Molière (Goldoni)

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Moliere
Traduction par Jean-Augustin Amar Du Rivier.
Reymann (2p. 209-213).


MOLIERE,
COMÉDIE
EN CINQ ACTES,
Représentée pour la première fois
à Turin, en 1751.

PRÉFACE

DU TRADUCTEUR.

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C’est une grande, c’est une belle époque dans les annales du théâtre, que celle où le premier de tous les poëtes comiques, celui qui avait surpassé de si loin ses modèles, et désespéré d’avance ses imitateurs, fut introduit lui-même sur la scène par celui de tous ses rivaux qui était le plus capable de reproduire, en partie du moins, les traits du grand homme qu’il voulait peindre, et de le faire parler et agir d’une manière digne de lui. Moliere, Goldoni ! noms à jamais célèbres, et devenus inséparables, vous arriverez à la postérité, comblés des éloges de tous les siècles que vous aurez majestueusement traversés ensemble.

Quelle gloire pour Moliere, que les Italiens, que l’Europe entière n’ayent rien trouvé de plus grand que son nom, quand leur admiration épuisée cherchait à décorer Goldoni d’un titre égal à son génie ! et quel triomphe pour Goldoni, d’avoir mérité et obtenu celui de Moliere de l’Italie ! Ce n’est pas que le poëte Italien ne sentit lui-même tout ce qu’il y avait d’exagéré dans un éloge dont il eût été indigne, par cela seul qu’il aurait cru le mériter. Il connaissait et calculait mieux que personne l’intervalle immense qui le séparait encore du poëte Français : et lorsque l’enthousiasme de ses concitoyens lui prodiguait le nom de Moliere, il répondait avec une modestie qui était dans son cœur comme dans ses paroles : il n’y a qu’un Moliere au monde, et il appartient à la France.

Voilà le vrai mérite. Il parle avec candeur ;
L’envie est à ses pieds ; la paix est dans son cœur.

(Volt. Disc sur l’Envie.)

Cette admiration était vraie, parce qu’elle était éclairée, et elle excitait en lui une émulation louable, sans y nourrir le ridicule espoir d’atteindre jamais son modèle. C’est dans Moliere que Goldoni étudiait son art et il ne taisait ni les obligations qu’il lui avait, ni le culte assidu dont il honorait son génie : son éloge était sans cesse dans sa bouche ; et c’était toujours avec l’expression du respect qu’il prononçait son nom. Enfin, il voulut rendre à celui qu’il appelait son père et son maître, un témoignage public de sa reconnaissance et de son attachement. Il conçut donc le projet de présenter, sur la scène, à l’admiration de ses compatriotes ce même homme dont la réputation leur était parvenue depuis long-temps, et dont les ouvrages, traduits dans toutes les langues, faisaient les délices de tous les peuples,

La vie de Moliere offrait une époque aussi glorieuse pour lui qu’intéressante pour les mœurs et pour les lettres en général ; c’est la représentation du Tartufe. On sait que, furieuse de se voir démasquer, l’hypocrisie religieuse mit tout en œuvre pour étouffer dans sa naissance cet admirable ouvrage, et que jamais peut-être il n’eût été joué, sans la protection spéciale dont Louis XIV honorait l’auteur du Misanthrope, Mais Moliere ne se découragea point ; et bravant les clameurs d’une cabale doublement méprisable, et par son objet et par ses moyens, il jouit du succès éclatant de sa pièce et du désespoir de ses ennemis terrassés, confondus, mais non corrigés. Il est une espèce d’homme que l’on ne corrige point ; et les faux-dévots sont ces hommes-là. Moliere ne les changea point, sans doute ; et il connaissait trop le cœur humain pour s’en flatter ; mais il rendit à la société le plus grand de tous les services, en les couvrant d’un opprobre éternel et d’un ridicule ineffaçable ; en ouvrant les yeux trop crédules sur les pieuses fraudes, sur les modestes intrigues, et sur-tout sur les intentions pures de ces vils contre-facteurs de vertus ; en établissant enfin une distinction juste et sublime entre la vraie et la fausse dévotion. Ce fut, de tous les ouvrages de Moliere, celui qui réussit le plus complètement ; et le jour de son succès fut, sans contredit, le plus beau de la vie de son illustre auteur.

C’est celui que Goldoni a choisi pour l’époque de sa comédie. La représentation du Tartufe, voilà le grand objet de la pièce ; l’amour de Moliere pour la fille de la Béjart, et son mariage avec cette célèbre actrice, en voilà le nœud et le dénouement. La marche de l’ouvrage est très-simple, les caractères bien dessinés, le dialogue excellent, le style généralement soigné ; le rôle de Moliere, entre autres, est parfaitement écrit d’un bout à l’autre. Ceux qui ont étudié l’homme dans ses ouvrages, reconnaîtront facilement que Moliere a pu faire et dire en effet dans son intérieur, tout ce qu’il dit et fait dans la pièce de Goldoni.

Cette comédie présentait plus d’une difficulté : le traducteur ne se flatte pas de les avoir toutes surmontées. Il n’est garant que de sa bonne volonté, de son zèle ardent pour le travail, et de son profond respect pour le public.

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PERSONNAGES

MOLIERE, auteur de Comédies, et Comédien Français.

LA BÉJART, Comédienne.

ISABELLE, sa fille, amante aimée de Moliere.

VALERE, Comédien, ami de Moliere.

Monsieur PIRLON, hypocrite.

LÉANDRE, ami de Moliere.

Le Comte FREZZA, critique ignorant.

LAFORÊT, servante de Moliere.

LESBIN, son valet.



La Scène est à Paris, chez Moliere, dans un sallon au rez de chaussée, qui communique à divers autres appartemens.
MOLIERE,
COMÉDIE.

ACTE PREMIER.


Scène PREMIÈRE

LÉANDRE, MOLIERE.
Léandre.


Allons, Moliere ; allons, mon ami, déridez-vous un peu. Comment ! un auteur de comédies, un homme, dont les saillies sont si heureuses et si plaisantes, un homme enfin qui fait rire tout le monde, ne saura jamais rire chez lui avec ses amis !

Moliere.

Mes comédies, mes comédiens, je voudrais que tout cela fût au diable.

Léandre.

Mais on dirait vraiment, à ce courroux, que vous voilà dégoûté pour la vie de l’occupation aimable d’écrire des comédies ! vous leur êtes redevable cependant de la protection du roi, et, qui plus est, d’une pension annuelle de mille livres.

Moliere.

Oui, si je n’étais retenu par l’obligation de travailler aux plaisirs d’un aussi grand monarque, j’irais, de ce pas, prendre encore parti dans la troupe : je me condamnerais, sur une montagne, à la vie solitaire d’un hermite, plutôt que de traîner pour le théâtre une existence aussi pénible.

Léandre.

Mais, répondez-moi, de grace : que vous est-il arrivé de nouveau ?

Moliere.

Ah ! ne me faites point parler… Au nom de Dieu, taisez-vous. Le public est un indiscret que rien ne contente : combien de dégoûts, combien d’ennuis ne m’a-t-il pas fait supporter ? Et la disgrace que m’attire aujourd’hui mes cruels ennemis, la mettrez-vous, dites-moi, au rang des disgraces communes ?

Léandre.

Vous voulez parler sans doute de la défense de jouer le Tartufe.

Moliere.

C’est cela même, Monsieur, c’est cela. Comment ! la salle était éclairée ; déjà les garçons de théâtre tenaient la corde en main, pour lever le rideau ; nous étions habillés ; les loges, le parterre, la scène même, (suivant le louable usage établi en France)[1] tout était plein. Un messager arrive, porteur d’un ordre du roi, où je lis la fatale défense de jouer le Tartufe.

Léandre.

Mais, permettez : la pièce avait été déjà suspendue ; n’y avait-il pas un peu de témérité de votre part à braver la défense faite alors ?

Moliere.

Depuis, le roi la lut, daigna l’honorer de son suffrage, et en permettre la représentation. Mais, malheureusement pour moi, il partit pour la Flandre et la permission n’était que verbale. J’ai dépêché sur le champ un de mes plus habiles Sujets ; et j’attends d’un moment à l’autre un écrit qui contienne la grâce que j’implore. Ils verront, ils verront ces ministres qui ne daignent pas m’en croire, que Moliere mérite cependant que l’on ajoute foi à ses paroles ; et les vils hypocrites ne célébreront pas long-temps le triomphe qu’ils se flattent d’avoir remporté sur moi.

Léandre.

Convenez aussi que vous avez bien maltraité les imposteurs.

Moliere.

Eh ! mon ami, ce sont des traîtres qu’il fallait faire connaître. On peut se défendre contre toutes les autres classes de méchans ; mais où est le bouclier contre des traits imprévus ? Croyez-moi, non ami ; c’est une œuvre sainte, c’est une occupation sublime que de dévoiler l’artifice et de démasquer l’hypocrisie.

Léandre.

Soit ; je vous accorde tout cela. Mais je voudrais vous voir bannir les idées tristes ; vous voir gai comme moi, par exemple.

Moliere.

Mon cher, l’homme chargé de donner du plaisir aux autres, en goûte rarement lui-même. Pour vous, dont le plaisir est l’unique affaire, vous avez acquis le privilège de vivre sans inquiétudes.

Léandre.

Je vous demande bien pardon : ma matinée entière se passe à réfléchir très-sérieusement à quelle partie de plaisir je dois, ce jour là, donner la préférence, pour le passer agréablement ici ou là.

Moliere.

Vous êtes trop modeste je sais ce que je dis.

Léandre.

Ma foi, mon ami, je veux vivre. Je ne suis pas philosophe, moi.

Moliere.

Avec plus de raison, vous goûteriez mieux la vie.

Léandre.

Comment donc ! Me prenez-vous pour un crapuleux ?

Moliere.

Vous êtes mon ami ; je vous dirai franchement. la vérité. Vous n’êtes pas le soir ce qu’on vous a vu le matin.

Léandre[2].

Je bois, n’est-ce pas ?

Moliere.

Oui ; et même un peu trop par fois.

Léandre.

Le vin m’inspire la joie.

Moliere.

Allons donc !

Léandre.

Et votre diable de lait vous porte à la mélancolie. Faites comme moi, mon ami ; buvez, et vive la joie ! du lait ! toujours du lait ! c’est mêler le blanc au noir.

Moliere.

Je ne profiterai guère à votre triste école.

Léandre.

Ni moi à la vôtre, je vous en réponds.

Moliere.

S’enivrer ! quelle honte !

Léandre.

Dites-moi un peu, mon ami ; lequel de nous deux se couche le plus heureux ?

Moliere.

Comment en pourriez-vous juger ? Un homme ivre ne connaît pas le charme du besoin.

Léandre.

Oh ! oh ! la philosophie m’a desséché le palais ; et votre morale, mon cher, m’altère singulièrement.

Moliere.

Voulez-vous une tasse de thé au lait ?

Léandre.

Mille graces ! Je préfère une bouteille du Rhin ou de Bourgogne.

Moliere.

Comment à l’heure qu’il est ?

Léandre.

Je ne bois point, comme vous pourriez le croire ; à toutes les heures du jour : je bois quand j’ai soif. Si vous étiez un galant homme, un véritable ami, vous me feriez servir sur le champ.

Moliere.

Bien volontiers. Allez trouver la Béjart de ma part, et faites-vous donner le vin que vous aimerez le mieux.

Léandre.

Ah ! ah ! j’entends : c’est la Béjart qui a la garde de tout cela chez vous ?

Moliere.

C’est une excellente actrice, qui mérite bien quelque éloge. Voilà des années que nous vivons dans une parfaite intelligence : elle veille à mes intérêts domestiques, et s’en acquitte avec un zèle…

Léandre.

À propos de cela, on me racontait un jour, que c’est à cause d’elle que vous aviez embrassé la profession de comédien.

Moliere.

Allons donc ! ce sont des contes.

Léandre.

Taisez-vous, taisez-vous, fripon ! vous aimez les femmes.

Moliere.

Autant que vous aimez le vin.

Léandre.

Oui ; mais observez que le vin ne me fera jamais le mal que les femmes ont fait plus d’une fois aux hommes.

Moliere.

J’aperçois la fille de la Béjart qui s’approche.

Léandre.

Eh bien ! mon ami, l’occasion ne vous conseille rien ? c’est toujours la même famille.

Moliere.

Allons, allons, point de ces propos-là, s’il vous plaît.

Léandre.

Vous allez voir que j’aurai scandalisé un poëte comique ? Dites tout ce que vous voudrez : le monde est persuadé que vous jouez la comédie chez vous comme sur le théâtre.

Moliere.

Pur bavardage ; jugement inepte, s’il en fut jamais.

Léandre.

Remarquez si j’en ai, moi, du jugement. Je crains de vous gêner, et je vous quitte. Adieu.

Moliere.

Où allez-vous

Léandre.

Boire un coup, et causer avec la mère, tandis que vous causerez avec la fille. (Il sort.)


Scène II.

MOLIERE, ensuite ISABELLE.
Moliere.


L’excellent caractère que celui de ce Léandre ! qu’il serait heureux, si la passion du vin ne le dégradait pas quelquefois ! et combien je l’aimerais davantage, s’il était moins sujet… Mais je vois tout ce que j’aime ! le doux objet de mes affections. Elle seule peut dissiper la nuit de mes chagrins ; je la regarde, et cette chère vue me console de toutes mes peines.

Isabelle.

Puis-je entrer ?

Moliere.

Entrez, entrez.

Isabelle.

Me genoux tremblent sous moi.

Moliere.

Qu’avez-vous ?

Isabelle.

Ma mère me suit ; elle est sur mes pas.

Moliere.

Croirons-nous qu’elle s’aperçoive du bien que je vous veux ?

Isabelle.

Je crois bien que vos sentimens peuvent être un mystère pour elle : mais elle découvrira aisément les miens.

Moliere.

Et pourquoi les vôtres plutôt que les miens ?

Isabelle.

C’est que mon affection est bien différente de la vôtre : c’est que je vous aime plus cent fois que vous ne m’aimez ; et que, moins vous aimez, plus il vous est facile de feindre.

Moliere.

Ah ! méchante, méchante ! vous me feriez donner au diable… Je ne crois pas un mot de ce que vous dites-là.

Isabelle.

Mais enfin, vous voyez mon amour ; où sont les preuves du vôtre ? Je m’expose, vous le voyez, pour l’amour de vous, au danger d’être maltraitée. Si vous étiez venu me voir, je ne serais pas ici.

Moliere.

Ah ! combien de fois je volerais respirer un instant auprès de vous, si je ne craignais d’irriter votre mère !

Isabelle.

Si vous m’aimez en effet, pourquoi me laisser dans l’inquiétude ? Que ne me donnez-vous ce que l’on appelle l’anneau conjugal ?

Moliere.

Peste si votre mère venait à s’en apercevoir tout serait bientôt en combustion ici : elle est femme à nous tuer. Elle ne veut pas entendre parler…

Isabelle.

Oui, oui, elle ne veut pas entendre parler… Je sais tout.

Moliere.

Que voulez-vous dire ?

Isabelle.

Que ma discrète maman n’est pas sans prétention sur le cœur de Moliere ; et que voilà pourquoi la plaintive Isabelle est malheureuse aujourd’hui, et sera bientôt livrée au mépris, et peut-être à l’abandon !

Moliere.

Votre mère peut porter ailleurs ses prétentions : me croyez-vous capable de balancer entre elle et vous[3] ?

Isabelle.

Entre elle et moi ! Ma mère est une femme ainsi que moi.

Moliere.

Ah ! méchante ! Ah ! petits yeux fripons ! Dès le berceau je vous ai aimée ; je vous ai vue naître et mon œil enchanté a suivi le progrès de vos charmes.

Isabelle.

Vous m’avez vue naître ? Oh ! ciel, je ne voudrais pas que cela fût un obstacle à notre mariage.

