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Mon corps et moi/Rendez-vous de sensualité, rendez-vous manqués

La bibliothèque libre.
Éditions du Sagittaire, Simon Kra (p. 137-165).

IX

RENDEZ-VOUS DE SENSUALITÉ
RENDEZ-VOUS MANQUÉS

J’ai vingt-cinq ans. Cet âge, sans doute, équitablement, peut compter d’autres plaisirs que celui de démêler des écheveaux.

Donc un peu de précision et même, pourquoi pas ? de brutalité. Après avoir consenti à figurer dans telle ou telle catégorie — me déclarant par exemple un sensuel — suis-je capable de me coucher et de m’endormir d’un sommeil voué tout entier à la joie que ne manquera certes pas de me valoir la résolution d’essayer, dès l’aube, quelque aventure ?

— Une aventure dans ces montagnes !

Allons donc ! Qu’attendre d’un pays perdu ?

— Mais ce pays perdu est un pays bien portant. Au reste, j’ai ouï dire que les animaux se prêtent volontiers à la curiosité amoureuse des hommes. Et sans doute, pour l’ordinaire, les uns et les autres y prennent-ils quelque agrément, puisque aucune religion n’a omis de le défendre. D’ailleurs, la montagne n’est point réservée aux seuls animaux et pourquoi n’espérerais-je point aussi de qui les gardent. Toute peau à cette altitude doit être bien cuite et offrir, à respirer d’un peu près, une surprise plus affamante que celle du pain chaud. Et, déjà, se laissent deviner les rudes secrets dont sauront user naïvement les corps, en vraie peau, en vrais os, en vrais poils et tapissés de vraies muqueuses, pour attiser le désir au plein air, quand le soleil tombe à pic, découpe en tôle l’ombre des arbres et fait plus haletant le souffle des bêtes qui n’ont que la langue pour transpirer.

Donc je partirai de bon matin. Amoureux des prairies, je caresserai l’herbe, les fleurs. Mes paumes seront heureuses. Je les joindrai en coupe, et ma bouche, pour se mettre en goût, permettra de s’échapper à une langue qui sans doute alors connaîtra la surprise d’un coin de ma peau — mes mains trop visibles — demeuré mystérieux quoique ou parce que sans protection de vêtements, de linge.

Je marcherai.

De la fraîcheur dans mes cheveux et tant de joie qu’à l’étage au-dessous on oubliera de penser.

J’ouvrirai ma chemise jusqu’à la ceinture. Autour de mon torse la brise essaiera un drôle de jeu. Chaque caresse s’imprimera en cercles de douceur. Des joies parallèles s’additionneront pour me donner la méprisante vivacité du zèbre et, mon épiderme devenu robe de bonheur, ma poitrine s’élargira et se tendront mille petits muscles élastiques et jamais soupçonnés.

Déjà les herbes se font plus hautes.

Des fleurs touchent mes genoux.

Ma chemise glisse.

Une épaule, un bras entier s’offrent à tout ce bleu du ciel.

J’ai honte de ce qui me reste de vêtements.

Belle vengeance. Si longtemps mes habits durent mépriser le corps que je leur offrais.

J’arrache ma chemise.

Ma poitrine va-t-elle s’ouvrir, ruche enfin soumise aux abeilles du bonheur ?

Et soudain je comprends pourquoi les pâtres de tous les temps demeurèrent attentifs aux insectes, aux cigales, à l’obstination bourdonnante des champs. Il faut être docile. Dans les villes mes pieds prisonniers du cuir s’obstinaient à quelque vengeance. Toute ma peau exilée s’exaspérait jusqu’à ne plus savoir, après l’attente des jours, utiliser pour le plus grand bonheur nocturne quelque autre peau dont la recherche avait compliqué les heures. Mais aujourd’hui la chair est libre, mes pieds ne se rappellent plus les chaussettes, les chaussures. De simples espadrilles les protègent, des herbes les caressent. Parfois jusqu’à la peur.

