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Mon corps et moi/Solitude, mal dont nul ne saurait guérir

La bibliothèque libre.
Éditions du Sagittaire, Simon Kra (p. 167-204).

X

SOLITUDE, MAL DONT NUL
NE SAURAIT GUÉRIR

Sans doute le malheur vint-il de ce que j’acceptai de croire que tout se trouverait simplifié si, de ceux qui m’attiraient, je parvenais à faire des objets. Ainsi fut obstinément, et en vain d’ailleurs, tentée une transsubstantiation, dont au reste, si elle avait été parfaite, je n’eusse été capable de me contenter.

À la vérité, le mystère demeure. La peau ne m’a rien révélé. J’ai enfin appris que les contours charnels ne marquent point de frontières, et que les corps auront beau se prêter, l’apaisement ne sera point chose de l’esprit.

La lumière demeure froide qui accuse des systèmes voluptueux ou cruels.

Comment ne point s’exaspérer ?

À force de me sentir seul, je me découvre méchant.

S’il m’arrive de le nier, le lendemain, je suis bien forcé d’en convenir. Mais parfois, au milieu de tous les minutieux instruments d’analyse qui les ont si bien combinés, les plaies des âmes, les malheurs de chairs n’exhalent même plus cette odeur chaude et qui, fétide, encore enivre.

Alors tout se fait algèbre, même pour mes sens.

Équation de peau sur les divans, lettres et chiffres humains se joignent, changent de place, cherchent des notions d’égalité, sans d’ailleurs paraître beaucoup s’amuser.

Je puis m’accuser d’avoir trop souvent et trop volontiers parlé d’amour. J’ai tout de même le droit de dire qu’il m’arriva de le faire. Hélas ! au sein de mes sauvageries, demeure une politesse — forme de l’ennui, n’est-ce pas, La Bruyère ? — qui me défend contre certaines grandes joies et douleurs. Nonobstant, je vais écrire, pour la tentation des innocents : JE + X sur Y = jolie partouse. Mais que cette partouse ait au moins le mérite de nous fixer un peu sur les besoins et les possibilités de la matière humaine.

Pour moi je ne trouve pas que la division en races blanche, noire, jaune soit, à dire le vrai, bien satisfaisante.

Je vois deux classes :

LES JOUISSEURS ET LES VOYEURS

Jouisseurs ou voyeurs, sensibles ou intelligents, spontanés ou artificiels.

Dans ce que j’appelle jolie partouse et dont je fais une peinture exacte et réaliste, rien que par l’assemblage des lettres JE + X sur Y, si tout le monde a vu, personne n’a joui.

Tout le monde a honte. Personne n’a envie de recommencer. Et pourtant on se remet à l’œuvre. À nouveau chaque regard se sent d’une impitoyable acuité. Mais les chiens qui se fixent trop longtemps deviennent de faïence. Alors comment espérer que la soumission aux choses ou aux êtres qui se trouvent dans le rayon visuel puisse valoir cette sensation d’âme, qui est celle de la vérité.

Je n’ai point encore renoncé à la vie extérieure et je sais pourtant que de ma seule vie intérieure peut venir le salut et naître cette notion de dignité dont les simulacres humaines ont fait un mot dérisoire.

Alors ?

La somme des complications ne constitue pas un joli total.

Aller et retour ; et chemin faisant, découverte de tout ce qu’il y a de faux dans les combinaisons humaines.

JE voudrait être seul.

X voudrait être seul.

Y voudrait être seul.

C’est le moment, c’est l’instant de chanter sur un air bien connu des paroles qui ne le sont pas moins :

Et l’on revient toujours

à ses premières amours.

Premières amours. Les seules. Découverte amoureuse que l’homme, en récompense de maints sacrifices, fait de son propre esprit, de son propre corps, un esprit, un corps qui semblent se former à la caresse du silence et de la solitude.

Réunis JE + X sur Y ne sont pas à le ur aise.

Au revoir, JE.

Au revoir, X.

Au revoir, Y.

Seul chacun des trois se retrouve soi-même. Une rue. Elle est droite ou du moins c’est comme si elle était droite. Il s’agit de marcher sans se soucier de savoir où elle peut bien mener.

JE est seul.

X est seul.

Y est seul.

