Moi quelque part/08

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La Soupente (p. 96-117).


LES GRANDES AVENTURES

À Monsieur et Madame Raoul Ruttiens.
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Le fusil


Fons, qui s’y entend, me l’a choisi. Il a fait tout exprès le voyage jusqu’en ville.

C’est une vieille arme de soldat, simplifiée à l’usage des braconniers : une gâchette que l’on ouvre, une cartouche qu’on y glisse, la gâchette qu’on referme et pan ! si l’on vise bien, vous mangez du civet.

Sa crosse est lourde. Quand on tire, elle vous décroche un coup de poing dans l’épaule : on file en arrière, on ferme les yeux, honteux de tout ce bruit.

Il ne sert pas. Contre qui ? Les bêtes ? Elles ne sont pas mauvaises. À la chasse, quand j’accompagne Fons en traqueur, c’est pour découvrir des bruyères. Mon gourdin, qui fouille les buissons, n’a jamais dérangé un seul lièvre. Quant aux hommes… mieux vaut les oublier.

Accroché au-dessus de l’âtre, mon fusil annonce à ceux qui entrent : « Prenez garde, il y a un fusil dans la maison. » Le vagabond, qui serait dangereux, peut le voir. C’est un peu comme pour Spitz : il impressionne. Et puis une arme, ça fait bien sur ma cheminée, entre mon Christ et mes assiettes à fleurs.

Une seule fois, je m’en suis servi.

Un camarade était venu, des premiers, voir comment se comporte un citadin qui s’est retiré à la campagne. Je l’avais reçu, sans faux col, en homme simple revenu des complications de la ville. Je lui montrais mes poules.

Mon chat près de l’enclos guettait les poussins. Les guettait-il ? Plutôt, il les regardait de loin, avec prudence, comme on se méfie des choses qui vous attirent des coups de baguette, quand on les touche. Je l’avais dressé : nous étions des amis.

N’importe ! Il les guettait. Il suffisait d’un camarade : la ville en me touchant m’avait refait injuste. Devant ce Monsieur, il me fallait, cabotin, montrer que j’avais une arme de paysan, que je savais m’en servir en paysan, et comme un paysan, tirer juste.

J’ai tiré juste — comme une brute.

Ce n’était pas difficile.

De nez sur les pattes, le chat ne regardait même plus mes poussins. Le soleil lui donnait chaud sous les poils. Il dormait comme sur mes genoux. D’accroupi qu’il était, il a versé sur le flanc — sans un bond. Il ne saignait pas. Quelques larmes lui sortaient des yeux — meilleures que les miennes — car je pleurais maintenant.

Le miracle


J’ai l’œil qui pleure, je suis très gros de la joue gauche. J’entre chez les Baerkaelens.

— Tiens ! fait Mélanie, vous avez mal aux dents ?

— Oh ! oui, Mélanie.

— Tiens ! dit Vader, vous avez mal aux dents ?

— Oh ! oui, Vader.

— Tiens ! commence Trees…

— Voui, Trees…

— Monsieur, demande Benooi, voulez-vous que je vous l’arrache.

Quand Benooi a mal aux dents, il va dans le hangar aux outils, choisit des tenailles, attrape sa dent, puis tire dessus jusqu’à ce que ça vienne ou que ça casse.

Il me montre sa rangée de chicots.

— Non, merci, Benooi ; aujourd’hui vraiment, je n’aurais pas le courage.

— À votre service, dit Benooi.

Il sort et c’est Fons qui arrive.

Fons a fini de rafraîchir la litière de Lice ; il tire dans un coin ses sabots qui jutent. Il va droit à ma joue :

— Je vois, dit Fons, c’est une dent qui pourrit.

— Oui, Fons, si vous saviez comme elle est longue !

— Tant mieux, dit Fons, je vais vous la guérir.

Il va dans sa poche et en sort quelque chose qu’il a toujours sur lui.

— Qu’est-ce que c’est, Fons ? Tiens ! une dent ?…

— Oui, dit Fons, elle vient du cimetière.

— Du cimetière, Fons ?

Oui, dit Fons, je l’ai trouvée… Alors voilà, je vais en frotter la vôtre, pendant ce temps vous prierez pour les pauvres âmes et vous serez guéri…

— On peut voir, Fons ?

— Mais certainement, fait Fons.

C’est lourd, un peu jaune, on dirait un vieux dé, avec du noir dans les creux. Le type qui portait ça devait avoir une fameuse mâchoire.

— Et ça vient d’un cimetière, Fons… Ça n’est pas très…

— Oh ! dit Fons, je l’ai lavée… et depuis le temps qu’elle me sert…

Le moyen, en effet, d’être dégoûté ?

— Soit, dis-je à Fons, nous pouvons toujours essayer.

— À la bonne heure, fait Fons. Surtout, n’oubliez pas votre prière, pour la pauvre âme.

— Celle de la dent, Fons ?

— De préférence.

Fons opère comme un vrai dentiste. Il m’installe sur une chaise, devant la fenêtre, du côté de la lumière, m’ouvre la bouche, écarte avec son pouce ma langue qui gêne un peu, puis s’applique avec sa dent à toucher juste.

— Vous priez, n’est-ce pas ? s’informe Fons.

Des doigts plein la bouche, je dis « oui » de la gorge, je me laisse faire une minute et dès que je le puis, je me retire, parce qu’en même temps que son pouce, il m’a mis sur la langue un fort goût de crottin :

— C’est drôle, dis-je à Fons, je suis guéri.

