Moment de vertige/25

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Libraire d’Action canadienne-française (p. 210-216).


XXV




ANDRÉ allait partir dans trois jours pour New York, d’où il s’embarquerait pour Londres.

Son divorce officiellement déclaré, il vint l’annoncer à Marthe avec un frémissement dans la voix… Malgré ses instances cependant, elle persistait toujours dans son refus.

Le jeudi fut fixé pour le jour du départ ; le jeune homme quittait Montréal à cinq heures de l’après-midi et Marthe résolut de lui consacrer les quelques heures qui précéderaient le moment de la séparation.

Ce jour là, vers midi, elle alla trouver monsieur Lafleur pour lui apporter la correspondance préparée, qu’il reçut avec un grognement d’acquiescement. Malgré cet air rébarbatif, elle lui dit qu’elle désirait s’absenter dans l’après-midi.

— Vous êtes malade ? demanda le patron brusquement.

— Non, répondit Marthe, un peu déconcertée, mais j’ai quelqu’un de très cher qui part à cinq heures, et…

— Et vous pensez, interrompit monsieur Lafleur, que vous allez m’en imposer ainsi ? Vous pensez que vous pouvez faire la princesse à mes dépens quand vous êtes une sans le sou ?… Que vous aurez les loisirs d’une grande dame tout en ayant le salaire d’une fonctionnaire ?… Détrompez-vous ! J’ai fini de me faire mener par mes employés, hommes ou femmes ! Vous serez à votre poste cette après-midi, ou sinon, vous pourrez aller vous pavaner ailleurs !

Marthe rougit à la tirade grossière du patron, puis elle devint pâle de colère :

— Vos insultes sont gratuites et lâches, monsieur, dit-elle, en le regardant bien en face. Je quitte votre bureau pour toujours avec le regret d’y être jamais entrée. L’abbé Sylvestre en me plaçant ici, ne croyait pas me mettre à la merci d’un grossier et d’un mal-appris !

Puis la tête haute et le regard méprisant, elle sortit du bureau, se rendit au vestiaire, mit vivement son chapeau et sa pelisse et partit.

Le cœur battant d’indignation, elle retourna à sa chambre de pension et appelant André au téléphone, elle lui dit qu’elle l’attendrait à deux heures.

Elle ne cessait de penser aux paroles insultantes de monsieur Lafleur et des larmes de colère et d’humiliation lui venaient aux yeux.

Lorsqu’André entra dans le petit salon de la pension, il trouva la jeune fille dans un état d’énervement presque fébrile.

— Qu’avez-vous donc, chère amie ? dit-il en lui prenant la main.

— Oh André ! Je n’ai jamais été aussi mortifiée, aussi humiliée de ma vie ! Ce matin, j’ai voulu… elle éclata en sanglots.

— Allons, allons, pauvre petite, dit André en l’entourant de son bras, venez vous asseoir près de moi et dites-moi ce qu’il y a !

D’une voix tremblante, en phrases saccadées, Marthe raconta les sottises débitées par les jeunes filles du Laboratoire et la scène du midi chez le gérant.

— Ah le lâche ! Le misérable ! dit André avec colère. Je vais aller lui faire payer cher ses paroles ! Est-il à son bureau dans le moment, pensez-vous ?

— Oui, mais il ne faut rien faire ! Pensez donc à ce que l’on dirait ! D’ailleurs, je ne suis plus à son emploi maintenant.

— À cause de vous, je n’irai pas… mais si jamais il se trouve sur mon chemin… Mais, vous, ma pauvre chérie, qu’allez-vous faire ?

— Je n’y ai pas songé ! dit-elle amèrement.

— Alors, c’est à moi d’y songer pour vous ! Marthe, le sort a décidé pour nous ! Vous ne pouvez rester ainsi à la merci de gens comme ça ! Partez avec moi, ce soir ! En arrivant à New York, je vous épouserai et nous partirons ensemble pour l’Europe ! Oh, petite aimée, j’en serai heureux !

Pendant plus d’une heure il parla, plaida, supplia… à la fin, Marthe énervée et encore sous le coup de son émotion du matin, prise aussi d’un immense désir d’avoir la sécurité de la fortune, et souffrant atrocement à la pensée d’avoir à subir encore les déboires qu’amène presque toujours la pauvreté, se vit en esprit riche… indépendante… aimée…

— André, fit-elle conquise, je ne suis pas prête… je n’ai pas ce qu’il me faut !

