Mon encrier, Tome 1/Adieux à nos vieux bureaux

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Madame Jules Fournier (1p. 40-44).

ADIEUX À NOS VIEUX BUREAUX[1]

Vendredi soir.

Voici donc le dernier article que j’écris rue Sainte-Thérèse… M. l’Administrateur du Nationaliste nous fait savoir, en effet, que dès lundi nous serons installés définitivement rue Saint-Jacques, avec nos paperasses et nos livres. Je ne demande pas mieux ! En vérité, il y a assez longtemps que nous habitons ce local insalubre, aux plafonds écrasés, aux murs moisis, en cette rue sombre et reculée. Il y a assez longtemps que nous grelottons, été comme hiver, dans cette masure perpétuellement humide, et que nous nous y ruinons les yeux en plein midi, à la lueur des becs de gaz… Enfin, tout cela va changer : ce n’aura pas été trop tôt !

Et pourtant…

Pourtant, je ne puis sans émotion penser à ce départ — qui m’attriste peut-être encore plus qu’il ne me réjouit, — et c’est pourquoi je suis venu ce soir ici — seul à minuit, seul et sombre comme un amoureux de 1830… ou un échevin de 1909.

J’ai voulu, une dernière fois, revoir ces murs où s’écoulèrent les quatre dernières années du Nationaliste ; j’ai voulu faire mes adieux à nos vieux bureaux.

En vérité, l’ameublement, ici, est plutôt modeste. Voici l’unique table de l’établissement. Depuis si longtemps qu’elle existe, nul n’a encore songé à lui faire donner la plus petite couche de vernis. Elle boite d’une patte et l’on dirait toujours qu’elle va s’écrouler. Une douzaine de bouts de planches, fixés au mur par des clous de six pouces, soutiennent un certain nombre de volumes, — pour la plupart des livres bleus, — et c’est la bibliothèque. Une espèce d’armoire rudimentaire, qui dut avoir quelque nouveauté sous le ministère Baldwin-Lafontaine, donne asile à la comptabilité. Enfin, je crois qu’il y a, dans toute la maison, quatre chaises dont deux au moins ne sont pas brisées.

J’oubliais un coffre-fort, acquis par Asselin dans je ne sais plus quel encan ; mais il n’est malheureusement pas aussi perfectionné que celui de M. Nault[2]. Il s’y trouve de tout excepté de l’argent.

Excepté de l’argent, Mesdames et Messieurs, ces bureaux ont tout vu. Tout, vous dis-je.

Toute sorte de choses et toute sorte de gens.

Des poètes et des échevins, des avocats, des prêtres, des médecins, trois juges, onze députés en un jour, deux sénateurs et un ministre. Ils ont vu la police. Oui, Messieurs, la police, en chair et en os, avec des boutons jaunes et de gros bâtons. Ils ont vu des huissiers… Je me rappelle celui qui vint un jour de la part de M. Turgeon. Il avait le front plat, les yeux ronds, les oreilles ourlées. Non-seulement il vit tout et il prit note de tout : la table, les quatre chaises, dont deux estropiées, les livres, les papiers, les presses, etc., mais encore, il flaira tout et il renifla tout. Je le vis successivement porter les mains, avec des gestes pâmés, sur tous les meubles, couvrir de ses attouchements impurs jusqu’aux vitres des fenêtres, palper avec une joie sadique les chaises, la table, et même les murs. Oh, le vieillard dépravé !

C’est ici tout de même que furent écrits tant de « libelles » fameux ! C’est en cet endroit que tel plagiaire se fit voler son honneur ; c’est sur cette vieille table que nous immolâmes la réputation de tel ou tel fripon. Nous avons, ici même, tordu le cou à bien des coquins, nous avons fait sauter la cervelle à bien des bandits. Comme ces caves d’hôtels tragiques, dont la Presse nous parle quelquefois, ces vieux bureaux contiennent plus d’un cadavre, — sans compter celui de l’ancien ministre Turgeon…

Pendant quatre ans, cette masure a fait, en même temps que la consolation des honnêtes gens, le châtiment des criminels.

Pendant quatre ans, cette vieille maison délabrée, presque seule, a servi de rempart contre l’audace des voleurs de grand chemin. Pendant quatre ans elle a été leur terreur et leur cauchemar.

Députés prévaricateurs, ministres d’aventure, financiers sans conscience et sans pudeur, ils avaient pour eux l’argent, la presse, le pouvoir, — et quelquefois la prostitution des lois. Le Nationaliste, lui, n’avait que cet asile, et il les a fait tous trembler…

Toujours les coquins sentaient planer sur leur tête la menace de son gourdin ; toujours les politiciens se demandaient : Qu’est-ce que le Nationaliste va dire de moi, dimanche ? Nous gâtions à Dansereau le goût des meilleures viandes, nous donnions à sir Lomer une maladie de foie. Jérémie Décarie ne ressentait plus de joie à s’habiller de drap fin, et Mousseau jugeait maintenant l’éloquence inutile, et vaine la gloire de l’homme public. Nous jetions une ombre de mort au sein de leurs plus gais banquets, nous versions du poison dans leurs verres. La fumée de leurs havanes ne dessinait plus à leurs yeux que les spectres grimaçants de nos rédacteurs. La nuit, ils nous retrouvaient dans leur sommeil ; ils se sentaient étouffés sous des montagnes de journaux, ils rêvaient que nous avions barbouillé d’encre leur visage impudique. M. Turgeon prétend qu’il y a une justice immanente ; il a raison.

Mais il se fait tard, et les rues ne sont plus très sûres, en ces parages, passé deux heures du matin. C’est ici que trois malandrins, certain jour de l’année dernière, laissèrent pour mort ce pauvre P.M.B., l’ayant pris pour le directeur du Nationaliste.

Je vais maintenant m’en aller.

Mais ce ne sera pas sans avoir jeté un dernier regard sur ces choses misérables parmi lesquelles nous avons vécu si longtemps. D’autres destinées attendent le Nationaliste rue Saint-Jacques. Il y deviendra probablement un grand journal, et il y possédera avant longtemps un local presque somptueux. Je ne crois pas, cependant, que ces nouveaux murs abritent jamais plus de contentement, de bonne humeur et d’entrain, ni qu’ils entendent jamais de plus francs éclats de rire, que n’en ont connu nos vieux bureaux de la rue Sainte-Thérèse…

  1. Nationaliste, 19 décembre 1909.
  2. Échevin Montréalais dans le coffre-fort de qui pénétra, à son insu — la chose fut établie par une enquête judiciaire, — une somme d’argent assez rondelette.