Moment de vertige/27

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Libraire d’Action canadienne-française (p. 229-236).


XXVII




LE lendemain, Marthe encore blessée et frémissante mais, en apparence complètement remise, alla trouver le vieil ami de son père et lui ouvrit son cœur… ce pauvre cœur meurtri et incertain, dont le fonds réel demeurait si bon et si généreux.

Le curé fut très sobre dans ses paroles de blâme, lui disant seulement :

— Malheureuse enfant ! Où en seriez-vous aujourd’hui, si Noël n’avait été aussi vif et aussi adroit ? Ce sont vos chers parents qui ont dû obtenir du bon Dieu l’inspiration que vous avez eue de lui envoyer cette dépêche !… Puis, changeant de ton :

— Vous avez eu parfaitement raison de quitter le bureau de monsieur Lafleur ; je suis très surpris de sa conduite inqualifiable !… Voici ce que je vous conseille de faire : retournez à Montréal, à votre pension. Je vais écrire à deux amis dont l’un est Paul St-Georges, et de votre côté vous pourrez peut-être le voir… Vous aurez bientôt mieux que ce que vous aviez au Laboratoire !

— Mais, dit Marthe gênée… c’est que…

— Vous n’avez pas d’argent, je suppose ? dit le curé avec son bon sourire.

— Monsieur le curé, dit la jeune fille en rougissant, on ne m’a pas payée depuis deux semaines, au bureau ; les affaires devaient être réglées dans peu de jours et j’attendais cela pour payer, comme d’habitude ma chambre chez madame Martin ! J’ai quelques petits bijoux dont je pourrais disposer si…

— Non, non, interrompit le prêtre. Lafleur va sans doute vous envoyer ce qui vous est dû, deux semaines et demie, cinquante dollars, alors ?

Marthe acquiesça d’un geste.

— En attendant, je vais vous avancer un peu d’argent que vous me rendrez, chère enfant, quand vous le pourrez !

— Je n’ai pas voulu dire à Noël que je n’ai que trois dollars pour tout partage !

— Vous avez bien fait ; il vaut mieux que ce soit moi que vous rende ce petit service !

— Vous êtes bon, monsieur le curé, vous m’aidez… et moi qui craignais tant votre colère…

— Pauvre petite brebis… pas égarée… mais qui a failli l’être ! dit le vieux prêtre avec cette douceur souriante qui lui attirait les cœurs, je suis trop heureux de vous voir en sûreté dans le bercail pour avoir dans l’âme autre chose que des sentiments de joie… Maintenant allez dire une petite prière à l’église, j’irai vous porter ce qu’il vous faut.

— Merci cher bon ami et conseiller ! Je vous rendrai cela le plus tôt possible et je partirai demain pour Montréal !

Marthe se rendit à l’église et s’agenouilla sur un prie-Dieu. Au bout de quelques minutes, le curé vint la trouver et lui remit une enveloppe cachetée.

Elle le remercia avec émotion et resta quelques moments à genoux, priant avec une foi retrouvée… Lorqu’elle ouvrit l’enveloppe elle y trouva douze billets de cinq dollars… — Comme il me rend service, ce bon curé ! pensa-t-elle.

Le lendemain, Noël vint la prendre pour la conduire à la gare. Elle embrassa avec affection sa vieille Marcelline et lui dit :

— Tu ne sauras jamais, Nini, comme j’ai été heureuse de me retrouver dans ta petite chambre en m’éveillant ce matin !

— Dame, faudra r’venir ben vite ! J’sus pas ben forte, j’en ai p’t’et’e ben pas pour longtemps ! Avant que j’aille voir l’bon Dieu, faut venir m’faire un’aut’e p’tite visite !

— Je reviendrai, Nini, mais ne parle pas comme ça, tu me fais de la peine ! Je t’enverrai un petit paquet de Montréal pour te faire plaisir !

— Ben mé ! C’que j’vas jongler en attendant pour savoir ce que ça sera !

— Je t’enverrai ça par la malle. Bonjour Nini, merci ! Aie bien soin de toi !

L’auto partit. Marthe revit dans le dénuement de fin d’automne la demeure de ses parents. Sans parler, elle pressa le bras de Noël lorsqu’ils passèrent devant la maison.

Pendant qu’ils attendaient le train, elle lui parla de Jacques et il fronça un peu les sourcils.

— Je n’aime pas ces maux de tête, dit-il. Je lui ai écrit et lui ai envoyé une ordonnance… Et vous, avez-vous écrit à New York ?

— Non. J’écrirai de Montréal. Si André n’a pas changé ses plans, il doit s’embarquer aujourd’hui pour Londres… mais j’ai son adresse. Maintenant, laissez-moi vous dire encore merci… vous avez été plus qu’un ami… plus qu’un frère… jamais je ne pourrai l’oublier !

— Si vous saviez, Marthe, le bonheur que j’éprouve à vous savoir hors de danger, vous comprendriez que je suis amplement dédommagé du peu que j’ai pu faire pour vous ! Maintenant, ayez soin de vous, voyez Irène souvent… je ne lui rendais pas justice à votre amie, je la croyais vaine et superficielle… oui, voyez-la souvent, d’après ce que vous me dites, votre amitié lui fera du bien, pauvre jeune femme !