Et voici que de leur solitude ils gagnent le sentiment de dignité, d’autant plus incroyable que prévu, et du sentiment de dignité une joie intérieure qui les incite à chantonner. Lyrique, devant un étalage de verroteries, de colliers en galalithe, de perles de Venise, JE s’arrête cinq minutes. X a choisi tout un bazar. Y se contente d’une affiche de cinéma. Ni JE ne voit la boutique de pacotilles, ni X le bazar, ni Y l’affiche. Au même instant sans se concerter ils ont découvert un même bonheur. Ils ne voient plus, ils n’ont plus besoin de voir. Ils jouissent. Ils jouissent. Confusément et ce peut-être du plus abstrait ou de la plus claire idée. Ils jouissent égaux de Dieu car ils ne renoncent à aucune possibilité pour quelque objet précis ou constaté.

Or voici qu’une vendeuse bouscule JE, on prend X pour un voleur à la tire, Y est dérangé. Donc JE, X, Y recommencent à vivre, ou du moins à faire les simulacres dont il a été admis, une fois pour toutes — est-ce si sûr ? — que l’ensemble constituait le vivre.

JE, X, Y voient, ils ne jouissent plus. Ils regardent les passants. Tous les passants, comme l’on pense, sont odieux. Alors ils leur souhaitent du mal, essaient des crocs-en-jambe, combinent des faillites, des meurtres. Ce n’est point à eux qu’il faut donner tort mais aux passants, à tous les passants organisés, policés. N’avais-je point raison de parler de notre méchanceté. Il est vrai qu’elle est la plus digne réaction. Je ne conçois pas d’homme honnête qui puisse ne ressentir aucune irritation des lois humaines passées, présentes, futures. Et tout le monde n’est pas Antigone.

Antigone et Créon : l’anarchie, l’apparence d’ordre. Mais Antigone si facilement devient Créon, c’est-à-dire qu’ayant invoqué les lois senties au plus secret qui ne peuvent manquer de s’opposer aux autres, celles des cités, l’homme, renonçant à son ordre vrai, se contente de l’arbitraire, qui facilite les transactions quotidiennes mais ne peut rien contre l’angoisse.

Or le propre de tout choc sensuel est de révéler la vanité des transactions quotidiennes. Après le geste d’amour, la joie qui en résulte, quels qu’en aient été le ton ou le degré, contraint, qui en a fait l’épreuve, à ne point se contenter de si peu. Ainsi les spécialistes ont dû noter les rapports de l’ardeur amoureuse et du mysticisme. Celui qui bégaie de volupté ne saurait tarder à se mettre en quête des lois divines, des lois supérieures à celles essayées pour l’économie mesquine de ce globe d’attente.

C’est que les gestes, mouvements de reins, et contacts divers, bien qu’il soit aisé de les prétendre sans importance, me forcent, il faut l’avouer, à des questions qui ne sont point seulement du bonheur épidermique.

Que tel chrétien du XVIIe siècle par exemple, ou quelque homme d’un temps d’ordre et de certitude ait fait l’amour, sans jamais éprouver la moindre angoisse, voilà qui est tout naturel. Mais pour moi, après le halètement voluptueux, à la minute où il s’agit de retomber sur terre, et d’y retomber sans cuirasse de cynisme ou bouclier de frivolité, trop de problèmes m’assaillent pour que je ne sois tenté de chercher une solution qui me justifierait.

Or si éclatant ait été l’incendie allumé dans mes membres, ma poitrine, mes yeux, il me faut bien avouer que l’acte, son principe, ne m’a rien révélé d’essentiel.

Et cependant, ce n’était pas mon corps mais mon esprit qui demandait un miroir.

D’une fusion dont il me semblait qu’elle me permettrait d’échapper au mal de solitude, et de croire enfin au miracle d’une présence, je m’aperçois qu’elle ne m’a pas guéri, qu’elle ne pouvait pas me guérir.

J’ai voulu posséder, alors que la sagesse eût été non de prendre mais de comprendre.

Il importait de sentir ensemble.

Peut-être, le fait de se trouver deux entre des draps, de mettre son ventre sur un autre ventre, de mêler pieds, mains, bouches et tout ce qui aime à être mêlé, facilite-t-il l’échange impondérable.

Mais d’autres chocs aident à la fusion, d’où naît l’égalité constante et intime (qui n’a rien à voir avec l’égalité conventionnelle).