Moliere.

Mais vous me faites rire, en vérité.

Isabelle.

Je le vois, et cela ne me plaît guère.

Moliere.

Rassurez-vous ma chère Isabelle : je n’aurai d’épouse que vous.

Isabelle.

Ah ! dieux ! j’entends ma mère !

Moliere.

Il nous faut trouver un moyen… Auriez-vous par hasard quelque rôle dans votre poche ?

Isabelle.

J’ai celui de Marianne. (Elle le tire de sa poche.)

Moliere.

Bon ! bon ! dans le Tartufe. Allons, vite. Acte second. Géronte et sa fille.

BonMarianne !

Isabelle (lisant son róle.)

Bon ! MarianneMon Père.

Moliere.

Bon ! Marianne ! Mon Père.Approchez ; j’ai de quoi


Vous parler en secret[4].

Scène III.

Les Mêmes, LA BÉJART.
La Béjart (écoute de loin.)
Moliere (continuant le rôle.)

J’ai, Marianne, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux ;
Et de tout temps aussi vous m’avez été chère.

Isabelle.

Je suis fort redevable à cet amour de père.

Moliere (bas à Isabelle.)

Elle nous écoute.

Isabelle (de même).

Si je continue, que va-t-elle soupçonner ?

La Béjart (s’approche insensiblement.)
Moliere (continuant le rôle d’Orgon.)

Que faites-vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte,
Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.

La Béjart (à Moliere.)

Avez-vous des secrets que je ne doive pas pénétrer ?

Moliere.

Avec votre permission, Madame, nous répétions, Mademoiselle et moi, la scène entre Orgon et Marianne. Je ne vous avais point vu entrer. Voilà le rôle : la curiosité… C’est Orgon qui parle, comme vous voyez.

La Béjart.

Mais à quoi bon, je vous prie, répéter une pièce défendue, et qui ne se jouera point ?

Moliere.

Attendez, attendez seulement le retour de notre camarade Valere, et vous verrez si elle ne se jouera point ! Cet intéressant jeune homme, ce comédien parfait est allé, de ma part, se jeter aux pieds du monarque, pour obtenir cette grâce.

La Béjart (à Isabelle.)

Et vous, mademoiselle, à qui avez-vous demandé la permission de venir prendre ici des leçons de Moliere pour vos rôles ?

Moliere.

Allons, allons, Isabelle est trop honnête…

Isabelle.

Il n’a vu encore que celui-là, Madame.

La Béjart.

Sortez d’ici, mademoiselle.

Isabelle (à part.)

Oui, oui ; grondez tant que vous voudrez. (Elle reprend son rôle et lit.)

Ah ! je sais de mes maux l’infaillible remède.
La Béjart.

Comment ? que dites-vous, s’il vous plaît ?

Isabelle.

Je lis mon rôle, Madame.

Moliere (à part.)

Que cet air doux et simple cache déjà d’artifice !

La Béjart.

Vous repasserez vos rôles avec moi.

Isabelle.

Il vous est impossible de m’enseigner ce que Moliere

m’apprend. (Elle sort.)

Scène IV.

MOLIERE et LA BÉJART.
La Béjart.


Vous l’entendez, l’impertinente !

Moliere.

Pardon, Madame ; mais pourquoi me priver de du titre glorieux de son maître de déclamation ?

La Béjart.

Eh ! mon cher Moliere ! elle n’est pas aussi simple qu’elle le paraît, et je vous connais maintenant l’un et l’autre.

Moliere.

Comment ? je ne comprends pas…

La Béjart.

Je vais me rendre plus claire. Vous regardez, selon moi, ma fille avec trop de tendresse.

Moliere.

Je l’aimai dès le berceau.

La Béjart.

Cela est vrai : mais votre conduite actuelle doit différer de votre conduite passée.

Moliere.

Je l’embrassais alors sans conséquence ; je ne le puis plus aujourd’hui ; voilà, je crois, toute la différence.

La Béjart.

Allons, allons ; si vous l’aimez, n’en faites pas un secret à sa mère.

Moliere (à part.)

Lui ouvrir mon cœur ! Je ne m’y fie pas. (Haut.) Je l’aime… comme un père.

La Béjart.

Eh bien ! si vous l’aimez en père, ne vous refusez donc pas aux moyens de lui assurer un sort.

Moliere.

Voulez-vous la marier ?

La Béjart.

Elle est encore trop jeune.

Moliere.

Elle est bien en âge de se marier. Mais que puis-je faire pour elle ?

La Béjart.

Vous voulez lui servir de père, n’est-ce pas ?

Moliere.

C’est le plus cher de mes vœux.

La Béjart.

Eh bien ! épousez sa mère.

Moliere.

C’est-à-dire vous, Madame ?

La Béjart.

Oui, moi. Me croyez-vous indigne de porter à mon doigt la preuve glorieuse de mon union avec vous ?

Moliere.

Madame… en vérité… vous méritez…

La Béjart.

Ma conduite vous déplaît-elle ?

Moliere.

Je vous estime, je vous ai toujours estimée.

La Béjart.

Quant à l’âge, je crois…

Moliere.

Eh ! Madame, laissons cela.

La Béjart.

Je ne manque pas de talens dans ma profession.

Moliere.

Je le sais, et je suis des premiers à vous rendre justice.

La Béjart.

C’est la meilleure dot qu’une femme puisse apporter à un comédien.

Moliere.

La dot serait, à tous égards, bien au-dessus de ce que je mérite.

La Béjart.

Pourquoi donc alors ne pas dire oui tout bonnement ?

Moliere.

C’est qu’à dire vrai, Madame, le mariage m’effraye un peu.

La Béjart.

Parce que ?

Moliere.

Parce que je suis jaloux, mais jaloux jusqu’à la folie.

La Béjart.

Je ne vous crois pas capable d’une telle sottise. Au surplus, si vous voulez nourrir ce serpent affreux dans votre sein une femme qui n’est plus de la première jeunesse, vous donnera moins de sujets d’alarmes.

Moliere.

Madame ! plus on vit, et plus l’on apprend à vivre : l’âge rend une femme plus adroite, mais non pas plus sage.

La Béjart.

Ah ! Moliere ! je ne vous reconnais pas à ce discours.

Moliere.

Eh ! laissez-moi rire un moment. Je ne compte que de tristes journées, et je cours après l’occasion de dire une plaisanterie qui ne touche et n’offense personne. Je ris, et c’est un bon moment de passé.

La Béjart.

Je suis enchantée de voir votre front se dérider un peu.


Scène V.

Les Mêmes, VALERE, ensuite LESBIN.
Moliere.


Mon cher Valere ! venez, que je vous embrasse ! eh bien ! quelle nouvelle ?

Valere.

Voilà l’ordre du roi qui révoque et annule la défense précédente.

Moliere.

Oh ! que je suis heureux allons, allons : y a-t-il quelqu’un là ?

Lesbin.

Monsieur.

Moliere.

Que l’on affiche, que l’on annonce le Tartufe pour ce soir. Allez.

Lesbin.

Que je suis content ! ah ! ah ! les hypocrites ne seront pas à la noce ce soir. (Il sort.)

Moliere (à la Béjart.)

Allons, Madame, allons, ne perdons point de temps : un petit coup d’œil à vos rôles ; veuillez bien repasser le vôtre et faire répéter mademoiselle votre fille.

La Béjart (à part.)

Ne négligeons rien pour faire à jamais mon bonheur, en épousant un homme aussi aimable qu’il est instruit.

(Elle sort.)

Scène VI.

MOLIERE, VALERE.
Moliere.


Eh bien ! racontez-moi donc, mon cher ami, comment tout cela s’est passé.

Valere.

Le roi a daigné accueillir votre requête avec bonté, et a fait expédier sur le champ l’ordre que je vous apporte. Il m’a dit ensuite, de sa propre bouche, qu’il détestait sur-tout l’hypocrisie : que sa volonté suprême était que ces vils imposteurs vinssent se reconnaître eux-mêmes dans le tableau fidèle de leurs perfidies, et que le monde, à jamais désabusé, rende une justice éclatante à l’auteur dont la main courageuse leur arrache aujourd’hui le masque.

Moliere.

Vous ne concevez pas, mon ami, le plaisir que me fait cet écrit. Le voilà donc expiré le triomphe éphémère de mes ennemis ! Chose inconcevable ! je ne fais de mal à personne, et l’on me persécute ! et le public m’insulte pour prix du service que je lui ai rendu ! Le scène comique était, vous le savez, abandonnée en France à des gens faits plutôt pour conduire la charrue. Qu’y voyait-on en effet ? de misérables farces, de plates bouffonneries, capables d’amuser seulement la canaille : les citoyens instruits, la portion la plus intéressante de la société, venaient perdre des heures précieuses à de pareils spectacles. Des histrions plus méprisables encore, accouraient de l’étranger pour se moquer de nous et emporter notre argent : témoin Scaramouche, qui, comme on le sait, se fait douze mille livres de rente, et nos bons Français lui payent au poids de l’or le plaisir qu’il ne leur donne pas. Entraîné par mon génie, et piqué d’une louable émulation, je m’attachai à tirer le théâtre comique de cet avilissement : mon premier, mon grand objet fut la réforme des mœurs qui y régnaient. Plaute, Térence furent mes guides ; je marchai à leur lumière. Vous savez quel succès couronna mes premiers essais. L’Étourdi fut généralement estimé : le Dépit amoureux, les Précieuses ridicules me valurent à la fois de l’honneur, de la gloire et du profit. C’est à la dernière de ces pièces que se fit entendre cette voix si flatteuse pour moi : Courage, Moliere, courage ; voilà la vraie comédie.

Valere.

D’après tout cela, vous devriez vous applaudir chaque jour, d’avoir quitté le barreau pour le théatre[5] ; et je vous dirai pour ma part aussi : courage, Moliere, courage !

Moliere (avec ironie.)

Oui, courage ! ce public reconnaissant, ce parterre éclairé me donne lieu d’en avoir en effet !

Ce Scaramouche, dont je parlais il n’y a qu’un instant, était retourné à Florence avec les fruits heureux de son travail. Ses enfans le maltraitent, sa femme le bâtonne ; bref, il leur abandonne ses biens pour avoir la paix ; et de retour à Paris, il remonte sur ses tréteaux : loges, parterre, tout est plein ; et ce public, qui avait montré quelque étincelle d’un goût meilleur, se reporte en foule au dernier des spectacles. Voilà, voilà donc le prix de mes fatigues ! On m’abandonne (Ah ! cette seule pensée allume mon indignation.) On m’abandonne, pour courir à Scaramouche !

Valere.

Cela mérite-t-il de troubler un homme tel que vous ? Ne voyez vous pas que ce n’est que le caprice d’un moment[6] ? qu’il vous suffise d’avoir fixé, et de conserver à jamais l’estime des sages et des vrais littérateurs. Cette seule gloire peut et doit effacer bien des dégoûts.

Moliere.

Je ne puis voir, sans douleur, la facile inconstance du public.

Valere.

Le public, vous le savez est un corps immense, qui a, qui aura nécessairement toujours des membres défectueux.

Moliere.

Allons recueillir maintenant les clameurs que ne manquera pas d’exciter parmi les imposteurs l’annonce du Tartufe.

Valere.

C’est que tout le monde attend cet ouvrage avec une impatience !

Moliere.

Quel doux plaisir, mon ami, que celui d’une vengeance qui ne blesse point l’équité et qui est utile au simple particulier comme au public ; c’est la seule que je veuille connaître. Oui, la vérité, l’honneur ; voilà mes seules armes. (Il sort.)

Valere.

Armes en effet bien dignes de lui ! bien dignes du grand homme qui a reçu du ciel le talent et le courage de corriger les vices et le ridicule, et qui mêle si heureusement la douceur à l’austérité de ses leçons que c’est par le plaisir même qu’il conduit à la vertu.

(Il sort.)
Fin du premier Acte.

ACTE II.


Scène PREMIÈRE

PIRLON, LA FORÊT.
Pirlon[7].


Hola ! quelqu’un ! personne ici ?

La Forêt.

Votre servante, monsieur Pirlon. Qui cherchez-vous ? Que désirez-vous ?

Pirlon.

Où est votre maître ?

La Forêt.

Il est sorti.

Pirlon.

Infortuné Moliere !

La Forêt.

Grand dieu ! que lui est-il donc arrivé ?

Pirlon.

C’est un homme perdu.

La Forêt.

Comment ? quelque disgrâce encore ?

Pirlon.

Je l’ai vue cette fatale affiche qui lui attirera nécessairement du chagrin ; et la charité m’a donné des ailes pour accourir le prévenir de ce qu’il en peut résulter, s’il n’y porte un prompt remède.

La Forêt.

Mais si sa comédie n’est que contre les hypocrites, est-ce que cette maudite engeance trouvera encore des protecteurs ?

Pirlon.

Ah ! ma fille, ma fille, vous ne savez rien. L’artifice du méchant échappe aux yeux de l’innocence. Il n’attaque en apparence que l’hypocrisie ; mais c’est pour envelopper tous les gens de bien dans la proscription. Il répand à dessein du louche sur les meilleures actions, et ne pardonne ni aux mœurs les plus pures, ni aux hommes les plus sages. Qu’un saint personnage se charge de diriger une jeune fille, ce n’est, à ses yeux qu’un libertin qui lui donne des leçons d’amour. Aller de maison en maison semer d’utiles conseils, c’est séduire les mères, et corrompre les enfans ; voler au secours du malheureux et lui prêter de l’argent, c’est une honteuse usure une avarice raffinée. Enfin il confond le bien et le mal, il ébranle la foi de tout le monde, et le vulgaire ignorant l’écoute et croit tout cela. Au surplus, je ne juge pas… le zele seul me fait parler… que la raison l’éclaire, et que le Ciel le protége !

La Forêt.

Mais que lui pourra-t-il donc arriver de fâcheux, s’il ne profite pas de l’avis généreux qu’on lui donne à temps ?

Pirlon.

Il fait sonner bien haut une permission, ou fausse, ou surprise du moins, et c’est un excès d’audace qu’il payera de sa tête. Que je plains les innocens qui ont affaire à lui ! ils porteront la peine de son crime !

La Forêt.

Je souffrirais de tout cela, Monsieur ? Je suis sa servante, soit ; mais d’ailleurs innocente.

Pirlon.

Il n’y a guère de sureté à servir un coupable.

La Forêt.

Mais vous m’inspirez des frayeurs extraordinaires. J’en suis fâchée cependant, car Monsieur me donnait de bons gages.

Pirlon.

Rassurez-vous, mon enfant : le Ciel aime les bonnes ames ; et si vous sortez d’ici, je me charge, moi, de vous trouver un maître.

La Forêt.

Moliere me donne deux écus par mois.

Pirlon.

Eh bien ! vous aurez deux écus.

La Forêt.

Je suis bien nourrie.

Pirlon.

Rien de plus juste, vous le serez de même.

La Forêt.

Mais ce maître, quel est-il ? Je voudrais le connaître.

Pirlon.

Écoutez ; je vais vous le dire en confidence : c’est moi. Je suis seul, absolument seul chez moi ; point de surveillante à redouter. Avec le temps, vous y serez plus maîtresse que servante. Je vous donnerai les clefs du pain, du vin, de l’argent même, et vous vivrez, du moins, avec moi plus honorablement. Quel sort pour vous, que de servir des gens de théâtre, des partisans de la mollesse, des victimes d’une misère inévitable. Avec moi du moins vous pourrez dire : me voilà au service d’un bon négociant, riche d’honneur, de réputation, et sur-tout d’argent comptant.

La Forêt (à part.)

Ce dernier article m’arrange fort bien.

Pirlon.

Eh bien ! que décidez-vous ?

La Forêt.

