Mon corps et moi/Promenades

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Éditions du Sagittaire, Simon Kra (p. 77-102).

VI

PROMENADES

Promeneurs sollicités, promeneurs qui ne me répondiez pas ou choisissiez, pour répondre, ce mot, ce clin d’œil dont précisément je n’eusse pas voulu, vous ne m’offriez point ma certitude. Il est vrai que dans mon orgueil solitaire je n’avais eu cure de la vôtre.

Chacun pour soi, fallait-il se répéter encore, chacun pour soi, et c’était cette sorte d’onanisme dont nous avions cru qu’il était le signe un peu honteux de l’enfance mais qui continuait, quoique la première jeunesse déjà fût passée, à ne chercher que prétextes dans d’autres corps, d’autres pensées. D’où certaines farces dérisoires et macabres à la fois. J’étais bien contraint d’accuser un peu les autres corps, les autres pensées, mais parce que je jouais à cache-cache avec moi-même en toute occasion, comment aurais-je eu l’audace d’exiger de mes partenaires qu’ils renonçassent aux masques, aux fards.

Alors je continuais mes essais, un peu moins sûr, il est vrai, chaque jour, car, à vouloir préciser, j’avais dû finir par comprendre que jamais je ne parviendrais à quelque point comparable dans l’espace au présent dans le temps. L’un de mes pieds s’appelle passé, l’autre futur. Il y a toujours un escalier à monter.

Je frappe à la porte qu’il faut et me voilà bien sage sur un pouf de peluche rouge. Une voix grêle et sans timbre essaie de me tenter.

« L’amour, tu vois, c’est encore ce qu’il y a de mieux pour passer le temps. »

Accroupie dans un coin de sa loge, cette petite femme qui sert de danseuse à l’homme le mieux fait du monde additionne des vérités premières et s’applique à préciser d’un bâton de rouge les contours de son nombril.

Elle répète : « Oui, l’amour, c’est encore ce qu’il y a de mieux pour passer le temps.

— Si tu veux, chérie.

— Alors ne bâille plus.

— Je m’ennuie.

— Donc tu ne m’aimes pas.

— Mais si, chérie.

— C’est bien vrai ? »

Je cherche — quelle conscience — les raisons qui pourraient bien valoir à cette bonne femme d’être aimée ou, tout au moins, à leur défaut, celles qu’il suffirait d’énoncer pour qu’elle se crût aimée. À haute voix j’affirme : « Lorsque tu danses, tes pieds tournent si vite que je les prends pour des petits cercles. » Mais dès cette première tentative d’altruisme, j’oublie la danseuse et, pour moi seul, quoique à haute voix, déclare : oui des petits cercles. Géométrie éclatante et lilliputienne. Des pieds qui tournent, des pieds de satin blanc et c’est tout le mystère des nacres. Je ne suis pas le fils d’un mandarin, hélas ! Des perles ne boutonnèrent point les devants de mes chemises. Tes pieds, danseuse, parce qu’ils sont deux points de corozo blanc, me rappellent mon enfance, l’attente, la toile des blouses sur un corps qui commence à se douter et déjà prend difficilement patience.

« Imbécile. »

Et la danseuse de s’empêtrer dans ses rubans et un imparfait du subjonctif. L’imparfait du subjonctif est encore plus rebelle que les rubans et ne se laisse pas apprivoiser.

La partenaire de l’homme le mieux fait du monde rage. Bien entendu je souris. Conclusion : il paraît que je ne dis que des bêtises. Pas même. En vérité je n’ai jamais su ce que je disais. Encore moins d’intelligence que de savoir vivre. Et trois fois de suite on me répète que je suis un gosse.

Et toi, chérie, une petite vierge.

— Insolent, tu peux te moquer. D’abord je ne suis pas une prostituée, moi. Monsieur se moque : « Tu es une petite vierge » ; eh bien ! sache mon cher, sache pour ta gouverne, que pas une femme ne l’est ici autant que moi. Frisoline par exemple, Frisoline qui a seize ans...

