Mon berceau/Le premier arrondissement initiateur

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Bellier (p. 249-256).

LE PREMIER ARRONDISSEMENT

INITIATEUR

les libraires et les éditeurs — cabinets de lecture — les magasins de confections — grande colère des tailleurs — premiers restaurants à prix fixe.

Tous les peuples sont chauvins, c’est entendu ; c’est l’exagération d’une vertu qui devient un défaut et je suis de ceux qui s’élèvent avec énergie contre cette aggravation inutile du légitime et respectable patriotisme — respectable quand il revêt les formes scientifiques et pratiques des temps modernes : autrement ce n’est plus qu’une vantardise enfantine, indigne des habitants de Tarascon eux-mêmes.

C’est ainsi que depuis des siècles, il est convenu que la France est le flambeau du monde — ce qui fut vrai aux grands jours de la Révolution émancipatrice — et que Paris est le lumignon étincelant de ce flambeau.

Je le veux bien et pour rester dans les traditions absolues, non seulement de la légende, mais de la vérité, cette fois, je veux aller plus loin, renchérir sur les lieux communs en circulation, et affirmer hautement que le premier arrondissement est bien le centre, le cœur, l’âme de Paris depuis des temps immémoriaux et que dans ce premier arrondissement même, le Palais-Royal est la quintessence, la cellule, suivant un mot à la mode dans le jargon soi-disant scientifique, le point de départ de presque toutes les transformations contemporaines.

Je le prouve.

Et n’attendez pas de moi de grandes démonstrations philosophiques, je le prouve par les petits côtés de la vie moderne ; car, n’en doutez pas, c’est encore le meilleur moyen de saisir la vérité et de la présenter toute nue à mes lecteurs.

On sait que pendant longtemps ce fut le quartier latin, ou des écoles, qui ne portait pas encore ce nom, et surtout la rue Saint-Jacques, qui possédèrent le monopole presqu’exclusif des libraires-éditeurs, mais combien fut plus grand leur développement lorsqu’ils s’installèrent au siècle dernier au Palais-Royal ; les galeries de bois et tout l’édifice en étaient remplis, sans compter les libraires étalagistes et les cabinets de lecture ; ces derniers, tant sous verre qu’en plein vent, qu’en espalier suivant la formule du temps, étaient au nombre de plus de trente, où l’on s’arrachait les journaux.

Constatons en passant que cette industrie du cabinet de lecture, qui est née au Palais-Royal et s’étendait jusqu’au jardin des Tuileries qui en possédait un, fort achalandé, qui a résisté longtemps et dont nos pères se souviennent parfaitement, est complètement morte aujourd’hui ; c’est à peine s’il reste quelques loueurs de volumes, de romans à emporter chez soi, mais le cabinet de lecture proprement dit, tel que nous l’avons connu jusqu’à la guerre, a été tué par la presse quotidienne à bon marché, à un sou. Cela prouve que la lecture est à la portée de tout le monde aujourd’hui : ne nous en plaignons pas.

Sous la Révolution, les cabinets de lecture du Palais-Royal firent fureur avec les pamphlets, les romans et les publications à scandale.

Édouard Fournier, dans Paris à travers les âges, a donné une curieuse description des librairies du Palais-Royal, en en laissant cependant les trois quarts dans l’oubli et en ne parlant que des plus célèbres. Gattey publiait les actes des Apôtres de Riverolles [sic) et de Champcenetz, il fut remplacé par le girondin Louvet qui avait écrit lui-même Faublas et qui fut très aidé dans son métier par sa courageuse femme Lodoïska.

Joseph Pain tenait, au no 45 des galeries, la librairie des Trois bossus ; il publia un journal sous ce nom en 1789, il n’eut que trois numéros, le dernier parut sous le litre : Les trois bossus à l’agonie, qui rendaient l’argent aux deux abonnés réunis à Paris, en France et à l’étranger. On voit que cet éditeur ne manquait pas d’esprit.

Desaine avait fait de son magasin un club où venaient bavarder les hommes de la Révolution, depuis les deux Mirabeau jusqu’à Barras.

Les débris de l’ancien Parlement se réunissaient chez Petit, dont la boutique était dans une des galeries de bois, et chez Mlle Brigitte, appelée Gorsas, en sa qualité de parente de l’une des victimes de la Gironde.

Les soldats et les étrangers affluaient chez Girardin.

C’est sous les galeries de bois que vint s’installer vers 1796 un jeune homme de 25 ans, qui avait son double brevet d’imprimeur et de libraire ; il s’appelait Jean-Gabriel Dentu.

