Moi quelque part/09

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La Soupente (p. 118-125).


QUELQUES-UNS

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Sommations respectueuses


Son service militaire achevé, François, qui plus tard saura façonner des charrettes, passe chez le meunier lui demander sa fille Louise. La chose est possible : ils ont dansé ensemble, ils sont du même âge et leurs fortunes, une couple de bras à chacun, s’équivalent.

— Moi, a dit le meunier, j’ai mon moulin, voyez ma Trees.

Et sa Trees, on ne sait pourquoi, a déclaré :

— Un charron ! Jamais je ne donnerai ma fille à un charron.

— Bon ! a pensé François qui en sortant fait un signe à Louise, l’attend dans le petit bois, la renverse, la retrousse et, pour la première fois, la prend, comme une vraie femme.

Une deuxième fois, sur une meule François recommence, puis une troisième, au moulin, entre des sacs, non loin de la Trees qui dort.

Louise enceinte, quand cela commence à se voir, François retourne chez le meunier offrir de réparer sa faute. C’est la règle au village.

— Moi, dit le meunier, j’ai mon moulin, voyez ma Trees.

Trees tournait dans sa soupe. Elle ne s’est pas arrêtée de tourner :

— Un charron, a dit Trees, jamais je ne donnerai ma fille à un charron.

— Bon, dit François, qui en partant caresse d’un clin d’œil le beau ventre de sa Louise.

Le poupon né, baptisé, reçu comme il convient par toute la famille, les amoureux reprennent leur promenade. On les rencontre par les champs, derrière des granges, sous le bois et pour l’automne quelque chose, sous la jupe de Louise, se remet à gonfler.

Cela se remarque surtout à l’église les dimanches quand Louise ayant communié regagne sa place, les mains dévotes, sur son ventre qui pointe.

Pour le coup, pensent les voisins, la Trees n’osera plus refuser. Mais Trees l’autre jour a juré : « Tenez, sur la sainte Vierge qui m’entend, » que jamais elle ne donnerait sa fille à un charron.

Les parents de François se désolent. Son premier sur le bras, le second sous la jupe, Louise dans tous les coins se traîne et pleure :

— Bon ! pense déjà François, il faudra essayer d’un troisième.

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Le meurtrier


Hé ! Monsieur !

— Quoi donc, Benooi ?

— Vous savez que le boulanger Joseph, le frère de Cordula…

— Comment, Benooi, Cordula avait un frère…

— Oui, dit Benooi… Joseph.

— Elle a de bien belles joues, Benooi…

— Ça, fait Benooi, je ne sais pas. Ce que je veux dire, c’est que son frère Joseph…

En ce temps Joseph le boulanger, le frère de Cordula qui a de si belles joues, aimait beaucoup la danse…

— Moi, dit Benooi, même à vingt-deux ans, je ne dansais pas.

— Ce n’est pourtant pas un crime, Benooi.

— Non, fait Benooi, mais il ne dansait pas souvent avec la même.

— Alors, c’est grave ?

— Très… dit Benooi.

Un soir à la kermesse, il finissait de danser avec la Marie du charron…

— Celle qui boite, Benooi ?

— Justement.

… quand un camarade vint la demander pour la danse suivante.

— Oh ! oh ! Benooi.

— Oui…

Peut-être, pour cette fois, Joseph tenait-il à sa boiteuse, ou bien n’aimait-il pas qu’on l’invitât sous son nez :

— Encore cette danse, fit-il.

— Alors, demanda l’autre, ce sera pour tantôt ?

Joseph comprit-il mal, on ne sait, mais il devint rouge. Il but un grand coup, le cracha et vlan ! le couteau qu’il portait bien fermé dans sa poche, passa tout ouvert dans la poitrine en face.

— Mort, Benooi ?

— Comme un cochon, dit Benooi.

C’était son premier…

Et puis il avait bu, les juges n’ouvrirent que la moitié d’un œil : cinq ans. Les cinq ans sont passés et ce matin, je l’ai vu qui passait dans le train qui le ramène au village.

— Vous aurez été le premier, Benooi.

— Oh ! dit Benooi, ce n’est pas un honneur.

— N’importe, dis-je à Benooi, je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir comment on a reçu là-bas cette brute.

— Allez voir, dit Benooi.

J’y vais, je dois même dire, j’y cours.

Pourtant ce qu’il a fait, Joseph, c’est simple. Son train s’est arrêté à 7 heures. Il est entré chez lui, il a vu la farine dans la huche, il l’a pétrie et au moment où j’arrive, curieux de voir Westmalle en révolte, sur le pas de sa porte, il attend que ça cuise.