— Je savais bien, dit Fons qui essuie la dent à sa culotte et la refourre en poche.

Mélanie, Vader, Trees, un paysan qui se trouvait là, ont suivi en cercle l’opération. Ma dent guérie leur rappelle des miracles.

Vader a connu une femme qui partie pour Lourdes toute courbée, en est revenue aussi droite que lui.

— Moi, commence le paysan…

— Moi, raconte Trees…

Elle parle… tous parlent.

Prétexte oublié de leurs histoires, je suce en silence dans mon coin, ma dent miraculée — qui est toujours aussi longue.

Le brigadier


Une gale ! Tout le monde dit : « Il est mauvais. » Nous nous détestons.

Une première fois, je venais d’arriver, il a vu sur la route, mal vêtu, en sabots, une espèce de vagabond qui ne devait pas être en règle, puisqu’il se cachait en faisant mine de ramasser des glands. Il l’a hélé : « Hé là-bas ! » et le vagabond, au lieu de présenter des poignets à menottes, l’a nargué… « Dites donc, brigadier, je suis M. Baillon… vous savez, là-bas… qui tient des poules. »

Une autre fois, il a rencontré ce Monsieur qui poussait une brouette sur une voie réservée aux cyclistes, il lui a dit : « Si je vous repince, » et le lendemain, d’autres fois, tous les jours, il l’a repincé, sans pouvoir le pincer, car en somme cette route, permise aux roues des cyclistes, n’était pas interdite à celles des brouettes.

Une autre fois, ce même Monsieur ayant hébergé un peintre, lequel s’accompâgnait d’un modèle, il s’est fait que le modèle s’appelait Chapelier ; que Chapelier était le nom d’un anarchiste à surveiller par les gendarmes ; que le Monsieur interrogé avait répondu : « Débrouillez-vous » ; mais qu’après de longues recherches, de minutieuses enquêtes, d’autres démarches désagréables à faire pour un brigadier, il avait été établi que ce nommé Chapelier n’avait du Chapelier anarchiste que le nom de Chapelier.

Considérant ces faits et d’autres trop longs à rappeler, quelle joie pour un brigadier qui boit à l’auberge une chope, de voir passer le Monsieur avec son chien, ce chien n’ayant pas de muselière, alors qu’un cas de rage a été signalé dans le pays ! Le temps d’enfourcher sa bécane…

Mais le Monsieur aussi a vu le brigadier, et quand le brigadier arrive : « Cette fois, je vous ai, votre chien n’a pas de muselière, » le chien a sa muselière.

Et je crie très fort : « C’est vous, brigadier, qui êtes en défaut ; vous entrez dans les auberges, vous ne pouvez pas, j’avertirai le procureur du roi. »

Je n’écris d’ailleurs pas au procureur.

Mais voici : peut-être pour une plainte sérieuse, un mois après, le brigadier attrape sa feuille de route et doit partir pour une commune où c’est moins gai d’être gendarme.

Comme j’ai crié très fort, tout le monde a su que j’écrirais au procureur, et le nouveau brigadier, quand il arrive, l’apprend de tout le monde.

Alors, quand il rencontre le Monsieur, le brigadier sourit ; il ne touche pas, il tire son képi et si par hasard, quand ce n’est pas la chasse, le Monsieur porte sous la veste quelque chose de gros, avec des oreilles de lièvre qui dépassent, le brigadier, d’un clin d’œil, ferme l’œil pour le Monsieur.

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L’évadé
À Charles Vildrac.


Je n’en suis pas bien sûr, mais, je crois, on appelle cela des colonies de Bienfaisance.

Ce n’est pas loin d’ici, après des bruyères et des bois, du côté de la Hollande.

Ne faisant rien, ils ne faisaient de mal à personne.

Ils tendaient la main.

Ils ne savaient pas que d’être venu au monde, cela vous crée des devoirs.

Ils n’avaient pas de métier. Savaient-ils lire ? Ils ne vendaient rien. Ni prêtre, ni soldat, pas même banquier ou fumiste.

Ils ne servaient ni plus ni moins que les fils à millions qui traînent, dans les bordels, un cerveau creux et des doigts gourds.

Ils n’avaient pas leur chance.

Ce n’était pas leur faute si, devant une jolie table, en des verres bien rincés, ils ne se grisaient pas avec de bonnes choses qui moussent.

Ils ne savaient pas, comme les messieurs, avancer les lèvres vers une gorge à pommade en murmurant : « Je vous désire, » et leurs gouges à eux ne se cachaient pas d’être les roulures à tout le monde.

Ils traînaient par les routes ; ils dormaient dans les granges. Ils avaient besoin de tout leur cœur pour aimer la paille qui tient chaud, la pierre si elle n’est pas trop dure, peut-être un chien.

Le baluchon au dos, ils n’avaient pas toujours la piécette qui prouve aux gendarmes que l’on a de quoi se payer un logis et que, malgré ses pieds nus, on est un honnête homme.

Alors un juge leur a dit : « Un an. Trois ans. Sept ans. »

— Mais, Monsieur !…

— C’est bon. Allez !…

Ils n’ont pas eu besoin d’aller : on les poussait, on les fourrait dans des wagons et, debout dans une boîte, ils ont fait le grand voyage. Ils ont vu, puis revu ce pays, ces laudes, ces bois, où peut-être on serait bien, s’il y avait moins de murailles et pas tant de barreaux.