— Je la verrai probablement tous les jours, d’ici à ce que je trouve une position… Au revoir Noël, je vous écrirai !

— Merci, j’y compte ! Au revoir ! dit-il en lui serrant la main.

Elle monta dans le train qui repartit aussitôt.

Le voyage lui parut court. Tant de souvenirs récents se pressaient dans sa mémoire ! Ce trajet lui rappelait celui si peu lointain où torturée par l’angoisse elle se croyait perdue à jamais… Malgré l’incertitude de l’avenir, elle éprouvait maintenant une sensation de bien-être et de sécurité !

À la pension, madame Martin la reçut en s’informant anxieusement de sa santé.

— J’ai cru que vous alliez être bien malade ! dit-elle.

Après l’avoir rassurée, Marthe monta à sa petite chambre qu’elle avait pensé ne jamais revoir ! Avant de se coucher, elle écrivit à André.

« Mon pauvre ami, pardonnez-moi ce que je vous ai fait ! Lorsque, dans un moment de folie, j’ai quitté Montréal avec vous, je me croyais bien décidée à devenir votre femme ! Mais dès les premiers instants du voyage, j’ai compris que ce serait notre malheur à tous les deux !

Je n’aurais jamais pu me pardonner cette espèce d’apostasie, et vous, si bon, me voyant malheureuse, auriez-vous pu avoir du bonheur ?

Je garderai toujours le souvenir de vos attentions et de vos prévenances et je n’oublierai jamais le respect et la protection dont vous m’avez entourée.

Je conserverai dans ma mémoire le souvenir des bonnes heures que nous avons passées ensemble et le regret d’avoir pu vous blesser…

Adieu, André ! Que la vie vous soit meilleure ! Ne m’écrivez pas, mais pardonnez-moi ! Marthe.

Elle mit sur l’enveloppe l’adresse de New York et aussi celle de Londres. Puis, après une courte prière, elle se mit au lit et dormit profondément jusqu’au matin.

Elle s’éveilla de bonne heure et quoique se sachant libre de son temps, elle s’habilla promptement et se rendit au bureau de poste pour faire recommander sa lettre à André.

À son retour elle téléphona à Irène. Celle-ci lui exprima sa surprise de son absence inattendue.

— Je suis partie à l’improviste, dit Marthe. Je suis allée voir Marcelline, à Bellerive.

— Elle va mieux la brave fille ?

— Elle est faible… elle croit qu’elle n’en a pas pour longtemps… Et toi ?

— Moi ? Rien de changé ! Dan dîne au club tous les soirs !

— Et bébé ?

— Très bien et de bonne humeur !

— Tant mieux ! Puis-je te voir bientôt ?

— Sans doute ! Viens cette après-midi, puisque tu n’as pas de bureau.

— C’est ça j’irai ! À tantôt !

Marthe retourna à sa chambre et s’occupa à replacer ses choses. Vers une heure, elle se disposait à sortir quand on lui apporta une dépêche. Elle l’ouvrit à la hâte et lut : « Votre frère malade vous réclame, demande aussi docteur Lefranc et abbé Sylvestre à qui j’envoie dépêche, Typhoïde. Cas grave, non désespéré. « J. Rivard. »


Marthe eut un terrible serrement de cœur… Pauvre Jacques ! Gravement malade… et il la demandait ! Grâce à Dieu… et à Noël… elle n’était pas en fuite ! Elle irait immédiatement trouver son frère…

Elle montra la dépêche à madame Martin et s’informa des trains pour Rexville. Hélas ! Un convoi venait de partir… l’autre ne partait que le soir à huit heures… toute la journée à attendre !

Elle rappela Irène et lui apprit la mauvaise nouvelle.

— Tu comprends si je suis inquiète, dit-elle avec des larmes dans la voix, mon pauvre Jacquot !… Et pas de train avant ce soir !

— Ne te désespère pas lui dit son amie. J’ai pensé à quelque chose. Je te rappellerai dans un quart d’heure.

En effet, une dizaine de minutes plus tard, elle la rappelait :

— Prépare-toi tout de suite, lui dit-elle. Papa et maman, Claire et Luigi devaient aller faire une longue promenade en auto aujourd’hui. Au lieu d’aller ailleurs, ils vont t’amener à Rexville. Ils n’y resteront pas longtemps, tu comprends, Rexville pour nous, c’est un triste endroit ! Mais ils vont t’y amener… Habille-toi chaudement il fait froid et c’est un trajet de deux heures au moins !

— Merci ! Merci ! Quelle bonté ! L’attente aurait été si dure !

— Au revoir ! Courage ! Ils seront rue Metcalfe dans dix minutes !

— Je serai prête, merci !

Une demi-heure plus tard, une limousine où se trouvaient cinq voyageurs enveloppés de chaudes fourrures, quittait les rues de la grande métropole et conduite par un chauffeur expérimenté passait à grande vitesse sur la route nationale se dirigeant vers Rexville.