— Eh bien ? s’informe Benooi.

— Peuh ! il a de moins belles joues que Cordula.

— Ça !… fait Benooi.

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La soupe aux raisins


Dans sa cour, sous la vigne, Mélanie égrappe des raisins. Elle ne connaît qu’une façon d’en manger : les faire cuire dans la soupe.

Une première fois, je me suis étonné ; elle m’a dit : « Venez donc en goûter » ; et comme j’ai déclaré cette soupe excellente, jusqu’à la fin de sa vie elle se croit obligée.

Soupe ou légumes, ce que Mélanie prépare n’est jamais compliqué. Sa marmite à la crémaillère, ses raisins là dedans, elle y vide, au jugé, un paquet de sucre, flanque-par là-dessus un gros seau de son puits, arrange en dessous ce qu’il faut de bois pour que ça flambe jusqu’à midi, puis elle s’en va à d’autres affaires.

Qu’après cela, la soupe brûle ou que le feu s’éteigne : « Ils n’avaient qu’à s’entendre, » pensera Mélanie.

Quand j’arrive avec Marie, Vader, qui a toujours faim, a déjà faim sur sa chaise. Les garçons sont aux champs ; Trees, la servante, dispose les assiettes. Comme nous sommes invités, elle écarte la table du mur pour nous faire de la place :

— Ah ! Monsieur. Ah ! Madame…

C’est tout.

À la vérité, la pièce où l’on dîne, n’est pas très luxueuse. Il y fait noir, ça sent la vache, on y voit le morceau de miroir qui sert à Mélanie, le matin, quand elle se démêle les cheveux, et devant l’âtre il serait difficile de dire : « Celles-ci sont les marmites pour les bêtes ; celles-là, les marmites pour les gens. »

Pourtant, il n’en faut pas davantage à des paysans de bon appétit, pour qui manger est une chose que l’on accomplit gravement et toujours en silence, comme nourrir son bétail, faire des enfants et les autres devoirs imposés par Dieu.

À midi, les hommes entrent et jugent par le nez qu’au lieu de poireaux, on a mis des raisins dans la soupe. Ils n’ont pas besoin de faire là-dessus des phrases.

— Garçon, dit Fons à Benooi, tantôt nous faucherons l’avoine.

— Oui, garçon, répond Benooi.

On s’installe, on se signe, chacun prie Dieu à sa manière : Vader le nez dans sa casquette, Fons, sérieux en se frottant la tête, Benooi les yeux en l’air, Mélanie les mains jointes, Trees tout en cherchant le sel qui manquait sur la table.

— La soupe ! dit Trees.

Vader le premier, et après lui les autres, tendent leur assiette, la reçoivent bien pleine sans dire « merci », plongent la cuiller, aspirent à petits coups le jus limpide, au goût bénin de sucre et de vinaigre. C’est chaud, on souffle, on se tait.

L’assiette vide, Trees en sert une seconde ; puis une troisième ; puis la dernière, plus épaisse à cause des peaux et des grains qui sont restés au fond. Celle-là, on la mâche et, s’il se peut, on se tait encore plus.

Seulement, aux dernières cuillerées, les femmes s’arrêtent, Benooi est blanc, Fons cramoisi, Vader ne suffit pas à toutes les gouttes de chaud qui lui viennent sur le front.

C’est la faute aux raisins.

En ville, après cette soupe, il faudrait du vacarme. Ici pas :

— Garçon, réfléchit Fons, tantôt nous faucherons l’avoine.

— Oui, garçon, répond Benooi.

… Mais ils sont saouls.

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Les idées de Claes


Il en a beaucoup ; un jour il en eut une excellente. Il se dit qu’au lieu de ces vilaines ornières qui reliaient sa ferme à la grand’route, il serait bien plus commode d’avoir à soi, à travers ses propres champs, une jolie petite chaussée bien droite.

Tout l’hiver sans consulter personne, Claes étudia son idée : quel serait le trajet le plus court, combien ça lui coûterait en pavés, comment pour les placer il aurait à s’y prendre. Puis, au printemps, sûr de soi, ayant fait un tour par où les cantonniers rapiéçaient leur route, Claes se mit à piocher, niveler, jalonner, puis à caler l’un contre l’autre ses cubes de pierre.

Il pavait depuis deux mois, quand un matin il s’avisa de quelque chose : c’est que le vieux sapin, sous lequel tous les jours il prenait une sieste, allait se trouver juste au milieu de sa route. À force de le savoir là, il l’avait oublié.