— Si Frisoline m’intéressait, je ne serais pas ici.

— Mufle.

— Bavarde.

— Sale caractère.

— Bonne femme, tu es trop drôle. Et dire qu’on ne peut jouer avec tes seins, ton petit ventre sans que tu fasses des discours.

— Tu ne m’aimes pas.

— Mais si, puisque je voudrais pour m’asseoir un fauteuil de ta peau, de la peau de ton petit ventre. Et de surprendre le corps de la bonne femme, une jambe dans chaque main, comme s’il s’agissait des bras d’un nouveau-né.

« Prêchi-prêcha.

— Bas les pattes. Quelle éducation !

— Et puis après ?

— Monsieur tripote, monsieur gâche le maquillage.

— Madame se farde le nombril.

— Quel mal y a-t-il à se farder le nombril ?

— Aucun mal. Du ridicule peut-être.

— Décidément, mon pauvre ami, tu ne sais rien. Au lieu de me faire la cour, suppose que tu sois avec mon danseur, l’homme le mieux fait du monde.

— Eh bien ?

— Eh bien ! tu verrais. Il a un rouge pour la bouche, un autre pour les narines, un troisième pour le coin des yeux, un quatrième pour le lobe des oreilles, un cinquième pour le bout des seins, un sixième pour le nombril.

— Et un septième ?... »

Mon interlocutrice se fâche : « Dégoûtant personnage », puis elle appelle : « Pepo, hé ! Pepo. » La porte s’ouvre. Une soie joue un drôle de jeu autour d’une peau vernie. La danseuse ordonne : « Laisse tomber cette sortie de bal. »

Voici l’homme le mieux fait du monde tout nu.

Non. Pas nu, car à vrai dire le vrai, un maillot de crème et de poudre adhère aux moindres plis des aisselles et des cuisses. Je m’inquiète : curieux jersey. Drôle de pâte. Je ne comprends rien à ce torse, à ce ventre laqués. J’avoue préférer les surprises dont se marbrent nos pâleurs. Certes il est triste que nos corps condamnés aux vêtements perdent leur gaieté et finissent par prendre la mine des exilés, loin de leurs frontières. J’aime la couleur d’une peau bien cuite, la parure des bains de soleil, mais tous ces étalages des graisses brunes, rouges sur un corps...

 La danseuse de l’homme le mieux fait du monde m’interrompt : « Tu nous ennuies. Ne l’écoute pas, mon pauvre Pepo. Un discours qui commence et nous passons dans dix minutes. Tu sais, il ne comprend rien. »

Femme, petite femme, je ne t’emmènerai jamais aux champs. Tu maquillerais le cœur des marguerites, tu poudrerais les pissenlits !

Elle hausse les épaules. L’homme le mieux fait du monde regagne sa loge. Il ne me reste qu’à suivre, sans conviction, les préparatifs de la danseuse qui, fidèle aux promesses des affiches : « Fête sur l’étang », clignote, libellule.

Trois coups.

En scène pour le I.

« Tu m’attends.

— Oui.

— Dans ma loge, ou dans la salle ?

— Je reste ici.

— à tout à l’heure.

— à tout à l’heure. »

J’ai honte. Ce qu’il me faut constater n’est pas à mon honneur. J’ai eu peur de la solitude, et voilà pourquoi je suis dans cette loge. À confesser le vrai, cette femme m’ennuie et, certes, je ne saurais à moi-même, à mes pensées préférer une petite théâtreuse qui parle sans rire de son art et, toujours sans rire, ne manque jamais l’occasion d’affirmer : « Si j’avais su, au lieu de me donner à la chorégraphie je me serais livrée à la science. » Pour moi je ne saurais envier la chorégraphie ni plaindre la science. Au reste, cette femme ne vaut ni plus ni moins que la plupart des autres. Pourquoi attendre encore la créature à peine tangente à notre globe et venue d’un monde lointain, supérieur au nôtre ? Et dire que cette passante pourrait me donner ma photographie : un fils. J’ai peur. Deux sous dans la fente. Et dans neuf mois, mon portrait en résumé. Mais cette petite bonne femme, si insignifiante soit-elle, comment aurais-je l’audace de ne voir en elle que la courroie de transmission. Quel homme a donc pu manquer de confiance au point de croire que la fécondité légitimait l’amour ?