Moi, Monsieur ! je suis toute décidée, et j’irai avec vous si vous voulez. Aussi bien je suis lasse de servir deux ennuyeuses bégueules qui commencent à criailler dès qu’elles ont les yeux ouverts, et un maître qui s’emporte pour rien, et fait trembler tout son monde quand la cervelle lui chante.

Pirlon.

Voilà donc notre homme de bien, notre précepteur prétendu du genre humain, qui ne sait pas mettre lui-même un frein à sa colère ! Ah ! çà dites-moi, mon enfant ; parlez-moi franchement : Moliere, comment vit-il avec ces deux femmes ?

La Forêt.

Ma foi, il leur fait la cour à toutes les deux.

Pirlon.

Oh ! malheureux réprouvé ! et avec vous, ma fille, n’a-t-il pas eu l’audace de prendre quelquefois des libertés ?

La Forêt.

Il m’a fait quelques petites agaceries.

Pirlon.

Fuyez, fuyez au plutôt ! venez recouvrer votre honneur chez moi. Ne pourrais-je, pour le bien de leurs ames, dire deux mots à ces malheureuses femmes qui se perdent ici !

La Forêt.

La mère se flatte, pour le moment, devant son complaisant miroir.

Pirlon.

Malheureuse ! je parlerai à la fille.

La Forêt.

Je vais vous l’envoyer. Demain je suis à vous.

Pirlon.

Oui ; et si le Ciel daigne le permettre, nous vivrons en paix, croyez-moi,

La Forêt (à part.)

Servir un homme seul, riche et déjà vieux ! c’est le moyen, ce me semble, de faire ma fortune en peu de temps. (Elle sort.)


Scène II.

PIRLON, ensuite ISABELLE.
Pirlon.

AH ! ah ! Moliere se donne les airs de nous jouer, de nous traiter avec cette cruauté, et nous resterions lâchement les bras croisés ! non, non, sa langue maudite nous ôte à la fois le pain et l’honneur, et la nature elle-même nous fait un devoir de nous venger. Notre revenu n’est-il pas fondé sur notre hypocrisie, comme le sien sur le produit de ses ouvrages ? — Mais je semerai la discorde entre lui et ces femmes, je ferai tout pour les détacher de son parti ; et pour peu que le sort propice seconde mon projet, j’espère bien que sa pièce infâme ne se jouera point aujourd’hui.

Isabelle.

Qui me demande ?

Pirlon.

Le Ciel soit avec vous, ma belle enfant. Pardonnez, je vous en conjure, à l’importunité d’un zèle qui m’amène auprès de vous pour votre bien ; et puisse ce Ciel que j’implore, accorder à mes vœux le bonheur de vous éclairer !

Isabelle.

Vous me surprenez, Monsieur, qu’avez-vous donc à me dire ?

Pirlon.

Hâtons-nous d’abord, avant que Moliere vienne troubler notre entretien. Vous êtes belle, ma fille, vous êtes jeune ; mais on vous a engagée dans une carrière bien coupable ! Avec quelle douleur on voit tant d’attraits et de charmes prostitués sans honneur sur un théâtre public. Quel dommage hélas ! quel dommage que ce visage charmant s’expose tous les jours à la risée, aux mépris même d’un public volage et insensé ! que celle qui ferait le bonheur d’un gentilhomme, se voie sur le théâtre à la suite d’un Moliere ! Mais il y a plus encore : on murmure, on dit que vous êtes ici deux rivales, la mère et la fille ; et que ce ridicule et coupable charlatan de morale, vous instruit dans plus d’une profession à la fois.

Isabelle.

En vérité, Monsieur, je ne vous comprends pas. Je suis une honnête fille, et Moliere un galant homme, incapable de me donner de mauvais conseils.

Pirlon.

Ce n’est point assez, ma fille, de pouvoir se dire, je n’ai rien à me reprocher : il faut encore réparer le scandale que l’on a donné. Parlez-moi franchement ; gardez-vous sur-tout de mentir ; vous vous abuseriez vous-même en cherchant à me tromper. Le Ciel voit tout ; c’est lui qui m’inspire, qui me guide auprès de vous, qui vous interroge par ma bouche, et qui vous demande : Votre cœur ne nourrit-il pas un penchant secret pour Moliere ?

Isabelle.

(À part.) Je n’ose ni ne dois mentir. (Haut.) Monsieur, j’ai de l’affection pour lui.

Pirlon.

Fort bien ! après ? quelle est la nature de cette affection ?

Isabelle.

Il m’a promis de m’épouser.

Pirlon.

Et la maman y consent-elle ?

Isabelle.

Ma mère n’en sait rien.

Pirlon.

Et croyez-vous qu’une pareille affection convienne à une jeune fille ? Une demoiselle honnête ne s’engage avec personne, sans le consentement de son père ou de sa mère. Pourquoi lui faire un mystère de cela ?

Isabelle.

C’est que… c’est que j’ai mes raisons.

Pirlon.

Ne craignez rien, mon enfant ! vous connaissez mon zèle.

Isabelle.

C’est que ma mère encore… que dire, ô Ciel !

Pirlon.

Allons, parlez, parlez.

Isabelle.

C’est qu’elle aime Moliere aussi.

Pirlon.

Grand dieu ! Je suis anéanti. Perfide Moliere ! homme sans mœurs ! Et le Ciel ne te punit pas, ne te foudroye pas à l’instant ! Fuyez ma fille, fuyez un tel homme, avant que son immoralité vous fasse un plus grand tort.

Isabelle.

Mais comment m’éloigner de Moliere ? Ma faiblesse a besoin d’appui.

Pirlon.

Un époux, une bonne dot, je me charge de vous trouver tout cela. Je vous confierai, en attendant, à de pieuses mains. — Je connais un jeune gentilhomme qui soupire pour vous ;… mais l’horrible métier que vous faites impose silence à ses feux. Mais abandonnez-le, témoignez un juste repentir, et l’amant qui vous adore sera satisfait. Ah ! si vous vous exposez aujourd’hui, pensez-y bien, Isabelle ! vous perdez la fortune que le Ciel vous prépare.

Isabelle.

Et le pauvre Moliere !

Pirlon.

Réflexions inutiles : charité bien ordonnée, ma fille, commence par nous-mêmes.

Isabelle.

Hélas !

Pirlon.

Du courage mon enfant, du courage. Je vous promets que vous serez l’épouse d’un jeune et aimable. cavalier. Ne jouez pas seulement aujourd’hui ; et si je ne vous dis pas la vérité, vous remonterez sur le théâtre.

Isabelle (à part.)

Non je ne puis me résoudre à trahir mon cher Moliere. (Haut.) Monsieur, ma main n’est pas digne d’un gentilhomme. Fille de comédien, on ne m’a enseigné que l’art de la comédie, ce bel art, dont je n’ai entendu encore dire du mal qu’à vous.

Pirlon.

Parce que vous en croyez des flatteurs, qui prodiguent à des folies les éloges dus à la vertu, Mais moi qui suis vrai, moi, dont l’usage n’est point de flatter, je vous soutiens que le théâtre est l’écueil de l’innocence.

Isabelle.

Voilà ma mère ! je vous en conjure, Monsieur, ne lui révélez point l’état de mon cœur !

Pirlon.

J’ai su taire de plus grands secrets. (À part.) Ou

je n’y puis rien, ou tu ne joueras pas aujourd’hui !

Scène III.

Les Mêmes, LA BÉJART.
La Béjart.


Mais en vérité, ma fille, vous n’en prenez plus qu’à votre aise. Vous ne sauriez vous souffrir dans notre appartement.

Isabelle.

Madame…

Pirlon.

Pardonnez-lui : c’est moi qui suis coupable. Mais mademoiselle peut se trouver sans danger avec moi. Vous me connaissez !

La Béjart.

Je l’eusse étranglée, si je l’avais trouvée avec tout autre. Petite effrontée ! Je l’ai déjà traitée, ce matin, comme elle le méritait… ! Allez repasser votre rôle de Marianne.

Isabelle (à Pirlon.)

De grâce, Monsieur, ne me trahissez pas. (Elle sort.)


Scène IV.

PIRLON, LA BÉJART.
La Béjart.


De quels inutiles propos vous fatiguait donc cette ennuyeuse créature ?

Pirlon.

Pour son propre intérêt, pour le vôtre, je viens de sonder son cœur ; et j’ai découvert des choses que vous ignorez sans doute. Madame ! hâtez-vous de préparer une dot à cette chère enfant,

La Béjart.

Quoi ! Elle veut se marier ?

Pirlon.

Son choix même est déjà fait.

La Béjart.

Et quel en est l’objet ?

Pirlon.

Moliere.

La Béjart.

Moliere ! Ah ! le scélérat !

Pirlon.

Il y a plus encore.

La Béjart.

Vous me faites frémir !

Pirlon.

Il veut l’épouser ce soir.

La Béjart.

Comment !

Pirlon.

Son projet est de vous l’enlever sur le théâtre même ; et après la comédie, qui ne l’intéresse qu’à cause de cela, ils doivent fuir ensemble, dans un carrosse tout prêt à les recevoir.

La Béjart.

Ah ! traitre !

Pirlon.

Instruit à temps de tout cela, j’ai sévèrement réprimandé Isabelle, et réparé le mal en partie. Je ne vous conseille cependant pas de la conduire au théâtre ce soir ; il pourrait la séduire de nouveau et parvenir à vous l’enlever ! Restez avec elle à la maison ; donnez-lui à entendre que vous savez quelque chose, et que Moliere aille faire tout seul son vil métier de Bouffon.

La Béjart.

Ah ! je vous réponds bien que ni moi ni ma fille ne paraîtrons ce soir sur le théâtre. Je rends grâce au Ciel et à vous de cet avis charitable ! Ainsi le monstre me trahit et m’assassine à ce point !

Pirlon.

Je vous laisse ; car si Moliere entrait, cette louable démarche ne serait à ses yeux qu’un trait d’hypocrisie. S’il apprend même que je suis venu vous dévoiler ce noir complot, Dieu sait quel torrent d’injures sa bouche va vomir contre moi ! et cependant, j’en atteste le Ciel ! c’est le zèle pur, c’est la charité seule qui m’amènent ici. Qu’il en soit de ma réputation ce que le sort jugera à propos ; je braverais la mort pour rendre service à mon prochain. (Il sort.)


Scène V.

LA BÉJART, ensuite LA FORÊT.
La Béjart.


Ah ! perfide Moliere ! ah ! pendarde de fille ! La Forêt ?

La Forêt.

Madame.

La Béjart.

Faites-moi venir un peu Isabelle. (La Forêt sort.) Je m’étais aperçue déjà de l’amour qu’il avait pour elle : j’étais loin de penser cependant que les choses en fussent-la. Il affecte de la jalousie auprès de moi, daigne m’honorer de son badinage, et tout cela n’est qu’un piége tendu à ma crédulité ! Oh ! vil

séducteur !

Scène VI.

LA BÉJART, ISABELLE, LA FORÉT.
La Béjart.


Approchez, aimable enfant, j’ai deux mots à vous dire. Vous prétendez donc vous jouer éternellement et de moi et des ordres que je vous donne ? Savez-vous, petite effrontée ! savez-vous qui je suis ?

Isabelle (à part.)

Ah ! traître ! (Haut.) Madame, daignez me pardonner !

(Elle se jette à ses genoux.)
La Béjart.

Levez-vous.

Isabelle.

Non, je ne me releverai point que je n’aie désarmé votre colère.

La Forêt (à part.)

Isabelle, à ce que je vois, a fait quelque sottise.

La Béjart.

Levez-vous, vous dis-je.

Isabelle.

Ma mère… ! (Elle se lève.)

La Béjart.

Impudente ! je ne sais qui m’empêche de vous appliquer un soufflet tout à l’heure.

La Forêt.

Hélas ! Madame, qu’a-t-elle donc fait ?

La Béjart.

L’amour avec Moliere.

La Forêt.

Voyez-vous ! ces jeunes filles n’en font pas d’autres.

La Béjart.

Fille indigne ! elle était toute prête à l’épouser.

La Forêt.

Mais écoutez donc : la pauvre petite est en âge d’y penser.

La Béjart.

Je crois vraiment que vous vous donneriez les airs de la soutenir !

La Forêt.

Je plains le mal que j’éprouve. Mais chut ! voici Monsieur.


Scène VII.

Les Mêmes, MOLIERE.
Moliere.


Qu’ils frémissent d’une rage impuissante, que la colère souffle tous ses feux dans leur sein ; c’est au théâtre, en plein théâtre, que je les attends ce soir. Ah ! Mesdames, je me recommande à vous ! dépositaires de la gloire du pauvre auteur, c’est vous qui, en jouant bien ou mal…

La Béjart.

Isabelle a la migraine : ne comptez pas sur elle. (À sa fille.) Retirez vous dans votre chambre, Mademoiselle.

Moliere (à la Béjart.)

Qu’entends-je ? je ne reviens pas de ma surprise. Au nom du Ciel, ma chère Isabelle…

La Béjart.

Elle ne joue point, vous dis-je. (À sa fille.) Rentrez, encore une fois ; m’entendez-vous, Mademoiselle ?

Isabelle (à part.)

Malheureuse ! faut-il m’être livrée à ce méchant ! Ah ! le perfide, du moins, me donne une bonne leçon. (Elle sort.)


Scène VIII.

MOLIERE, LA BÉJART.
Moliere.


Ô Ciel ! qu’est-il donc arrivé ? que diable a donc Isabelle ? Je suis perdu, si elle ne joue pas ce soir. Les cagots vont publier que le Tartufe est de nouveau défendu, que la permission était supposée, et que je suis un imposteur moi-même. Mon intérêt, d’ailleurs, n’est-il pas le vôtre, Madame ?

La Béjart.

Isabelle ne jouera point : et je ne veux pas jouer non plus, moi.

Moliere.

Comment ? que dites-vous ? avez-vous perdu de vue votre engagement ? Allez, vous êtes une folle.

La Béjart.
Et vous un monstre. (Elle sort.)

Scène IX.

MOLIERE, LA FORÊT.
Moliere.


La Forêt, dis-moi donc un peu la cause de tout ceci ?

La Forêt.

Monsieur, je vous prie de me vouloir bien faire mon compte.

Moliere.

Que dis-tu ?

La Forêt.

Je vous demande la permission de m’en aller.

Moliere.

Sortir sans motif de chez moi ! Dis-moi la vérité, ou tu ne sortiras pas.

La Forêt.

Ma foi, je n’ai pas fait vœu de rester éternellement fille. Je veux me marier ; mon état est trop pénible… je ne veux plus servir. Votre servante Monsieur. Elle sort.


Scène X.

Moliere (seul.)


Oh ! Ciel ! trois femmes à la fois contre moi ! que leur ai-je fait ? Ont-elles juré de me faire tourner la tête ? Et ma chère Isabelle, Isabelle qui m’aime, ou qui, du moins, a l’air de m’aimer, conspire aujourd’hui ma perte avec sa mère ! Mais, hélas ! le danger que court mon honneur compromis l’emporte encore sur le chagrin de voir ma flamme méprisée. Ah ! maudit soit le jour où j’entrai dans cette fatale carrière ! qu’il eût mieux valu pour moi faire, comme mon père, un honnête tapissier ! mon oncle, en m’arrachant à ma profession pour faire de moi un comédien, a donné la mort à mes parens, et a creusé sous mes pas un horrible précipice. J’ai étudié, il est vrai ; mais de quoi m’ont servi ces malheureuses études si, après une courte apparition au barreau, j’ai cédé au charme irrésistible d’une profession… Voilà donc le fruit douloureux de mes succès ! le caprice de deux femmes expose ma gloire au revers le plus fâcheux ! et tout ce qu’un pareil ouvrage a pu coûter de travail, l’ordre du roi que j’ai obtenu l’annonce de la pièce qui a déjà circulé dans toutes les rues, dans toutes les places, deux folles rendront tout cela inutile ! et je serais assez fou moi-même, pour faire encore un métier que suivent tant de dangers, et qui offre si peu de dédommagement !


