrasser la terre d’un monstre qui aurait fait plus d’une malheureuse victime.

A travers d’aussi sages restrictions apportées au droit paternel, n’est-il pas aisé de voir percer une tendance que nous trouvons d’ailleurs franchement accusée dans le Judaïsme, à savoir, qu’il tient plus au redressement de l’enfant par la menace, par l’avertissement, par les précieux bienfaits de l’éducation et de l’instruction, que par le châtiment et la punition. Les docteurs juifs, en commentant, comme ils ont quelquefois l’habitude de le faire, la connexité où se trouve le passage du Pentateuque dans lequel il est parlé du fils rebelle avec deux autres qui le précèdent immédiatement, les docteurs juifs observent qu’un semblable enfant qui est un véritable opprobre en Israël, ne peut naître que d’un père et d’une mère qui sont eux-mêmes une ignominie dans la famille de Jacob. « Quand un homme marié, disent-ils, avec le texte sacré, ose lever les yeux sur une autre femme, en convoiter la possession, alors même qu’elle ne professe pas sa foi religieuse, et s’unir à elle malgré l’évidente désapprobation que la religion lui inflige par avance, il n’y a plus rien d’étonnant qu’un heureux fruit ne puisse résulter d’une union aussi condamnable[11]. » La passion ayant cimenté les liens, l’absence de la passion les brisera. Cette femme qui est entrée au domicile conjugal dans un moment d’égarement du mari, y trouvera bientôt l’indifférence et le dédain. Que voulez-vous que devienne alors l’enfant né d’une telle union ? La mère étant considérée comme une étrangère, et trouvant partout la désaffection au lieu de l’amitié, le fils auquel elle a donné le jour ne sera-t-il pas ce fils insoumis dont il vient d’être question ? Dès que le dévergondage des mœurs s’installe au foyer domestique ; dès que le mariage cesse d’être cette institution jalouse, exclusive, absolue, qui ne se partage pas, parce qu’elle ne peut reposer que sur deux têtes, l’époux et l’épouse, c’en est fait de l’éducation des enfants.

Il faut que le premier exemple de moralité sorte de la maison paternelle ; il faut que le fils et la fille apprennent auprès du père et de la mère à résister à la passion, à écouter toujours plutôt la voix de la raison que celle des sens. Le parfait accomplissement de leurs devoirs envers les parents, dépend tout entier de l’accomplissement des devoirs des parents entre eux, et encore de l’accomplissement de ceux qu’ils ont à remplir envers leurs enfants. La dignité du mariage, la paix conjugale, l’éducation des enfants, sont trois choses qui se tiennent étroitement. Du moins le Judaïsme l’affirme-t-il ainsi, et ne néglige-t-il rien pour les maintenir toutes au niveau les unes des autres.

Le fondement du mariage ne réside pas, selon lui, dans la satisfaction des sens, mais dans celle du besoin qu’éprouve notre âme de se donner, de se lier à une autre âme pour se compléter pour ainsi dire par elle, et pour y puiser des éléments de bonheur qu’elle ne saurait trouver dans son propre sein. « Il » n’est pas bon que l’homme soit seul[12] », avait dit le Pentateuque : c’est parce que, vivant isolés, nous nous sentons comme perdus et égarés dans le grand désert de la vie humaine, que nous cherchons à nous attacher à un être que nous savons capable de répandre un charme puissant sur notre existence. Les rabbins ajoutent : « L’homme et la femme qui vivent séparément, descendent du rang distingué qui leur est assigné dans l’œuvre de la création[13]. » Ils forment ensemble un seul tout ; ce sont deux parties d’un même être qui ont besoin de se rapprocher, de s’unir, de se confondre pour marcher à leur but. Dès lors il se comprend qu’ils doivent vivre dans une union tellement étroite, que leurs cœurs s’épanouissent aux mêmes plaisirs, se nourrissent des mêmes espérances, s’attristent des mêmes déceptions, des mêmes douleurs ; qu’en se donnant l’un à l’autre, ils doivent mettre en commun toutes les puissances, toutes les facultés de leur âme, faire un échange loyal de leurs sentiments et de leurs pensées, substituer à l’inégalité matérielle et physique qui se trouve entre eux, l’égalité morale ; qu’en ce jour solennel où, devant l’autel sacré, l’époux reçoit de l’épouse sa première promesse de fidélité, il doit lui jurer en retour une amitié constante et inébranlable, s’engager à partager avec elle les avantages de la vie et non à la traiter en esclave, à maintenir et à respecter ses droits, à l’élever à sa hauteur et non à la considérer comme une servante pour abuser de la faiblesse inhérente à son sexe. Ce n’est pas seulement la haine que le Judaïsme veut bannir du mariage ; contre celle-là, il a une foudroyante apostrophe : « C’est un meurtrier celui qui hait sa femme[14] » ; mais c’est un culte de respect et d’amour qu’il veut y établir, quelque chose de plus encore il demande que l’estime réciproque, que la douceur et toutes sortes de délicates attentions président aux relations entre époux et épouses. « Honorez vos femmes, dit-il, car elles sont pour vous une vraie source de bénédictions[15] ». Ailleurs : « Aimez-les comme vous vous aimez vous-mêmes, et honorez-les plus que vous ne faites de vous-mêmes, car elles établissent la paix dans vos demeures[16]. »

