Mon corps et moi/Seule, une longue obscène membrane

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Éditions du Sagittaire, Simon Kra (p. 67-76).

V

SEULE, UNE LONGUE OBSCÈNE MEMBRANE…

Pour une fois, si je voulais bien oublier des noms, des voix, de très loin peut-être, sur ma solitude viendraient se projeter, ce soir, des ombres mauves, non, pas même mauves, mais gris de lin, des ombres mêlées dans un seul bonheur et marquant le sol d’une confidence légère.

Alors qu’importe si dans la ville antérieure vinrent des hommes, des femmes aux mauvaises intentions. Un temps, ce fut la tourmente, qui, majeure, déracinait tout et que je n’osais nommer, car seul le mot haine eût convenu. Poignets tordus, grands yeux qui m’imploriez et mes dents réjouies de mordre, une canne levée certain soir sur un dos qui avait froid et des flammes d’un même feu qui ne s’éteignait point, vacillant de l’un à l’autre des charbons rougis, sanglante nourriture. Puis il y eut surtout le petit matin dont se givra l’incendie nocturne.

Toute la nuit, femme aux yeux couleur de fleuve, toute la nuit on avait dansé chez vous et vous aviez été plus pâle, plus bleue dans la pourpre d’un rêve. Or voici qu’il était parti, celui qui avait régné sur la fête car il ne savait marcher sans danser, non plus que parler sans chanter. Il s’en était allé loin de vous, loin de moi, parmi les autres, sans rien savoir, ni vouloir d’eux, comme un enfant, comme un fauve. Dehors, c’était une nuit couleur d’iris noir et semblable aux tentations qui faisaient son visage triangulaire, son regard liquide et ses lèvres plus habiles à frémir que des ailes.

L’heure était venue pourtant des pensées libérées. Trop las pour mentir encore, avant de chavirer à nouveau dans la vie qui recommence en bas sur le trottoir et au milieu des rues, les créatures parviennent à ce point du temps où il est possible de se comprendre.

Se comprendre, se prendre et non avec des mots ou des doigts, mais par la grâce de ces antennes invisibles qui font des cœurs, à l’aube, les plus étranges libellules.

Et vous, femme, parce que, disiez-vous, l’heure avait sonné des pensées libérées, vous ne cachiez plus rien de votre angoisse et puis, tout à coup, grâce aux lumières, aux boissons, prétendiez qu’il ne fallait plus avoir peur, que vous n’aviez plus peur. À vous seule vous essayiez de refaire le monde et, au milieu d’une fusion que les autres ne percevaient pas et dont vous apaisiez les éléments, vous alliez, semblable en votre impassibilité à Dieu le septième jour. Hélas ! au petit matin, il ne restait que des verres à moitié vidés, nos frissons et des courants d’air. Vous redevenez la créature frileuse d’un monde dont tout à l’heure vous ordonniez la féerie. Vous me tendez la main, me donnez à sentir comme elle est froide et soupirez : « Il est parti. »

Oui, la fête finie, nous sommes seuls, seul à seul. Vous ricanez, car vous avez vu nos deux noms, deux murs parallèles et très proches, mais qui montent de chaque côté de l’impasse sans se toucher. Vous ricanez. Un jour commence qui ne connaîtra ni le repos ni le pardon. Dehors, il y a de longues raies roses dans le ciel. Qui donc a griffé l’aube ? Vous grelottez, et affirmez en même temps : « Je n’ai pas froid », puis m’interrogez : « Oui, mais lui, où est-il ? »

Parti l’enfant qui sait danser et plaire et morte la féerie dont il nous tenta. Les taches du ciel ne sont point celles de l’amour. Le jour n’a rien repeint. Notre vie sera couleur de courbature, de froid. Nous nous serrons l’un contre l’autre et lâches à ne pouvoir lutter. Un café de chauffeurs nous recueille, et vous dites : « Il est parti, mais, pourquoi serait-il demeuré ? Moi aussi je partirai et toi de même. Je serai seule, tu seras seul, il sera seul. »

Je lui serre les poignets car je ne veux pas qu’elle continue la plus triste des litanies, cette conjugaison du malheur des hommes. Elle ne sent pas l’étau de mes mains. Elle dit encore : « Nous sommes seuls, nous serons toujours seuls. Quelle monstrueuse et obscène membrane pourrait nous lier les uns aux autres, tu entends, nous lier à jamais ? La membrane de l’amitié, la membrane de l’amour ? Nous serions alors semblables à ces jumeaux qui naissent collés et que l’inévitable opération libère non pour la vie, mais pour la mort. Et ces jumeaux, qui oserait les condamner au réciproque esclavage de toutes les minutes ? Il nous faut être seuls : seuls, toujours seuls. »