Mais au reste qu’importe, toc et toc, retoc et retoc, on fait son petit devoir.

Le plus triste est que la peur d’être seul s’obstine certains soirs à devenir cette paresse douce qui à la pensée préfère la parole et le geste à la parole. C’est un de ces soirs-là qu’un camarade, alors amant de la danseuse, me conduisit chez elle. Je la trouvai dans sa loge en train d’expliquer à l’homme le mieux fait du monde la théorie d’un de ses oncles, le savant de la famille, auteur de La Médecine par les plantes, pour qui les maladies sont des rébus dont chacun trouve une solution dans la flore. Toutes les herbes guérisseuses découvertes, il n’y aura plus de souffrance. Dès ce premier soir j’entendis le beau regret : « Si j’avais su, au lieu de me donner à la chorégraphie, je me serais livrée à la science. »

La maladie de la danseuse était ce jour-là une tunique de soie verte. Tout porte à croire qu’elle nous prit pour des fougères miraculeuses puisque le fourreau s’ouvrit, glissa, glissa. Alors, elle rendit grâces au Ciel de l’avoir faite digne et capable de s’apprécier à sa valeur qu’elle n’estimait point médiocre. Elle explique : « D’un homme nu on doit dire qu’il est indécent, mais il faut appeler vision d’art une femme sans vêtements... »

Quand elle a fini son discours nous décidons d’aller tous quatre au Vélodrome d’hiver car nous sommes au temps des Six jours. Elle s’habille. Nous partons. Dans le taxi, la bonne femme se fait petite tout contre l’homme le mieux fait du monde. C’est qu’elle admire ce danseur qui, déshabillé, autant qu’on peut l’être sur une scène, applique, sans trouble, à sa peau une peau féminine.

Comme les gens des faubourgs qui mangent les coudes sur une table de bois blanc rêvent de meubles compliqués et n’estiment rien tant que les plus laquées et les plus inconfortables des armoires faussement chinoises ou japonaises, cette petite femelle pour qui le bonheur est l’exigence du mâle croit que prendre un partenaire du même sexe pour l’acte d’amour suppose ces splendeurs dont ruissellent les robes des reines sur des chromos de cruauté. Aussi entre elle et son amant, l’homme le mieux fait du monde a-t-il toujours figure d’arbitre.

Par exemple :

« Tu sais, à Rome, ma mère aimait à se promener au bord du Tage.

— Tu veux dire du Tibre.

— Je veux dire et dis au bord du Tage.

— Je t’assure...

— Imbécile. Tu n’es jamais allé à Rome, toi. Et puis ma mère savait bien les noms des fleuves d’Europe.

— Je n’en doute pas. Mais je suis sûr qu’à Rome, elle ne s’est pas promenée au bord du Tage.

— Tu me tuerais que je répéterais jusqu’au dernier soupir : ma mère à Rome aimait à se promener au bord du Tage.

— Consulte un atlas.

— Non, je vais téléphoner à Pepo. »

Au Vel’d’hiv, la bonne femme, fière de se promener au bras de l’homme le mieux fait du monde, réussit bien vite à nous semer, mon camarade et moi. Nous allions tous deux la tête vide, ne sentant pas nos jambes, grisés d’une courbe soudaine sur la piste et déjà morte avant même que nos yeux l’eussent fixée. Fatigués de la pelouse, nous étions montés jusqu’au dernier étage où, dans une atmosphère de sueur, de gros vin, de charcuterie, des hommes, des femmes passent des jours et des nuits entières. Ils étaient là serrés, faisant une mosaïque de leurs curiosités, de leurs corps, de leurs haleines et de leurs enthousiasmes à chaque pédalée. Ils suivaient aussi les promeneurs de la pelouse, envoyaient de belles ordures à ceux qui s’attardaient sur des marches pour mieux voir les cuisses des coureurs aux muscles bien réglés.