Quel miel allez-vous donc m’apporter, désirs, dont j’ai laissé se disperser l’essaim ?

Je suis curieux de toutes les fleurs.

Mais déjà voici le troupeau des corps animés par le sang. Déjà voici venir les victimes que réclame mon orgueil d’homme nu. J’étais un homme perdu. Je me suis retrouvé. Enfin je suis l’Homme. Je crois en ma grandeur parce que j’ai marché nu dans le soleil. Je puis souffler mon souffle aux coins les plus secrets de mon corps. Il n’y a pas de toit entre ces nuages de chaleur et ma sécurité.

Je vois, je tâte, j’aime mon ventre, mes cuisses, moi, en pleine lumière, en pleine solitude, en plein désir.

Mais déjà voici le troupeau des corps animés par le sang. Déjà voici venir les victimes que réclame mon orgueil d’homme nu.

Les chèvres, les vaches, les chiens, celui ou celle qui les garde.

Il faut.

Allons.

Mais...

... Mais quoi, alors ?

Et c’est déjà une tristesse à ma bouche, corps rencontrés, corps impraticables qui étaient pourtant des corps voulus.

Mes paumes n’ont pas oublié la fraîcheur d’une chemise dont la transparence laissait, en réponse à mes premières exigences, deviner cette chaleur qui montait en bouffées tout au long d’un corps qu’il me plaisait de surprendre.

Réminiscences et parfums.

Un souvenir de talc faisait une plaine bien lisse de toute une surface spontanément offerte à l’amour.

Certains plis gardaient un orient secret. Plantes des pieds qu’une finesse d’épiderme révélait sœurs de mes lèvres, charnières des jarrets, saignée du bras qu’il suffit de caresser pour n’ignorer plus la pitié et toutes ces oasis d’odeur humaine qui persuadent le désir. Ventre creux, ventre de Christ, cuisses polies, colonnes de mystère où s’accomplit le travail des muscles bien réglés. Mes doigts à peine tangents, les laisser aller et, par le sommet de leurs petits monts sensibles, apprendre à connaître les vibrations d’une créature qu’on force à l’amour, au bonheur. Et puis comment ne point vouloir se perdre au sein des pays qu’offre un atlas voluptueux. Cette veine traverse la presqu’île d’une jambe en rivière souterraine. De l’une à l’autre hanche c’est la plaine haletante qui, tout à coup, s’élève pour s’achever par une vallée de tendresse au milieu de l’indolence des monts — pics indéniables ou dômes aux courbes à peine perceptibles — si doucement nommés mamelles. Je n’aime pas le mot sein dont la brusquerie convient si mal à ces surprises élastiques glissant langoureusement vers l’isthme du cou. De cet isthme, éventail de subtilités, des fibres s’épanouissent pour effleurer le plateau des épaules, les steppes du dos, les môles des mollets, les caps des coudes et des genoux, semblables à ces courbes qui marquent le passage des paquebots. Rocher en bec d’aigle, le menton assiste impassible aux tempêtes. La bouche est le gouffre où le plus voluptueux de notre chair a connu les doux naufrages et aussi les terribles tempêtes tout contre les rochers des dents.

Créature protégée par le dôme de mon amour, comme le plus beau pays par un ciel à l’arc bien tendu, créature éternellement présente, ton souvenir m’empêche d’aimer qui ne te ressemble pas.

Nu dans le soleil et si près d’être à jamais sauvé, c’est le réveil d’une chair pour qui la lumière, la joie ne peuvent être encore que d’intermittents miracles.

Vaches, chèvres, qui les garde ?

J’entends les cloches de ce troupeau.

Moi qui lui avais donné un rendez-vous de sensualité. Je ramasse ma chemise. Je couvre une peau dont j’ai honte, dont j’ai raison d’avoir honte car la sensualité, la vraie sensualité ne ferait pas tant de façons.

Je ne suis pas un sensuel.