Tonnerre ! Il n’allait pas pour ce maudit sapin défaire ses pavés et les placer ailleurs ; il ne pouvait pas davantage tirer sa route au travers de cet arbre !

Claes jeta là ses outils et médita longtemps. Après huit jours, il tenait son idée. Il reprit sa route où elle était, et quand il fut arrivé à l’endroit qu’il savait, Claes fit comme le ruisseau qui contourne une pierre, il contourna son arbre.

Seulement sa belle route droite eut, par le milieu, un gros ventre.

— Je devine, dis-je à Claes, ce vieux sapin, vous y teniez.

— Non, fait Claes.

— Mais alors, il me semble, Claes, il eût été plus simple de le flanquer par terre.

— On a son idée, répond Claes, on n’en a pas une autre.

— Bon, bon, Claes. Pourtant sans vous fâcher, je crois m’apercevoir, Claes, que cet arbre, l’arbre pour lequel vous avez détourné votre route, je ne le vois pas.

— Non, dit Claes. L’hiver suivant il a gelé très fort, le bois était cher. Alors, j’ai eu mon idée : j’ai abattu cet arbre pour en faire des fagots.
Éloquence


Vader me raconte l’aventure. Elle date de loin, du jour même où l’on enterra sa brave Trees, dont Dieu ait l’âme. On était au cimetière, et pour sa femme, vous pensez bien, Vader pleurait très fort, quand un gros chien noir, qui avait pris place dans le cortège, se mit à pisser sur une tombe.

À un autre moment, Vader aurait dit : « C’est un chien qui pisse. » Mais aujourd’hui, si près de sa Trees !

— Sale bête, pensa Vader, mais aussi pourquoi n’a-t-on pas bâti un mur autour du cimetière ?

Puis il se remit à pleurer.

De tout ceci, il ne souffla mot à personne. Mais à la première réunion du conseil de la commune, M. l’échevin Baerkaelens eut quelque chose à dire. En ce temps, c’était feu M. le baron, le bourgmestre. Que Dieu ait son âme ! Vader ne l’aimait pas.

— Monsieur le baron, dit-il, nous avons en caisse trois cents francs. Nous sommes riches. Je propose qu’avec cet argent la commune fasse bâtir un mur autour du cimetière. Ce serait plus convenable.

Convenable ou non, M. le baron détestait les idées quand elles ne venaient pas de lui.

— Un mur, trancha-t-il, c’est inutile.

— Inutile, ratifia le conseil, qui devant un baron, n’eût pas osé faire autrement.

Mais Vader osa, lui. Il pensait à sa Trees. Ce qu’il dit à M. le baron, après tant d’années, il s’en souvient mot à mot.

— J’étais assis, j’ai sauté debout, comme ça, raconte Vader qui essaie péniblement de se remettre droit. J’ai mis mes poings sur la table : « Vous, ai-je dit, Monsieur le baron, vous ne voulez pas d’un mur et moi, j’en demande. Vous, ai-je dit, Monsieur le baron, vous dites : « C’est inutile, » ce qui n’est pas une raison ; moi, je vais vous donner les miennes. Allez, ai-je dit, Monsieur le baron, allez à Zoerzel, allez à Brecht, allez à Oostmalle, vous y verrez un mur autour du cimetière et ce sont des communes pauvres. Nous, ai-je dit, Monsieur le baron, nous avons trois cents francs en caisse, nous avons un bourgmestre qui est baron, mais nous n’avons pas de mur pour protéger nos morts. Voyons, ai-je dit, Monsieur le baron, est-il convenable de refuser aux trépassés qui ont été des hommes ou des femmes, ce que l’on donne comme abri au moindre cochon, quand il vit ? Vous, ai-je dit, Monsieur le baron, vous avez autour de votre château un mur, et non seulement vous avez un mur, mais, devant ce mur vous avez une haie et devant cette haie, vous avez un fossé rempli d’eau. Ce n’est pas chez vous, ai-je dit, Monsieur le baron, que les chiens entreront sans sonner à la porte. Mais votre tour viendra, ou ce sera Mme  la baronne. Vous n’aurez plus votre mur, votre haie, votre fossé ; vous serez au cimetière et alors, si vous avez refusé mon mur, que direz-vous, ai-je dit, Monsieur le baron, quand le chien qui a pissé sur ma Trees viendra chier sur la vôtre ? »

Je ne sais si depuis, Vader n’a pas ajouté quelques mots. Mais le mur fut bâti. Il y a trente ans. Il est toujours là. On peut le voir : haut, massif, en briques un peu frustes, comme les arguments qui l’ont créé.

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