Mon encrier, Tome 2/12
LE PAON D’ÉMAIL[1]
Un grand poète nous serait-il né ?
Il vient de paraître à Paris, chez Lemerre, un livre dont la critique des grands journaux — le Figaro, le Gaulois, le Temps — s’accorde à reconnaître qu’il ne s’est rien vu de plus remarquable, en France, depuis nombre d’années.
C’est un recueil de vers : Le Paon d’Émail. Auteur : M. Paul Morin, un Canadien-Français.
M. Paul Morin est un tout jeune homme ; il a vingt-trois ans à peine. Jusqu’à cet ouvrage il n’avait encore rien publié, si ce n’est cinq ou six pièces dans l’ancien Nationaliste. Il est complètement inconnu chez nous.
Les premiers exemplaires de son livre, paru voilà deux semaines, viennent tout juste d’arriver à Montréal, et c’est à peine si nous avons eu le temps de le parcourir, à la toute dernière heure. C’est dire que nous serions bien embarrassé d’en faire aujourd’hui une critique étendue. Tout au plus, pour satisfaire la louable curiosité de nos lecteurs, pouvons-nous essayer d’en donner une faible idée par des citations.
⁂ Le Paon d’Émail comprend une centaine de pièces, presque toutes de courte haleine.
Quelques-unes de ces pièces datent de quelque temps déjà ; il y en a qui furent composées au collège, entre deux cours de rhétorique ou de philosophie. Au lieu de piocher consciencieusement son thème grec, ou de s’enfoncer comme un bon élève dans la passionnante étude des Universaux, M. Paul Morin, dès cette époque, voyageait par l’imagination dans ces pays merveilleux qu’il ne connaissait encore que par les livres : la France, l’Italie, l’Espagne, la Hollande. Il visitait au hasard Carcassonne, Venise, Paris, Grenade, Haarlem… et il les décrivait.
Il devait les voir réellement quelques années plus tard. Aussitôt finies ses études de droit, voilà deux ans, il s’embarquait pour l’Europe de ses rêves. Tour à tour il parcourut l’Espagne, l’Italie, la Grèce, la France tout entière, s’arrêtant longuement à tous les endroits consacrés par l’art et par le souvenir des vieux âges. Ce fut pour lui une promenade enchantée. Il en rapporta les impressions les plus riches et les plus vibrantes qu’une nature d’artiste et de poète puisse ressentir ; et ce sont ces impressions — ces impressions de voyage — qu’il a essayé de traduire dans son livre.
Autant que l’a permis un art adolescent,
Mes vers, je vous ai faits sincères et sonores ;
J’ai dit les jardins bleus sous le rose croissant,
Les dieux antiques, les centaures,
La douceur de l’Hellade et le bel Orient :
Et vous avez loué, dans mon cœur qui s’éveille,
La nature où, païen, bondissant, souriant,
Je cours de merveille en merveille.
(Page 118.)
⁂ Tour à tour il nous conduit à Vérone, à Bruges, à Venise, à Quimper, à Stamboul. Mais c’est la France surtout qui le charme ; et chaque fois qu’il parle d’elle, c’est avec un véritable accent d’amour, — frémissant.
Ô cher pays que j’aime autant que mon pays,
Je vous aimerais trop, je ne vous verrai plus,
Mais je veux dire à tous que mon âme est française,
Combien je vous goûtai, combien vous m’avez plu,
Que votre air est doux comme un visage qu’on baise.
Adieu. J’emporte en moi votre nom adoré
Et tout ce qu’il contient d’amour et d’espérance.
Tu es toute en mon cœur. Bientôt je reverrai
Ma terre maternelle et noble… Adieu, MA France !
( C’est nous qui soulignons.)
Il écrit à un ami du Canada (page 153) :
Ah ! combien je vous ai regretté ce matin,
Quand, à l’aube mouvante et verte de ma vigne,
Je mourais de l’ardeur du tendre ciel latin ;
Et plein du souvenir de notre adolescence,
Des mille jours divins où nous mêlions nos voix
Pour louer la lointaine et forte et douce France,
J’ai cru, pour un instant, vous avoir près de moi.
