Moment de vertige/26

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Libraire d’Action canadienne-française (p. 217-228).


XXVI




ENVIRON un quart d’heure après le départ du train, le portier frappa à la porte du petit salon et apporta une lettre à Marthe. Elle la décacheta et lut :

« Je ne vous rejoins pas tout de suite, chère aimée, par prudence pour vous. Il n’y a cependant que peu de passagers dans ce char et aucun de nos amis.

J’espère que vous vous sentez rassurée… Surtout n’ayez pas de remords ! Je vous enlevais, si vous n’étiez venue de vous-même !…

Après un ou deux arrêts j’irai vous voir, si vous le permettez. Envoyez-moi un mot par le portier quand vous voudrez bien que j’aille vous retrouver, chère petite femme de demain… »

Malgré l’atmosphère surchauffée du compartiment, le train filait depuis près d’une heure sans que Marthe eut enlevé sa pelisse et son chapeau ; la solitude, la tranquillité eurent d’abord un effet bienfaisant sur ses nerfs et une accalmie sembla se faire en elle ; mais bientôt l’agitation la reprit. Elle ouvrit sa petite malle pour en sortir un mouchoir et en remuant les vêtements, elle revit les portraits de ses parents. Instinctivement elle détourna la tête… puis, se dominant, elle les prit et les regarda. Pouvaient-ils, ces chers disparus, la voir, la plaindre, l’excuser… puisque sûrement ils ne pourraient pas la bénir ! Aux yeux fiévreux de la malheureuse jeune fille le doux regard de sa mère semblait voilé de larmes… la figure souriante de son père apparaissait rigide, sévère… Il lui sembla l’entendre lui dire : « Toi, toi, notre petite enfant bien-aimée ! Toi dont nous avions consacré l’enfance à la Vierge Marie ! Toi, qui au jour de ta première communion jurais, dans ta foi enfantine de garder toujours le chapelet que nous t’avions donné ! Toi, dont nous étions si fiers ! Non, non, cette femme qui s’en va renier sa foi en épousant un divorcé, ce n’est pas notre Marthe ! »… L’hallucination, due à son état d’énervement, à son angoisse morale et au manque de nourriture (elle n’avait rien pris depuis le matin) devint si forte que Marthe plongea la main dans sa sacoche et en retira un petit étui en cuir défraîchi et usé et qui contenait un chapelet… — Je l’ai gardé ! murmura-t-elle.

Elle ferma les yeux pour ne plus voir le regard de ses parents…

Le temps passait et cependant, elle ne voulait pas faire demander André… Vers sept heures, on frappa à la porte… Marthe tressaillit et remit vivement les photos dans la malle… le garçon de table apportait son souper !

La jeune fille ne put prendre que quelques gorgées de thé. Elle envoya à André un petit billet par le portier. « Un peu plus tard, mon ami, écrivait-elle, je suis encore si énervée… Merci du bon souper. »

Marthe savait que le train où elle se trouvait passait à Bellerive vers dix heures, mais, étant un rapide, qu’il ne s’y arrêtait pas… Elle essaya de s’installer un peu ; elle enleva son manteau et appuya sur le dossier du fauteuil sa pauvre tête brûlante… Mais elle ne pouvait rester immobile… son agitation devenait plus grande à mesure que l’heure avançait et elle songeait avec amertume à son village natal où le train passerait bientôt à toute vapeur, ce petit coin du monde où tout lui rappelait son enfance heureuse… et où elle n’oserait plus revenir ! Chose étrange, la perspective d’appartenir pour toujours à l’homme de son choix semblait n’avoir aucune prise sur l’émotion du moment… la certitude de la fortune, de la vie large et facile, cette certitude tant souhaitée, n’apaisait plus la cuisante douleur de son âme troublée… Il ne lui restait au cœur qu’un ressentiment contre l’injustice de la vie qui l’avait poussée à un coup de tête si grave !