Un sentimental ? Pourquoi pas ?

Mais si j’étais un sentimental, je ne me poserais point toutes ces questions, et n’aurais point à me mettre en quête de quelque objet d’amour.

Je ne suis donc ni un sensuel ni un sentimental et pourtant je me sais à la fois sensuel et sentimental. Quelle accumulation d’ailleurs ne serais-je à même de supporter. Il faut tant d’adjectifs pour me qualifier que je puis me vanter — ou m’accuser — de n’appartenir à aucune catégorie mais à toutes.

D’une minute à l’autre je ne me reconnais plus.

Je ne me reconnais plus dans mon corps.

Ainsi, lorsque, pour le plus précis des gestes, s’est exalté ce qui de ma chair ne demande qu’à s’exalter, au moment de l’échéance voluptueuse, ces quelques centimètres cubes, où se sont multipliées mes faims éparses, parfois semblent ne même point être de ce corps auquel pourtant ils servent de truchement.

était-ce que le désir se trouvait par trop localisé pour ne contraster point avec certaine indifférence au fond ?

Dès que j’avais choisi une créature, elle me semblait anonyme. Pour la retrouver j’étais exigeant jusqu’à la rage. Alors je me perdais en elle, ne la retrouvais pas en moi. Je ne l’aimais pas, elle m’empêchait de m’aimer encore. Je n’avais même pas envie de la tuer. Elle existait si peu dès que mon désir s’était contre elle non satisfait mais évaporé.

Je pensais que des curiosités extérieures peut-être pourraient tenir mon attention en éveil. J’étais soldat, ce qui me permit de séduire assez facilement une fille qui pesait cent kilos. Ni plus ni moins. Je l’avais rencontrée dans un café. Elle m’avait invité à boire un anis del Oso. Elle expliquait : « Tu sais, petit, j’étais déjà belle fille, et puis j’ai eu la chance d’attraper l’albumine. ça m’a permis de prendre encore du poids. Veux-tu danser ? »

J’accepte.

Grâce à Dieu elle a gardé ses gants, et ma main échappe à l’écœurante fraternité. Je regarde notre couple. Si j’étais un esthète je serais heureux. Mes bras sont mêlés à ceux d’un monstre. Hélas ! je n’ai point le goût du pittoresque. Je préfère mon corps de pioupiou aux kilos de la poufiasse. Et cependant pour toucher ma curiosité, pour l’attiser, elle me fait des confidences. Je rougis. J’ai chaud. Elle essaie d’autres séductions. « Et puis tu sais, moi aussi je suis une raffinée, une artiste. Je comprends tout. Je fais des poses plastiques à l’Olympia, oui, mon petit homme. Mon homme. » Et voilà qu’elle s’autorise du refrain à la mode pour me déclarer sien. Elle me serre, j’entends mon squelette qui craque. Cette femme devrait m’amuser, elle me dégoûte. Si je couche avec elle cette nuit, elle me dira :

« Tu ne m’embrasses pas aussi bien après qu’avant. » Et comme toujours durant les essais d’amour contre une chair anonyme, il faudra le secours de la parole. Et je me rappellerai pour les regretter certaines nuits où le geste suffisait. Pourtant je n’ai pas eu le courage de la solitude. Je me suis mis dans un lit avec la grosse femme. Bien entendu elle m’accusa de n’être pas dévoué au bonheur de son corps. Je me trouvais stupide à vouloir être méchant et lui dis que, si je n’entreprenais rien pour la joie de sa chair, c’est qu’intimidé par toute la masse qu’elle m’offrait, je ne savais à la vérité par quel bout commencer. Elle était encore assez soûle pour devenir sentimentale après une telle réponse. Elle essaya de philosopher. L’amour, l’amour...

J’appuyai sur le bouton d’une poire électrique. La lumière se fit. Un avant-bras sur les yeux pour n’être point éblouie, ma conquête discourait.