Soudain une clameur et quelques réflexions débitées par des femmes aux corsages de pauvres soies nous avertirent d’un incident. Un petit voyou en casquette mettait deux doigts dans sa bouche et sifflait avec la magnificence des jeunes bouchers. Comme nous lui demandions la cause d’une telle colère il nous désigna la pelouse, tout en bas : « Non mais des fois, vous ne l’avez pas vu ce type avec sa gonzesse en manteau rouge. »

Une gonzesse en manteau rouge. Nous ne pouvions pas nous approcher de la balustrade, mais comme la danseuse avait une cape de velours rubis, nous fûmes tout de suite persuadés qu’elle et l’homme le mieux fait du monde étaient les proies de ces quolibets.

Redescendus, nous eûmes tôt fait de les trouver.

Ils allaient, l’un près de l’autre sans se donner le bras, lui bien droit, le regard assuré, elle, peureuse un peu, mais un sourire de défi masquant toute crainte. De temps en temps elle tournait la tête vers lui, qui n’avait d’yeux que pour les jambes de cyclistes. Mais parce que la rage du populo, qui les avait découverts parmi tant d’autres couples, s’obstinait à les poursuivre, cinglés des mêmes coups, tandis que l’homme jouissait seul de l’attention mauvaise, heureux d’en être le centre, elle, n’avait de bonheur de toutes les insultes dont on les fouettait, que parce qu’elle se croyait, dans une possibilité de supplice, liée à l’être pour qui elle n’avait été jusque-là qu’un accessoire de théâtre.

Mais les jeunes marlous de l’amphithéâtre oubliant leur haine avaient repris leurs Sporting, et puis sur la piste le miracle continuait. L’homme le mieux fait du monde et sa danseuse furent bien aise de nous retrouver, car ils commençaient à s’ennuyer.

Pour moi, dès ce jour, elle ne cessa de m’irriter. Aussi a-t-elle eu tort de me laisser seul dans sa loge, car déjà j’ai choisi le mur où il me plairait de la clouer. Enfant, bien mieux que mes frères et sœurs, j’épinglais insectes et papillons. Le joli manche d’un couteau dans une folie rouge Colombine de velours et de tulle, et que dirait Pepo. Pepo pantin, Pepo putain.

Mais peut-être mieux vaut pour elle, pour moi éviter un tel drame. Et puis même dans sa douleur elle n’aurait pas une expression franche. Il me faudrait attendre sa mort et l’arrivée du commissaire pour voir enfin son visage sans mensonge.

Adieu petite danseuse de l’homme le mieux fait du monde.

Je laisse tomber deux gouttes de son parfum sur mon mouchoir. Deux gouttes de souvenir, c’est bien tout ce qu’elle vaut. Une minute j’écoute encore ses entrechats, et sifflotant m’en vais la bouche en cœur.

Dans la rue.

« Tu es falot, mon ami », me suis-je dit, me croyant tout à coup personnage d’une comédie italienne, les yeux avec l’éclat du jais en plein amidon et le corps flottant sous mes habits.

Tu es falot, mon ami, et c’est pourquoi à la pensée tu préfères la parole et le geste à la parole, c’est-à-dire aux maux de tête la mandoline, et la pantomime à la mandoline. La tristesse, satin noir en grande largeur, prête aux effets de plaidoirie. Du coude au poignet on imite le col des cygnes, on se trouve de la subtilité. Je combine des aumônes et les offre à ma propre tristesse. Complaisance du revers de la main.

Et cette manie de plaider irresponsable. De mauvaise foi, j’accuse les airs et les pas transatlantiques, les divans, les coussins, les boissons mélangées de champagne et de fruits, les jeunes filles et l’ambiguïté de leur camaraderie sur la terrasse du Luxembourg les matins d’hiver, à Bagatelle les soirs d’été.