Après quelque temps de lutte intérieure, elle se dit : — Même si je le voulais maintenant, je ne puis plus reculer ! Je suis finie… perdue ! Perdue pour Jacques, qui ne me pardonnera pas ! Perdue pour Irène, qui ne pourra pas admettre que j’aie été forcée d’agir ainsi ! Perdue pour tante Beauvais qui va me renier ! Perdue pour l’abbé Sylvestre qui sera tenté de me maudire, pour ma vieille Nini qui ne comprendra pas, pour Noël… le seul peut-être qui eut pu me sauver, et qui me pardonnera… Lorsque mon train passera à Bellerive, comme il va souffrir ce brave cœur !… Neuf heures passées… Dans moins d’une heure, j’aurai traversé pour la dernière fois ma petite patrie…

Le train s’arrête… c’est une jonction où il y a un arrêt de cinq minutes… On frappe à la porte… c’est André, sans doute ?… elle ouvre avec précaution… Noël s’écrie-t-elle, stupéfaite.

Il entre, lui serre la main d’un air fraternel et protecteur !

— Vite, Marthe, je vous emmène ! Venez ! Je prends votre porte-manteau… mettez votre pelisse et venez !

— Non, Noël, c’est impossible ! J’ai promis ! Je ne puis faire ça à André !

— Vite, vous dis-je fit-il sans répondre à ce qu’elle disait, et lui jetant la pelisse sur les épaules il l’entraîna de force vers la sortie… À peine furent-ils sur la plateforme que le train repartit… Le petit salon réservé étant au bout du char, Noël put monter dans le train et en faire descendre Marthe sans avoir été vu d’André et sans que ce dernier se fut aperçu de quoique ce soit.

— Ciel ! Qu’avez-vous fait ? s’écria Marthe regardant le train qui s’enfuyait à toute vitesse.

— Je vous ai sauvée, voilà tout ! dit-il brusquement… Allons, mettez les manches de votre pelisse ! La nuit n’est pas chaude !… Et nous avons quinze milles à faire !

— Où m’amenez-vous ?

— Chez Marcelline qui vous attend. Venez ! J’ai mon auto ici. Dans moins d’une demi-heure nous serons rendus !

Marthe se laissa conduire. Noël l’enveloppa dans une chaude peau de buffle, s’installa au volant et bientôt l’auto filait sur la route durcie. Marthe ne pouvait parler ; elle se blottit dans un coin de la machine et essaya de se ressaisir… Noël ne desserrait pas les dents.

Trente-cinq minutes plus tard l’auto s’arrêtait devant la porte de Marcelline. Au ronflement du moteur la brave femme ouvrit la porte. Marthe se jeta dans ses bras et éclata en sanglots…

— Elle est malade, dit le jeune docteur. Il faut la faire coucher tout de suite et lui faire prendre ceci, avec une tasse de lait chaud. Je reviendrai demain.

Il tendit à Marcelline une petite boîte contenant deux tablettes et sans parler à Marthe, il partit.

Marcelline déshabilla la jeune fille comme au temps où elle était petite. La pauvre enfant frissonnante et fiévreuse se laissa faire, prit docilement le lait chaud et les tablettes prescrites par Noël, se coucha et se laissa envelopper de chaudes couvertes de laine… Après quelque temps elle s’endormit d’un sommeil pesant et agité et la fidèle bonne qui la veillait l’entendit prononcer des paroles incohérentes. Vers le matin, elle devint plus calme et une légère moiteur apparut sur son front… la fièvre avait disparu !

Marthe dormait encore lorsque Noël revint vers dix heures ce matin là. Il dit à Marcelline que ce sommeil réparateur la remettrait sans doute complètement.

— Laissez-là dormir, dit-il et lorsqu’elle s’éveillera donnez-lui une tasse de café.

— Vous r’viendrez, m’sieur Noël ?

— Cette après-midi. J’ai des visites à faire ce matin. À plus tard ma bonne Marcelline.