Les barreaux, n’est-ce pas ? c’est utile, et aussi les verroux, et aussi les gardes qui, les mains dans le dos à ne rien faire, vous montrent, sacré nom de Dieu ! comment on travaille quand on n’a pas de revolver à la ceinture, ni de bottes à vous fiche au derrière.

De la route, ceux qui vont libres peuvent les voir. Misère ! Pour qu’on sache qu’ils sont moins que des hommes, on leur a tondu la tête, rasé les joues et collé sur le dos une casaque dont les raies jaunes se distinguent de loin.

— Demi-tour à droite ! Demi-tour à gauche ! Halte ! Fixe !

Ils tournent, se détournent, s’arrêtent, les vieux dont les mains tremblent, les jeunes qui auraient vraiment autre chose à faire. Ils remplissent de terre des brouettes, puis les vident, puis de nouveau les remplissent. Avec la pioche, dans le sable, ils creusent de grands trous qui ne servent à rien, et qu’ils bouchent avec de l’autre sable.

Et pendant un an, pendant trois ans, pendant sept ans, ils travaillent, tant que le juge les retrouve et qu’ils recommencent.

Ils apprennent ainsi qu’il faut aimer le devoir, aimer les hommes qui les choient, aimer le logis où il fait bon sous la lampe, près de la femme qui brode et de l’enfant qui rit.

Quelquefois, l’un d’eux reste en arrière. Il saute dans un de ces grands trous qui, tout à coup, sert à quelque chose. Les camarades ne disent rien ; il les écoute partir, puis la grande porte se refermer sans lui.

Libre ! Il est libre, libre Comme les loups, de marcher la nuit et par les bois, ou très tôt quand les gardes sont encore à cajoler leurs femmes. Il dort dans les fossés. Une vie ! il donnerait une vie pour se mettre, sur le dos, une blouse qui ne ferait plus dire aux gendarmes : « Hé ! hé ! voilà du gibier pour nous sous ce buisson ! »

Quand il a faim, il se risque vers un seuil, non vers les grands dont on compte les marches, mais vers les plus humbles et par la porte de derrière, là où sont des gens presque comme lui, qui ne s’étonnent pas qu’on ait la tête rase et des lignes jaunes sur la casaque.

On lui donne du pain, qu’il en mange… à boire parce qu’il a soif.

— Dieu soit avec vous !

Et vraiment, le bougre, il en a bien besoin.

Celui qui frappe à ma porte n’a pas à me dire d’où il vient. Il a frappé trois petits coups en s’assurant, derrière lui, que personne n’était là pour le voir, et maintenant il attend, l’œil sur cette porte qui pourrait ne pas s’ouvrir.

C’est un matin brumeux de septembre qui s’égoutte en bruine.

Il n’a déjà plus sa veste de colon. Encore jeune, bien découplé, il serait droit si le froid du brouillard ne le secouait pas si fort. Il a une figure restée fraîche, des mains trop intelligentes pour un paysan qui rôde en blouse à 4 heures du matin.

Comme j’ouvre la porte, il les cache.

— Entrez.

— Après vous.

Il fait des manières : un ancien quelqu’un de la ville. Je fais signe à Marie qu’elle nous laisse.

Il n’a pas vu beaucoup de fermes. Il examine celle-ci : ce plafond bas en planches, ce Christ au mur, ces choses de pauvre qui ne ressemblent pas à celles des pauvres de la ville. Et puis ce grand trou noir avec des flammes. Mais cela réchauffe ; on trouve, là, une brave bête de chat auquel il fait bon se caresser les doigts tout le long de la peau.

— Asseyez-vous.

Je l’installe devant la table, près de la fenêtre, d’où l’on peut voir la route ou, si l’on préfère, la surveiller.

Je ne lui demande pas : « Avez-vous faim ? » Je suis un bon homme de paysan qui ouvre sa porte quand on frappe. Qu’ai-je besoin de savoir pourquoi sa blouse pend trop large ; et ces brindilles, partout dans sa culotte, est-ce que cela me regarde ? C’est un voyageur, n’est-ce pas, qui manque d’argent parce que cela arrive, et qui partira tout à l’heure. En attendant, qu’il mange : voici le pain, voici du lait, voici le grand couteau, de quoi se tailler des tranches à sa guise. Et le beurre que j’allais oublier ! Voici le beurre, et maintenant arrangez-vous : j’oublie que vous êtes là ; j’ai à faire.

Lui, il n’a pas faim. Oh ! non. On peut le regarder. Il a mangé hier, ou certainement un autre jour. Voyez comme il se coupe sans hâte sa tartine, comme il la brise juste par le milieu, comme lentement il la porte à sa bouche, et ce n’est pas sa faute si le gosier a faim, s’il happe les morceaux tout entiers, si au goût de ce pain, on ne peut lui en fourrer assez vite et si la tasse, qu’il faudrait boire à petites gorgées, se trouve vide au premier coup.

J’en verse une autre toute pleine, j’arrange un coin du rideau, puis, mon Dieu ! parce qu’il fait froid, d’un coup de genou je vais pousser à fond la porte.