Je souffre par votre faute, danseuses de mes vingt ans, par votre faute, et celle des jeux où nous étions poupées de buis pour peintre, à la joie de nous heurter, impénétrables dans les chocs, bois qui claquait, vigueur vernie et si lisses l’une contre l’autre, mais tout de même jouets de souffrance comme ces dents que le mal attaque à la pulpe.

Cure d’énergie, première résolution. Ne plus fumer les cigarettes blondes, qu’on prenait dans les coupes de bohème et les bols de jade. Ce soir je vais prendre un cigare et aller voir les boxeurs.

C’est un petit théâtre de quartier. Pas même : un petit théâtre de faubourg. J’entre. Un arbitre en veston annonce que le café du coin réserve une prime de vingt-cinq francs au vainqueur. « Et le vainqueur, prétend mon voisin, sera le nègre.

— Quel nègre ?

— Vous savez bien, le fameux... suit un nom, mais je n’entends que la dernière syllabe : Zo. »

Je demande : « Il est très fort ce nègre ? »

Mon ignorance doit être risible.

« S’il est fort ? Je crois bien. Il encaisse sans broncher. Voilà un homme.

— Et son adversaire ?

— Un brave petit bougre qui a du cran. Tenez, c’est lui qui arrive. »

Je vois un bonhomme tout blond, tout rose, sous une veste militaire d’où jaillissent un cou lourd, des doigts trop gros, et pour qu’on oublie le cou et les doigts, des jambes.

J’interroge mon voisin, bien informé. Le jeune homme qui a le bonheur de posséder ces cuisses, ces genoux, ces mollets fait-il son service militaire ?

On se récrie : mais non. Voilà belle lurette que Jojo n’est plus soldat. Mais il a gardé sa veste du régiment et il la prend chaque fois qu’il vient boxer, parce que ça vous a un petit air. Il est raffiné Jojo. C’est un dandy, un artisse :

« Quoi ! encore de la coquetterie, de l’art comme chez la danseuse de l’homme le mieux fait du monde, moi qui espérais des garçons vrais jusqu’au sang. »

Le faux pioupiou a quitté sa veste.

Sur son caleçon une ceinture verte s’épanouit en nœud papillon. Et au-dessus triomphent un ventre et une poitrine blancs, si blancs que je les crois fardés. J’aimerais, avec la pointe d’un couteau, combiner des dessins sur tout son corps. Ainsi dans les foires les pâtissiers qui ont du goût décorent leurs gâteaux.

Bonbon fondant, bébé fondu, le soi-disant athlète mérite de vigoureux coups de poing. Pourvu que le nègre sache bien le torturer et même le martyrise un peu. Au reste le nègre est un gaillard à faire jaillir des chairs qui lui sont livrées des bouquets d’expressions, ce qui d’ailleurs ne l’empêche point de mériter lui aussi quelques reproches. Sa figure est trop fine. Quant au corps il semble d’un bois précieux et verni. Il est très beau et pourtant je n’ai pas envie de le toucher. Il ne doit être ni chaud ni froid. Je ne saisis pas les moments de sa respiration. Végétal ou minéral. Pas animal. Ses muscles habitent une peau insensible. Protégé de la douleur, il ne doit rien connaître de la volupté. Je le préférerais mafflu, le visage orné de lèvres au grain rugueux, et un museau, non, un groin en guise de nez.

Pour sa couleur, je la voudrais celle même de la boue, dans le voisinage des usines à gaz, en plein été, immédiatement après l’orage.

C’est toujours la même histoire : sous prétexte de civilisation il faut vivre au milieu des ersatz. Et déjà s’édifie un système qui explique notre perpétuelle solitude : si nous demeurons sans compagnons parmi ceux qu’on nous a dits être nos semblables, c’est que nous ne trouvons aucune créature spontanée. Personne qui sache nous valoir des états premiers et en étoffer notre existence pour une féerie magnifique et brutale à la fois.