Midi allait bientôt sonner lorsque la jeune fille s’éveilla. Pendant quelques minutes elle ne pouvait se rendre compte d’où elle se trouvait, puis, peu à peu, les événements de la veille lui revinrent à la mémoire… Elle revit son moment de vertige… sa fuite de Montréal… ses heures d’angoisse sur le train… puis son sauvetage inattendu, le voyage en auto dans la nuit sombre et l’arrivée chez Marcelline… Quel cauchemar !… Se pouvait-il qu’elle fut sauvée… vraiment sauvée ?… « Merci, mon Dieu ! » murmura-t-elle tout bas et des larmes lui vinrent aux yeux.

Puis elle songea : Pauvre André ! Qu’a-t-il pensé ? M’a-t-il vu partir avec Noël ? Il va souffrir ! Mais je ne l’aurais pas rendu heureux puisque je n’aurais jamais pu me pardonner à moi-même… et maintenant je doute de mon amour pour lui, puisque je suis heureuse d’avoir pu le fuir ! Pourquoi ai-je eu peur de son expression quand il m’a dit : je vous veux coûte que coûte… pourquoi ai-je frémi quand il m’a écrit dans le train : si vous n’étiez venue je vous enlevais…

Marcelline, entrant à cet instant, fut joyeuse de trouver Marthe éveillée et se hâta de lui apporter son café.

La jeune fille retrouva sa sérénité pour rassurer la brave fille.

— C’est passé, je vais mieux, ma bonne Nini ! Tu sais, je me sentais un peu souffrante et ce voyage le soir, au froid… j’ai eu un bouillon de fièvre… je vais me lever tantôt, tu verras que je suis presque bien !

Un peu plus tard, Marthe se leva en effet et lorsque Noël revint vers deux heures, il la trouva installée près de Marcelline dans la grande pièce où ronflait le vieux poêle à bois.

Marthe se sentit un peu mal à l’aise en revoyant Noël, mais celui-ci ne fit aucune allusion à ce qui l’obsédait.

— Plus de température du tout, dit-il en lui prenant le poignet ; Marcelline, vous ne pourrez plus faire la garde-malade, votre patiente est guérie !

— Guérie ? fit Marthe avec une intonation spéciale.

— Oui, guérie ! répondit-il finement ; vous avez eu un accès de vertige, avec fièvre passagère… suivie d’un refroidissement… Une nuit de repos dans la bonne petite chambre de Marcelline et tout a disparu !

— Jour du ciel ! Ça me fait penser, mam’zelle Marthe que j’ai pas encore arrangé vot’chamb’e ! Tandis que m’sieur Noël est ici pour jaser avec vous, j’m’dépêche d’y aller ! dit la bonne fille.

Quand ils furent seuls, Marthe tendit la main au jeune docteur :

— Noël, merci, ! dit-elle presque bas.

— Je vous vois saine et sauve… je suis payé !

— Comment avez-vous fait pour me sauver… malgré moi ?

— J’ai reçu votre dépêche à sept heures. Je suis venu avertir Marcelline que j’allais vous chercher, j’ai pris l’auto et je suis parti pour la jonction. À l’arrivée du train, je suis monté dans le dernier char, bien décidé à vous retrouver. Le sort ou plutôt la Providence a permis que je me dirige tout de suite vers vous…

— André vous a-t-il vu ?

— Je ne l’ai pas vu ! J’ignorais qu’il fût dans ce wagon !

— C’est providentiel ! Il aurait fait un éclat ! Mais que doit-il penser ? Il a dû s’informer à tous et à chacun !

— À tout hasard, dit Noël, ne sachant pas s’il se trouvait sur ce train ou s’il vous attendait à New York, je lui ai envoyé une dépêche en votre nom.

— En mon nom ? fit Marthe, surprise.

— Oui. J’ai pris la liberté de lui télégraphier ceci : Suis descendue à Bellerive, ne continuerai pas mon voyage. Adieu, et j’ai signé : M. Cette dépêche a été adressée : « André Laurent, à bord C.P.R. No. 518 destination New York. » Pendant que j’attendais à la jonction j’ai pu savoir le numéro du train et la dépêche n’a été transmise qu’après notre départ en auto. Il a dû la recevoir vers minuit !