Scène XI.

MOLIERE, VALERE.
Valere.


Moliere, toutes les loges sont prises : parterre, amphithéâtre, tout est plein ; et le public, rempli de joie et de curiosité attend avec impatience le moment d’applaudir au Tartufe.

Moliere.

Plût au Ciel que le théâtre fut la proie des flammes ; que les comédiennes et les comédiens fussent à jamais plongés dans les gouffres du Tartare !

Valere.

Bien obligé, pour ma part. Ah ! çà, et l’auteur où l’envoyez-vous ?

Moliere.

Chez Pluton, donner la comédie aux diables.

Valere.

Mais voilà le langage du désespoir.

Moliere.

C’est le mien.

Valere.

Comment ! qu’est-il donc arrivé ?

Moliere.

Fâchée, je ne sais à propos de quoi, la Béjart, au mépris de son engagement, dispose d’elle et de sa fille, et me soutient en face qu’elles ne paraîtront pas au théâtre. Je lui demande la raison de cette bizarrerie, elle me répond par des injures et s’en va. Vous connaissez l’orgueil révoltant de ces dames ! Je n’ai, quant à moi, ni la patience de les entendre ni le temps de leur répondre.

Valere.

Comment ! l’unique étude de ces belles dames sera donc de ruiner la troupe ? Vos ennemis ne nous ont-ils pas fait déjà faire assez de mauvaises recettes ? Elles vont m’entendre : tous les camarades parleront avec moi, et ne souffriront pas qu’elles nous fassent un pareil tort. Elles joueront mon ami, elles joueront soyez en sûr. J’emploirai, s’il le faut, jusqu’à la

menace auprès de ces indiscrettes femelles. (Il sort.)

Scène XII.

MOLIERE, ensuite LÉANDRE.
Moliere.


Oui, oui, je me flatte de voir avant peu le courroux de ces dames céder aux conseils de Valere et à la voix de la raison. Mais comment un instant a-t-il pu opérer une pareille révolution dans l’esprit de la mère et de la fille, dans celui même de la servante ? quelque méchant les empoisonne de ses conseils ; quelque vil séducteur les soulève contre moi : mais malheur à lui, si je le découvre ; il se ressouviendra de Moliere.

Léandre.

Mon ami, je vous conseille de jeter votre vin à la rivière. Ah ! je viens d’en boire deux bouteilles, mais deux bouteilles d’un vin qui ferait les délices d’un dieu ! Votre Bourgogne amer, n’est point du tout de mon goût : parlez moi du vin de Champagne que j’ai bu chez un ami ! avec deux petites croûtes de pain salé et grillé, je vous ai sablé deux bouteilles de ce nectar, le plus lestement du monde.

Moliere.

Grand bien vous fasse. (À part.) Oh ! femmes ! femmes endiablées !

Léandre.

Sec, mousseux et blanc… !

Moliere.

Oh ! dieu ! que vous m’excédez !

Léandre.

Eh bien ! ne voilà-t-il pas votre diable d’humeur noire, qui vous rend digne, tout au plus, de vivre avec les ours ? Eh ! morbleu, mon ami, trève aux soucis, et faites votre métier gaiement ! à tous les deux ou quatre vers, avalez-moi un verre de vin : à la fin de chaque scène, une bouteille au moins ; et un bon flacon pour terminer l’acte. L’ouvrage une fois achevé, votre esprit se trouve-t-il fatigué ? buvez mon ami, buvez et allez vous mettre au lit. Le vin est le foyer où s’allume l’imagination, et il faut de la gaieté au poëte comique.

Moliere.

Si vous aviez des vers ou de la prose à composer, je crois que votre vin vous inspirerait de belles choses !

Léandre.

Ma foi, si je me mêlais d’écrire, je voudrais que mes ouvrages fussent agréables, et n’offrissent point, comme les vôtres, une foule de choses triviales. Tenez, mon cher Moliere, parlons franchement il y a toujours dans vos pièces du plat et du bouffon ; il semble que vous ne puissiez pas sortir du bas et du commun. Votre style est bon en général, mais d’une inégalité…

Moliere.

Je n’oppose que la docilité et le silence à la censure d’un ami. Mon style est inégal, j’en conviens ; mais ce n’est pas l’ouvrage du hasard. J’écris pour les simples artisans, comme pour la bonne compagnie, et je dois parler à chacun son langage. Il résulte de cette variété de style, jetée à dessein dans un même ouvrage, que telle scène plaît à l’homme du monde telle autre enchante la populace. Si je ne travaillais que pour la gloire, si mon but n’était pas de plaire à tout le monde, peut-être, avec du temps et des soins, pourrais-je donner, comme un autre de l’harmonie à mon style et de la pompe à mes vers.

Léandre.

Que ne me confiez-vous vos ouvrages ? Ils en seraient meilleurs, et prêteraient bien moins à la critique.

Moliere[8].

Oh ! si j’en voulais croire les excellens conseils que me donnent tous les jours les plus grands talens, il n’y a pas une de mes pièces que je ne refisse trois, quatre et six fois d’un bout à l’autre. Aussi voilà mon axiome favori, peut-être ne le connaissez-vous pas : j’écoute tout le monde, et je fais ensuite ce que je juge à propos. (Il sort.)

Léandre (seul.)

Comment diable ! je n’ai point encore diné, et mes jambes fléchissent sous moi ! j’éprouve un besoin de dormir extraordinaire ! Bon ! j’aperçois un canapé dans la chambre voisine, cela se trouve à merveille dans la circonstance. Je vais me reposer jusqu’à ce que le son des verres me réveille et s’il dîne au logis, je dînerai avec Moliere.

Fin du second Acte.

ACTE III.


Scène PREMIÈRE

MOLIERE, ensuite VALERE.
Moliere.


Léandre repose encore : le pauvre diable en a son compte… ! quel vice honteux cependant, que cette malheureuse passion du vin ! Je le supporte, je le tance, l’amitié m’en fait un devoir. Qui croirait pourtant que nous sortons l’un et l’autre de l’école de Gassendi ! il faut convenir que ce grand homme a bien heureusement placé ses leçons, et qu’il a vraiment fait là deux fameux Élèves ! l’un ne respire que pour des goûts crapuleux : l’autre sèche dans le plus ingrat des métiers… Mais j’aperçois Valere ; je lis l’alégresse sur son visage et je me flatte qu’il m’apporte de bonnes nouvelles. Eh bien ! mon ami, eh bien ?

Valere.

Allons, allons cela ne sera rien. La mère est furieuse, la fille désolée ; mais elles joueront, elles feront leur devoir, parce qu’un intérêt particulier ne doit pas l’emporter sur celui de la troupe. La Béjart seulement veut votre parole qu’il y aura sureté et respect pour sa fille.

Moliere.

Et qui pourrait se permettre de lui manquer ?

Valere.

Elle prétend que Moliere se propose de l’enlever.

Moliere.

Mais, mon cher, c’est un conte !

Valere.

Qui vous dit le contraire ? La servante m’a déjà appris bien des choses : pendant votre absence, est venu ici ce perfide Pirlon, ce méprisable cafard qui va çà et là disséminer l’imposture.

Moliere.

Oui, oui, je le connais ce vil professeur d’hypocrisie : c’est précisément l’original de mon Tartufe. Dites-moi donc qu’a-t-il fait ?

Valere.

Avec tout le raffinement de son art maudit il a arraché à Isabelle le secret de son amour pour vous : il l’a dit à sa mère ensuite, non sans lui donner le vain conseil de ne la point mener au théâtre ce soir, afin d’échapper au danger de la perdre. Ainsi…

Moliere.

Ainsi le vil imposteur se flattait d’arrêter par là un ouvrage qui lui perce le cœur.

Valere.

Il avait séduit la Forêt, qui déjà s’en allait demeurer chez lui. Mais en y réfléchissant un peu, et éclairée sur tout par mes conseils, elle vous conjure maintenant de la garder, et est vraiment mortifiée de sa conduite de ce matin.

Moliere.

Tout cela ne fait qu’ajouter à mon empressement de jouer mon Tartufe. Vous verrez, vous verrez votre Pirlon trait pour trait sur la scène. Il ne me manque qu’une chose… Oh ! si je pouvais me procurer… La Forêt, si elle veut, peut me rendre ce service-là. Elle a assez d’esprit pour y réussir.

Valere.

Quelle est donc cette nouvelle idée ?

Moliere.

Je voudrais avoir le manteau et le chapeau de Pirlon. Je me ferais des moustaches comme lui, une chevelure semblable à la sienne, et la caricature serait d’un naturel, d’une vérité !

Valere.

Mais le moyen de lui ôter son manteau de dessus les épaules ? Et puis comment espérer qu’il laisse son chapeau ?

Moliere.

C’est une idée bizarre qui m’a passé par la tête, et je réponds de tout pourvu que la Forêt me seconde adroitement. Je la flatterai, je lui ferai la leçon, et je me charge de faire moi-même revenir ici ce traître de Pirlon. Le monstre ! voilà donc le secret de mes feux dévoilé par ses soins ! Et sans vous mon prudent ami, sans vos bons offices, ma gloire, notre recette, tout était perdu. Patience ! le cher Pirlon va être immolé en personne aux huées, aux sifflets du parterre, et je veux me venger en poëte comique.

(Il sort.)

Scène II.

VALERE, ensuite LESBIN.
Valere.


Ainsi, le cœur du pauvre Moliere brûle des feux de l’amour, et il n’en cultive pas moins son génie dans la société des femmes de théâtre ! faible bouclier que la philosophie contre les traits de l’amour ! ah ! les hommes les plus éclairés ne portent pas un cœur de pierre. Isabelle, d’ailleurs, est une actrice bien faite pour inspirer de l’attachement à un homme qui a relevé, parmi nous, la gloire du théâtre.

Lesbin.

Monsieur, le comte Frezza demande mon Maître.

Valere.

Il ne tardera pas à rentrer. Cependant j’y suis. Je me rendrai auprès du Comte, s’il l’exige ; je l’attendrai ici, s’il veut. (Lesbin sort.)


Scène III.

VALERE, ensuite le Comte FREZZA.
Valere.


Le Comte est un ignorant qui vous assomme de paroles. Il ne sait, n’a appris, ne goûte et n’entend rien ; et avec tout cela, il se donne les airs de critiquer, et a la prétention de juger !

Le Comte.

Où est Moliere ?

Valere.

Monsieur, il va rentrer.

Le Comte.

Il faut avoir recours à l’auteur, si l’on veut une place aujourd’hui. Les loges sont distribuées, la salle sera pleine. Y aurait-il moyen d’obtenir une place sur le théâtre ce soir ?

Valere.

Monsieur nous nous ferons toujours un devoir d’obliger un galant homme.

Le Comte.

Ah ! mon cher Valere ! vous êtes un charmant jeune homme. Savez-vous bien que vous jouez la comédie comme un ange ! Vous n’avez aucun des défauts de Moliere[9].

Valere.

Oui ; il y a entre nous une petite différence : je suis un comédien médiocre ; et Moliere un homme très-instruit, un auteur accompli.

Le Comte.

Moliere instruit ! Moliere un auteur accompli ! voilà ce qui s’appelle une lourde bévue, mon cher Valere. Tout son mérite est de charger des caractères déjà forcés ; et en général, la nature ne se montre nulle part dans les ouvrages de Moliere.

Valere.

Il connaît les lois de la perspective ; et il faudrait faire réflexion que les miniatures ne font point d’effet au théâtre.

Le Comte.

Quel diable de sujet trivial et indécent ! quel titre immoral ! Le Cocu imaginaire !

Valere.

Eh ! Monsieur ! ceux qui ne sont qu’imaginairement dans ce cas là devraient se consoler. Mais la réalité l’emporte malheureusement ici sur la fiction.

Le Comte.

L’École des femmes n’a pas le moindre sel.

Valere.

Elle n’a pas réussi, j’en conviens. Mais cela ne prouve pas grand chose.

Le Comte.

Peut-on dire une plus grande platitude que : Tarte à la crème ?

Valere.

Est-ce là tout ce que vous y trouvez à reprendre ?

Le Comte.

Fi donc ! Tarte à la crème !

Valere.

Un mot trivial ne gâte pas un bel ouvrage.

Le Comte.

Tarte à la crème ! quelle absurdité ! quelle sottise !

Valere.

Monsieur a-t-il entendu la pièce entièrement ?

Le Comte.

Moi ! je ne suis pas encore assez fou pas encore assez fou, pour perdre ainsi une soirée. J’écoute un endroit, je sors, je rentre, je visite les loges, je fais le tour de la salle, je cause avec mes amis, je dis de jolies choses aux femmes. Une comédie ne mérite pas de faire taire un homme trois heures de suite.

Valere.

Et vous prononcez, Monsieur, sur le mérite d’un ouvrage sans l’avoir entendu ?

Le Comte.

Il suffit d’une scène à un homme de goût, pour juger du reste.

Valere.

On sait pourquoi l’École des femmes n’a pas réussi. Le beau sexe n’a pu voir, sans frémir, cette critique ingénieuse. Les dames ont déclaré la guerre au pauvre auteur et leurs amans ont fait tomber la pièce.

Le Comte.

Vous verrez Moliere tomber insensiblement de jour en jour. Scaramouche vaut, ma foi, déjà mieux que lui.

Valere.

Ah ! je ne puis souffrir cet indigne parallèle d’un vil bâteleur, avec un homme du mérite de Moliere.

Le Comte.

Don Garcie de Navarre pouvait il être plus mauvais ?

Valere.

L’École des Maris pouvait-elle être meilleure ?

Le Comte.

Le plagiat est manifeste. Je suis bien aise de vous apprendre que ce sont les Adolphes de Térence.

Valere.

Monsieur veut dire les Adelphes ?

Le Comte.

Adolphes, vous dis-je, et non Adelphes. Je veux dire comme il me plaît : vous allez voir qu’un ignorant comédien me donnera des leçons !

Valere.

C’est que j’ai lu Térence aussi, moi et je puis rendre compte et des titres et des pièces.

Le Comte.

Vous êtes un bouffon et rien de plus.

Valere.

Monsieur, mesurez s’il vous plaît vos termes avec les honnêtes gens. Je fais rire sur la scène, d’accord : mais vous nous donnez, vous ce plaisir là par-tout.

Le Comte.

Insolent ! si je prends ma canne !

Valere.

Nous verrons, si vous vous oubliez à ce point,

Le Comte.

Téméraire !

Valere.
C’est vous, dont l’audace……

Scène IV.

Les Mêmes, LÉANDRE.
Léandre.


Hola ! Eh bien ! à qui diable en avez-vous donc vous autres ?

Le Comte.

Il me manque de respect.

Valere.

Monsieur me traite de bouffon !

Le Comte.

Il défend son Moliere.

Valere.

Je défends la raison.

Léandre.

Oui ; mais tout cela n’empêche pas que vos cris m’ont réveillé dans l’instant chéri où un songe enchanteur me versait un muscat, mais un muscat !

Le Comte.

Tenez, Léandre ; vous qui êtes un juge instruit, un censeur judicieux, dites-moi : est-il possible de tenir aux pièces de Moliere ?

Léandre.

Il y a du bon, il y a du mauvais.

Le Comte.

Mais le mauvais saute aux yeux.

Valere.

Je sais…

Léandre (à Valere.)

Paix !

Le Comte.

Laissez-le parler.

Léandre (au Comte.)

Calmez-vous.

Le Comte.

Il m’a offensé.

Léandre.

Je sais un moyen d’arranger tout cela. Vous en rapporterez-vous tous deux à ma décision ?

Valere.

Je ne dis plus rien.

Le Comte.

J’y consens, pourvu que mon honneur…

Léandre.

Suivez-moi : l’auberge n’est pas loin, allons noyer dans le vin tous ces germes de discorde.