C’est que j’ai vu, cheminant sur la chaussée, deux ombres, deux cavaliers qui ne doivent pas, tous les jours, savoir ce qui se passe dans une baraque. Ils vont côte à côte, à l’aise, en gendarmes dont la mission est de faire du chemin et qui en font. Leur mousquet les accompagne, à portée, en travers de la selle. Ils ont le temps et, comme il se présente là un sentier vers la maison du Monsieur, ils s’y engagent, histoire d’ajouter ce petit bout de route à tous les bouts qu’ils doivent faire.

L’homme aussi les a vus. Mais s’arrête-t-on pour des gendarmes ? Non, n’est-ce pas ? Sa tartine finie, il s’en coupe une deuxième, remet la miche où elle était… Seulement, voilà, il garde le couteau.

Les autres sont maintenant très près. Ils s’intéressent à mes choux, car un gendarme doit tout voir. En longeant l’enclos, celui qui vient le premier se tourne vers son camarade et lui crie quelque chose qui finit par « poule ». Ce doit être drôle : ils se mettent à rire et voilà les quatre yeux de leur trogne qui se braquent en même temps sur ma porte.

Vont-ils entrer, comme il arrive, pour rien, pour agacer le Monsieur, lui dire qu’il y a du brouillard, mais qu’après ce brouillard il fera beau ?

L’homme continue à mâcher. Le couteau dans son poing, il ne s’occupe même plus de ce qui se passe derrière la fenêtre ; ses yeux sont tout à la porte et c’est simple : si elle bouge, il sautera sur ses pieds et tant pis si du sang tout plein doit rougir ces murailles.

— Encore du lait ?

— Je veux bien.

Il tend sa tasse : ce que je verse file à côté. Il me regarde.

— Merci !

Houp ! Les gendarmes ont vu ce qu’il fallait. À l’aise, ils vont jusqu’au bout du jardin, où mon cerisier les intéresse ; ils s’en permettent chacun une branche, ce qui n’est pas voler, puis ils tournent vers la gauche et je ne les vois plus. Seulement ils sont toujours là : je les entends d’abord sur le côté de la maison, le long de l’étable, où Spitz aboie ; puis sur le derrière, où il y a une porte, puis houp ! houp ! de plus en plus vite, en plein galop, à travers la bruyère.

Partis ! À deux mains, cette fois, l’homme empoigne son bol et le couteau reste sur la table. Il a fini, d’ailleurs ; il lève les yeux et voit alors ce paysan tout pâle.

Devine-t-il que j’ai compris ? Lentement debout, il va jusqu’à l’âtre où sont le chat et la flamme. Il me tourne le dos.

Je lui fourre ce qui reste du pain. Ensuite du tabac.

— Merci.

— Prenez aussi la pipe.

— Oui.

Tout cela, il le fourre dans sa poche.

Puis il s’en va.

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Les crêpes

Eh bien, Marie, qu’est-ce que tu as ?

— Moi… ? rien.

Elle ne se retourne même pas. Le front à la vitre, elle regarde vers le champ où Gille le boiteux s’acharne si fort, sur sa bêche, qu’il en paraît presque droit.

Il fait un matin maussade de printemps qui hésite à venir : sans neige, sans pluie, mais aussi sans lumière. La brume stagne autour des choses qui n’ont pas de couleurs ; on ne voit que du gris et la vie semble un peu triste, parce qu’après ce long hiver, le soleil ferait bien de sortir et que d’un matin à l’autre ce n’est jamais lui.

— Oh ! ce brouillard ! fait Marie.

— Oui, Marie, mais, derrière, il est là, tu sais, le soleil. Moi, je le devine ; il est en train de fourbir ses cuivres ; un de ces jours tu le verras flamber avec tous ses rayons remis à neuf… Voici Pâques bientôt.

— Oui, Pâques, réfléchit Marie… Demain, mercredi des cendres… Il faudra que j’aille à la messe.

— Oh ! oh ! et M. le curé te mettra sur le front une belle croix de cendre.

— Peuh ! dit Marie, cela n’est pas amusant.

— Pas amusant, Marie ? Tout est amusant. Ainsi cette petite croix, si tu essayais de la garder sur le front jusque l’année prochaine, voilà qui serait drôle.

— Tu plaisantes, dit Marie. D’ailleurs, comment voudrais-tu que je me lave ? En ville, on s’amusait mieux. Rappelle-toi le dernier carnaval ; nous avons dansé, tu portais un faux nez, tu faisais le fou…

— La bête, Marie… Tu te souviens : le lendemain, quelle migraine !

— C’était bon quand même…

— Marie… Marie… le carnaval te fait regretter la ville.

— Oui, avoue Marie, aujourd’hui je suis triste : mais cela ne doit pas te fâcher.

— Me fâcher, Marie ! Au contraire. Tiens ! puisque tu y penses, nous allons fêter le carnaval. Ce soir je m’entortillerai dans un drap ; tu m’appelleras « Beau masque » ; je t’intriguerai : « Je vous connais, Madame. »

— Ce n’est pas la même chose, dit Marie.

— Alors veux-tu que je te chante, que je danse devant toi. Je me mettrai tout nu si ça te plaît.

— Ce n’est pas ça, fait Marie.

— Si grave ?… Alors… si nous faisions des crêpes.

— Si tu veux, dit Marie.

— Oui, mais, Marie, nous n’en ferions pas qu’une poignée, nous en ferons beaucoup, des piles, de quoi en manger toute la semaine.

— Oh ! alors, je veux bien, dit Marie que je parviens toujours à consoler par le ventre.