Et cette recommandation : « Que le mari prenne garde d’affliger sa femme, car son cœur est sensible à la plus légère indifférence, et ses yeux versent facilement des larmes de douleur[17].

Et cette autre non moins concluante ! « En faisant une observation à vos épouses, en les rappelant à leurs devoirs, faites-le toujours avec calme, modération et douceur ; ménagez leur excessive susceptibilité ; adressez-vous à leur sentiment ; c’est un sûr moyen de les ramener[18]. »

Et cette dernière enfin qui ne laisse pas de frapper ! « Si ta femme est naine, abaisse-toi vers elle. »

Avec de semblables préceptes et qui, on ne l’ignore pas, étaient généralement suivis, à quel degré de sanctification ne dût pas s’élever en peu de temps la famille juive ?

Quant à la manière dont devait se faire l’éducation des enfants, il serait également difficile de trouver la doctrine israélite en défaut. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit plus haut relativement à l’importance que les rabbins attachent à la propagation de l’instruction. Qu’il nous suffise de rappeler qu’ils ont célébré sur tous les tons les mérites de Hillel et de Schammaï, deux célèbres docteurs de la Synagogue qui s’étaient occupés activement de l’organisation d’écoles élémentaires pour la jeunesse. Ils n’ont pas tressé de moins belles couronnes à un certain Josué ben Gamala, dont ils ont immortalisé le nom, parce qu’il était le fondateur de semblables institutions dans toute l’étendue de la Palestine. Qui aussi ne se souvient de leur dicton favori : « Qu’il est défendu de déranger un enfant de ses études, lors même que ce serait pour aider à la reconstruction du Temple de Jérusalem[19] » ?

En général, c’est justice de laisser au Judaïsme sinon le privilège, du moins la gloire d’avoir su priser la valeur de l’instruction. Déjà une parole biblique l’y avait rendu attentif : « Tu méditeras ce livre de la Loi jour et nuit. » Cette recommandation était devenue un devoir positif pour tout Israélite. Il fallut donc qu’on s’occupât de rendre la Bible familière à tout Israélite, de lui en donner la clef en lui apprenant à la lire et à la comprendre. Puis vint l’étude même des devoirs que les parents ont à remplir envers les enfants. En s’occupant de ces devoirs, en se mêlant de les analyser, de les décrire, les rabbins ne tardèrent pas à s’apercevoir de l’immense responsabilité qui pèse sur les chefs de famille, au point de vue de l’avenir qu’ils ont à préparer à ceux auxquels ils ont donné l’existence. C’est le fait d’un être intellectuel et moral, et par là il se distingue vraiment de l’animal, de réfléchir même à une action purement instinctive, soit avant, soit après son accomplissement. Tout chez l’homme, jusqu’à ses appétits matériels, doit revêtir un caractère de moralité. Or, n’en est-ce pas un et des plus relevés, que de ne pas se contenter seulement de perpétuer l’espèce humaine, mais de mettre ceux en qui nous nous perpétuons à même de continuer dignement la chaîne des créatures humaines.