Ainsi je suis seul dans un promenoir.

Du cuir frotte sur du bois, crisse dans la poussière. Deux hommes mélangent pour la joie des yeux du brun et du blanc. Ils prennent vie. Des raies roses embellissent dans tous les sens le dos trop clair. Ces éraflures me vengent du talc, des poudres. J’applaudis. Les ecchymoses vont bien au petit boxeur des faubourgs, mais pourquoi sourit-il ? J’ai envie de me fâcher. Il minaude. Est-ce donc la peine de donner et recevoir des coups ? Il mérite d’être puni. Je souhaite que le nègre lui casse toutes les dents. Puis je ferme les yeux.

Ce bruit mat, faut-il en accuser un soulier sur le plancher ou un gant qui fait plus ample connaissance avec une peau ? Si le petit est abîmé, il sera mon ami. J’aurai pitié, je serai bon. J’ouvre les yeux. Le Noir l’a poussé tout contre les cordes. Il halète, je vois dans tous ses détails le jeu des côtes. Hélas ! il profite de ce qui lui reste de souffle et de forces pour essayer encore des grâces. Alors je tourne le dos au spectacle. Un abat-jour de zinc doré me vaut plusieurs instants de contemplation mais, vite, je me retourne du côté de la scène car j’ai entendu des murmures où la plainte conventionnelle s’habillait d’espoir plutôt que d’anxiété :

« Ce sale nègre va le tuer.

— Il saigne comme un bœuf, ce pauvre gosse.

— Il a déjà une oreille comme un chou-fleur. »

C’est vrai, tout le bas du visage est couleur de bouche et une oreille est à moitié décollée...

On a compté jusqu’à dix.

Le nègre salue. Il a gagné les vingt-cinq francs, la gloire.

On relève le petit.

Il tient mal sur ses jambes. Il s’essuie avec l’avant-bras pour un sourire. Mais ses lèvres obéissent mal. On dit qu’il pleure.

Bénies soyez larmes qui avouez la douleur. Une souffrance qui se dérobe m’irrite. Par sa faute j’imagine que toutes les expressions heureuses cachent du désespoir. J’ai le goût de la vérité. J’aime les spectacles où n’entre aucune fiction.

Lorsque je rencontre des êtres combinés, mon étonnement va jusqu’au désir de leur mort ou de la mienne. Je souffre d’eux. Et dans ma chair.

Ainsi je me suis senti vidé, je me suis vu tout bleu, le jour où visitant un dispensaire de syphilitiques, parmi tous ceux ou celles qui venaient se faire soigner après leur travail, je ne rencontrai que des visages et des corps qui n’étaient pas de malades. Dans des éprouvettes, du sang couleur de celui que j’avais aimé, que j’avais bu, le matin même sur une lèvre amoureusement torturée. Et des putains au verbe haut, bien harnachées, attendaient, avec des piaffements séducteurs, leur piqûre. Un petit gars fait de l’œil à une jolie fille. La manche relevée il présente un bras musclé. Je ne sais pas s’il est fier de son bras, de soi tout entier ou de la maladie. Des femmes blanches au milieu de flacons et d’ampoules. Innocence et propreté. D’ailleurs il y a aussi des enfants qui sourient. Ils s’amusent à regarder les tubes de verre.

Tous semblent sains dans cette clinique. J’aimerais mieux les voir tomber en morceaux. Dans une léproserie j’aurais pitié, mais ils sont acteurs jusqu’à sembler bien portants. Pourquoi n’aurais-je point alors redouté, moi aussi, les gestes sans contrôle et la parole bégayante ?

Peau du visage, du cou, des mains, peau que ne couvraient ni les écailles ni les pustules, peau dangereuse, par la faute de votre mensonge, je me lamentais.

Mais qu’espérer des hommes, mes compagnons, acteurs d’une troupe à laquelle j’appartiens ?

Je connais assez l’art de feindre pour ne plus croire les vivants capables de vérité.