Valere.

Monsieur…

Léandre.

Point de réplique.

Le Comte.

Mais je…

Léandre.

Il n’y a rien à m’opposer. Je suis l’homme qu’il faut pour terminer un différend. Allons, cher Comte, allons rompre la diète, et je vous donne ensuite une place dans ma loge.

Le Comte.

Je vous suis. Je jouirai doublement des sottises de Moliere. (Il sort.)

Léandre (à Valere.)

Vous n’êtes pas des nôtres ?

Valere.

Je suis au désespoir : mais mon devoir, vous le savez, m’appelle au théâtre.

Léandre.

Restez. Au surplus, vous êtes incapable de me tenir tête à table. Je me propose de bien griser mon homme, s’il est possible. (Il sort.)


Scène V.

Valere (seul.)


Voilà donc les hommes qui s’attachent à dénigrer les plus grands écrivains ! composé monstrueux de ridicule, d’ignorance de malignité et d’imposture : éponges avides et méprisables, ils s’imbibent de tout ce qu’il y a de mauvais, et vont répandre ensuite leur venin dans les salons et dans les promenades. Le peuple balance incertain, mais son ignorance le range bientôt du côté de celui qui dit du mal ; et, dans l’impuissance de se faire un nom par des productions louables, on usurpe, en critiquant à tort et à travers, la réputation d’homme instruit. (Il sort.)


Scène VI.

PIRLON, LA FORÊT.
La Forêt.


Il n’y a personne. Entrez, entrez, Monsieur Pirlon ; l’appartement de nos dames est très-éloigné de celui-ci.

Pirlon.

Où est Moliere ?

La Forêt.

Un exprès est venu le chercher ; le tribunal le mande. Ce sera, sans doute, au sujet du Tartufe.

Pirlon.

C’est un homme perdu, vous dis-je. Les galères, ou la prison tout au moins, voilà son sort : cela lui apprendra à jouer les gens de bien !

La Forêt.

Mais la charité fraternelle est donc muette chez vous ?

Pirlon.

Un homme aussi coupable ne nous inspire aucune compassion. Mais parlons d’autre chose. Que me voulez-vous, ma fille ? Un jeune homme m’est venu dire que vous me demandiez.

La Forêt.

Que le Ciel récompense votre zèle ! il me tardait de vous apprendre que j’ai mon congé ; que je soupire après l’instant heureux de me rendre auprès de vous.

Pirlon.

Bien, bien, ma chère… Mais je tremble… (Il examine les portes.)

La Forêt.

Chut ! chut ! attendez. (Elle ferme la porte d’entrée.) Voilà la porte d’entrée fermée. Parlez maintenant librement.

Pirlon.

Ma chère enfant…

La Forêt.

Puisque nous sommes seuls, ne nous gênons pas : asseyez-vous. (Elle lui donne une chaise.)

Pirlon.

Le Ciel soit avec vous ! Mais asseyez-vous donc aussi.

La Forêt.

Oh ! je ne prendrai jamais cette liberté.

Pirlon.

Pour m’obéir.

La Forêt.

J’obéis. (Elle s’assied.)

Pirlon.

Un peu plus près.

La Forêt.

J’obéis. (Elle s’approche.)

Pirlon (en s’essuyant le front.)

Oh ! quelle chaleur !

La Forêt.

Quittez-moi ce chapeau. (Elle lui ôte son chapeau qu’elle accroche au dos de la chaise.)

Pirlon.

Comme vous voudrez.

La Forêt.

Vous êtes cent fois mieux comme cela.

Pirlon.

Oui ? Qu’en pensez-vous ? Ne suis-je pas bien conservé ?

La Forêt.

Vous êtes d’une fraîcheur, d’une santé !

Pirlon.

C’est que le Ciel me protège ! dites-moi : y a-t-il eu du bruit entre la fille et la mère ?

La Forêt.

Ça été toute la journée un train ici !

Pirlon.

Ah !

La Forêt.

Qu’avez-vous donc ?

Pirlon.

J’éprouve… Je ne sais… quelle chaleur nouvelle…

La Forêt.

Venez ici ; débarrassons vos épaules de ce lourd manteau. (La Forêt se lève ; elle veut lui ôter son manteau ; il s’y oppose, elle le lui arrache de force.)

Pirlon.

Non, non.

La Forêt.

Si, si. Je le veux.

Pirlon.

Non vous dis-je.

La Forêt.

Si, vous dis-je. Vous serez bien mieux comme cela. (Elle met le chapeau et le manteau dans un coffre.)

Pirlon (à part.)

Diable ! me voilà pris !

La Forêt.

Quelle taille svelte ! mais vous êtes moulé !

Pirlon.

Ma fille, une vie innocente procure un corps toujours sain ! ma belle enfant… (Il s’approche d’elle.)

La Forêt.

J’éprouve un plaisir auprès de vous… !

(On frappe très-fort à la porte.)
Pirlon.

Grand dieu ! l’on frappe.

La Forêt.

Bon dieu ! bon dieu ! c’est Moliere !

Pirlon.

Je suis perdu. (Il se lève.)

La Forêt.

Je vous cacherai là dedans. Venez.

Pirlon.

Où ?

La Forêt.

Dans un petit cabinet.

Pirlon.

Au nom du Ciel, ne me trahissez point !

La Forêt.

Allons, allons. (Elle ouvre la chambre : on frappe de nouveau.)

Pirlon.

M’y voilà. Donnez-moi mon manteau.

La Forêt.

Hâtez-vous donc ! le temps presse.

Pirlon.

Mon manteau, mon chapeau.

La Forêt.

Ils sont dans le coffre ; soyez tranquille, j’en aurai soin. Vîte, vîte.

Pirlon.

Je me meurs de frayeur. (La Forêt le pousse dans

la chambre et y entre avec lui.)

Scène VII.

VALERE, ensuite LA FORÊT.
Valere.


Non, je n’ai vu de ma vie scène plus plaisante que celle-là. Je n’aurais jamais supposé tant d’esprit à la Forêt.

La Forêt.

T’y voilà ! restes-y, vil hypocrite ! vieux cagot ! tu as creusé toi-même la fosse qui t’engloutit.

Valere.

Où diable l’avez-vous donc mis ?

La Forêt.

En lieu bel et bon. Je l’ai enfermé sous l’escalier. (Elle tire du coffre le chapeau et le manteau.) Où est Monsieur ?

Valere.

Il vous attend, ainsi que les dépouilles conquises par votre adresse.

La Forêt.

Les voilà ! Oh ! je ne le cède, en malice, ni au diable, ni à sa femme. (Elle sort.)


Scène VIII.

Valere (seul)[10].


Moliere n’omet rien absolument de ce qui peut faire ressortir les ouvrages qui portent si haut la gloire de son nom. Maître consommé dans son art, il sait tout, voit tout, s’occupe des grands objets sans dédaigner de descendre aux plus petits détails. Ô France ! quel bonheur pour toi, d’avoir donné le jour à ce grand homme qui fonde chez toi l’empire de la comédie ! c’est une gloire qui est bien à lui, et que n’altèreront jamais ni Scaramouche, ni Zanni, ni Fiametta.


Scène IX.

VALERE, MOLIERE (habillé en Tartufe, avec le manteau et le chapeau de Pirlon, la chevelure et les moustaches semblables aux siennes.)
Moliere.


Eh bien ! comment me trouvez-vous ? Suis-je bien comme cela ?

Valere.

Oh ! l’excellente figure ! Il est impossible d’atteindre à une plus exacte ressemblance ; c’est Pirlon en personne.

Moliere.

Que le fourbe reste enferme ici, jusqu’à ce que ses habits aient joué leur rôle. Mais l’heure approche de se rendre au théâtre : il est bientôt quatre heures. Voyez un peu si ces dames nous feront la grâce de se dépêcher, et si leur toilette s’avance. Vous connaissez les intentions du roi ; il entend que le spectacle finisse de bonne heure.

Valere.

Voici la Béjart et sa fille.

Moliere.

La colère étincelle dans les yeux de la mère : la

tendre amour brille dans ceux de la fille.

Scène X.

Les Mêmes, LA BÉJART, ISABELLE (en habits de théâtre.)
La Béjart.


Moliere, je jouerai ce soir, ma fille jouera, parce que je ne veux faire ni votre malheur ni le nôtre : mais que je surprenne un regard seulement entre vous, et je vous donne ma parole que la comédie finira par une scène vraiment tragique.

Moliere (avec le ton et l’accent de Tartufe.)

Madame, puisque le Ciel vous a découvert en moi un malheureux pécheur, je vous demande mille fois pardon de la faute amoureuse dont je me reconnais coupable. Oui ; j’aurai un voile devant les yeux, pour ne point voir mademoiselle votre fille… accablez-moi de votre haine, et que le Ciel me punisse, si je manque à ma parole !

La Béjart.

Jouez-vous la comédie avec moi ? vous moquez-vous de moi, s’il vous plaît ?

Moliere (de même.)

Au nom du Ciel, Madame, calmez ce courroux.

Valere (à part.)

Il me fait rire malgré moi.

La Béjart.

Voilà donc cet amour de père que vous aviez ; disiez-vous, pour Isabelle ?

Moliere (de même.)

Ah ! la honte m’accable.

La Béjart.

Traître ! tu joueras sans effort le rôle d’imposteur.

Moliere.

Je souffre vos outrages en expiation de mes péchés.

La Béjart.

N’étudie point ton rôle, scélérat ! tu le sais depuis long-temps.

Moliere.

Que le Ciel vous pardonne !

La Béjart.

Et te punisse.

Moliere.

Souffrez que je vous quitte, et recevez, mon humble salut. (Il sort.)


Scène XI.

LA BÉJART, ISABELLE, VALERE.
Valere (à part.)


Comme il se moque d’elle !

La Béjart.

Prétend-il se jouer de moi ? Il connaît bien peu encore ce que peut le ressentiment sur mon cœur. (À Isabelle.) C’est cependant à cause de vous, petite effrontée…

Valere.

Eh ! Madame, voulez-vous porter cette fureur sur la scène ? de grâce, calmez-vous.

La Béjart.

Maudit métier ! montrer, malgré soi, un visage riant, parler d’amour avec son plus cruel ennemi, tandis que le cœur frémit d’un juste courroux ! Allons… Mais j’ai laissé mon rôle sur la table. La Forêt ! La Forêt ! elle n’entend pas.

Valere.

J’irai voir…

La Béjart.

Si vous ne le trouviez pas, je serais doublement mécontente. Restez avec Isabelle, je reviens dans la minute. (Elle sort.)


Scène XII.

ISABELLE, VALERE, ensuite MOLIERE.
Valere.


Ne redoutez rien de la colère de votre mère : Moliere vous adore, et fera un jour votre bonheur.

Isabelle.

Ah ! je ne tiens plus à tant d’injures si souvent répétées ! cette cruelle mère réduira mon cœur au désespoir ! elle ne me laisse pas respirer un moment : menaces, insultes, mauvais traitemens même… Je sèche, je me consume dans la douleur ; je ne sais plus ce que je fais. Comment est-il possible que je plaise désormais sur le théâtre ?

Moliere.

Ma chère Isabelle ! ramenez la sérénité dans ces regards enchanteurs. J’ai songé aux moyens de finir vos maux.

Isabelle.

Moliere, ô Ciel ! ma force m’abandonne.

Moliere.

Doux espoir de ma vie, conservez-moi votre tendresse : attendez seulement le retour du roi à Paris ; et, en dépit de votre mère, vous serez mon épouse.

Isabelle.

Combien faut-il encore attendre ?

Moliere.

Un mois tout au plus.

Isabelle.

Un mois ! souffrir encore un mois ce que j’endure tous les jours ! ah ! mon cœur n’est plus capable d’un tel effort.

Valere (à part.)

La pauvre petite est bien pressée !

Moliere.

Mon Isabelle, une affaire de cette importance demande de la réflexion.


Scène XIII.

Les Mêmes, LA BÉJART.
La Béjart (à part, de loin.)


Moliere parle à Isabelle !

Moliere (prenant le ton pédantesque à l’aspect de la Béjart.)

Oui, mademoiselle, je vous parle en homme d’honneur. Il faut oublier votre amour et obéir à votre mère. Rendez-vous aux conseils que me dicte un zèle vraiment paternel. (Bas) Voilà votre mère ! (Haut) Que le Ciel vous comble de ses bénédictions !

(Il sort.)
Isabelle (à part.)

Je vois pourquoi il a changé de style.

Valere (à part.)

L’excellent comédien !

La Béjart (à part.)

Je ne m’en rapporte point à Moliere : j’aurai les yeux constamment ouverts. (À Isabelle.) Partons.

Isabelle.

Partons.

La Béjart.

Tu seras la cause de ma mort !

Isabelle.

Madame, au nom du Ciel !…

La Béjart.

Taisez-vous. (Elles sortent.)

Valere.

Puissent-elles jouer enfin, et prendre sur la scène un air plus serein et plus tranquille, afin que le Tartufe, généralement applaudi, remplisse notre caisse, et comble de gloire son estimable auteur !

Fin du troisième acte.

ACTE IV.


Scène PREMIÈRE

LA FORÊT et LESBIN (avec le manteau et le chapeau de Pirlon.)
La Forêt.


Eh bien ! la comédie est finie ?

Lesbin.

Oui.

La Forêt.

Et le succès ?

Lesbin.

A été général. Nobles, citadins, marchands, courtisans, ouvriers, la dernière classe même des citoyens, tous ont applaudi à l’envi les uns des autres ; et lorsque Orgon a terminé la pièce, les applaudissemens et les bravos ont couvert sa voix de tous les coins de la salle. Au costume, aux gestes sur-tout de mon Maître, tout le monde a reconnu Pirlon dans Tartufe : l’imitation était si parfaite, la caricature si juste, que le personnage excitait à la fois et le rire et l’indignation. Quelques spectateurs même s’écriaient, assez haut pour être entendus : scélérat de Tartufe ! maudit Pirlon !

La Forêt.

J’ai ma part du plaisir, quand Monsieur est content. Mais lorsque ses ouvrages ne réussissent pas à sa fantaisie, il est d’un ennui, d’une tristesse ! — Ah ! çà, que faut-il faire maintenant de tout ce bel attirail ?

Lesbin.

Voici les intentions de Monsieur : il faut que Pirlon sorte d’ici avant son retour. Ainsi rendez-lui son chapeau et son manteau et qu’il s’en aille à tous les diables.

La Forêt.

Comment ! Monsieur se défait de ce costume original ?

Lesbin.

Demain, il en fera faire un absolument semblable.

La Forêt.

Sortez ; je vais tirer notre homme de sa cachette.

Lesbin.

Je veux me tenir derrière la portière, pour le voir sortir à mon aise. Oh ! que ne l’a-t-on remis à ma discrétion ! je lui aurais voulu brûler la moustache.

(Il sort.)

Scène II.

LA FORÊT, PIRLON.
Pirlon.


Ouf ! je n’en puis plus, je suis brisé, moulu ; vous m’avez tenu renfermé quatre grandes heures dans ce misérable bouge.

La Forêt.

Oh ! si vous saviez ce que j’ai souffert pour vous ! Mais allons, allons, prenez votre chapeau votre manteau, et délogez au plus vîte.

Pirlon.

Je ne sais si je me trompe ; mais je crois avoir entendu, dans la rue contiguë à cette maison, la canaille crier à tue-tête, Pirlon ! Pirlon !

La Forêt.

Allons donc ! c’est un rêve. Mais partez, vous dis-je, partez.

Pirlon.

Mais pourquoi donc m’éconduire si brusquement ?

La Forêt.

Sortez, je vous le répète, sortez, avant que Monsieur rentre.

Pirlon.

Comment ! Moliere n’est pas en prison ?

La Forêt.

Il vient de jouer le Tartufe.

Pirlon.