Pendant toute la journée nous sommes ceux qui vont se régaler de crêpes.

— Oh ! oh ! des crêpes, fait Benooi qui me pèse sa farine, largement, parce qu’il en retrouvera sa part.

— Hé ! hé ! des crêpes, se pourlèche le brasseur qui me verse, hors d’une belle cruche, plus que pour mes trois sous de levure.

— Des crêpes, dis-je à Spitz.

— Des crêpes, Fox.

— Des crêpes, mes poules, dis-je le soir en les chassant une heure plus tôt dans leur lit.

La lampe allumée, Marie commence sa besogne. Pour que ce soit fête entièrement, elle a rangé sa cuisine, ondulé ses cheveux, mis sa belle jupe et je parie qu’en dessous elle s’est lavée toute nue. Moi, j’ai invité Spitz.

C’est l’heure où les malins de la ville se font, avec du carton, une autre gueule. Marie n’y pense plus : elle est toute à sa pâte. Banal de dire qu’elle officie, et pourtant M. le curé n’est pas plus sérieux quand il dit sa messe. Voici le beau lait que l’on verse, tout blanc, dans la terrine ; voici la farine que l’on délaie, la cannelle que l’on dose, « juste assez », le sucre, « beaucoup » :

— Parce que tu l’aimes.

Par moments, elle avale sa salive, tant ce qu’elle prépare sera bon.

— Il ne s’agit pas, dit Marie, de mêler tout cela au hasard et de croire qu’on aura des crêpes : il faut des soins.

— Oui, Marie, beaucoup de soins.

Heureuse d’être comprise, Marie continue à tourner dans sa pâte. C’est doux, c’est blanc, moelleux à l’œil ; cela fait : « cloc, cloc », comme un beau ventre de femme qu’on tapote.

— Chut, gronde Marie, ne parle pas de cela… maintenant.

Le moment en effet est grave. Marmiton docile, j’attends les ordres :

— Vite, le sel.

Je passe le sel.

— Encore du sucre.

Je passe le sucre.

Pour rien au monde, je ne passerais le poivre quand elle réclame du safran.

— Et maintenant, dit Marie, goûte.

La langue dehors, je reçois un peu de cette crème. J’avale :

— Délicieuse, Marie.

— Oui, mais, insiste Marie, tu es sûr, il ne manque rien ? Une seconde fois, je goûte, les yeux fermés, parce qu’on juge mieux.

— Non, Marie, elle est parfaite, et même, dis, Marie, si tu veux, nous pourrions la manger tout de suite.

— Ne blague pas, fait Marie, tu sais bien, il faut d’abord qu’elle lève.

Respectueusement, nous transportons la pâte sur une chaise, près du feu, où elle devient tout à coup un important personnage. On l’a recouverte d’un linge. Elle a besoin de chaleur et de calme. Elle accepte de se gonfler, de remplir à elle seule sa terrine, mais qu’on n’y touche pas ou, boudeuse, elle s’affalerait et ne recommencerait plus.

— Ici, Spitz, ici.

Il faut que je retienne mon invité qui voudrait savoir de trop près ce qui se passe dans ce plat.

Marie seule a le droit.

Religieusement elle le découvre : « Ça commence, » dit-elle.

Un peu plus tard : « Ça monte. »

Bientôt, sans qu’elle l’annonce, ça déborde.

C’est alors qu’il devient amusant de faire des crêpes.

Versée dans la poêle, « Pchttt » siffle la pâte furieuse d’avoir si chaud. Elle n’a pas assez de bouches pour souffler sa colère et par tout le corps s’en ouvre de nouvelles, chacune avec son juron de vapeur. Mais, bientôt, elle se calme et se résigne à durcir ; elle ne blasphème plus, elle rissole. Devenue croustillante, on peut la chipoter, lui arracher un morceau de son ventre, la jeter en l’air, la rattraper comme une sotte : elle est crêpe.

La première a raté.

— Attrape, Spitz.

— Hap, engloutit Spitz dont la gueule est blindée contre les brûlures.

La seconde, nous la mangeons pour savoir ; les autres, que nous mangerons plus tard quand elles y seront toutes, je dois les répartir sur plusieurs assiettes :

— Afin qu’en se refroidissant, elles ne se ramollissent pas.

Car Marie pense à tout.

Animée, les yeux rouges, elle s’amuse en plein coup de feu. Si je lui affirmais que ce matin elle était triste, elle me dirait : « Tu te trompes. » Son poêlon bien brûlant, elle n’a que le temps de le graisser, d’y verser la pâte, de la détacher, de l’envoyer « Hep » en l’air, puis « Encore une » toute chaude sur la pile.

Une belle fumée bleue remplit notre cuisine et file sous la porte raconter à ceux qui ne le sauraient pas encore, que l’on fait des crêpes chez nous.

Le nez hors de ses plumes, Fox trouve à ce fumet quelque chose qui lui rappelle la ville. Il l’interroge à petits coups.

— Hum ! on dirait de la viande, oui vraiment de la viande, mais ce n’est pas de la viande…

Et il se rendort dans ses plumes.

Plus simple, Spitz rêve, sur son derrière : déjà une de ces rondelles lui est tombée bien chaude dans la bouche : une autre pourrait venir, ce serait bon. À chacune qui saute, il se lève et, comme Marie tout à l’heure, il avale sa salive.

— Encore une.

Puis :

— Encore une.