Si l’enfant jeté nu et chétif dans le monde et ne pouvant s’élever par lui-même, a droit à être recueilli, nourri, soigné, mis à l’abri de tout besoin corporel jusqu’au moment où il puisse y pourvoir par lui-même, et si, d’un autre côté, une affection naturelle porte les parents à se dévouer à lui, une même affection et un semblable respect du droit ne leur dicteront-ils pas le devoir de continuer à s’occuper de lui jusqu’au moment où il soit en état de se faire une position dans la société ? La doctrine juive n’a point de doute là-dessus, et c’est pourquoi elle impose au père cinq différents devoirs à remplir à l’égard du fils. Elle lui commande « de l’initier de bonne heure aux croyances religieuses, de le maintenir constamment en pleine possession de sa liberté, de le faire instruire, de l’établir à la faveur d’un mariage convenable, et de le mettre en mesure de gagner honorablement son pain[20] ». En d’autres termes mettre au cœur de l’enfant les douces espérances de la foi, lui inspirer avec le sentiment l’amour de la liberté, orner son intelligence de toutes sortes de belles qualités, et lui faire une position sociale et civile, c’est en première ligne ce que les parents ont à rechercher et à poursuivre.

Et il n’y a point ici de différence entre un fils et une fille. Nul doute que l’éducation du premier ne demande, sous certains rapports, des soins, des attentions et des développements particuliers. Mais est-ce par préférence et pour marquer une inégalité entre les enfants qu’on lui doit cela ? Non, sans doute ; c’est uniquement parce qu’il a une plus sévère et plus difficile mission à remplir. A chacun des enfants ce qui lui convient, voilà la règle posée par le Talmud. De son temps les filles n’apportaient point de dot à leur époux ; c’était le mari qui fournissait le douaire constituant l’avoir de la femme. Les parents avaient alors peu de difficultés pour les marier ; elles se mariaient toutes, et on sollicitait plus qu’on ne fait à notre époque l’honneur d’être agréé par elles. Voilà pourquoi, dans le Talmud[21], on fait plutôt au père une obligation de chercher à marier son fils que sa fille.

Dans ce temps encore, on ne connaissait point l’ouvrière telle qu’elle existe aujourd’hui, avec les mille peines qu’elle a de gagner sa vie, et les nombreux dangers qui l’entourent et la menacent dans l’existence toute moderne qui lui est faite à l’atelier. C’est pourquoi le Talmud[22] ne parle pas non plus de l’obligation pour le père de lui faire apprendre un métier comme il le lui prescrit à l’égard du fils.

Mais serait-il vrai, comme on l’a si souvent prétendu, que le Talmud se prononce contre l’opportunité d’instruire la jeune fille, et qu’il fasse même un crime de leur science religieuse à celles d’entre les femmes qui étudient la Loi divine ? Pour se convaincre du contraire, on n’a qu’à considérer avec quel orgueil les docteurs juifs se sont plus à rapporter les savantes questions adressées par la célèbre Jaltha à Rabbi Nachman son mari[23], ainsi que les remarques frappées au coin d’une sérieuse connaissance grammaticale, que la non moins célèbre Berouria, femme de Rabbi Méir, a soumises à un Sadducéen, en cherchant à l’embarrasser sur l’interprétation d’un verset d’Isaïe[24]. Ces deux femmes ayant possédé une certaine science religieuse, qui nous dit que toutes les autres ou du moins beaucoup d’autres en Israël ne cherchaient pas constamment à l’acquérir avec l’entière approbation des chefs de la Synagogue ? Nous pouvons même citer deux paroles qui témoignent de l’obligation formelle imposée au père d’instruire sa fille dans l’étude de la Loi. L’une de ces paroles a été prononcée par la voix si autorisée de Ben Azaï. « Chacun est tenu d’instruire sa fille dans la science de la Loi divine[25]. » L’autre assertion émane du grand Maimonide : « Certes, la femme a du mérite de s’instruire[26]. » Si elle en a du mérite, le père est tenu de la mettre à même de se l’attirer. Et vraiment, quand on a commencé par reconnaître à la femme, comme l’a fait la doctrine juive[27], la même origine, la même destinée et les mêmes droits qu’à l’homme, il serait singulier qu’on cherchât ensuite à la rapetisser, à borner son horizon, à couper les ailes à son intelligence par laquelle, dans sa sphère spéciale, elle sait si bien éclairer l’esprit de ses enfants et les élever les uns après les autres à la connaissance de Dieu. Non, non ! celle qui surtout a à prêcher par l’exemple, celle qui, par son naturel distingué, sait ennoblir le cœur de tant de jeunes êtres commis à sa garde, à sa sollicitude maternelle, on ne saurait lui dénier le droit d’orner son esprit de toutes sortes de belles connaissances. Car s’il est vrai que ces connaissances donnent la rectitude au jugement, de l’honneur au sentiment, et de hautes et vertueuses aspirations à l’âme, comment les refuser à la femme qui, pour l’accomplissement de sa belle tâche, a si besoin de posséder un jugement droit, un sentiment noble et une âme généreuse ?