La glace d’une méchante armoire m’envoyait l’image d’un jeune garçon tout nu, accroupi auprès d’une maritorne dont la chemise de tulle rose, remontée en tapon jusqu’au nombril, semblait salie de toute cette graisse qui ne s’était pas décidée à fondre une fois pour toutes.

Grâce à l’indulgence de cette glace, je m’aimais comme à douze ans, lorsque, ma famille couchée, j’allais dans la galerie, allumais les lustres et, par la complaisance des miroirs qui me multipliaient, jouissais d’un corps que mes mains aimaient à caresser sans d’ailleurs savoir de quelle façon l’utiliser pour un plaisir précis.

La maritorne continuait à parler d’amour.

Je m’écartai d’elle, mordis à même mon épaule et, comme je n’avais plus douze ans, sur le conseil de la glace pris un plaisir que mon orgueil se louait de ne partager point avec un corps plus méprisable que le mien. À la minute où le bonheur m’arrachait un soupir, la maritorne, qui ne pouvait plus ne pas se douter de quelque chose, souleva le bras qui cachait son visage. Elle vit. Et moi joyeux qu’elle vît et ne profitât point, je connus une exaltation telle que je me laissai tomber comme si la vie m’avait été ravie. Et la grosse bête de vouloir goûter ce dont elle avait été privée. Je me mis en boule pour échapper aux exigences de son appétit car je savais que si elle feignait d’être quémandeuse c’était pour, soumise, tirer quelque vengeance. Et moi, j’avais pitié d’un corps que le plaisir faisait d’autant plus vulnérable.

J’écartai les cent kilos, arrangeai le drap entre eux et moi, éteignis la lumière et, imitant le sommeil, me pris à réfléchir. D’abord je m’en voulus de n’avoir point trouvé ce bel oubli de l’âme assez rare pour que je le veuille appeler bonheur.

Mais de cet oubli, de ce bonheur, étais-je digne, moi qui avais commencé par chercher des mots, en réponse aux avances de cette lourde fille, à seule fin d’oublier la tristesse d’un endroit que je n’avais pas eu le courage de quitter, et où rien ne s’était offert de curieux hormis la monstresse, par qui — péché d’orgueil — je m’étais amusé à me faire enlever ?

Et au lit, si j’avais essayé de la bonté, ce qui, de ma chair, s’était dévoué, n’avait, à dire le vrai, point songé à son propre plaisir, mais au moyen d’imposer silence à cent kilos bavards, et finalement n’avait réussi qu’à parfaire un dégoût initial.

Or, maintes fois, parallèlement et lorsqu’il ne s’agissait plus, hélas ! de quelque phénomène de graisse et d’ennui, le geste d’amour, non seulement ne m’a point rapproché de la créature, son prétexte, mais m’en a éloigné, libéré.

Ne dit-on pas de Psyché qu’elle perdit l’amour pour l’avoir voulu connaître ? Si le verbe faire remplace le verbe connaître, nous avons l’histoire de tous les couples.

Ainsi mes doigts ont perdu certain bégaiement passionné pour apprendre à flatter des peaux inconnues au gré de leurs cocasseries.

Je m’amuse.

 Je bibelote.

J’éprouve la même sorte de plaisir à ranger ma bibliothèque une fois par an.

Entre des draps, deux corps débarrassés de tout linge, et la curiosité des doigts déjà se nomme zèle amoureux. On se décide à me rendre le bien pour le bien. Alors je me laisse manœuvrer. J’attends que le vide en moi se fasse et auparavant ne veux plus voir que ce poignet monté sur quelque imperceptible roulement à billes et qui, pour la joie de mon épithélium, cherche des inflexions plus douces que celles mêmes des violonistes. Je ne veux plus voir que cette bouche, lichen humide, et qui doucement se serre, anneau docile, à l’arbre charnel.

Hélas !