Elles se suivent de près. D’après ma fonction, je les place dans leur assiette, puis je les compte. Quand une pile est assez haute, je descends cette tour à la cave. Pendant les intervalles, je scie du bois ; je mets la nappe ; je range les tasses.

Au bout d’une heure, je me décide à les déranger pour les ranger à nouveau, car je trouve décidément cette cuisine un peu longue. Je dis à Marie :

— Il y en a beaucoup.

— Beaucoup de quoi ?

— De crêpes, Marie.

— Bien sûr, dit Marie, je suis contente. Tiens, descends cette pile à la cave.

C’est la quatrième. Je triche un peu : je me permets un bout de crêpe, puis toute la crêpe, parce qu’elle est bonne. Cela prend dix minutes. Quand je remonte, je jette un coup d’œil dans la terrine : elle est toujours aussi pleine…

— Marie ?

— Quoi donc ?

— Tu en as encore bien pour une heure.

— Au moins, la pâte monte toujours.

— Ah !

Trois crêpes plus tard :

— Marie, ne trouves-tu pas ? Une autre fois, nous pourrions en faire un peu moins.

— Oh ! non, dit Marie ; des crêpes, ce n’est gai que s’il y en a beaucoup. Encore une…

— Marie, dis-je tout à coup, qu’en penses-tu : si j’allais bêcher un peu, au jardin ?

— Bêcher le soir. Mais non, regarde celle-ci, comme elle se gonfle.

Elle se gonfle en effet très fort, mais pas plus que les autres.

Celle-là placée, je vais jusqu’au bout de la cuisine, je reviens à Marie, je m’éloigne un peu plus et, doucement, sans en avoir l’air, — puisqu’elle s’amuse :

— Ça va, Marie, ça va ? me voilà dans mon coin de tous les soirs, avec un livre.

— Encore une, annonce Marie.

Puis : « Encore une… » Puis : « Encore une… »

Je réponds : « Oh ! oh ! » ou bien « Ah ! ah ! » puis plus rien, parce que le passage que je lis est un peu difficile à comprendre.

Je n’entends vraiment bien que lorsque Marie annonce :

— Attention, je commence la dernière.

Ces mots, je les attendais, je sors de mon livre, et près du feu je retrouve ma brave Marie, comme tantôt parée pour la fête, avec ses cheveux qui ondulent et ses joues qui ont chaud. Seulement, qu’est-ce qu’elle a ? L’une sur l’autre, les larmes lui sortent des yeux, et, au long de son nez, vont tomber dans la poêle, comme si elles voulaient devenir de petites crêpes.

— Eh quoi, Marie, tu pleures ?

— Oh ! non, fait Marie.

— Voyons, grande sotte, ça ne t’amuse donc plus, les crêpes ?

— Si… mais…

Pourquoi le dirait-elle, puisqu’elle ne le pense même pas. Pourtant, espèce de mufle, fallait-il que je l’oublie pour un livre, un soir de carnaval, alors qu’elle fabriquait des crêpes ?

— Pardon, Marie.

Debout derrière elle, sur ses joues, dans la nuque, sur le cou, je promène un long chapelet de petits « Pardon ». Sa jupe est si courte que, sans qu’ils le sachent, mes doigts passent en dessous. Et ce que j’y trouve !

— Non, fait Marie, pas ça… pas ça… ma crêpe…

Mais je sais bien, moi, que c’est ça et encore autre chose. « Si… si… Marie… »

— Ma crêpe, se défend encore Marie.

Mais elle a beau jurer, cette crêpe, quand on y repense enfin, elle est devenue quelque chose de noir, qui ne ressemble pas mal à la figure d’un nègre furieux.

— Pour toi, Spitz…

— Hap, fait Spitz…

— Maintenant, tout le monde à table, annonce Marie, la gourmande, qui a déjà pris le meilleur.

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Père Raphaël.


Nous sommes à table un midi, quand il entre sans frapper, pieds nus, un gros ventre, un panier à chaque bras, en brave homme de moine qui est partout chez lui.

— Je… commence-t-il.

Puis il s’arrête, surpris. C’est notre première année. La dernière fois, il a trouvé ici une petite vieille avec un petit vieux ; il ne connaît pas ces deux-ci, mais ils ont l’air bon quand même et à ce qu’il peut voir, ils sont en train de se régaler d’une fameuse salade. Il y pique un regard :

— Hum ! dit-il, on se fait du bien ici.

C’est en effet une superbe salade. Nous l’avons cultivée. Pour qu’elle soit plus moelleuse, Marie y a semé du lard en croûtons et versé par-dessus trois cuillerées de cette bonne huile qu’elle a ramenée, tout exprès, d’Anvers.

Gêné de paraître gourmand, j’attends, sans répondre, ce que me veut ce moine à paniers.

— Je viens, explique-t-il, pour le beurre.

— Le beurre, s’étonne Marie, je ne fais pas de beurre. Nous n’avons pas de vaches.

— Pas de vache ? Tiens !

Un fermier sans vache c’est comme qui dirait un capucin sans sa corde. Nouveau coup d’œil à ces gens, puis sur leur table où ce qu’ils mangent est décidément une gaillarde de salade.

— Alors, fait-il, donnez-moi des œufs. Si vous n’avez pas de vaches, vous avez des poules.

— Des poules, dis-je de plus en plus agacé, oui, j’en ai. Seulement je ne vends pas mes œufs.