Son fils Édouard fut le premier éditeur de mon père qui publia chez lui, en 1856, son premier roman : Edmond Reille. J’ai déjà eu l’occasion, dans un chapitre précédent, d’indiquer comment la maison était aujourd’hui transportée dans la Cour des Fontaines.

Puis, il y avait encore C. Painparé dans les galeries de bois et Delaunay qui édita, en 1821, le Neveu de Rameau et bien d’autres qui éditaient de tout, des œuvres classiques, des gravures cyniques, des romans licencieux et des pères de l’Église.

Il n’y a pas à dire, si le Palais-Royal a donné naissance aux cabinets de lecture, il a fait mieux, depuis le milieu du siècle dernier jusqu’au milieu de celui-ci, pendant cent ans, avec ses libraires-éditeurs, il a véritablement été le centre littéraire et intellectuel de Paris, de la France entière ; tous les grands noms du monde de l’esprit y ont vu leurs œuvres éditées, y ont passé une bonne partie de leur vie à flâner ou à discourir dans la boutique de leur éditeur, qui était parfois un ami et, certes, cela valait bien la peine d’être constaté, car ce n’est pas un mince honneur pour le Palais-Royal et ça le lave en partie des souillures ignobles que lui ont fait subir trop longtemps les d’Orléans.

Aujourd’hui il ne reste plus un seul éditeur au Palais-Royal et la maison Dentu elle-même, la dernière, a fui dans la Cour des Fontaines, il y a quelques années, comme je viens de le dire.

Mais ce n’est pas tout, et il était dit que dans la plupart des métiers ou des industries parisiennes, le premier arrondissement continurait son rôle d’initiateur.

C’est au Palais-Royal, en 1787, voilà 105 ans bien sonnés, que s’est ouvert le premier magasin de confections à prix fixe. Cet ancêtre de la Belle Jardinière ne tarda pas être suivi de beaucoup d’autres sous les arcades, qui imitèrent son exemple et que l’on ne s’y trompe pas, ce fut une véritable petite révolution deux ans avant la grande.

Maintenant, si j’ai un conseil à vous donner, ne racontez jamais cela à un tailleur, car suivant son tempérament, il vous tombera dessus à bras allongés ou tombera lui-même, frappé par une attaque d’apoplexie foudroyante, ce qui constituera pour vous deux alternatives également fort désagréables.

Les principaux hôtels garnis du Palais-Royal, mais hôtels dans le sens que l’on y attache aujourd’hui aussi, et où les étrangers, les Anglais, descendaient au jour le jour ou au mois, pour la somme souvent importante de 5 à 600 francs, surtout pour l’époque, comme à l’hôtel du Parc-Saint-James, formaient avec leurs hôtes la clientèle ordinaire de ces maisons de confections à prix fixe, qui ne tardèrent pas à faire fureur et par conséquent à s’enrichir.

Citons encore au Palais-Royal, sous la Révolution et dans le même ordre d’idées, les hôtels d’Orléans, de Beaujolais, de la Reine, etc., parmi les plus célèbres.

On allait acheter un gilet flamboyant — le gilet était important alors — et ensuite on se rendait au café de Foy.

Je ne voudrais pas fatiguer mes lecteurs avec des exemples que je pourrais multiplier, cependant je veux encore dire un mot du restaurant Véry — rien des anarchistes, croyez-le bien — et c’est le marquis de Bonbonne qui, avec sa sûreté ordinaire, va nous éclairer sur ce sujet :

Véry fut second en date, selon Fournier, Longtemps il s’en était tenu à la terrasse des Feuillants, près de Legeacque, qu’on appelait la Tente des Tuileries, et que le maréchal Duroc lui avait fait obtenir à cette place. Il installa, en 1808, au Palais-Royal, un second établissement qu’il agrandit en 1817. La Tente des Tuileries ayant été démolie, il ne lui resta plus que ce seul restaurant. C’est la première illustration culinaire qui ait servi à prix fixe.

Je pourrais encore citer Véfour, qui vint après Véry, Corcelet, Chevet, etc., et qui tous furent des initiateurs dans leur genre. Mais je pense que cela suffit et qu’il était intéressant de rappeler aux Parisiens d’aujourd’hui que les cabinets de lecture — morts d’hier il est vrai — et la grande réforme du prix fixe étaient sortis du Palais-Royal.

Un passé si brillant ne doit pas nous permettre de désespérer de l’avenir.