Une monstrueuse et obscène membrane ? Mais souvenez-vous, cette monstrueuse et obscène membrane nous l’appelions un doux lien lorsque, là-bas, très loin, du fond de notre ignorance et de nos quinze ans, nous rêvions d’amour, d’amitié. Déjà nous connaissions la solitude, mais cette solitude, nous cherchions des mots pour l’embellir, l’excuser et surtout la circonscrire.

Sa tristesse vague, nous voulions la croire mortelle. Doucement nous pensions à notre fin, à un matelas odorant de fleurs à peine fanées sur notre tombe, au lendemain de notre enterrement. Or nous ne sommes pas morts.

Nous ne sommes pas morts et après les jours et les nuits de poursuite, de fièvre, il nous faut encore inventer des tortures pour croire que nous vivons, aimons, haïssons et, malgré la souffrance qui nous mesure, nous n’arrivons pas même à devenir un peu plus sûrs de notre existence puisque, du mal que nous nous faisons, nous ne nous suffisons pas, puisque, triomphant de quelques dégoûts épisodiques, nous essayons d’autres expériences, frappons à toutes les portes, buvons à tous les verres, et, au petit matin, nous rejoignons sans le goût de ces utiles mensonges qui pourtant retrouvent leur couleur avec le soleil.

Hélas ! femme, dans une salle embuée de sommeil, à l’aube d’un printemps dont nous ne savions que faire, nous n’avons pas eu le bonheur de dormir, les coudes sur la table grasse. Nous n’avons pas eu le bonheur de dormir ni le courage de récompenser nos âmes. Ni l’odeur du café, ni celle du lait ou de la sueur humaine, ni le bourdonnement du percolateur n’assourdissaient notre angoisse.

L’œil clair, l’oreille exacte, nous avons rêvé, nous avons souhaité d’être enterrés vifs. Les maçons aux âmes simples ne comprirent pas autour de nous. Ils mangeaient de grosses soupes, buvaient un coup de blanc, et puis partaient pour des échafaudages où le soleil les visitait dans la joie et les chansons.

Mais nous ?

Je me tais, et vous, ma compagne, étrangère, la moins étrangère parmi les créatures rencontrées, après l’insomnie des choses en vain tentées, vos dernières forces arquées pour une minute confiante, vous pouvez tout juste proclamer votre solitude et la mienne, et, parce que vous ne savez renoncer à l’espoir d’une consolation possible, la gorge rauque d’alcool et de malheur, douloureuse d’une boisson qui brûle sans réchauffer, le front las de chercher encore des raisons, tout de même essayez de vouloir persuader que tout est bien ainsi.

Obstinément vous répétiez : « Seule une longue et obscène membrane... » Mais vous saviez bien que votre peur de la nuit, du sommeil disparaîtrait si par hasard quelque longue et obscène membrane vous liait pour l’existence entière à quelque autre.

Aussi, les après-midi, recommencions-nous, chacun de notre côté, une course aux sécurités.

Il fallait bien essayer de tout pour juger des possibilités, voir si les autres croyaient en moi, acceptaient l’idée de mon existence...

Dans la rue, je souriais à ce qui passait. Et qu’on m’écoute, ce n’était point simple volonté de racolage mais cette soif de rencontre qui n’a rien à voir avec le désir par trop localisé.

Regards qui deveniez plus brillants, lorsque le jour baissait, des yeux dans le brouillard, des yeux dans des visages anonymes dont peu m’importaient les fronts, les nez, les bouches, quelque usage que j’en dusse faire, des yeux m’obligeraient à sortir de moi-même.

J’ai rencontré ce double aimant et, de tout l’univers, rien n’est demeuré vrai que deux points où brillaient le ciel et tout le phosphore de l’angoisse. De ces deux points sont nés des paroles, un corps, une âme. Mon cœur s’est arrêté de battre. J’ai voulu parler, j’ai bégayé. Le trottoir s’était ouvert pour que jaillît une fleur humaine. Plus uni que l’eau innocente, allait-il me lancer un poison de vérité ?

J’attendais le miracle.

Le dieu des rencontres une fois encore m’avait trompé.