— Alors, fait-il, donnez-moi de l’argent.

— De l’argent, pourquoi faire ?

Cette fois, j’ai sauté debout.

Il comprend alors à mon air qu’il y a quelque chose que nous ne savons pas :

— Je suis le père Raphaël, dit-il. N’avez-vous pas entendu le sermon de M. le curé, dimanche ?

— Non, dit Marie, dimanche je n’étais pas bien. J’ai raté ma messe.

— Et vous ?

Mais il ne me plaît pas de répondre que si je vais à la messe, e n’est pas à l’église du village.

— C’est dommage, fait-il. Si vous aviez été, vous auriez su que je devais venir. M. le curé l’a annoncé. Je viens chaque année : on me donne ce qu’on veut ; en retour c’est moi qui prêche la retraite.

Il nous explique cela simplement, comme à des gens qui savent ce que l’on doit aux ministres de Dieu et qui n’y manqueront pas, puisqu’au surplus ils sont à manger une si bonne salade. Il y goutte de l’œil de temps en temps et quand il a fini, son regard y reste planté, droit comme une fourchette.

— Donnez, dit-il, ce que vous voudrez : un franc, deux francs ; ce sera jusqu’à l’année prochaine.

Déjà Marie se levait pour chercher sa bourse… Pourquoi, subitement emporté, ai-je dit : « Rassieds-toi, Marie, » et mis à la porte, comme un chien, ce brave homme qui avait bien le droit d’apprécier ma salade ?

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Littérature


La truculente Johanna, qui avait des joues si roses, est morte pendant la nuit.

On a planté devant sa ferme une croix de paille en attendant celle en bois que le bedeau apportera tout à l’heure de l’église.

C’est Phrasie, ma propriétaire, qui m’annonce la nouvelle. Elle a lavé le corps, comme elle le ferait pour moi si je venais à mourir, et depuis le matin, elle trotte à travers les bruyères, d’une ferme à l’autre, pour avertir les voisins.

— Quel grand malheur ! dis-je à Phrasie. Et son pauvre Guido, que va-t-il faire ?

— Songez donc, répond Phrasie ; toute une étable à soigner : quatre vaches, un bœuf et un veau.

— Il y a aussi les enfants, Phrasie. Ils sont cinq, je crois ?

— Sept, Monsieur. Pourtant les enfants, c’est le moins : ça pousse tout seul. Mais les grosses bêtes : les vaches, le bœuf…

— … le veau ! Phrasie.

Très sérieuse, Phrasie pense au veau.

— Vous savez, dit-elle, le rosaire, ce sera pour ce soir, à 8 heures. Vous viendrez ?

— Oui, Phrasie.

C’est une baraque, comme la mienne, du côté des Grandes Mares. Quand j’arrive le soir, je ne suis pas le premier. Voisins et voisines attendent déjà sur des chaises, silencieux, leurs sabots rangés près du seuil, avec les lanternes pour le retour. Par convenance, j’avais mis des bottines et je pose mes pieds en douceur, honteux de mes semelles sur le sable qui grince.

Guido n’a pas levé la tête. Il se tient près de l’âtre, courbé connue s’il se chauffait. Seulement l’âtre est éteint. Une grosse marmite pend toute noire au bout de sa crémaillère. Elle fume un peu. Près de lui, sur un banc ses quatre garçons laissent pendre leurs huit petites jambes nues. On a couché les fillettes trop jeunes pour rester si longtemps les mains jointes. Leurs lits se suivent au long du mur, sous deux cadres, où Jésus et sa Mère tiennent, chacun dans la main, un cœur tout rouge qui brûle.

D’autres voisins arrivent, enlèvent leurs sabots et en chaussettes ou pieds nus, cherchent une place. On a réservé la meilleure pour Gille qui récitera le rosaire parce qu’il est le voisin le plus proche. Chacun assume ainsi sa tâche. Le jour des funérailles, Fons ira sonner les cloches, Nelis prêtera sa charrette pour le corps, Benooi sa jument. Les autres prieront.

À 8 heures, Gilles, le boiteux, arrive en boitant comme toujours, très grand d’abord, puis très petit, puis comme tout le monde quand il s’assied. Avant que l’on commence, Guido ouvre à côté la chambre de la morte, afin qu’elle soit plus près. On ne voit qu’un trou noir, avec quelque chose de blanc, sans doute un coin du lit où elle dort.

— Au nom du Père…

Gille fait un grand signe de croix appris chez les Trappistes. Il entame lentement le début des prières que les autres continuent après lui, à haute voix, comme cela se fait le dimanche à l’église. On distingue le fausset des enfants et le bourdonnement de Guido, qui arrive le dernier, parce qu’en même temps que ses mots, il doit traîner sa peine.

Gille le laisse finir, puis il recommence.

Quand il a fait trois fois le tour de son chapelet, il récite une dizaine d’Ave, dont il précise pour chacun, une intention spéciale. Au dernier il annonce :

— Pour celui d’entre nous qui mourra le premier.

— Amen.

C’est fini. Chacun se lève. Sur le seuil les hommes allument leur pipe à leur lanterne. Les femmes partent en avant. Guido n’a pas bougé.

Je suis allé voir la morte en plein jour.

Tout de son long, dans le lit, elle n’avait plus ses joues roses, et dans sa bouche ses dents semblaient des graines jaunes de maïs. Son ventre, sous le drap, faisait une grosse bosse : son dernier qu’elle emporte.