Une foi commune, par exemple, bien plus et bien mieux qu’un besoin partagé de jouissance physique, dont la possibilité joyeuse de chérir autrui comme soi-même. Foi commune, communion, communisme des âmes, le rêve d’un petit Juif a été plus fort que la prétendue sagesse antique, un vagabond crucifié a fini par vaincre des lois qui avaient eu raison de sa créature humaine, l’antisocial a permis au monde de ne pas crever sur son fumier raisonnable, la révolution sincère a triomphé de la pourriture conventionnelle, et bientôt, les individus trop particuliers pour ne point devenir ennemis les uns aux autres (homo, homini lupus), du haut de leurs tours d’égoïsme logique, leurs dernières forces affaissées sous ce dont ils ont voulu faire des cuirasses d’esprit, de cœur, ne pourront plus ne pas sentir — illusion ou vérité, mais secours sublime, en tout cas, et dont il nous est humainement fort difficile d’avoir le courage d’être dignes — que le salut n’est pas dans quelque créature choisie ou l’effort terrestre, mais une fusion totale, absolue.

Et ne sais-je point déjà que mon plus haut, mon vrai, mon seul orgueil fut celui des jours où, parcelle anonyme d’un continent universel, d’un continent dont les frontières étaient les yeux, les oreilles, les papilles à jouir, les peurs, les volontés, les soifs, les désirs, les rages, les espoirs et désespoirs de tous les êtres, enfin, je n’essayais plus de me rattraper à quelque essai de bonheur individuel.

Élément indivis, mais tout de même un peu responsable, puisque les yeux, les oreilles, les papilles à jouir, les peurs, les volontés, les soifs, les désirs, les rages, les espoirs et désespoirs d’un René Crevel qui s’était promené sous la pluie, s’était troublé de certaines rencontres au coin des rues, avait aimé ou haï sans mettre jamais sa pensée d’accord avec elle-même, si grande en fut la misère, étaient les hublots dont s’éclairait la coque d’un navire maître du temps et de l’espace, étaient les antennes d’un lieu idéal et qu’on ne pouvait nommer que Paradis.

Le Paradis, le Paradis retrouvé.

Esprit, mon beau mystère, pourquoi mon corps, ce poids de chair, me force-t-il à retomber au fond de l’abîme, comme les semelles de plomb, le scaphandrier ?

Mon corps et moi ? Les corps et les autres ?

Mon corps, les corps ? Que puis-je en essayer qui ne me semble indigne de moi, des autres ?

Un corps qu’on me prête, j’en fais une machine.

Égoïsme, dira-t-on.

Mais si j’accepte d’être altruiste, c’est moi qui deviendrai machine. Les rôles seront intervertis, l’économie du couple n’aura pas changé. Sur deux unités, il y aura une chose et une créature. Donc deux solitudes.

Or si nous sommes deux à subir la même impression aucun n’est plus seul.

Ce n’est pas encore la guérison, mais déjà un soulagement.

Soulagement fort rare d’ailleurs, car un remède qu’on prétend bon pour tous en fait ne saurait convenir à personne.

C’est que la morale avec ses moyens sociaux, plus soucieuse de la lettre que de l’esprit, ne saurait trouver de solutions particulières, non plus qu’universelles.

Mon équilibre ne s’établit pas comme celui du voisin. Et pour avoir raison de la commune peur de la nuit (le même symptôme d’ailleurs ne révèle pas un même mal chez tous) il ne s’agit point d’aller quérir l’une de ces réponses toutes faites qui savent juste limiter ceux-là seuls qui n’ont pas d’élan. Au malade clairvoyant le spécialiste recommande d’être son propre médecin et de fixer les détails de son régime. Alors, pourquoi les ordonnances omnibus qui sacrifient l’individu au profit d’on ne sait qui, d’on ne sait quoi, puisque la foule des contraintes imposées à chacun de ceux qui la composent ne tire aucun profit et ne saurait connaître ni bonheur ni santé si sa majorité est de malsains.

Au reste il n’est pas moins fou d’imposer à tous les mêmes lois pour l’âme et le corps, qu’une même couleur de cheveux, un même tour de poitrine ou de taille. Hélas ! tel est le besoin d’uniformité (« Les hommes, disait Napoléon, chérissent l’égalité sociale mais ne sauraient que faire de la liberté ») qu’on veut croire à l’efficacité des préceptes aussi généraux que les disciplines des monastères et des casernes.