Incapable de m’absorber dans un plaisir dont quelques morceaux de peau sont le champ de départ, l’intelligence trop lourde pour voler jusqu’en un ciel de précises transparences, l’esprit attentif mais non ailé, la chair sceptique, en dépit de certaines victoires, malgré la conscience des muscles, très vite, je laisse mon regard se prendre à quelque bizarrerie dont le spectacle d’ailleurs ne saurait en rien me suffire.

Nu et me rendant compte qu’il faut encourager le dévouement des doigts ou de la bouche, tout à coup, je veux me rappeler quelques leçons de civilité puérile et honnête. Ainsi ai-je appris à connaître l’art des saccades. Je choisis quelques mots dont je sais changer les proportions. Alors la volupté s’exprime à merveille. L’autre, bien à son travail, grogne d’aise. Je glousse en réponse et c’est à croire qu’au plus profond déferlent, écume en tête, les vagues de quelque grondant et souterrain mystère.

Les coquillages imitent bien le bruit de la mer.

Plages de peau, douces aux pieds, douces aux paumes, plages de peau que je ne me résigne point à quitter pour cette tempête dont les secrets ressorts me déchiquetteraient, m’ensanglanteraient et finalement me rejetteraient jouissant et moribond au rivage ; mais aurais-je jamais l’audace de me précipiter tête-bêche au sein de l’immense désordre ? J’ai attendu longtemps les yeux clos, docile à votre caresse plus douce d’être imprécise, plages de peau. Des coquillages, frères des oreilles, imitaient si bien, trop bien, le bruit de la mer. Je n’avais point cette sotte et triomphante brutalité du continental, brisant les conques marines pour spécifier qu’il ne se laissera plus prendre à aucun mensonge, fût-ce au mensonge des vagues.

Plages de peau les mieux aimées, si la tête qui vous terminait n’offrait point quelque mystère à mes regards, je concluais qu’une langue de chien, aussi habilement qu’une langue humaine, saurait lécher ce qui de moi aime à être léché. Je haussais les épaules et reprenais mes pensées. Les projets que je faisais pour l’économie des nuits futures ne variaient guère. J’hésitais à me donner rendez-vous avec moi-même, car si je me condamnais à une soirée de solitude, je savais qu’après certaine lecture, quand viendrait l’heure du lit, ce serait devant la glace, quinze ou vingt bonnes minutes de cabotinage, à seule fin d’imaginer quelque autre présence. écœuré de ce que le dictionnaire Larousse dans sa sévérité de certificat d’étude baptise vice solitaire, je me répéterais que mes dents à heurter les autres dents, les dents étrangères, finissent par croire, au moins quelques instants, à l’intimité réciproque des squelettes.

Et puis, devant un miroir, mes yeux ne sauraient apprendre à connaître ce corps auquel ils appartiennent, cette âme dont ils sont les hublots.

Car seul, même au cas où ma propre image suffirait à me donner quelqu’un de ces désirs en quoi il faut chercher les plus probables révélations, des gestes identiques se faisant réponse, aucune surprise ne serait possible.

Au contraire, si mon attention se voue à quelque autre, à force d’oubli je me retrouve soudain plus riche. Spontanément fusent des brutalités, des précisions. Alors, comme si les yeux projetaient au travers de mon être des rayons X, j’ai l’impression de voir toute mon âme, et sans mensonge enfin, sans le mensonge du muscle que le fort subit seul à seul, sans le mensonge du fard que le faible épaissit dès qu’une vitre lui envoie son reflet.

Mais il ne faut pas exagérer les bienfaits d’autrui. Rares demeurent ceux qui m’aidèrent à découvrir un peu de moi-même.

Certains passants. Et surtout cette femme aux cheveux collés, tout pailletés d’épingles de strass, caraco rouge tendu sur sa poitrine, robe courte, socques qui battaient le pavé d’une rue chaude. Elle me valut la surprise d’un contact. Un peu de ma chair métamorphosée battait contre un coin de ma peau, qui, lui, avait conservé sa substance, sa température. J’avais treize ans, n’étais pas en avance pour mon âge et ignorais dans toutes leurs précisions les jeux des sexes.

