Mon berceau/Les originaux du premier arrondissement

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Bellier (p. 257-262).

LES ORIGINAUX

DU PREMIER ARRONDISSEMENT

un grand ancêtre — le nouvelliste métra — chodrug-duglos — encore un martyr de la monarchie !

Il y a des traditions comme cela, que l’on constate, sans chercher à les expliquer ; or, il est connu et reconnu de tout le monde que les grotesques et les originaux se sont toujours plu dans le premier arrondissement, comme les poissons dans l’eau ou la vermine sur le cuir d’un capucin.

À propos du café de Foy, j’ai cité ici même, en courant, les types les plus cocasses de l’établissement : le marquis de Ximénès, qui racontait à tout le monde les innombrables sujets de ses tragédies, mais qui n’en accouchait jamais ; Baculard d’Arnaud, écrivain sans talent, qui devait, affirmaient ses camarades, plus de 300 000 livres en pièces de 6 sous.

Lebrun-Ecouchard, plus connu sous le nom de Lebrun-Pindare ; puis Martin le cynique, qui fit mourir de rire toute une génération de consommateurs.

Mais tous ces bonshommes ont été les figures curieuses de derrière la vitrine et je veux dire un mot aujourd’hui de celles qui ont surtout pratiqué le plein air et ont constitué ainsi le spectacle animé et vivant de la rue, dans le quartier.

À tout seigneur tout honneur ; parlons d’abord d’un confrère, d’un brave journaliste, qui portait un nom célèbre alors et célèbre encore aujourd’hui, grâce au fameux fabricant de valses, qui n’était pas son descendant que je sache ; n’importe, si le nom de Métra est populaire à Paris, c’est à juste titre et je n’en demande pas davantage.

Dans son histoire de Paris, Dulaure dit : « Je ne dois pas oublier le sieur Métra, le plus célèbre nouvelliste de Paris ; il tenait ses séances journalières au jardin des Tuileries, sur la terrasse des Feuillants.

Au centre d’un groupe immense d’amateurs, on le reconnaissait à son chapeau sulpicien, bordé d’or, à son nez rubicond et très saillant, à des papiers qu’il tenait en main et qu’il lisait à tous venants. Lorsque des nouvelles importantes de la guerre étaient arrivées, Louis XVI demandait ordinairement : « Que dit Métra ? »

À la même époque, les allées du Palais-Royal étaient égayées par un autre original, sur le compte duquel Dulaure s’exprime en ces termes : « Un chevalier de Saint-Louis acquit un sobriquet fameux à Paris : celui de chevalier Tape-Cul. Son occupation journalière était de parcourir les rues, places et jardins de Paris et de frapper furtivement le derrière de chaque femme qu’il rencontrait. Sa rouge trogne, ses cheveux blancs, sa gibbosité, sa croix de Saint-Louis qui se dessinait sur son habit blanc couvert de taches, le faisaient reconnaître de loin. Une de ses mains était armée d’une canne qu’il agitait ; et l’autre, placée derrière son dos, était destinée à l’exécution de ses coups inattendus.

Au milieu de la grande allée du jardin du Palais-Royal, vous eussiez vu les femmes, dont il était fort connu, se ranger, s’éloigner au-devant du chevalier Tape-Cul, et laisser un espace de plusieurs toises entre elles et lui. C’est ainsi que fuit la timide volatile à l’approche de l’oiseau de proie. »

Cette dernière réflexion de l’historien de Paris est adorable, mais il poursuit imperturbablement :

« La femme frappée par ce chevalier ne manquait pas de se plaindre ou de lui adresser des injures. Quelquefois, sur ses larges épaules tombaient des coups de canne lancés par l’homme qui accompagnait la femme insultée ; le chevalier recevait les injures et les coups avec une résignation exemplaire, et s’éloignait paisiblement sans détourner la tête. »

N’est-ce pas, comme c’est amusant et comme devait amuser les gens du quartier, ce brave homme qui avait imaginé un moyen aussi ingénieux que touchant de montrer son admiration pour le beau sexe, comme l’on disait encore à cette époque. On était à la veille de la Révolution et la décadence se manifestait aussi bien dans les individus que dans les mœurs dissolues du temps.