Il faudrait d’abord prouver l’utilité — en soi — des monastères et des casernes sans foi et aussi que leurs disciplines valent mieux pour le progrès et la santé intime que l’hygiène individuelle dont toute la règle sociale interdit en fait le libre exercice. Parler d’hygiène individuelle, à défaut de l’idéale communion, communisme des cœurs, ce n’est d’ailleurs pas, comme feignent de le croire les partisans de la dictature à tout prix, prétendre que la normale de chacun doive se trouver en opposition systématique avec cet ensemble de préceptes que les officiels estiment à jamais fixés.

S’il en était ainsi, il n’y aurait qu’à faire volte-face et ce serait le même désordre, je veux dire le faux ordre d’aujourd’hui, goût de l’inversion par exemple poussant les homosexuels à se faire hétérosexuels, car si, en des temps d’apparente uniformité, tous font mine d’accepter une même règle, chacun n’a d’autre désir que s’en libérer. C’est que la paresse individuelle espère mieux d’une masse monochrome où ressort la moindre couleur.

De là ce jeu double, l’arsenal des faux prétextes, et un mal d’orgueil.

La morale conventionnelle comme la douane fait du plus honnête homme un tricheur.

S’il y avait libre-échange, peut-être les valeurs enfin s’établiraient-elles justement. Pour l’heure, il faut accuser la quasi universelle hypocrisie et noter que le triomphe de certain cabotinage condamne les plus scrupuleux à la fuite. Ils commencent par renoncer aux divertissements dont leur angoisse ne peut se leurrer. Mais quelle sécurité calmera leur silence inquiet et dans la solitude viendra leur prouver qu’ils firent bien de renoncer aux à-peu-près ?

Je me rappelle une phrase où, avec la naïveté de ceux qui, ne les ayant pas éprouvés, veulent expliquer certains tourments, le biographe de Stendhal affirme que le don Juan milanais « pensait avec raison qu’en mathématiques l’hypocrisie était impossible ».

Malheureusement pour Stendhal, les mathématiques ne l’empêchèrent point d’aimer les jeux subtils où seule triomphe l’hypocrisie.

Il comprenait trop bien d’ailleurs les raisons des autres pour accepter de paraître misanthrope. Aussi ne borna-t-il pas son ennui et, toujours curieux des femmes, de l’amour, des salons, jamais n’eut idée de fuir les êtres ou les lieux vers quoi l’entraînait chaque jour un nouvel et impérieux besoin.

Au reste, qui porte en soi l’universel désir, indifférent aux détails et aux petits profits, songe moins à satisfaire ce désir qu’à vouloir se persuader que rien ne triomphera de la soif qu’il a de tout.

Chaque essai, dès lors, sera marqué par une déception, mais la soif de tout en deviendra plus intense. Et déjà nous sommes loin de la salle où des lignes droites et blanches, sur un plan uniformément noir, marquaient une vérité. La vérité, sans concession de couleur.

Fenêtre ouverte à l’espoir d’impossibles conquêtes, dehors c’était le jardin limité par un mensonge d’horizon. Un rayon entre. Des poussières y dansent.

Premier rêve d’arc-en-ciel.

Des mains sèches de craie et de rigueur logique se tendent vers le frais, vers l’incertain. Un frisson dans le dos. Frisson de croissance. Des ailes poussent. Et voilà que recommence une fois encore l’histoire de l’enfant prodigue.

Mais d’un enfant prodigue qui ne reviendra jamais, condamné à partir sans arriver nulle part, à vieillir dans une misère de Juif errant, et las de ne pouvoir atteindre ce fil de soleil qui jadis, entre ciel et terre, semblait au premier matin le but d’une marche facile. Et pour accompagner ses pas, les mêmes pensées répétées jusqu’au dégoût. À chaque ruisseau l’eau claire tente le vagabond, mais cette eau, elle a toujours le même goût. Celui de sa bouche, de ses déceptions. S’il marche vite c’est pour mieux perdre son âme. Mais les buissons auxquels il tente de l’accrocher ne veulent pas de la loque. Dans les villes, enfant, je l’ai vu qui se détournait des glaces dont s’ornaient mes plus chères boulangeries. Et il ne s’arrêtait jamais. Sans doute lui semblait-il que s’il restait en place l’effroi originel fondrait sur lui pour dépecer l’oiseau précaire et tendre dont, semblable à tout homme, il espérait qu’un jour il chanterait dans sa poitrine.

