Mon encrier, Tome 1/Chez M. L.-O. David

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Madame Jules Fournier (1p. 55-59).

CHEZ M. L.-O. DAVID[1]

Cicéron, — qui fut, dit-on, en même temps qu’un orateur de la force de M. Jules Allard, un écrivain au moins égal à mon confrère Dansereau, — Cicéron avait coutume de répéter « que l’on n’est pas tous les jours disposé pareil ».

C’est ce que je me disais ce matin, au moment de commencer mon article quotidien.

J’avais beau chercher, fouiller, explorer, me gratter le front, me tourner le cerveau dans tous les sens, rien ne venait J’étais découragé. Oh ! très découragé. Songez donc : un nationaliste qui n’a plus d’idées.

— Si j’allais en demander à M. L.-O. David ? pensai-je tout-à-coup. M. David est un confrère, et il m’en prêtera sûrement quelques-unes, sur hypothèque du Devoir.

Un quart d’heure après, je sonnais à sa porte.

M. David lui-même vint m’ouvrir, gracieux, souriant, les cheveux bien lissés, tel qu’il apparaît périodiquement dans les colonnes de la Presse.

— Monsieur L.-O. David ?

— Lui-même. Vous êtes monsieur ?

— Jules Fournier, pour vous servir.

— Oh ! enchanté… Veuillez donc me faire le plaisir…

L’instant d’après, nous étions attablés face à face dans son cabinet de travail.

— Voyez-vous, lui disais-je, il y a des jours, comme cela, où ça ne va plus, dans le métier. Ainsi, moi, ce matin, je n’ai même pas la force de penser. Cependant, le typo réclame à grands cris mon manuscrit. (Parfaitement, à grands cris ! Si vous vous penchiez à la fenêtre, monsieur et cher ami, vous l’entendriez, le typo, là-bas, qui hurle…) Alors… alors, je suis venu vous demander un article. Votre plume facile, la réputation universelle…

(M. David, m’interrompant) On m’a toujours dit que vous aviez beaucoup de talent.

— Enfin, le Devoir serait trop heureux de publier aujourd’hui votre opinion sur un sujet d’actualité.

M. David se prit longuement la tête entre les mains. Puis il me dit :

— Mes nombreuses occupations, tant à l’Hôtel-de-ville qu’au Sénat, ainsi que les soins assidus que réclame le premier-ministre, m’interdisent pour le moment de vous donner même une ligne d’inédit. En revanche, voici ce que je veux bien faire pour vous. Il y a, dans les livres que j’ai déjà publiés, des pages d’assez belle venue, je dois le dire, mais qui sont aujourd’hui presque complètement oubliées. Je vais, si vous le voulez, vous en signaler quelques-unes ; vous y changerez les dates, vous y ferez un commencement et une fin, et chacun se dira : « Ma foi, voilà un article qui n’est pas trop mal. »

— Vous êtes trop modeste.

— Je le crois sincèrement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De retour au bureau, je m’empressai de donner au typo les passages que m’avait indiqués M. David. Voici l’épreuve qui me revint :

Il (Chamberlain, rencontra chez les représentants du Canada et de l’Australie (en 1902) une résistance qui le déconcerta. La position sympathique que Laurier avait prise à l’égard de l’Angleterre sur la question du Transvaal et de l’envoi des contingents ainsi que sur le tarif de faveur, lui avait donné des espérances. Mais fidèle au programme qu’il s’était tracé et aux déclarations qu’il avait faites, devant le Parlement, Laurier refusa d’engager le Canada dans la voie de l’impérialisme. Il proclama hautement que le Canada voulait garder toutes ses ressources et ses forces pour le développement de sa prospérité, et ne pouvait se laisser entraîner dans le gouffre du militarisme, mais qu’il était prêt à faire tout ce qu’il était nécessaire pour sa propre défense…

Ces déclarations furent la base des résolutions adoptées par la Conférence impériale.

Chamberlain avait eu recours à toutes les ressources de son intelligence pour engager les représentants du Canada, Laurier spécialement, à modifier leur manière de voir, mais Laurier resta inaccessible à toutes les séductions.

(Laurier et son temps, p. 97.)


Ses discours, en Angleterre comme en France, ne diminuèrent pas la réputation d’orateur qu’il s’était faite, lors de son premier voyage en Europe, mais les fauteurs de l’impérialisme ne purent cacher leur désappointement. L’idée de faire arborer le drapeau de l’impérialisme par un Canadian-Francais n’était pas, il faut l’avouer, vulgaire.

(Laurier et son temps, p. 98.)

Chamberlain pardonna difficilement à Laurier de briser l’échafaudage de sa politique impérialiste.

Laurier revint au Canada, malade, gravement malade en apparence, mais plus estimé que jamais à cause de la position courageuse qu’il avait prise et gardée dans les circonstances les plus difficiles. On comprit alors au Canada qu’il n’avait pas payé trop cher le droit de parler et d’agir si fièrement, et on se demande ce qui serait arrivé si Chamberlain avait eu affaire à un homme dominé par l’amour des hommages et des honneurs.

(Laurier et son temps, p. 99.)

Dans tous ses discours, dans tous ses écrits comme dans ses conversations, il ne cesse de faire l’éloge de la constitution anglaise, des bienfaits qu’elle a procurés au monde, des libertés que nous lui devons. Il a plus d’une fois exprimé l’opinion que la reconnaissance et la loyauté nous faisaient un devoir de donner à l’Angleterre des preuves tangibles de sympathie, mais il s’est imposé une limite qu’il ne veut pas franchir. Il refuse d’aliéner la liberté et l’indépendance du Canada, de lancer dans les voies tortueuses de l’impérialisme, d’engager l’avenir. Il veut que ceux qui viendront après lui aient les mains libres, qu’ils n’aient pas le droit de dire que les engagements contractés les rendent impuissants, incapables de résoudre librement les grands problèmes que les destinées du Canada feront surgir.

(Laurier et son temps, p. 137)

En réalité, est-il sur la terre un pays plus heureux que le Canada, un pays où l’on trouve plus abondamment tous les éléments de progrès et de prospérité ?

Lorsqu’on voit tous les autres pays constamment exposés aux horreurs de la guerre et surchargés d’impôts pour soutenir des armées permanentes, on a bien le droit de faire cette question et de réfléchir avant de se jeter dans l’inconnu.

(Laurier et son temps, p. 139.)

Comme vous voyez, cela fait un bel article d’actualité. On dirait que ces lignes ont été écrites aujourd’hui même, spécialement pour le Devoir.

Et que M. David est bien inspiré dans ce qu’il dit !

Comme c’est donc vrai, que le Canada ne devrait pas se laisser entraîner dans le gouffre du militarisme !

Comme il a raison, le digne sénateur, de ne pas trouver banale l’idée de faire arborer le drapeau de l’impérialisme par un Canadien-Français !

Comme il voit juste, lorsqu’il félicite M. Laurier de n’avoir pas voulu lancer le Canada dans les voies tortueuses de l’impérialisme !

On se demande, dit-il, ce qui serait arrivé si les partisans de cette doctrine, au lieu de se trouver en face de M. Laurier, avaient eu affaire à un homme dominé par l’amour des hommages et des honneurs.

Oui, que serait-il arrivé ? Voilà ce qu’on se demande !

  1. Paru dans le Devoir du 7 février 1910, et faisant partie d’une série de billets du soir.