Mais celui qui est resté le plus légendaire au Palais-Royal, c’est évidemment Chodruc-Duclos, le Diogène moderne, comme disent les biographies ; né à Bordeaux approximativement, entre le règne de Louis XIV et celui de Louis XVI, cet excentrique est mort à Paris seulement en 1842 : c’est presque un contemporain.

Je ne retracerai pas sar vie ici, tout le monde l’a lue dans les recueils d’anas ou dans les almanachs.

Après avoir été Duclos le superbe à Bordeaux et y avoir mené grand train, grâce à l’argent de ses maîtresses, ce qui dénotait une grande largeur de vue et une absence absolue de préjugés ; après avoir eu toutes les aventures politiques que l’on sait et n’avoir pas été récompensé suivant ses mérites, à son idée, cet homme étrange vint passer les dernières années de sa vie sous les galeries du Palais-Royal.

En haillons, sordide, sale, immonde, graisseux, crasseux, puant, ses vêtements n’étant qu’une écumoire qui laissait voir partout sa peau, Chodruc-Duclos, grave, noble, mais triste et découragé aussi, sombre et taciturne parfois, avec un air à porter le diable en terre, comme disaient les boutiquiers des galeries qui le voyaient passer, devait se promener pendant seize ans sous les galeries du Palais-Royal, de 4 heures à 6 heures en hiver et de 2 heures à minuit en été.

Le soir il sortait par la Cour du Palais, prenait la rue Saint-Honoré et allait se coucher dans un bouge ignoble de la rue Pierre-Lescot. On prétendait qu’il jetait une pièce de vingt sous sur la table et prenait sa chandelle pour monter se coucher ; ceci doit faire partie de la légende, car c’est là, dans cette maison, qu’il est mort, le 11 octobre 1842 ; il y avait 16 ans qu’il y habitait et il devait être logé pour beaucoup moins de 30 francs par mois. Quoiqu’il en soit, arrêté pour vagabondage, on dût le relâcher, car il prouva qu’il avait quelques propriétés en Gascogne et qu’il vivait de ses rentes ! On le poursuivit alors pour outrage à la pudeur et c’est alors que pour vivre en paix avec la justice de son pays, il se décida à mettre quelques pièces aux bons endroits de ses hardes.

En somme, la vie et la mort de cet homme, qui avait joué un certain rôle dans les bagarres politiques, sinon dans la politique même de son temps, sont restées une énigme, même pour ses contemporains et tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il n’était probablement qu’un pauvre détraqué qui avait été achevé par l’ingratitude et la dureté de son parti : j’oubliais de dire que Chodruc-Duclos était un royaliste féroce et convaincu. C’est pour le récompenser, sans doute, que la monarchie le laissa à peu près mourir de faim et le poursuivit en police correctionnelle, avant de chercher à salir sa mémoire, en lui attribuant des actes qu’il n’avait point commis et des paroles qu’il n’avait point prononcées. Si ces paroissiens-là avaient eu un peu de cœur, ils auraient compris que ce paquet de guenilles qui déambulait à la face du ciel, était le remords même, le remords vivant du régime. Mais il devait être la victime naturelle de la haine implacable que les Bourbons et les Schiappini, dits d’Orléans, nourrissaient à l’égard les uns des autres.

Chodruc-Duclos meublait à sa façon le Palais-Royal, d’une manière peu banale ; comme le canon, son passage indiquait les heures de la journée, aussi le jour de sa mort, le 11 octobre 1842, chaque commerçant versa un pleur sur le pauvre — ceux qui ne connurent sa mort que le lendemain ne versèrent leur pleur que le 12 octobre 1842 — et ce fût tout.

Aujourd’hui les Anglais ont remplacé ces originaux, ça n’est plus drôle du tout, c’est lugubre.