Quelles spirales de feutre menacent son silence, son immobilité !

Toujours il va.

Par orgueil, il a renoncé aux objets.

N’a-t-il pas quitté ses biens parce qu’il ne s’en pouvait satisfaire ?

Il marche donc sans se souvenir des choses, des arbres, des maisons. Il ne pourrait les aimer que s’il y découvrait quelque symbole humain.

Comme la douleur est la seule sensation d’âme qui lui révèle son existence, il demande aux rêves de métamorphoser tout au gré de l’inquiétude en quoi il reconnaît son propre et cherche sa grandeur.

Il fait comme s’il croyait à certaine hiérarchie dont lui-même occuperait la première place. D’où le respect voué à l’uniforme de chair.

Ainsi, le plus humble saint complaisant au chant de son âme dira « mes frères » aux oiseaux et non aux cailloux.

Pour notre vagabond, devant ceux qu’il croit ses semblables il s’arrête satisfait. Alors, il se juge capable d’amour, mais, après une minute attentive, s’il continue à se reconnaître en qui l’entoure, son imperfection, soudain accusée par quelque geste, s’irrite du miroir.

D’autre part, qui n’a pas ses goûts lui apparaît digne de mépris. Les voix étrangères, pour ses oreilles, ne roulent que des syllabes sauvages, et il comprend que, dans la babel des cœurs, jamais n’auront un sens indéniable les maux ou les joies des autres.

S’il continue sa marche, ce n’est point qu’il espère de la prochaine étape. Il ne veut que l’oubli de la précédente. Mais ce perpétuel voyage est une fuite manquée, car l’esprit ne suit pas les accidents d’une terre qui porte le corps, son enveloppe.

Paysage, état d’âme ?

Dans des lieux nouveaux, notre enfant prodigue, devenu Juif errant, n’arrive point à se créer une âme nouvelle.

Ce qu’on appelle nature le laisse indifférent. Et certes, il faudrait qu’il fût masochiste pour l’aimer sans y voir un symbole de soi-même. Celui qui prête attention au monde extérieur et le croit étranger à lui-même ne manque jamais d’en faire un palais des supplices.

Or pour moi, s’il me plaît de souffrir, je n’ai besoin ni des choses ni même des autres hommes.

Je sais me torturer.

Je sais m’accuser. Et m’en réjouis parfois.

Ainsi je voudrais être calligraphe pour annoncer en manière d’avertissement, au sommet d’une feuille toute blanche :

PAMPHLET CONTRE MOI-MÊME

Il est vrai que, bien vite, il me faudrait reconnaître l’outrecuidance.

Pamphlet contre moi-même.

Si rien ne se fait que contre quelqu’un, quelque idée ou quelque chose, encore importe-t-il que la personne, l’idée, la chose aient, pour l’esprit ou le corps en mouvement, de la précision.

Mais ce serait un nuage et non un punching-ball bien dur, bien net, bien exaltant que j’aurais désigné à mes propres coups de poing, de tête, de cœur.

Si je me déclarais à moi-même mon propre ennemi, j’espère que, devenu d’un coup champ de bataille et point de mire de toutes mes forces disponibles, j’aurais enfin sensation d’unité, quitte à la déclarer détestable, à la combattre et à en triompher peut-être, à la troquer sûrement contre quelque nouvelle.

Or j’ai peur qu’il s’agisse non de guerre mais de grandes manœuvres. Ubu, capitaine Bordure, je vous envie, qui aviez le bonheur de crier : « Vive la Pologne, car sans la Pologne il n’y aurait pas de Polonais. »

Après tant de méditations essayées il faut tout de même bien, si je ne puis me conclure, que je tente au moins de me résumer.

Moi-même ?

À la fois dompteur et fauve.

Dompteur, mais se réjouissant de son effroi, complaisant pour ses nerfs.

Alors, à quoi bon faire l’envieux et quelles excuses donner au désir de muscles dociles, de doigts précis, de cœur exact et bien rangé ?