Oui, c’était à Toulon. Je marchais entre mon père et ma mère. On m’avait montré les fameuses cariatides du quai Cronstadt. J’étais trop absorbé par toute l’odeur. Passe la fille que j’ai dite. Et c’est, pour la première fois, certaine suffocation. Je suis heureux, sur ma cuisse restée froide, comprimée par le caleçon, ce petit bloc tiède, dont une autre peau, ma peau quotidienne d’enfant triste, veut croire qu’il est un morceau ferme du sein de cette fille qui m’a souri. Je m’arrête. Mes parents me dépassent. Je n’ose plus avancer. Sont-ce des secondes, des heures ? à mon corps le linge est doux. Pourtant c’est la même chemise, le même caleçon qu’hier. La fille chante : Tu voudrais me voir pleurer

Tu cherches à me faire de la peine.

Des larmes montent. Je ne comprends plus rien à la rue, à mon corps. Je n’ai connu pareil trouble qu’il y a trois années. J’avais dix ans. J’étais au cirque. Je suivais les dangereuses coquetteries des trapézistes, et soudain je rêvais que rien ne me ferait un plus vif plaisir qu’une déchirure inopinée au plus intime endroit de leur maillot. Beaux acrobates qui manquiez mourir à chaque mouvement et ne daigniez point me montrer votre peau affamante sous ce jersey léger, léger. J’ai eu bien chaud ce jour-là au cirque.

J’ai chaud dans la rue de Toulon. Mais je suis joyeux. Est-ce le soleil ? Le regard de cette fille qui me bouscule ? Il me faut m’arrêter. Mon oreille entend un gémissement triste. Je me rends compte enfin que tout ce trouble est né de cette partie de moi-même dont on m’avait enseigné à avoir un peu honte.

Je suis un homme.

Dès que mes yeux peuvent à nouveau comprendre les maisons, la vieille église, le marché au poisson, un coin de rade là-bas, je pense qu’une paix nouvelle en moi ne va point tarder à descendre.

Mon père et ma mère sont loin.

Je les retrouverai tout à l’heure à l’hôtel.

Je suis la fille au caraco rouge.

De grands marins sont joyeux sur le quai.

Leurs cous ont troué leurs vestes et par l’échancrure c’est la victoire d’une chair puissante. Maillots bleus, peaux brunes comme des cheveux, et leurs yeux trop clairs.

L’un d’eux parle à la fille. La main de cet homme, elle doit avoir l’habitude des cordages jusqu’à leur ressembler. Je sais que la femme est docile à cette peau rugueuse. Elle s’y adapte. Ils ont l’air heureux. Je ne suis pas jaloux. Mais voilà que recommence l’histoire de tout à l’heure. Au même endroit, la même chaleur. L’homme et la fille s’embrassent. Les lèvres du marin doivent être si douces dans ce morceau carré de hâle.

Ma langue passe et repasse sur mes lèvres pour mieux imaginer ce que peuvent être des lèvres à des lèvres.

Pour la seconde fois, je m’arrête, ferme les yeux.

Mes mains de garçon qui n’est pas en avance pour son âge comprennent enfin. Une toile rude encourageait leurs maladresses et, malgré mes yeux fermés, je saurais bien de telle chemise si elle est bise ou blanche. Mais les larmes qui étaient tout à l’heure déjà montées jusqu’à mes yeux, maintenant coulent. Aucun corps ne se tend. Deux fois cinq petits doigts avaient espéré percevoir enfin par leurs sommets sensibles une réalité humaine, une réalité apte à secourir une tristesse qui ne savait pas encore très bien, une tristesse qui avait peur.

Depuis...

Mais n’est-ce point le mépris de la chair que j’ai rencontré chez tous ceux qui vécurent par elle, pour elle, et en furent les victimes ?