De la France, il aime tout : le paysage, l’atmosphère, les « Marbres » et les « Feuillages », l’abrupte côte bretonne et le contour pur des coteaux enguirlandés de vignes… Il aime la France dans son présent et il l’aime dans son passé. Il l’aime surtout dans son passé. Voyez avec quelle émotion il évoque, au petit Trianon, les figures évanouies de la royauté à son déclin :
Mon cœur français et moi nous vîmes ce matin
Le paisible hameau parfumé de fougère
Où Marie-Antoinette en paniers de satin
Rêva d’être bergère ;
Et j’ai dit à mon cœur ; « Le matin est si beau,
Si clair, si bleu ! pourquoi faut-il que tu tressailles
Ainsi que tu le fais devant un cher tombeau,
En revoyant Versailles ? »
Mais j’ai bientôt compris en regardant le lac,
La barque et son anneau rongé de mousse brune
Qu’on détachait, lorsque la tendre Polignac
Ramait au clair de lune ;
Les pelouses, l’étang doré, les noirs taillis ;
Le parc mélancolique où, jouant à la balle,
Le dauphin poursuivait dans les sentiers fleuris
Madame de Lamballe ;
Les ronds-points de Le Nôtre et les ifs de Watteau
Où se perdait la reine, amusée et frivole,
Sans voir son front lauré par un mouvant flambeau
D’une rouge auréole…
Ô cruelle douceur du petit Trianon !
Royaume désolé, candide bergerie,
Avec quelle douceur redit-elle ton nom,
Blonde folle meurtrie,
Quand il fallut quitter pour la dernière fois
Tes chaumières de laque et tes marronniers roses,
Et le temple où l’Amour cachait dans son carquois
Des flèches sous des roses !
(Pages 104 et 105.)
Nous ne voudrions pas exagérer, mais cette mélancolie devant les vieux souvenirs, ce sentiment du passé, à la fois si profond et si délicat, d’autres poètes peut-être les ont eus au même degré : nous ne croyons franchement pas qu’il s’en soit trouvé un seul, nous disons parmi les plus grands d’aujourd’hui, pour l’exprimer aussi bien. On dira si l’on veut que nous abusons des grands mots : pour nous cette petite pièce est un chef-d’œuvre.
Celle-ci sur Carcassonne, sans atteindre à la même profondeur d’impression, n’en est pas moins intéressante. Elle donnera, quoi qu’il en soit, quelque idée de la virtuosité de l’auteur :
Le soleil tombe, un clocher sonne.
Dans le brouillard gris et moiré
Qui monte d’un champ labouré :
C’est Carcassonne !
Son pont-levis qui s’écussonne
Chancelle sur ses ais caducs.
Où sont les barons et les ducs
De Carcassonne ?
Et sur ce pavé qui résonne
Sous les sabots d’ânes ruraux,
Où sont tes alezans ducaux,
Ô Carcassonne ?
Et la cloche qui carillonne
Les victoires et les tournois ?
Qu’elle chantait bien, autrefois…
À Carcassonne !
Mais maintenant il n’est personne
Aux ogives des clochetons,
Et ternis sont les hoquetons
Dans Carcassonne…
Terni tout cet or qui blasonne
De soleil les caparaçons,
Ternis les clairs estramaçons
De Carcassonne.
Le vent qui dans les tours frissonne
N’agite plus les étendards
Sur les créneaux et les remparts
De Carcassonne :
La pastorale et la chaconne,
Lee ménestrels, les tambourins,
N’enjoyeusent plus les chemins
De Carcassonne ;
Tes murailles qu’on étançonne,
Par Louis et Charles Martel
Et par Raymond de Trincavel,
— Las ! Carcassonne !
Comme celles de Maguelonne
Furent détruites, mais l’éclat
De tes exploits est toujours là,
Dans Carcassonne…
Et pendant que la cloche sonne
Dans le brouillard gris du passé
Je vois le ciel fleurdelisé
Sur Carcassonne !
Après s’être à loisir arrêté devant les ruines, devant l’histoire, devant les paysages, le poète a fait un retour sur lui-même ; il a voulu écouter ses “ voix intérieures ”. Elles ne l’ont pas moins heureusement inspiré que ses voyages à travers le monde. On en jugera par deux ou trois citations :
Vous vouliez que je reste en mon pays, pourtant !
Je pense à vous, à ma fenêtre, en écoutant
Le souffle sourd et lourd de la ville endormie…
Comme vous êtes loin, ce soir, petite amie !
Je pense à vous, à ma fenêtre, en écoutant
Votre lointaine voix qui chante dans mon âme,
Et la voix, tour à tour, me caresse et me blâme.
Pourquoi suis-je parti, moi qui vous aimais tant ?
Le souffle sourd et lourd de la ville endormie,
Passant par le jardin, monte vers moi, plus doux.
Serai-je indifférent, serez-vous ennemie ?