Marthe ne répondit pas, elle pleurait, mais elle prit la main de Noël et la pressa sur sa joue mouillée de larmes…

Le même soir, elle fit avec le médecin une courte promenade en auto. Elle la lui demanda sous prétexte de prendre l’air, mais en réalité afin de lui raconter les choses et le mettre au courant de la situation.

Elle lui conta les ennuis occasionnés par les employées de son ex-bureau, par leur propos outrageants, et la tirade insultante et grossière du patron, sa désignation comme sténographe au Laboratoire… tout celà coïncidant avec le départ d’André et la soi-disante liberté que lui donnait son divorce… ses prières, ses instances auprès d’elle enfin son affolement et son coup de tête !

— Pauvre petite folle ! dit-il affectueusement, qui pour échapper à des ennuis allait se plonger dans le malheur ! Par bonheur, votre dépêche m’a averti à temps !…

Marthe soupira :

— J’ai mal agi envers André ! Il sera malheureux !

— Peut-être, ou plutôt sans doute qu’il le sera… écrivez-lui, Marthe, pour adoucir un peu la blessure… mais c’est lui qui a mal agi en insistant ainsi ! Quelle infamie que de profiter de votre affolement momentané pour vous faire agir contre votre conscience ! C’est d’un égoïsme effréné !… Mais vous, Marthe, vous l’aimiez ? Vous souffrez de la séparation !

— Noël, écoutez-moi et ne me condamnez pas… ne vous dites pas que je suis volage et inconstante… je croyais aimer André, l’aimer d’amour ! Je me sentais heureuse auprès de lui et je le trouvais si bon, si attentif, si tendre pour moi… et toujours si respectueux, si correct… lorsque j’ai consenti à le suivre, je me disais : je l’aime ! Ça me consolera de le rendre heureux !… Et voilà que dès que j’ai été seule dans le petit salon du train, et que je me suis rendue compte du malheur irréparable de cette folie, la pensée de son amour ne me touchait plus du tout, et même, je redoutais de le revoir… je voulais retarder le plus possible le moment qui nous réunirait… !

— Et depuis ? questionna Noël.

— Depuis ? D’abord, je fus tellement affolée que je ne comprenais pas bien les choses… je me sentais vraiment malade et fiévreuse hier soir !… Depuis mon réveil, j’éprouve une telle sensation de délivrance que j’en ai des accès de joie secrète ! C’est comme lorsque, étant petite, un vilain cauchemar me faisait crier et pleurer dans la nuit… maman venait m’éveiller et je lui disais : Oh que je suis contente que ça ne soit pas vrai !… Est-ce donc que je n’aimais pas André vraiment ?

— C’en est une preuve certaine, car si vous aviez eu pour lui un amour véritable, vous éprouveriez un chagrin terrible… vous vous sentiriez esseulée et vous seriez inconsolable pour vous-même aussi bien que pour lui !

— Je suis donc un monstre ? Je n’ai donc pas de cœur ?

— Marthe vous avez sûrement un cœur, un grand et noble cœur. Vous vous en apercevrez quelque jour… Grâce à Dieu, vous ne l’aviez pas donné à ce pauvre André Laurent, car votre souffrance serait terrible !

— Noël, dit-elle tristement, vous avez fait plus que de me sauver la vie… seulement… que vais-je faire maintenant ? Il faut faire face aux événements !

— Il n’y a pas d’événements graves, sauf votre départ de chez Lafleur. Vous avez quitté Montréal pour venir voir Marcelline à Bellerive… Personne n’en sait ni n’en saura jamais plus que ça ! Nous vous trouverons une autre, une meilleure position, vous verrez !

— Je pense aller demain voir le curé et lui demander conseil, qu’en dites-vous ?

— J’allais vous en parler ; sa grande expérience et son affection pour vous, rendront ses conseils précieux… Et maintenant, je vous ramène petite rescapée… Couchez-vous de bonne heure pour qu’une longue nuit complète votre guérison !

— Je suivrai vos conseils ! Merci encore et bonsoir, Noël… grand ami !…