Qu’entends-je ! et que m’apprenez-vous ?

La Forêt.

Sortez, Monsieur, sortez.

Pirlon.

On a joué… ?

La Forêt.

S’il vous trouve ici, vous expirez sous le fouet ou le bâton.

Pirlon.

On a joué le Tartufe !

La Forêt.

Oui, et puisses-tu en crever de dépit. (Elle le pousse pour le mettre dehors.)

Pirlon.

Je sors, je sors. (À part.) C’en est fait ! les monstres ont joué le Tartufe. J’ai entendu crier Pirlon ! Oh ! dieu ! je tremble de tous mes membres.

La Forêt.

Malepeste ! où est donc votre courage de tantôt ?

Pirlon.

Je pars. N’insultez point à ma position. (À part.) Oh ! maudite femelle ! Oh ! siècle pervers !

(Il sort.)

Scène III.

LA FORÊT, ensuite PIRLON (qui rentre.)
La Forêt (seule.)


Si le public a reconnu en effet Pirlon dans le Tartufe, le voilà deshonoré à jamais dans tout Paris. Et je l’ai cru ! et j’avais pu m’en laisser séduire ! que devenais-je, si Valere ne m’eût dévoilé la noirceur de ses artifices. Mais le voilà qui revient : qu’y a-t-il donc de nouveau ? Que cherchez-vous encore, Monsieur ?

Pirlon.

Au nom du Ciel, bonne La Forêt, cachez-moi de nouveau, je vous en conjure ! (À part.) Oh ! peuple impie ! J’étouffe de colère.

La Forêt.

Mais quel nouveau sujet d’alarmes…… ?

Pirlon.

À peine ai-je frappé la vue de ce peuple égaré qu’il n’y a eu qu’un cri : c’est Pirlon ! c’est Pirlon !

La Forêt.

Et que puis-je pour vous obliger ?

Pirlon.

Me permettre de rester caché dans cette petite chambre jusqu’à la nuit[11]… Je me cacherais, je crois, dans le fond même d’un tombeau.

La Forêt.

Allons donc ! est-ce qu’un homme de bien doit trembler de la sorte ?

Pirlon.

Ma chère La Forêt ! voilà dix écus dans cette bourse ; ils sont à vous, si vous avez la charité de me cacher. Ce soir, quand les lumières sont éteintes, quand tout le monde repose, je pars, et vous serez généreusement récompensée.

La Forêt.

J’ai encore pitié de vous ; cachez-vous, j’y consens. Et les dix écus ?

Pirlon.

Vous les aurez, vous les aurez. (À part.) Je n’en crois cependant rien.

La Forêt.

J’entends nos dames.

Pirlon.

Grand dieu ! infortuné Pirlon !

La Forêt.

Entrez, entrez là-dedans.

Pirlon.
Bon, bon ! je trouverai bien le petit cabinet. (Il entre dans la chambre.)

Scène IV.

LA FORÊT, ensuite LA BÉJART, ISABELLE.
La Forêt.


Éprouverait-il en effet des remords ? Peut-être bien. Une conscience troublée est si accessible à la peur ! Mais voici les deux rivales. (Elle ferme la porte de la chambre où est Pirlon.)

La Béjart.

Vous flattez-vous, Mademoiselle, que je ne sache pas interpréter jusqu’au moindre geste jusqu’au moindre mot ? Vos paroles, vos regards, rien ne m’a échappé. Moliere passait-il ? vous le regardiez tendrement. (Avec ironie.) Vos beaux yeux affligés lui décochaient à la sourdine de si tendres œillades ! vos lèvres de roses lui envoyaient des soupirs si touchans ! assise en face de ce cher tyran, c’étaient des mines, des contorsions à faire vomir. — Mais invente, épuise des ruses ; je les déjouerai toutes. Non, non ; ne crois pas me tromper ! mes yeux seront ouverts sur toutes vos démarches.

Isabelle.

Puis-je vous dire un mot ?

La Béjart.

Qu’aurez-vous l’audace de me dire ?

Isabelle.

Renfermez-moi dans un cloître pour le reste de mes jours.

La Béjart.

Vous renfermer dans un cloître ? chansons que tout cela, Mademoiselle. Il faut jouer la comédie, et vivre de votre état. Mais si tu veux te marier, l’honnête Valere n’est-il pas, dis-moi un parti bien plus avantageux pour toi ? Veux-tu que je lui en parle ?

Isabelle.

Ah ! de grâce, ne précipitez rien. Qui n’a jamais été mariée, ne désire pas beaucoup de l’être.

La Béjart.

Qu’entends-je ? prétendriez-vous condamner ma conduite ?

Isabelle.

Mais je ne vois pas, Madame, pourquoi vous vous fâchez contre moi.

La Béjart.

Retirez-vous dans votre appartement ; deshabillez-vous, et mettez-vous au lit. La Forêt, suivez la.

Isabelle (à part.)

J’étouffe de dépit ! mais une fois l’épouse de Moliere, je serai son égale alors et il faudra bien qu’elle change de ton avec moi.

La Forêt.

Allons. (À part.) Que cependant notre dévot personnage reste là dedans avec les rats et les araignées : c’est une compagnie digne de lui. (Elle sort avec Isabelle.)


Scène V.

LA BÉJART, ensuite MOLIERE.
La Béjart.


Je veux attendre ici le retour de Moliere. Il faut qu’il s’engage formellement à ne plus aimer ma fille, ou je vais dans une autre troupe avec elle. Il sentira un peu mieux ce que je vaux, quand je ne serai plus avec lui. Quelques bonnes qu’elles puissent être, ses pièces tomberont infailliblement. Qu’est-ce que sa troupe, sans moi ? C’est moi, c’est mon talent qui fait le mérite principal de ses ouvrages, et l’ingrat m’abreuve de mépris… Ah ! malgré tous ses torts, je l’aime, je suis encore son amie ; et tout est oublié, s’il me demande pardon. Mais le voici.

Moliere.

Heureux auteurs ! il est donc encore des plaisirs pour vous ! douce récompense de tant de fatigues de tant de veilles laborieuses ! (à la Béjart qui va lui parler.) Eh ! Madame, laissez-moi savourer un moment la satisfaction qui remplit mon ame. Je pardonne à tous ceux qui ont agi contre moi, et mon triomphe en acquiert un charme de plus à mes yeux. Amis, ennemis, tout s’offre à moi sous les plus heureux auspices ; et ceux qui avaient dit le plus de mal de ma pièce, ramenés aujourd’hui par le suffrage général, en font un cas infini. Tant il est vrai que le peuple cède à l’événement, comme la moisson dorée au souffle inconstant des vents.

La Béjart.

Moliere, je partage votre joie ; car mon cœur n’est ni froid, ni insensible comme le vôtre. Mais puis-je au moins parler non pour troubler la paix de votre ame, mais pour exhaler les tourmens qui déchirent la mienne !

Moliere.

Puisque vous voulez absolument empoisonner l’instant de bonheur que le Ciel m’envoye, il faut bien s’y résigner, il faut bien s’expliquer enfin.

Depuis quinze ans que l’amitié nous unit, l’idée de m’épouser ne vous était pas encore venue : aujourd’hui, que l’amour parle à mon cœur en faveur de votre fille, l’amour, ou plutôt la jalousie, s’empare du vôtre ! votre printemps s’est écoulé sans prétentions, et vous vous déclarez à une époque…

La Béjart.

Allons, que décidez-vous ?

Moliere.

Ma foi, je vous dirai franchement que c’est parler un peu tard.

La Béjart.

Un peu tard pour moi, à la bonne heure ; mais assez tôt, du moins, pour Isabelle. Je vous déclare d’abord que je quitte votre troupe.

Moliere.

Nous trouverons des actrices, Madame. Je serai fâché de vous perdre ; si cependant vous le voulez, je n’ai rien à dire à cela : mais accordez-moi d’abord la main d’Isabelle.

La Béjart.

Avant d’y consentir, je lui donnerai plutôt la mort.

Moliere.

La mort ! qu’entends-je, et quelles sont ces menaces insensées, ces propos hardis ! ah ! c’en est trop : la patience m’échappe à la fin. Quel est donc l’empire que vous croyez avoir sur votre fille ? et qui vous donne l’odieux conseil de la tyranniser ainsi ? C’est votre enfant, il est vrai ; mais le Ciel, en vous, la donnant, vous a-t-il remis tous ses droits sur elle ? La fille doit obéir aux volontés d’une mère douce et bonne ; mais la mère ne doit point dicter des lois injustes ou impraticables. Il est un privilége incontestable que le Ciel accorde à tous les enfans : celui qui choisit l’état qui lui convient, peut ne prendre conseil que de lui-même. Si les mères peuvent et doivent s’opposer au déshonneur de leurs filles, jamais elles n’auront le droit de traverser leur bien-être, de leur arracher une fortune réelle. La mort ! vaines menaces ! songez qu’elle appartient à un monarque qui sait punir le crime ; et puisque la douceur et la violence produisent sur vous la même impression, je vous annonce qu’Isabelle sera mon épouse, en dépit de vous.

La Béjart.

Non, elle ne le sera pas, non ; dussé-je périr la première ! Je suis mère, et j’ordonnerai, à ma fantaisie, du sort de ma fille. (Elle sort.)


Scène VI.

MOLIERE, ensuite VALERE.
Moliere.


J’ai achevé d’irriter son orgueil… Ah ! que du moins l’innocente Isabelle ne soit pas la victime de sa colère ! je la suivrai de loin : la soirée s’avance… Je me tiendrai dans le voisinage de son appartement.

(Il s’approche du côté par où la Béjart est sortie.)
Valere.

Mon ami ! je partage les applaudissemens que l’on vous prodigue ! vive à jamais l’auteur du Tartufe !

Moliere.

Eh bien ! que disent les méchans ?

Valere.

Tout le monde vous rend justice. Que monsieur le comte de Frezza vienne nous dire à présent : la nature ! la nature ! voilà ce qui manque aux ouvrages de Moliere.

Moliere.

Le Comte est un ignorant, un partisan absurde du vieux costume.

Valere.

Et votre ami Leandre qui disait aussi : il y a du bon, il y a du mauvais !

Moliere.

Il n’est plus l’après-dîner, ce qu’on l’a vu le matin. Je l’ai déjà dit, et je le répète. Mais que voulez-vous ? trois grands vices désolent la société : les femmes, le jeu et le vin. Pour moi, j’aime les femmes, je languis, je brûle pour elles, je ne m’en cache point[12]. Mais l’amour n’est point un vice chez moi : c’est le Ciel lui-même qui allume et nourrit le feu sacré de deux tendres époux ! Je crains cependant… Je vous quitte ; je reviens dans l’instant. Ah ! mon ami ! ce jour de triomphe n’est pas encore un jour heureux pour moi ! (Il appelle très-fort.) La Forêt ?


Scène VII.

Les Mêmes, LA FORÊT.
La Forêt.


Me voilà, j’y cours.

Moliere.

Dis-moi : que fait Isabelle ?

La Forêt.

Hélas la pauvre enfant s’est couchée, pour obéir à sa mère.

Moliere.

Elle est couchée ?

La Forêt.

Je l’ai déshabillée moi-même, et je l’ai vue se mettre au lit.

Moliere.

Et quand la mère est montée, elle a bien crié, n’est-ce pas ? elle a bien grondé la triste Isabelle ?

La Forêt.

Mademoiselle dormait, ou feignait de dormir.

Moliere.

Que fait maintenant la Béjart ?

La Forêt.

Furieuse, elle a pris la lumière, et est allée se coucher sans vouloir attendre le souper.

Moliere.

Qu’elle enrage, qu’elle crêve de jalousie. Donnez-moi des lumières, et que le souper soit bientôt prêt.

La Forêt.

Monsieur, vous devez être bien fatigué ; il faut vous coucher de bonne heure. (À part.) Ne perdons pas de vue les dix écus de Pirlon. (Elle sort.)


Scène VIII.

MOLIERE, VALERE, ensuite LESBIN.
Moliere.


Je suis plus tranquille à présent ! Isabelle est couchée, et les fureurs de sa mère ne troublent pas son repos pour le moment.

Valere.

Est-il possible qu’un homme comme vous, que l’oracle de la raison concentre dans une femme toute sa joie, toute sa félicité ?

Moliere.

Mon ami, la douce affection d’un sexe l’un pour l’autre est profondément imprimée en nous par la nature ; ce qu’elle fait dans les animaux, dans les végétaux, pour sa propre reproduction, elle le fait dans l’homme qui aime. Nous aimons ce qui nous plaît, ce qui nous flatte, et l’amour propre est la source de tous les autres amours. Nous chérissons nos enfans, parce qu’ils nous offrent une image glorieuse de nous-mêmes ; nos parens, nos amis parce que leur secours peut contribuer à notre bonheur. Je ne connais enfin d’amour ici bas, que l’amour propre : la philosophie me l’apprend, et l’expérience me le prouve[13].

Lesbin (entre avec deux flambeaux, dont les bougies sont allumées, les pose sur une table, et s’approche de Moliere.)

Monsieur Léandre et le comte de Frezza demandent à vous parler.

Moliere.

Qu’ils entrent. (Lesbin sort.)

Valere.

Quel excès de politesse ! ils viennent critiquer ; sans doute.

Moliere.

Ils en sont bien les maîtres. C’est me servir et non

m’outrager, que de me reprendre en face.

Scène IX.

Les Mêmes, LÉANDRE, le comte de FREZZA.
Léandre.


Vive à jamais Moliere ! vive cette muse incomparable qui sait nous donner de si aimables leçons ! Jamais je n’avais goûté un semblable plaisir ! Ma foi, mon ami, vous m’avez fait passer un quart d’heure délicieux.

Moliere.

Bien sensible, mon ami……

Le Comte.

Quel style ! quelle noblesse dans les idées ! quelle force dans les passions ! quel naturel dans les sentimens !

Moliere.

Monsieur, votre indulgence……

Léandre.

Non ; je ne connais point de portrait plus fièrement dessiné : c’était Pirlon lui-même.

Moliere.

Vous me forcez de rougir.

Le Comte.

Quelle énergie de pinceau ! quelle morale ! Je n’ai point vu encore d’ouvrages plus piquans.

Moliere.

Monsieur, vous êtes trop honnête.

Léandre.

Illustre, grand auteur !

Le Comte.

Vous êtes le grand maître de la scène, la gloire de la France.

Valere (à part.)

Je doute bien que la bouche soit ici l’interprète du cœur.

Moliere (à part.)

Les ignorans passent d’une extrémité à l’autre ; c’est la règle.

Léandre.

Moliere, vous avez dans votre voisinage une auberge où le vin est le meilleur que j’aie bu de ma vie.

Moliere (à part.)

Voilà son style ordinaire.

Le Comte.

Oui ; mais ce vin là est trop brutal.

Léandre.

Vous êtes un pauvre buveur, mon cher Comte !

Le Comte.

Mais c’est que vous êtes impitoyable.

Léandre.

Le Comte m’a suivi au théâtre ; à peine y voyait-il à se conduire. Arrivé enfin à ma loge d’un pas très-chancelant, et tout plein des fumées d’un vin capiteux, Monsieur a dormi trois bonnes heures à la comédie.

Moliere.

Trois heures ?

Valere (à part.)

Allons il a bien entendu la pièce, et il est en état d’en parler.

Léandre.

Pour moi, j’ai fait ce que je fais quand j’ai trop chaud. J’ai été respirer dehors un air moins épais ; et quand je suis rentré, on en était à la dernière scène, et Monsieur dormait encore.

Valere (à part.)

Il n’en a pas perdu un mot !

Moliere.

Conclusion : l’un a dormi pendant toute la pièce ; l’autre s’est promené, et cependant vous connaissez…

Le Comte.

Il me suffit d’entendre le commencement.

Léandre.

Et moi, la fin.

Le Comte.