Voilà pour le compteur ; quant au fauve, il n’est pas trop méchant, ni capable de le devenir. Si le dompteur aime les drinks et le poivre, le désespoir métaphysique et les caresses qui le retournent comme un gant, le fauve, lui, se nourrit de pervenches.

Moi-même ?

Un dompteur, un fauve ?

Un fauve dompté ?

Un dompteur fauve ?

Moi-même ?

Ou plutôt un petit tas d’os, de volontés inconciliables, de papilles à jouir, d’organes à percevoir.

Dans la journée, sous prétexte d’ordre, l’intelligence coupe les plus vigoureuses branches, les plus touffues, les plus salutaires. Critique et destruction. Elle fait une roue sans plumes et n’accepte de s’endormir qu’après avoir éparpillé toutes les petites chances de bonheur.

La nuit il y a le prolongement des rêves.

Ce prolongement est à la fois un secours et une raison de désespérer.

Secours, parce que l’esprit fait le seul voyage capable d’enrichir. J’entends que, grâce aux rêves, j’ai appris à douter de ce qui est facile à voir, à prendre, à sentir, à manger, à embrasser, et grâce aux rêves j’ai appris à chercher mon bonheur en d’impondérables sensations, bouquet dont je permets de rire.

Raison de désespérer, parce que le sommeil dont on a coutume de dire qu’il est l’image de la mort, réservant les surprises des rêves, après une nuit de cauchemars ou d’amours extra-terrestres, il ne m’est guère possible de croire que la mort puisse être une évaporation, une descente au néant. J’ajoute que d’ailleurs la notion du néant a pour moi toujours été inconcevable. Peut-être est-ce encore une lâcheté et que, n’ayant pas trouvé mon compte dans les aventures humaines qu’il me fut donné de parfaire, je m’obstine à penser que l’agrégat qui porte mon nom (petit tas d’os, volontés inconciliables, papilles à jouir, organes à percevoir, l’intelligence le jour, les rêves la nuit) ne peut se dissiper avant d’avoir brillé de quelque éclat.

J’avoue d’autre part que, si je tiens à la vie tant que je la juge précaire, je la trouve fort négligeable dès que je l’imagine projection terrestre d’une marche éternelle.

Pour mémoire je signalerai mon orgueil, l’orgueil qui me pousse à me croire digne de porter un jugement, de condamner, de me condamner moi-même.

Humilité, direz-vous, et non orgueil. Disons humilité, s’il vous plaît, mais l’orgueil peut devenir la pire forme d’humilité. N’est-ce pas M. de la Rochefoucauld, maintenant qu’il n’y a plus de sottes gens, mais rien que de sots métiers ?

Donc, certain orgueil persuadé de son pouvoir de décider, et me déclarant apte à tirer parti du bien et du mal, du beau et du laid, et me donnant aussi la méfiance de tous les systèmes — Tzara, vous aviez raison et l’absence de systèmes est encore un système — en un même instant et sans les concilier jamais, assemble scrupules et cynismes.

Scrupules et cynismes, oui, mes amis, nous ne nous y reconnaissons plus et pourtant nous avons un bel esprit critique, nous crevons d’esprit critique. Et c’est pourquoi nous tente toute chose qui porte en soi sa fin et ses raisons.

L’intelligence, dans la journée, les rêves, la nuit. Mon intelligence sait que la nuit vaut mieux que la journée, car la journée n’a fait que détruire et s’acharner contre ce que, sans se rendre compte, la nuit avait construit, pour la joie ou la tristesse.

Il fallait marcher longtemps avant de voir le mur qui fermait le cul-de-sac. Nous avons fait demi-tour. Mais retrouverons-nous cette naïveté, les surprises qu’elle nous réserve, dont chacune est poésie ?

Pour l’heure nous essayons encore des jeux. Jeux de sexe, jeux de main, jeux de vilain.

Mais n’a-t-il point tort celui qui, luttant et jouant contre soi-même, risque, après le combat, en vérité par trop singulier, de ne trouver plus que la place de soi-même et non soi-même.

« Je sens deux hommes en moi », écrivait Jean Racine à la fin de ses jours. Cette phrase est devenue le vers d’un cantique, et ce cantique le chantent les enfants des églises. Mais quelle multiplication depuis le catéchisme de mes dix ans ! Ce n’est pas deux ni trois, mais une multitude que je sens en moi. Duquel s’agit-il de triompher ? Il y a trop d’ennemis pour que je sois victorieux d’aucun.