Il s’est trouvé, dit-on, un docteur israélite qui a osé dire : « Instruire la femme, c’est la mener sur le chemin de l’impiété[28]. » Sans doute, Rabbi Éliézer qui s’est exprimé de la sorte n’a voulu défendre à la femme que cette étude étendue et ardue de la théologie, où l’on se brûle si facilement les ailes quand on ne sait pas voler assez haut, ou qui absorbe toute l’activité quand on s’y livre avec une entière ardeur. Que celle-là on l’ait défendue à la femme, rien de plus naturel. Il a été assigné à son activité, au sein de la famille, un cercle trop pratique, pour qu’elle se permit de s’égarer dans le dédale des hautes études spéculatives. Mais il y a loin d’elles à une étude sensée, réfléchie de la Bible, dont les principes et les vérités sont accessibles à tous, et sont un vrai trésor pour le simple comme pour le savant.

Si donc le Judaïsmne a réservé à la femme un rôle important dans l’éducation de la famille, il se comprend parfaitement qu’il n’ait jamais voulu lui interdire l’accès des connaissances utiles. Or, qu’est-elle pour lui ? D’un côté, il voit en elle « la mère de tous les vivants[29] », celle qui est destinée à perpétuer le genre humain en le portant pendant des mois entiers près de son cœur ; de l’autre, il la considère comme le véritable ange gardien du foyer domestique, se posant, au début de la vie, devant l’enfant qui vient de naître, d’abord pour être son soutien le plus efficace, puis son maître le plus excellent et enfin son conseiller le plus intime : « C’est elle, dit-il, qui peut le plus facilement habituer les enfants à la pratique de la loi ; c’est elle qui stimule avec le plus de fruit leur activité et leur ardeur au travail ; c’est encore, c’est toujours elle qui, par un aimable sourire, encourage son époux à gagner des couronnes, à remporter la victoire dans les luttes de la vie[30]. » Avec de semblables vues sur le rôle de la femme, on sent qu’il n’était pas de trop de la laisser se parer l’esprit des mêmes grâces que Dieu, d’une main libérale, s’est plu à répandre sur toute sa personne.

  1. Traité Kidouschin, page 30.
  2. Traité Kidouschin, page 31.
  3. Traité Kidouschin, page 31, et Schoulchan Arouch Joréhdeah, chap. CXL.
  4. Schoulchan Arouch Joréhdeah, chap. CXL.
  5. Traité Kidouschin et Schoulchan Arouch Joréhdeah, chap. CXL.
  6. Traité Kidouschin et Schoulchan Arouch Joréhdeah, chap. CXL.
  7. Voir Schoulchan Arouch Ioréh déah, chap. CXL, v. 20.
  8. Comparez Exode, chap. XXI, v. 17 ; chap. XXII, v. 27 ; chap. XXI, v. 15. Deut., chap. XXVII. v. 16. Lévitique, chap. XX, v. 9.
  9. Deut., chap. XXI, v. 18 et suivants.
  10. Maïmonide lad Hachsaka, Heilchath Mamrim, chap. VII.
  11. Deut., chap. XXI, v. 1 à 21 avec commentaire du Midrasch.
  12. Genèse, chap. 11.
  13. Talmud, traité Pesachim, p. 113.
  14. Heilchath dérech Eretz, chap. IX.
  15. Talmud, traité Baba Mesiah, p. 59.
  16. Talmud, Traité Choulin, p. 84.
  17. Talmud, Traité Baba Meziah, p. 59.
  18. Talmud, Traité Guillin, p. 10.
  19. Talmud, traité Schabbath, p. 119.
  20. Talmud, traité Kidouschin, p. 29.
  21. Voir à l’endroit précité.
  22. Voir à l’endroit précité.
  23. Talmud traité Choulin, p. 109.
  24. Talmud, traité Berachoth, p. 10.
  25. Talmud, traité Chaguiga, p. 3.
  26. Hilchath Talmud Tora, chap. 1.
  27. Voir plus haut, p. 389.
  28. Traité Chaguiga, p. 3.
  29. Genèse, chap. III, v. 20.
  30. Voir Midrasch, sur Exode, chap. XXVIII, et Talmud, traité Berachoth, p. 17.