Un coup d’œil jeté en passant ; voilà tout ce qu’il m’en faut pour juger d’une chose.

Léandre.

Le public vous applaudit, et je me réjouis de votre triomphe.

Le Comte.

Vos bons mots, vos plaisanteries courent les rues de bouche en bouche.

Léandre.

Il y a un tailleur qui a pris note de toutes les pensées morales de la pièce.

Valere (à part.)

Et c’est sur de pareilles autorités que ces Messieurs fondent leur jugement !

Moliere (à part.)

Voilà pourtant les juges que j’ai la sottise de redouter !

Léandre.

Moliere, mon ami ; après vous avoir admiré sur la scène, nous voulons vous faire honneur à table.

Moliere.

Mais pour trouver chez moi, le même plaisir qu’à la comédie, l’un de vous dormira, sans doute et l’autre se promenera pendant le souper ?

Léandre.

Allons, allons, nous sommes vos amis, vos zélés partisans, et quiconque voudra dire du mal de vous, trouvera à qui parler.

Le Comte.

Je m’engage à soutenir, envers et contre tous, la gloire de Moliere,

Léandre.

L’homme rare !

Le Comte.

Le génie extraordinaire !

Moliere (à part.)

Et il faut supporter de tels originaux ! (Haut.) Messieurs, voulez-vous souper avec moi décidément ? Je n’ai pas besoin de vous le dire : Moliere possède peu, mais offre de bon cœur et ne voudrait avoir beaucoup, que pour donner davantage.

Léandre.

Comte, un nouveau défi le verre à la main.

Le Comte.

Je l’accepte.

Léandre.

Vous n’allez point chez vous ?

Le Comte.
Moliere nous donnera un lit. (Ils sortent.)

Scène X.

MOLIERE, VALERE.
Valere.


Mais comment pouvez-vous vivre avec de pareils gens ?

Moliere.

Vous êtes jeune encore mon ami ; écoutez ; et croyez-en l’expérience : c’est précisément cette espèce-là qu’il faut ménager, afin que, s’il leur est impossible de dire du bien d’un ouvrage, ils n’en disent au moins pas de mal. Feindre pour tromper, est une infamie : mais il y a quelquefois du mérite et de la gloire même, à dissimuler honnêtement.

(Il sort.)
Valere.

Quelle profondeur de raisonnement ! quel homme ! non, la France n’a point, n’a jamais eu son égal. Mais serait-il sur la scène un poëte si parfait, s’il n’était, chez lui, un véritable philosophe ?

Fin du quatrième Acte.

ACTE V.


Scène PREMIÈRE

Moliere (seul.)


Quelle folie ! quel délire ! les malheureux ne sentent point le prix de la vie et s’invitent mutuellement à l’abréger, en buvant à qui mieux mieux. Triste humanité assez de fléaux déjà n’ont-ils point conjuré ta perte, sans que l’intempérance des hommes en crée tous les jours de nouveaux ? Les procédés de la chimie savent extraire du poison même un baume salutaire, et ces insensés ne tirent d’une liqueur naturellement bienfaisante, qu’un poison qui brûle leur sein. Que Léandre, que le Comte boivent autant qu’ils le jugeront à propos : mais j’ai dû me soustraire au spectacle de leur honte, et m’épargner leurs altercations[14]. Car, introduit par tous les canaux, et agissant sur toutes les fibres, le vin monte bientôt à la région des esprits les plus subtils il les surcharge d’atômes épais et grossiers, exalte le cerveau et paralyse les sens. De là, cette métamorphose apparente dans les objets extérieurs, suite naturelle des ténèbres où s’égare la raison, étouffée par les fumées du vin… Que dis-je, hélas ! l’amour n’opère-t-il pas la même révolution en nous ? n’est-il pas pour les malheureux humain une source éternelle de larmes ou de fureurs ? Rien de plus charmant que l’amour, réglé par la raison ; comme rien de plus salutaire que le vin, quand on en fait un usage modéré.


Scène II.

Le Même, ISABELLE (en négligé.)
Moliere.


C’est vous, ma chère Isabelle ?

Isabelle.

Je me jette à vos pieds ! voyez où me réduit le désespoir.

Moliere.

Levez-vous, ma chère, levez-vous. Ô ciel ! qu’est-il donc arrivé ?

Isabelle.

Ma mère…

Moliere.

Mère cruelle ! je serai vengé.

Isabelle.

L’excès de ma douleur…

Moliere.

Attendez, attendez. (Il va fermer la porte.) Tu n’entreras pas ici, du moins. Poursuivez, ma chère Isabelle.

Isabelle.

L’excès de ma douleur me tenait dans cet état qui n’est ni la veille ni le sommeil : il m’était impossible de fermer totalement les yeux. Ma mère entre furieuse, s’approche de mon lit, et me dit d’une voix éclatante : songez à vous lever demain avec l’aurore. Elle disparaît à ces mots et emporte la lumière. Je me trouvai comme quelqu’un que réveille en sursaut un songe fatigant. Est-ce ma mère, me disais-je, ou un fantôme imposteur qui m’abuse ? Je pleurais, je tremblais, je cherchais à interpréter son discours, et j’étais assiégée de mille soupçons à la fois. Pourquoi donc me lever avant l’aurore ? Pourquoi venir m’annoncer cet ordre à présent, et le faire avec tant d’aigreur ? Ah ! je le vois, ma perte est jurée, et se consommera au retour du soleil. — L’attendrai-je tranquillement dans mon lit ? Moliere ! je te perds en restant ici. À ces mots, je m’élance de mon lit, je m’habille de mon mieux, j’ouvre doucement ma porte… Ma mère dort ! j’avance un pied, je retiens l’autre qui tremble suspendu, et je franchis timidement l’obscurité jusqu’à la seconde porte qui, par bonheur, était ouverte. J’accélère le pas alors, et d’un saut, je suis au salon. Je tire le verrou : je descends l’escalier, j’arrive à votre appartement. J’y viens chercher asile et protection, et je les réclame de nouveau à vos pieds.

Moliere.

Levez-vous, mon Isabelle. Qu’avez-vous fait, grand dieu ? avez-vous oublié ce que vous vous devez, ainsi qu’à moi ? Pendant la nuit, une jeune fille à peine vêtue, sans lumière, quitter son appartement à la faveur du sommeil de sa mère ! que voulez-vous que l’on dise d’une démarche aussi hardie ?

Isabelle.

On dira que l’amour a guidé l’épouse de Moliere auprès de son époux.

Moliere.

Comment le pourrait-on ? Ces titres sacrés ne sont pas encore les nôtres.

Isabelle.

Ils le seront avant que je sorte d’ici. C’est mon amour pour vous, c’est la crainte de vous perdre qui m’ont fait faire ce pas hardi. Vous connaissez ma faute ; vous voyez son motif : c’est à vous de sauver ma réputation. Donnez-moi votre main et, fière d’un pareil titre, je dirai : qu’avez-vous à m’objecter ? Moliere est mon époux.

Moliere.

Événement inattendu ! ma chère Isabelle, je m’engage à tout réparer demain. Retournez d’où vous venez et n’apprêtez point à rire à nos dépens.

Isabelle.

Ah ! trop funeste erreur ! non, cruel, vous ne m’aimez pas. Ma mère, sans doute, est parvenue, à force d’artifice et de séduction, à m’enlever votre cœur et à m’attirer ces mépris. Mais apprenez, barbare que si vous me trahissez, je puis ajouter au sacrifice de mon cœur, celui de ma vie. Je ne puis, je ne veux plus retourner auprès de ma mère : j’ai perdu la paix de mon ame, compromis mon honneur… le monde en saura la cause ; et j’irai où mon désespoir me conduira.

Moliere.

Isabelle ! oh ! dieu !

Isabelle.

Ah ! vous me donnez la mort !

Moliere.

Calmez-vous ; vous serez mon épouse.

Isabelle.

En prenant ce titre aujourd’hui, je vous apporte l’honneur pour dot ; demain, la honte, si mes folles démarches sont connues du public. Ô Moliere ! ô ma vie, mon espérance, mon unique trésor, concevez l’excès de mon amour, puisque la seule idée de vous perdre est pour moi le coup de la mort. Ah ! que tant de soupirs ne soient pas perdus !

Moliere.

Je n’y résiste plus… Voilà ma main : vous êtes mon épouse.

Isabelle.

Ô momens ! ô bonheur ! que ma mère frémisse et meure de jalousie !

Moliere.

Demain, nous confirmerons ces nœuds aux autels.

Isabelle.

Donnez-moi, du moins, l’anneau.

Moliere.

Tenez. (Il tire une de ses bagues et la donne à Isabelle.)

Isabelle.

Oh ! cher époux, qu’elle est belle ! que mon doigt la reçoive de votre main.

Moliere.

Volontiers ; recevez la donc de moi. (Il prend la bague et la lui met au doigt.)

Isabelle.

Que ma mère vienne actuellement jouir de mon triomphe !

Moliere.

Il ne faut pas, ma chère, que nous restions seuls ici.

Isabelle (s’adressant à l’anneau.)

Qu’il me va bien ! que je suis fière de le posséder !

Moliere.

J’ai des amis à souper ; cette scène ne manquerait pas de leur paraître très-ridicule. Entrez dans cette chambre ; vous y serez en sureté.

Isabelle.

Quoi ! seule dans cette chambre ? j’y mourrai de peur.

Moliere.

MOLIER E. La nuit s’avance. La Forêt, d’ailleurs, y sera avec vous. Ô mon Isabelle ! soyez aussi prudente que vous êtes honnête. Voici la lumière, j’ouvre : suivez-moi.

Isabelle.

C’est bien malgré moi que j’irai.

Moliere (ouvre et aperçoit Pirlon.)

Ah ! traître ! que vois-je ?


Scène III.

Les Mêmes, PIRLON.
Pirlon.


Je tombe à vos genoux : ainsi le veut le sort qui m’humilie. Accablez-moi de vos mépris, donnez-moi la mort. Ce n’est point une lâche terreur, c’est le repentir, c’est le remords, c’est la honte qui me jettent à vos pieds. Dans cette retraite obscure, le Ciel a daigné m’envoyer un rayon de lumière : mon danger m’a ouvert les yeux sur ma conduite ; et tout un peuple, justement irrité contre Pirlon, me prouve combien je suis indigne de la confiance d’autrui. J’ai redouté la mordante énergie de vos vers, et j’ai fait mon possible pour dérober au monde le portrait d’un monstre, qui, dans le fond, ne me ressemble que trop. Confus de mes erreurs, je déteste l’usure honteuse que j’ai exercée ; je renonce au rôle coupable d’hypocrite. Je me fais connaître aujourd’hui à vous et à la société pour ce que je suis en effet, et je vous demande pardon, ô Moliere ! des vils ressorts que j’ai fait jouer pour vous perdre.

Moliere.

Et je vous prie, moi de me pardonner aussi le fort que j’ai pu vous faire en jouant le Tartufe avec une partie de vos habits. Pièce fortunée ! heureuse erreur, s’il en résulte le changement d’un pervers ! Rendons hommage à la vérité ; souvent le Ciel emploie de pareils moyens pour ramener le cœur des malheureux mortels.

Isabelle.

Pour moi, je vous dois des remercîmens, et non des reproches, monsieur Pirlon. Vos ruses sont devenues la source du bonheur dont je jouis : elles ont révélé, plutôt que je ne voulais, le secret de ma flamme, et avancé l’heureuse époque de mon union avec Moliere.

Pirlon.

Laissez-moi profiter du moment où le peuple repose, pour me rendre chez moi à l’abri de l’insulte et de l’outrage.

Moliere.

Accompagné par mes gens…… (On frappe.) Qui frappe à cette porte ?

Isabelle.

Oh ! Dieu ! ma mère s’est aperçue de ma fuite ! (Moliere va ouvrir.) Mais je n’en redoute plus rien ; Moliere est mon époux ; et, cet anneau au doigt,

je brave sa fureur.

Scène IV.

Les Mêmes, LA FORÊT.
Moliere.


Que veux-tu ?

La Forêt.

Grand fracas ! Madame Béjart me suit… Isabelle est avec vous ici ? vous n’avez qu’à vous bien tenir, Monsieur.

Moliere (à Isabelle.)

Votre mère nous a découverts.

Isabelle.

Eh bien ! qu’aura-t-elle à dire ?

La Forêt (à part.)

Pirlon est libre ? Adieu mes dix écus. (Elle sort.)


Scène V.

Les Mêmes, LA BÉJART.
La Béjart.


Fille indigne ! tu oses fuir sous mes yeux ? Ah ! traître de Moliere, c’est toi… ! rends moi, rends moi ma fille, infâme ravisseur !

Moliere.

Elle n’est plus à vous.

La Béjart.

Barbare ! je te prouverai qu’elle est toujours à moi. Le Ciel et les tribunaux me feront justice de cette violence. Suivez-moi, Isabelle.

Isabelle.

Madame, voyez cet anneau.

La Béjart.

Je te l’arracherai du doigt.

Isabelle.

Non, Madame, non.

La Béjart.

Suivez-moi, vous dis-je, effrontée !

Isabelle.

Respectez en moi l’épouse de Moliere[15].

Moliere.

Eh ! Madame, calmez votre courroux, c’est le meilleur parti que vous puissiez prendre. Époux d’Isabelle, je veille pour sa défense, et rien ne peut désormais l’arracher de mes bras ; nous vivrons unis jusqu’au tombeau. Zèle ou colère, je brave votre fureur. On ne brise point sur la terre les nœuds que le Ciel a ratifiés.

La Béjart.

C’en est fait ! je n’y survivrai pas… Ame lâche et sans foi ! vas, celle qui t’aima jadis te voue à jamais une haine implacable. Demeure, fille ingrate demeure auprès de cet objet chéri, et puisses-tu trouver dans ses bras tous les tourmens que j’éprouve aujourd’hui. Je fuis l’aspect outrageant d’un ingrat ; et je vais, pour me venger, me réunir à Scaramouche.

Isabelle (à part.)

Je lui souhaiterais volontiers un bon voyage.

Moliere.

De grâce, mettez un frein à votre colère.

Pirlon.

N’en croyez point, Madame, les conseils de la colère, et rejetez ces projets de vengeance. Votre cœur se repentirait un jour d’avoir mal connu celui de Moliere.

La Béjart.

C’est en vain que me parle un imposteur.


Scène DERNIÈRE.

Les Mêmes, VALERE.
Valere.


Mon ami, ce beau jour devient de plus en plus heureux pour vous ; et je vous annonce un nouveau triomphe. L’audacieux Scaramouche vous cède enfin, et quitte aujourd’hui Paris avec sa troupe. Le succès de votre admirable ouvrage le force de partir et de renoncer à une partie désormais si inégale.

La Béjart (à part.)

Ainsi tout me trahit, tout conspire à mon malheur !

Moliere.

Le Ciel ne veut pas que ma joie soit parfaite ! Isabelle, si vous m’aimez, conjurez votre mère de nous pardonner : il manque, sans cela, quelque chose à mon bonheur.

Isabelle (à part.)

Mon époux le commande et mon cœur me le conseille. (Haut.) Madame, pardonnez à votre fille l’excès de son audace. C’est l’amour qui m’a rendue coupable. Je suis au désespoir de vous avoir offensée, et ces larmes vous prouvent la douleur que j’en ressens. Hélas ! vous m’avez menacée de votre colère ; vous m’avez dit : puisses-tu trouver dans ses bras tous les tourmens que j’éprouve aujourd’hui… ! Ah ! Dieu ! suis-je à ce point haïe de ma mère ?

La Béjart.

Que le Ciel remplisse tous tes vœux : je t’embrasse et te pardonne.

Moliere.

Sage mère ! intéressante Isabelle ! vous trouverez en moi la tendresse d’un époux et le respect d’un fils. (À Valere.) Léandre et le Comte, où sont-ils ?