Petit voyou à la nuque rasée, au cou si blanc à l’ombre rouge d’un beau foulard, qui attendiez derrière un verre de fine l’ami qui vous aidât à oublier la pluie et la solitude d’une nuit, l’ami dont vous ne vouliez pas qu’il vous payât. « Sweet pimp », disait-il, ce client d’un soir. Des soldats américains vous avaient appris un peu d’anglais pendant la guerre, et vous traduisiez « gentil maquereau » et vous fâchiez : « Non, je ne suis pas un maquereau. Je fais de la boxe pour gagner ma vie. Il faut être gentil avec moi. »

L’étranger venu à Paris pour ses jeunes apaches tâtait vos biceps. Il était ravi : « Charmant petit poisse », s’extasiait-il, et vous,triste qu’on vous aimât pour votre corps et surtout ce coin précis qu’une main d’homme soi-disant bien élevé n’avait pas honte d’explorer, vous ragiez : « Pas touche. »

L’étranger ricanait. Il vous invitait à danser. Une fille, qui vous aimait sans doute, vous injuriait lorsque vous partiez avec l’étranger. Vous caressiez les cheveux de la fille et ne répondiez point à ses ordures.

L’étranger vous déshabillait.

Fier de votre corps aussi proprement que vous l’eussiez été de votre intelligence, vous faisiez des exercices de souplesse, de force, d’acrobatie, puis vous chantiez une chanson tendre. L’étranger qui vous avait cru comestible, qui avait voulu vous acheter comme une boîte de cigarettes, un fruit pour jouir de vous, était touché, réfléchissait, comprenait. Et entre l’Anglo-Saxon ivre et le maquereau triste, c’était un dialogue où triomphait le mépris de la chair par quoi les plus sages voulurent mettre en garde les plus ardents et leur faire savoir que l’illusion de posséder en fait ne permet jamais d’atteindre à cette joie, carrefour où des esprits tangents s’épanouissent et se mêlent enfin par les antennes communes.

Et certes, ce désir obstiné qui cherche l’amour, fait s’échapper l’amour dans le sursaut même, à la fin d’un acte qui ne laisse, entre deux chairs sottes et partiellement fripées, qu’une honte de peau et d’esprit.

Ainsi l’amitié, dont on a fait si longtemps profession de croire qu’elle n’était possible qu’entre des êtres d’un même sexe, à la vérité me semble exprimer non quelque sentiment d’une autre nature que l’amour mais le plus haut point de l’amour même.

Vouloir qu’à la femme soit réservée toute et rien que l’activité sexuelle de l’homme sous-entend le mépris même de l’homme pour la femme.

à qui dédier alors le plus profond, le plus riche, le plus trouble de soi ?

Si toutes les filles de bordel sont lesbiennes ce n’est point qu’elles soient, comme on serait tenté de dire, vicieuses. Mais, instruments entre les jambes de l’homme, elles ne croient point à la possibilité de devenir plus ou mieux pour lui. Dès lors c’est à leurs compagnes qu’elles demandent secours affectueux. Le geste d’amour qu’elles accomplissent si tristement avec des clients scellera le pacte sentimental qu’elles ont fait entre elles.

C’est que la clef grossière des sens ne force aucun mystère. Un sexe n’est pas un passe-partout.

Il y a vingt ans, d’après ce qu’on m’en dit, l’amour était un sport. Pour remplacer le pushingball, un petit sac de peau humaine avec divers accessoires secondaires, seins, cheveux, oreille, plante des pieds, mains, fesses, bouche, etc.

Tout était très simple.

Une sorte d’onanisme impérieux et dont le besoin, à de certaines heures, pouvait contraindre aux plus grandes folies devait donner l’illusion d’une volonté supraterrestre. La force en était supérieure à toutes les autres, à celles qu’on dit simplement humaines. Mon désarroi est tel que j’ai toujours demandé aux plus beaux yeux d’être intelligents, et les êtres qui m’ont hanté m’ont hanté comme des pensées…