À nouveau tout de même j’annonce : Pamphlet contre moi-même.

J’agite ce titre en panache, en drapeau. Suis-je suivi ?

J’ajoute... et contre quelques autres. Or n’est-ce point encore une lâcheté qui m’engage à parler de quelques autres. Ces quelques autres, les plus sympathiques de mes amis et de mes ennemis, si je leur prête attention c’est que je les fais symboles de ces diverses étincelles dont je souhaite qu’un jour l’éclat commun donne l’illusion d’une grande flamme.

J’espère une grande flamme ? Moi-même.

Le tout serait de savoir si l’on a raison de prétendre que le bruit de la mer est fait de celui de toutes les gouttes d’eau.

Pour l’heure il s’agirait de battre la mer, de battre moi-même et ceux qui me ressemblent.

Et pourtant nous sommes des animaux dignes de pitié, encore que brillants, habiles aux coquetteries, grimaces, mauvais tours envers soi et les autres, jeux d’esprit et, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, jeux de sexe et même jeux de cœur lorsque la saison s’y prête.

Animaux qui voudraient bien être sauvages, mais doivent se résigner aux consolations de quelques doubles somnambules et nocturnes puisque, le jour, dans leur état dit normal, ne les surprennent plus jamais la résurrection de quelque désir ou une peur assez profondément ressentie pour durer et ne sembler point, après quelques minutes, mosaïque de simulacres.

N’ont rien révélé ni le sang répandu, ni les matins froids, ni les après-midi au goût de cendre, ni les nuits sans sommeil, ni le désordre aujourd’hui roi par le monde.

Animal, je suis, hélas ! un animal raisonnable.

Mes congénères ont tout combiné pour mon agrément et ma commodité. Toutes les terres de ce globe ont été découvertes. Il m’est trop facile d’excuser mes volontés meilleures, jamais réalisées, en disant, par exemple, que telle est l’organisation du monde que j’aurais pu aller très loin sans partir jamais.

Heureux Anacharsis qui visita la Grèce.

Cette peur de gâcher tout, en réalisant quoi que ce soit, nous condamne à des attitudes. On m’accuse et je m’accuse d’attitude. Mais je vous le demande, ce que vous appelez attitude, cette manie de faire des gestes et des déclarations — gestes et déclarations dont tous ceux qui ne feraient pas les mêmes se soucient au reste, suivant la formule, autant qu’un poisson d’une pomme —, je vous le demande, ces attitudes par quoi nous essayons de nous laisser prendre à ce dont chacune d’elles est symbole, n’y ayant point été spontanément portés, ces attitudes, ne comprenez-vous pas qu’elles nous rendent dignes d’une pitié dont, au reste, nous ne voudrions pas un seul instant. Ce que le passant baptise pose est souvent, chez celui en qui le spectateur la constate, plus naturelle qu’une brutalité.

Certes la vie nous eût été plus douce si les questions du choix ne s’étaient posées. Mais ce choix n’ayant pas été initial, ni le sacrifice de certaine partie de nous-même à certaine autre résolu inconsciemment, comme il se doit faire pour que l’équilibre existe et continue au moins un temps d’exister, doués de trop de désirs pour accepter d’être sainement asservis à quelqu’un d’eux, nous connaissons mille regrets, avant d’avoir consenti pleinement à une seule possession. Et même, lorsque nous voulons nous distraire, nous savons trop le peu que valent nos essais. L’ennui dont longtemps fut rapetissé le sens a repris sa haute taille et, nous hantant, à nouveau il nous dépasse. Nul des divertissements qu’on nous propose ou que nous nous proposons ne saurait en avoir raison.