Vous êtes si frivole et je suis si jaloux !
Comme vous êtes loin, ce soir, petite amie…
Hélas ! pourquoi toujours mon cœur trop inconstant,
Dédaignant cette main que le bonheur lui tend,
Préfère-t-il l’angoisse à la bonne accalmie ?
Vous vouliez que je reste en mon pays, pourtant !
(Page 138.)
Ailleurs ;
Je reverrai souvent ton jeune et cher visage,
Petite fille que j’aimai.
Ton regard confiant, ta voix si fraîche et sage,
Sont mon désir jamais calmé.
Souviens-toi. Je ne veux pas que tu te dérobes
À des regrets inapaisés,
Quand, moi, je sais encor la couleur de tes robes
Et le nombre de tes baisers.
(Page 133.)
Enfin, ce Conseil, digne en tous points de Sully-Prudhomme, avec quelque chose, en plus, sur la fin, d’infiniment plus pessimiste encore et plus poignant :
N’analyse jamais ce cœur triste et subtil
Qui t’angoisse et te lie,
Tu n’y rencontreras, si généreux soit-il,
Que la mélancolie.
Dissèque froidement cette sincérité
Où ton âme se livre…
Le plus fol amoureux a toujours imité
Les mots de quelque livre.
Chasse le souvenir des candides serments
De celle que tu aimes,
Ton esprit n’y verra que sujets de romans
Et matière à poèmes.
N’évoque pas non plus les beaux jours consacrés
À l’ardente nature,
Ta mémoire, depuis, les a dénaturés
Par la littérature.
Le rapide présent ou le bel avenir
Ne charme ni ne touche,
Tel baiser donnera le cruel souvenir
D’une plus chère bouche.
Il te faut ignorer tout sentiment nouveau,
Toute tendresse douce,
Involontairement, le livresque cerveau
Les chasse et les repousse…
Mais du laurier, surtout, fuis les amers rameaux.
— Tour d’ivoire et d’argile, —
Il n’est de calme vrai que parmi les tombeaux,
Farouche et sûr asile !
Nous n’avons pas besoin d’insister sur l’intérêt que présentent de telles pièces, où se trahit, pour ainsi dire à chaque vers, l’un des plus riches tempéraments de poète et d’artiste qui se soient révélés depuis longtemps.
Citerons-nous encore ?
Que ce fût le glaive ou la crosse abbatiale,
La licorne, la fleur, les monstres ou les dieux,
Avec quelle maîtrise et quel amour pieux
Ta main historait la lettre initiale !
Ô Maître enlumineur, la sainte liliale
Et la tarasque ailée ont ébloui mes yeux,
Mais j’aime plus encor l’oiseau mystérieux
Dont tu fis rutiler la traîne impériale :
Et de ma plume où tremble une goutte d’émail,
Comme en ce manuscrit clos d’un riche fermail
Où ton pinceau mêla la chimère à la guivre,
À la gloire du Paon, sphinx orgueilleux et pur,
Je veux entrelacer, aux pages de mon livre,
À la cursive d’or l’onciale d’azur.
Ne dirait-on pas un sonnet des Trophées ? Il y en a comme cela à perte de vue, tous ou presque tous aussi bien frappés, tous ou presque tous de première qualité.
Puisque tout naturellement le nom de Heredia est venu sous notre plume en transcrivant ce sonnet, ce serait ici peut-être le moment de se demander si l’influence des maîtres contemporains ne se fait pas sentir avec quelque excès dans ce recueil. C’est une question à laquelle il ne serait pas difficile de répondre. M. Paul Morin a évidemment beaucoup lu — pour ne citer que ceux-là — d’abord Heredia, puis Verlaine, Albert Samain, Arthur Rimbaud, M. Fernand Gregh, Madame de Noailles de laquelle il tient, pour le dire en passant, son admiration pour “l’oiseau divin ”, le Paon (d’où le titre de son livre), M. Edmond Rostand, M. de Montesquiou-Fezensac, M. Henri de Régnier, pour ne rien dire de Théophile Gautier, de Banville, de Sully-Prudhomme, de vingt autres encore. Il nous serait facile, si nous en avions le temps, de montrer la part de chacun de ces poètes dans la formation de notre auteur, et les traces qu’on retrouve d’eux tous dans son œuvre.