Avec le buis, je lui jette un peu d’eau bénite et voilà tout à coup Johanna qui pleure.

Tandis que je la regarde, Guido, à genoux devant l’âtre, souffle la flamme sous la marmite de ses bêtes :

— Il faut qu’elles mangent.

Turbulents dans un pré, les enfants poussaient tout seuls.

Lorsque nous revenons le soir, pour le rosaire, le cadavre est déjà dans ses planches. Le cercueil est tout frais : cela sent bon la résine, comme dans une sapinière lorsque l’on fend du bois. Puis je surprends une autre odeur, ô truculente Johanna !

Le matin de l’enterrement, Guido a mis sa culotte et sa belle blouse des dimanches. Il a gardé son visage de tous les jours, un visage en terre trop cuite pour y sculpter encore de la tristesse. Il fume sa pipe. Comme le monde arrive, il la retire et la fourre dans sa poche, pour tout à l’heure. Il n’a rien oublié : ni la pièce pour l’offrande, ni le sou de sa chaise, ni le grand mouchoir rouge — également pour tout à l’heure.

Il s’intéresse aux efforts des hommes qui empoignent le cercueil pour le hisser sur la charrette. C’est un peu difficile : ils n’ont pas l’expérience des croque-morts de la ville, mais s’ils bousculent Johanna, c’est de bon cœur et han ! la voilà en place.

Lice, la jument, part aussitôt d’un bon train. Ce qu’elle tire est généralement plus lourd ; Benooi, qui la mène par les brides, est presque forcé de courir. N’était-ce son habit des dimanches, il aurait l’air de revenir des champs. Guido se hâte derrière, à grandes enjambées, entre ses quatre garçons qui trottinent, puis le groupe des femmes en mante et les hommes qui s’échelonnent à distance. Personne ne parle. Chacun se dépêche pour soi. La bruyère seule chuchote et quelquefois le coup sec d’une roue dans l’ornière.

Il me faut réfléchir beaucoup pour imaginer qu’il y a un mort sur cette charrette qui n’est pas un corbillard. Pourtant le cercueil se trouve là, couché en travers sur deux bottes de paille, et aussi la croix prête à planter sur la fosse.

À la chaussée, Benooi ralentit pour donner le temps à Fons qui part en avant sonner les cloches. On les entend bientôt, accourir à pleins sons, par-dessus les grands chênes, à la rencontre de la morte.

Près de l’église, les femmes vont s’accroupir contre le mur et pissent. Il n’y a rien à dire : c’est l’usage. Guido aussi s’arrête — contre un arbre.

C’est M. le curé lui-même qui chante la messe. On a déposé Johanna, à ras des pierres, près du banc de communion, comme une humble morte qui n’a pas le droit d’aller plus loin. Guido se tient à genoux un peu en avant. Il prie : il ne prie pas autrement les dimanches dans son livre et tourne sa page, en même temps que le prêtre, pour l’Évangile.

À l’Offrande, il regarde longtemps sa pièce avant de la lâcher dans le plateau, mais en revenant il se trouble parce qu’il a pris le cercueil à droite, au lieu de le prendre à gauche, ce qui l’oblige à contourner tout à fait le corps de sa femme. Puis il ne bouge plus.

Le cimetière entoure l’église. C’est meilleur pour les morts. Ils entrent d’un bond dans la tombe, tout chauds encore de prières, et les bénédictions qu’on a versées dessus, n’ont pas le temps de s’éventer.

Devant la fosse, Guido a déplié son mouchoir. Ses mains tremblent, ses jambes tremblent, son sarrau tremble sur son dos. Il n’a pas songé à tirer sa casquette. Il se penche vers le trou et trois fois appelle : « Wanne !… Wanne !… Wanne !… » toujours plus fort, avec angoisse, vers Wanne qui ne peut plus répondre.

Des petits à leur tour hurlent après leur mère ; les femmes reniflent, les hommes se détournent ou se mouchent. Raide près de moi, Fons se mord la lèvre et fixe, immobiles, ses rudes yeux, remplis d’eau.

Pleurer comme eux ! Comme eux renâcler de chagrin, grimacer e détresse, sentir bêtement les larmes au long de ma figure, et les boire ces bonnes larmes à m’en purger l’âme !… Mais je ne suis pas assez d’ici, j’ai trop à voir et mes yeux sont trop loin de mon cœur.

M’auras-tu pardonné, toi, ô pauvre morte ? Il faut que je note la trogne du bedeau, Guido qui, à genoux maintenant, gratte la terre, ces arbres qui bougent, ce soleil si chaud qu’il aurait tôt fait craquer ton cercueil, si on ne le couvrait bien vite dans sa fosse.

Plus tard peut-être, un jour en trempant ma plume… Ton Guido qui te pleure, tes enfants, les autres qui gémissent t’auront sans doute oubliée. Tu seras « feue » Johanna. Et pour moi, tu vivras. Tu auras tes joues roses, tes dents pures comme le lait que tu tires à tes vaches ; tu couperas la bruyère à genoux, ton bonnet blanc à ras des fleurs ; tu porteras le seau de ton puits et peut-être alors, trouverai-je tout à coup cette larme, en pensant que tu viens de mourir, en voyant qu’on te rend à la terre, ô pauvre Johanna qui ne sera déjà plus qu’un peu d’os, dans un cimetière, au fond de la Campine !

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