Alors quelle excuse inventer pour chaque virevolte ? Je me suis dit qu’il me fallait aller quérir aux sources mêmes les documents pour acquérir le droit de mépriser. Mais le mépris s’est-il jamais soucié des raisons bonnes ou mauvaises, et n’est-ce point hypocrisie que chercher quelque explication à ces sacrifices, sans doute inutiles, consentis à ce que nous méprisons le plus. Cependant, Pascal lui-même, s’il eût vécu en ce siècle, Pascal, au lieu de rouler en carrosse et de connaître le loisir, s’il eût à subir tant d’odieuses contraintes mécaniques, contempler les nouvelles combinaisons de corps, de produits chimiques et pharmaceutiques, de plantes, prétextes à ce qu’on nomme vices, et dont l’époque doit à son ennui d’essayer sans cesse quelque nouvel arrangement (les ressources de l’imagination, en cette matière, ne sont d’ailleurs pas, comme chacun sait, illimitées), Pascal lui-même — que je prends ici comme simple exemple de la plus parfaite intelligence et de son merveilleux complément, l’inquiétude —, Pascal lui-même contraint à de perpétuelles surenchères, n’eût-il point, avant la fameuse nuit (« Joie, pleurs de joie... », etc.), cherché tout comme les petits camarades quelque courant d’air humain, si rare par ces temps de calorifère, de maquillage, d’ersatz.

L’univers, ou ce qui nous est donné d’en voir, semble, à dire le vrai, promettre depuis quelques années un trop beau spectacle pour que nous ayons le courage de nous retirer. Cette curiosité donnée comme raison d’une perpétuelle attente ne fut-elle pas d’ailleurs de tout temps aussi plausible, et n’y a-t-il pas eu au long des siècles des hommes qui se disaient, comme moi aujourd’hui, que s’ils n’étaient pas résignés à de simples bonheurs et cependant acceptaient de continuer à vivre, c’est qu’ils espéraient le miracle d’une harmonie prochaine ? Aussi parfois suis-je bien forcé de croire que seules ma déception passée, ma lâcheté présente et l’impuissance à renoncer où je demeure malgré tout me poussent à forger encore des rêves. Mon intelligence pourtant est grande et claire. C’est en elle que j’habite, c’est d’elle que je vois. Mais les vitres tristes qui la défendent contre le froid et le chaud, la pluie et le soleil, condamnent à l’anémie mon corps et mon cœur. C’est, perpétuel, derrière l’intelligence et ses frontières, un exil. Nous voulons vivre. Nous n’avons pas la sensation, nous n’avons pas la certitude de vivre.

 On empoisonna mes quinze ans avec certain petit : « Je pense donc je suis. » Je sais que je pense. Mais suis-je ? Mon intelligence est grande pourtant, claire. C’est en elle que j’habite, c’est d’elle que je vois. Là est ma faute.

Si j’écoutais la voix souterraine qui toujours a raison de mes raisons, à l’instant, je m’agenouillerais.

PRIÈRE

Mon Dieu, mon intelligence est grande, claire. Mais parce qu’en elle j’ai voulu habiter, parce que d’elle j’ai voulu voir, j’ai gâché tout et tous, moi-même et les autres.

Blancheur des draps, par quoi, mon Dieu, essaient de vous figurer sur leurs murs blancs les benoîts, les naïfs, les saints, bl ancheur des draps, aux jours de brioche, d’eau bénite, de buis, de fiançailles, de pardon, et de mort douce, blancheur des draps blancs, et qui ne le savent, Ô vous, mon Dieu, pardonnez-moi.

Mon Dieu…

Mais quel rictus déjà creuse cette bouche.

Si je retrouve ou crois retrouver Dieu, est-ce pour la seule joie de me vouloir Lucifer. Encore les attitudes. La paix, mon intelligence ! Silence, littérature. Je ne suis pas un esprit fort. Je ne suis pas un bel esprit. Il faut recommencer :

PRIÈRE

Mon Dieu…

Hélas ! il faut encore me taire, car si je veux parler de Dieu, si j’ai un tel besoin de le prier, c’est qu’un goût du blasphème déjà me tente et cherche à me faire supérieur à la notion même que mon effroi, certains jours de trop grande misère humaine, fut bien contraint d’avoir de Dieu.

Si mon intelligence grande et claire dispose des tempêtes essentielles, c’est pour, sortie du péril, se mieux recomposer et jouir de sa grandeur, de sa clarté.

Si d’autre part je renonce à toute intelligence, c’est que, m’expliquant par quelque instinct confus ou quelque élan vital, je flatterai mon corps, mon tempérament, leur prêtant des ressources qu’ils n’ont certes point.

Alors ?

Si je suis victorieux de moi, ou si j’ai durant quelques minutes l’impression de l’être, ma victoire est une simple victoire à la Pyrrhus.

La bataille achevée, la comédie finie, je suis seul, les mains vides, le cœur vide.

Je suis seul.