Hâtons-nous de l’ajouter, s’il n’a pu (ce que l’on pourrait difficilement d’ailleurs attendre d’un jeune poète) se dégager encore, dans cette première œuvre, de l’empreinte de ses lectures, du moins nous épargne-t-il, lors même qu’il s’inspire le plus étroitement d’un modèle, ces pastiches plats et déshonorants qui remplissent quatre-vingt-dix-neuf sur cent des recueils de vers publiés aujourd’hui, même en France. La plupart du temps, c’est l’influence mêlée de plusieurs poètes qui déteint sur ses vers, sans qu’on puisse exactement discerner lequel a laissé sur lui l’impression la plus marquée. Quelquefois, assez souvent même, à vrai dire, il lui arrive, dans des manières d’études, de se livrer à l’imitation voulue de tel ou tel maître ; alors — et c’est ce qui le distingue, — loin de pasticher maladroitement son modèle, et d’en donner une copie inférieure, il l’imite, si nous osons dire, — et hormis que le modèle soit un Théophile Gautier ou un Jose-Maria de Heredia, — il l’imite non-seulement en l’égalant, mais en le surpassant ; il l’imite, si nous osons dire, en mieux. C’est ainsi, pour ne citer que ces deux exemples, qu’il fait couramment, et comme en se jouant, du Verhaeren mieux que Verhaeren lui-même, et du Fernand Gregh supérieur au vrai Fernand Gregh.
Après cela, qu’il ait, dans son inspiration même la plus personnelle, une originalité très nettement dégagée, c’est ce qu’il serait exagéré de dire, comme il serait, d’ailleurs, excessif de l’attendre d’un jeune homme de vingt-trois ans. Ce qui par contre à nos yeux n’est pas douteux, si extraordinaire que puisse paraître de prime abord cette opinion, c’est qu’il n’existe pas à l’heure qu’il est, — même en France, — même parmi les Fernand Gregh, les Henri de Régnier, les Edmond Rostand, — un poète qui possède mieux son métier, qui sache mieux faire le vers, et qui, avec un sentiment très vif, encore peut-être qu’un peu livresque, des choses de la nature et de l’art, ait plus d’habileté technique, de ressources et de sûreté de main, que ce jeune Canadien-Français de vingt-trois ans.
Est-ce à dire qu’il n’ait gardé aucun souvenir du sol natal ? On se tromperait étrangement à le croire. N’est-ce pas à lui en effet qu’échappe ce cri poignant de douleur et de détresse (poème du Départ, page 112) :
Ô cher pays que j’aime autant que mon pays,
Vous ne serez demain qu’une des cent chimères
Dont meurt le fils de ceux qui, vendus et trahis,
Vous ont tout pardonne, puisqu’on pardonne aux mères !
Et n’est-ce pas lui aussi qui, vers la fin de son livre, dédie à ses compatriotes canadiens-français, en s’excusant de n’avoir parlé dans son œuvre que des vieux pays, cette pièce touchante — quoique déparée peut-être légèrement par une fausse figure :
Et si je n’ai pas dit la terre maternelle,
Si je n’ai pas chanté
Les faits d’armes qui sont la couronne éternelle
De sa grave beauté,
Ce n’est pas que mon cœur ait négligé de rendre
Hommage à son pays,
Ou que, muet aux voix qu’un autre sait entendre,
Il ne l’ait pas compris :
Mais il aurait fallu remplacer sur ma bouche
Le luth par l’olifant,
Et je voulais louer la fleur après la souche,
La mère avant l’enfant.
N’ayant pour seul flambeau qu’une trop neuve lampe,
Les héros et les dieux
N’étant bien célébrés que l’argent à la tempe
Et les larmes aux yeux,
J’attends d’être mûri par la bonne souffrance
Pour, un jour, marier
Les mots canadiens aux rythmes de la France
Et l’érable au laurier.
Voilà du Louis Mercier tout pur, ou nous nous trompons beaucoup !
Nous ne voudrions ici, pour terminer, souhaiter aucune souffrance, même une bonne souffrance, à l’excellent poète qu’est M. Paul Morin.
Pourtant, s’il ne lui manquait, pour nous donner le poète que nous attendons depuis si longtemps… s’il ne lui manquait que l’épreuve et les tourments, et que ces tourments dépendissent de nous… en vérité, en vérité nous ne savons trop ce que nous ferions.
Peut-être consentirions-nous à le jeter dans le malheur, — à le jeter même en prison.
Enfin, — blasphème que rien n’égale ! — blasphème qui n’a de nom dans aucune langue humaine, enfin alors serions-nous peut-être délivrés chez nous, — serions-nous délivrés pour de bon — comme on dit en vers, — des Crémazie, des Fréchette et des Chapman.
- ↑ Action, 30 décembre 1911.