— Je me charge de tout ! Ne serez-vous pas ma femme dans vingt quatre heures ? Et quel bonheur pour moi de pouvoir vous donner ces choses !

— Mais que dira Jacques ?… Que diront nos amis ?… Partir ainsi, pas mariés !

— Écoutez, Marthe. Je vais retenir le salon pour vous toute seule, et je vous donne ma parole d’honneur que vous y serez absolument comme si vous voyagiez, par hasard, sur le même train que moi ! Rendus à New York, j’aurai une licence et nous nous marierons tout de suite.

— Mais le prétexte du départ ?

— Dites ici que vous partez pour Bellerive, pour voir votre vieille bonne, dites-le aussi à Irène si vous le désirez. De New York, vous enverrez ici un chèque en remettant votre chambre et vous écrirez à Jacques. Il est près de quatre heures. Je vais vous quitter, petite chérie, pour tout arranger. Il vaut mieux que nous ne partions pas ensemble. Je serai sur le train et vous y rejoindrai. Dans moins d’une demi-heure, je vous enverrai une lettre par un taxi. Elle contiendra vos billets et la réservation du salon. Soyez prête ! Nous avons tout juste le temps !

— Oh André, j’ai peur ! dit Marthe fiévreusement, c’est mal de partir ainsi !

— Non, chère adorée, il n’y a rien de mal puisque vous partez pour épouser un homme qui vous aime !… Et vous ne pouvez vous exposer à la répétition d’insultes comme celles de ce matin !… Souriez, chère ! C’est le bonheur au bout du voyage… c’est la vie qui va s’ouvrir devant vous… c’est l’amour qui vous attend !

Marthe s’essuya les yeux et essaya de sourire, mais elle n’y parvint qu’à demi.

André se leva et lui prit la main :

— À tantôt, ma bien-aimée ! Sans faiblir cette fois ?

— Sans faiblir ! murmura-t-elle.

Il restait à Marthe moins d’une heure pour préparer son départ ! Elle se baigna les yeux et empila rapidement quelques vêtements dans une petite valise ; peu après, on apporta une enveloppe à son adresse. Elle contenait un billet pour New York et la réservation du salon, sur le train de cinq heures ; au verso elle lut : « Gare Bonaventure, le taxi attendra » et elle reconnut l’écriture d’André ! À la maîtresse de pension qui avait apporté la lettre elle dit :

— Voulez-vous être assez bonne de faire attendre le taxi ?

— Oui, mademoiselle. Vous partez en voyage ?

— Je vais à Bellerive, voir ma vieille bonne ! dit-elle vivement.

— Vous avez l’air souffrante, mademoiselle Beauvais, vous avez de la fièvre, pauvre enfant, dit madame Martin.

— J’ai eu de mauvaises nouvelles… ça m’a bouleversée !

— Puis-je vous aider ?

— Non, merci, je suis prête… je descends dans quelques minutes. Au revoir, madame Martin, merci !

Marthe marchait fébrilement dans sa chambre ; ses mouvements nerveux et rapides dénotant l’agitation que cause une résolution irréparable… elle s’en allait vers le suicide moral… Sans oser regarder les portraits de ses parents, elle les glissa dans la petite malle, puis elle mit son chapeau et sa pelisse de fourrure et descendit.

Le taxi attendait… Avec son petit bagage près d’elle et tenant à la main une sacoche qui ne contenait que cinq dollars et ses billets de voyage, elle arriva à la gare Bonaventure à cinq heures moins dix… Cinq minutes plus tard elle était installée dans le salon du wagon de luxe, ses nerfs tendus la soutenant contre une défaillance, et elle se demandait : Est-ce bien moi, Marthe Beauvais, qui part ainsi ?

Au moment où le train se mettait en marche, elle eut soudain l’idée d’envoyer une dépêche à Noël. Elle trouva de quoi écrire et crayonna :

« Docteur N. Lefranc, Bellerive,

Passerai ce soir en route pour New York où j’épouserai A. L. Avertissez Jacques. Ne me blâmez pas trop, les événements m’ont poussée, Adieu.

M. »

Elle sonna le portier et lui donnant un pourboire et le prix de la dépêche, elle lui demanda de l’expédier sans faute dès le premier arrêt.