Valere.

Vaincus par le vin, ils viennent de s’endormir, en répétant votre nom. Ils n’ont point tari sur votre éloge, et toutes les santés se sont portées au génie de Moliere. Ce qui prouve que, dans les jours de bonheur il suffit d’ouvrir les yeux pour compter des amis.

Moliere.

Oui, ce jour est en effet un jour bien heureux pour moi. Il ne m’offre plus rien de funeste, ou même d’incertain. Le public m’applaudit, les Tartufes se corrigent, le nombre de mes amis s’accroît, et l’amour comble mes vœux ! Il ne manque enfin à la gloire de Moliere que le suffrage de ceux qui viennent de l’entendre.

Fin de la Comédie.
EXAMEN
DE LA COMÉDIE DE MOLIERE.


Jamais, sans doute, un auteur français n’eût conçu le premier le projet de faire parler Moliere sur la scène : cette entreprise eût au moins semblé téméraire. Nous prenons tant d’intérêt à un aussi grand nom, Moliere lui-même nous a donné tant de droit d’être difficile sur le personnage de Moliere, qu’il eût été peut-être impossible de répondre à notre attente, et de nous rendre sur-tout le Moliere que nous connaissions. Moins à portée que nous d’apprécier son mérite, et celui de sa diction en particulier, les étrangers devaient se montrer nécessairement plus faciles à contenter. Aussi la comédie de Goldoni obtint dans toute. l’Italie un succès, dont, malgré son mérite réel, elle n’aurait pu se flatter chez nous.

En applaudissant à l’idée heureuse qui sert de base à tout l’ouvrage, des spectateurs français auraient désiré plus de chaleur dans la marche de la pièce, plus de force dans l’intrigue : ils auraient regretté qu’un auteur capable d’inventer le personnage de Pirlon, ne se soit pas donné la peine de développer davantage un caractère aussi théâtral, et de le faire agir d’une manière conforme à l’idée que l’on a d’avance de lui : ils auraient vu avec peine que des scènes infiniment plaisantes, que d’autres qui seraient susceptibles du plus grand effet, ne sont pour ainsi dire qu’indiquées, et que les situations sont amenées, plutôt qu’approfondies. Quel moment, par exemple, que celui où le fourbe Pirlon, surpris par Moliere dans la chambre ou il s’était caché, tombe aux pieds du grand homme qu’il a voulu perdre, et lui demande pardon ! quel parti il y avait à tirer d’une pareille situation, qui est à la fois et le dernier degré de l’avilissement dans le scélérat démasqué, et le plus Beau des triomphes pour l’auteur du Tartufe ! Les gens de goût qui fréquentent assiduement nos spectacles, auraient trouvé le dénouement un peu brusque, et la réconciliation de la mère et de la fille un peu trop prompte : ils auraient voulu que l’auteur du Moliere ne perdît jamais de vue le grand écrivain qu’il mettait sur la scène, et que sa diction, toujours noble, ne descendit jamais au trivial.

Voilà ce qu’une critique exercée aurait, à la rigueur, trouvé à reprendre dans l’ouvrage de Goldoni. Mais son plan, le choix de ses personnages, le caractère qu’il leur donne, auraient, à coup sûr, réuni tous les suffrages. Il était impossible que ces beautés réelles échappassent aux yeux des gens de lettres, et ces excellens matériaux n’attendaient qu’une main capable de les mettre en œuvre.

M. Mercier eut le courage de s’en charger et rendit aux Français le service de leur faire connaître un des plus beaux ouvrages de Goldoni, et qui avait pour eux un intérêt particulier, celui du sujet. l’auteur français ne crut pas devoir s’écarter du plan de l’auteur italien : c’était en faire l’éloge. Tous ses changemens se portèrent donc sur des objets de détails, et ils sont en général très-heureux. D’abord au Léandre de l’original, M. Mercier a substitué Chapelle, dont Goldoni s’était proposé de donner une idée dans son Léandre. Valere a été remplacé par le comédien La Thorillière. Indépendamment de ces changemens, l’imitateur a ajouté quelques scènes à la pièce italienne : nous en remarquerons deux sur-tout, l’une qui commence la pièce, et où le valet de Moliere met en papillotes la traduction que son maître avait faite de Lucrece en vers français ; l’autre qui se trouve au cinquième acte et où une jeune personne vient se présenter pour être reçue dans la troupe de Moliere, qui, apprenant que c’est une fille bien née, que l’indigence et l’abandon réduisent à cet état, lui donne une lettre de recommandation pour le chef d’une manufacture de province, et pourvoit à ce qu’elle obtienne de son travail une subsistance honnête. La scène du poëme en papillotes est gaie, et annonce très-bien, dès le commencement de l’ouvrage, les impatiences naturelles et la bonté de Moliere. Quant à la scène de la jeune fille, elle est intéressante, mais déplacée peut-être dans un cinquième acte, où elle forme une épisode qui retarde le dénouement. Dans tout le reste de sa pièce, M. Mercier a scrupuleusement suivi la marche de Goldoni, qu’il se borne quelquefois à traduire. Presque par-tout il étend, il développe ou fortifie la pensée originale, qui y perd rarement ; et, si l’on en excepte quelques phrases un peu singulières pour l’expression, ou quant au fond de la pensée, M. Mercier n’est jamais au-dessous de son modèle, et le corrige quelquefois heureusement. Son Pirlon, par exemple, vaut beaucoup mieux que celui de Goldoni, il agit plus dans la pièce, et parle mieux la langue de Tartufe. Le rôle d’Isabelle est plus intéressant, le dénouement mieux amené ; et tout ce que la pièce italienne peut offrir de répréhensible, est racheté, en général, dans le drame français, par les beautés opposées. Mais il faut convenir aussi qu’il était facile de faire disparaître les taches légères de l’original, et qu’un fond naturellement si riche, se prêtait sans effort à de nouveaux embellissemens.


Séparateur

  1. Cet usage, ou plutôt cet abus existait en effet du temps de Moliere, et n’a été réformé que long-temps après lui. Aucune vérité dans le costume, une déclamation ridiculement ampoulée, des gestes faux, et toujours à côté de la nature ; pas la moindre illusion d’optique ; une foule de spectateurs indécemment confondus, sur la scène avec les acteurs qu’ils troublaient par leur chuchotement continuel ; tel était alors l’état de la scène ; et c’est ainsi que furent représentés les chef-d’œuvres de nos grands Maîtres : ils réussirent cependant, tandis qu’aujourd’hui, une simple méprise, une bévue de garçon de théâtre suffisent pour faire tomber une pièce. Il y a, sans doute, une raison de cela.
  2. Chapelle, dont Léandre joue ici le rôle, était tel en effet que Goldoni nous le représente, Il avait de l’esprit et même des connaisances ; mais le fond de son caractère était l’insouciance et la paresse. Il sut conserver dans la bonne compagnie de son temps, cette heureuse naïveté qui fait le principal mérite du petit nombre d’ouvrages qui nous restent de lui. Il joignait à ce don de la nature, celui d’observer avec finesse les ridicules de la société. Il y puisait des scènes comiques qui’il rendait à sa ami Moliere ; il n’était pas même fâché d’avoir la réputation d’être pour quelque chose dans les travaux littéraires de son ami. Moliere se vit forcé de le menacer plus d’une fois de rompre avec lui, s’il ne s’empressait de détromper le public à cet égard.

    Quant au goût et aux habitudes de Chapelle, il faut observer qu’on ne se faisait alors aucun scrupule d’aller au cabaret, et que Boileau, Racine et La Fontaine faisaient très-souvent de ces petites parties ; et mettant de côté l’amour propre et la gloriole d’auteurs, se délassaient de leurs travaux, en vidant amicalement une bouteille. Boileau lui-même, le sévère, le moraliste Boileau, prêchant un jour Chapelle, s’enivra avec lui, tout en lui recommandant la tempérance. La muse facile de Chapelle ne manqua pas de célébrer cet évènement par le quatrain suivant :

    Ô dieux ! que j’épargne de bile
    Et d’injures au genre humain,
    Lorsque versant ta lampe d’huile,
    Je te mets le verre à la main !

    La lampe d’huile est excellente, et peint merveilleusement le caractère du talent, et la manière laborieuse de l’exact Boileau.

  3. Mot à mot : Je serais bien fou de quitter la génisse pour la vache. Nous espérons qu’on nous pardonnera aisément la légère infidélité que nous faisons ici à notre auteur. Il y a en général dans toutes les langues des façons de parler proverbiales, qui n’ont de sel ou de grâce que dans ces mêmes langues. Mais nous doutons que celle-ci puisse réussir nulle part auprès de la bonne compagnie. Le Moliere italien était, comme le nôtre, forcé de mettre quelquefois le parterre dans ses intérêts : plaignons-le ; mais ne traduisons pas de mauvaises plaisanteries.
  4. Tartufe, acte deux, scène première,
  5. Moliere fit son droit avec un camarade d’études, qui se fit comédien au moment même que Moliere se faisait recevoir avocat ; et quand Moliere quitta le barreau pour le théâtre, son camarade le comédien se fit avocat.
  6. Mot à mot : un feu de paille ; le ton de noblesse qui règne dans cette scène et dans la pièce en général, ne nous a pas paru comporter cette locution triviale. Nous prévenons, une fois pour toutes, le lecteur que nous ne traduisons ni les jeux de mots, ni les équivoques, et que nous remplaçons les uns et les autres par des équivalens.
  7. C’est une idée sublime en morale, et bien heureuse en comédie, que celle d’introduire Tartufe lui-même, faisant jouer, sous le nom de Pirlon, tous les ressorts de l’hypocrisie et de la scélératesse, pour empêcher la représentation d’un ouvrage où lui et les siens sont immolés à l’indignation générale, et, ce qui est bien pis encore, démasqués à jamais ! On peut reprocher à Goldoni de n’avoir pas tiré de cette grande idée tout le parti possible, et l’on doit savoir gré à M. Mercier d’avoir, dans son Moliere, renforcé les touches originales, et fait de Pirlon ce qu’il devait être, un monstre à étouffer, si Moliere, aussi généreux qu’il est grand, ne daignait lui accorder, à la fin de la pièce le pardon qu’il lui demande avec toute la bassesse qui caractérise un plat méchant.
  8. Moliere lisait volontiers et demandait à chacun son avis ; mais il ne suivait que le sien ordinairement, et il avait raison. L’auteur doit se satisfaire avant tout, et n’être jamais, dans son art, l’esclave du public. Celui-ci est trop heureux de prendre ce que le génie lui donne. (M. Mercier.)
  9. Ce grand homme ne fut jamais qu’un acteur assez médiocre : débarrassé du soin de sa troupe, il nous eût donné peut-être vingt chef-d’œuvres de plus. Quelle perte irréparable ; que celle du temps de Moliere ! (M. Palissot.)
  10. Moliere était attentif aux détails, non comme devant remplacer l’action et l’éloquence ; mais comme faits pour leur prêter une nouvelle énergie en conservant la vérité, et prolongeant l’illusion. (M. Mercier.)
  11. Du temps de Moliere, la comédie commençait à quatre heures, et l’on ne donnait point de petite pièce après la grande.
  12. « Qui est-ce qui égale Racine dans l’art de peindre l’Amour ? c’est Moliere. Voyez les scènes des amans dans le Dépit amoureux, premier élan de son génie. Dans le Misanthrope, entendez Alceste s’écrier : Ah ! traitresse ! quand il ne croit pas un mot de toutes les protestations que lui fait Célimène, et que pourtant il est enchanté qu’elle les lui fasse : Relisez toute cette admirable scène, où deux amans viennent de se raccommoder, et où l’un des deux, après la paix faite et scellée, dit pour première parole :

     « Ah ! ça, n’ai-je pas lieu de me plaindre de vous !

    » Revoyez cent traits de cette force, et si vous avez aimé vous tomberez aux genoux de Moliere, et vous direz comme le Persan Sadi : Voilà celui qui sait comme on aime ! » (M. de la Harpe.)

  13. Nous doutons que Moliere eût donné cette définition de l’Amour. Celui qui l’a si énergiquement dépeint, qui en avait si violemment éprouvé les effets, en devait avoir une toute autre idée. M. Mercier nous paraît l’avoir fait parler, dans la même circonstance, d’une manière plus conforme à son caractère connu.

    « Mon ami ! la gloire est pour l’imagination et non pour le cœur. Je veux un sentiment qui remplisse le mien. J’en ai besoin ; et pourquoi serais-je ennemi de l’Amour, et rebelle à la plus douce loi de la nature ? L’homme de lettres doit sans doute à ce sentiment heureux, la connaissance du cœeur de l’homme. — Oui, je me choisirai une douce compagne, qui me consolera dans mes revers, qui me soutiendra dans mes travaux, qui m’adoucira les peines de la vie. Quand la critique amère ou injuste s’acharnera contre moi, un sourire de sa bouche me rendra la gaieté. J’oublierai dans ses bras mes ennemis orgueilleux ou jaloux. — Je crois devoir aux hommages que j’ai rendus à la beauté, les traits les plus délicats et les plus profonds qui se trouvent dans mes ouvrages ».

    (M.  Mercier ; Moliere, drame, acte IV, scène XII.)
  14. Moliere avait une prédilection particulière pour Lucrèce, non qu’il adoptât son matérialisme, ou les principes erronés d’une physique démontrée fausse depuis si long-temps ; mais il admirait des morceaux pleins de force et d’énergie, des traits sublimes, et un style digne, en général, des objets que chante le Poëte. L’auteur du Misanthrope avait fait une traduction de Lucrèce ; et ce qui prouve la justesse de son goût, comme l’observe judicieusement M. de la Harpe, c’est qu’il n’avait traduit en vers que ce qui était susceptible de l’être avec succès, et qu’il avait renvoyé à la prose les détails arides de la physique.

    Ce que Moliere dit ici des causes physiques de l’ivresse, nous paraît emprunté de cet endroit du troisième livre de Lucrèce : Denique, cur hominem, cùm vini vis penetravit acris…, etc.

     « Des vapeurs de Bacchus quand mes sens sont épris,
    » Lorsqu’il répand ses feux dans mes veines brûlantes,
    » Pourquoi, lourd, affaissé, les jambes défaillantes,
    » Sens-je flotter mes yeux, ma langue s’épaissir,
    » Et par degrés, enfin, ma raison s’obscurcir ?
    » Pourquoi ces longs sanglots exhalés de ma bouche,
    » Ces cris, ces mots coufus, ce courage farouche
    » Qui, malgré moi, m’entraîne à chercher les combats !
    » Bacchus, je le vois trop ; esclave dans tes bras,
    » Aussi bien que un corps, mon ame est enchaînée, etc.

    (M. le Blanc.)
  15. Tous ces détails sont, à peu de chose près, conformes à la vérité historique, et tel était en effet le caractère de la fille de la Béjart. À peine devenue Mademoiselle de Moliere, elle se livra à son goût effréné pour la coquetterie et pour la dépense. Elle se donna en spectacle à la cour et à la ville ; et le pauvre époux, qui n’avait pas été assez philosophie pour se passer d’une femme, perdit le repos, et s’imagina que la cour et la ville en voulaient à sa femme.

    « Ainsi ce grand homme, heureux par ses succès et par ses protecteurs, par ses amis et par sa fortune, ne le fut pas dans sa maison. La disproportion d’âge, et les dangers auxquels une comédienne jeune et belle est exposée, rendirent son mariage malheureux ; et Moliere essuya dans son domestique les dégoûts, les amertumes, et quelquefois les ridicules qu’il avait si souvent joués sur le théâtre. Tant il est vrai que les hommes qui sont au-dessus des autres par les talens, s’en rapprochent presque toujours par les faiblesses ! Car, pourquoi les talens nous mettraient-ils au-dessus de l’humanité ? »

    (Voltaire, dans la vie de Moliere.)