Mon encrier, Tome 2/13
QUE CEUX QUI ONT DES YEUX, VOIENT ![1]
M. l’abbé Camille Roy n’est pas le premier venu. Ancien élève du Collège de Rome, licencié ès-lettres de la Sorbonne, ayant beaucoup voyagé, beaucoup étudié, auteur, en outre, de quelques ouvrages de critique fort estimés, il jouit parmi les siens d’une grande réputation. Depuis longtemps déjà sa compétence littéraire ne fait plus question pour personne. Son autorité est immense. Il est le juge sans appel des auteurs et toutes les productions nouvelles — histoire, roman, poésie — sont définitivement classées dès qu’il a formulé le sentiment qu’elles lui inspirent. Déjà Québec salue en lui l’une de ses gloires. On célèbre son nom des hauteurs de la Grande-Allée aux profondeurs de Saint-Roch et il n’est pas jusqu’à M. d’Hellencourt qui ne s’incline, tout le premier, devant l’étendue de son savoir et la sûreté de son jugement. Bref, il occupe dans notre petit monde intellectuel une position unique et qui donne à sa pensée un poids véritablement exceptionnel.
Or un auteur faisait paraître dernièrement à Québec, sous les yeux mêmes de M. Roy, un livre dont le succès fut tout de suite prodigieux. Tous les journaux ne parlaient plus que du nouveau chef-d’œuvre, il s’en vendait plus de mille exemplaires en l’espace de quelques semaines. N’ayant pu mettre encore la main sur le volume, désireux néanmoins d’en avoir quelque idée, nous voulûmes savoir, d’un ami de Québec, ce qu’en pensait M. l’abbé Camille Roy. Par le retour du courrier, nous recevions, découpé de l’Action Sociale, un article où M. Roy, avec son autorité habituelle, développait abondamment son opinion sur l’auteur et sur le livre. C’était justement cet article qui, dès le premier jour, avait fait la fortune singulière de l’ouvrage.
Il faut dire qu’il y avait de quoi. M. Roy, en effet, ne se contentait pas de vanter dans le roman de M. Bernier des qualités moyennes : il annonçait au public, purement et simplement, un chef-d’œuvre. Il le disait même en toutes lettres : Au large de l’Écueil est mieux qu’un roman passable, c’est un « bon » roman.
Ce n’est pas seulement Jules Hébert et Marguerite Delorme qui ont passé au large de l’écueil ; c’est aussi M. Hector Bernier.
L’écueil, je veux dire le roman, n’avait rien qui pût l’effrayer. L’inspiration aidant et je ne sais quel souffle large qui a toujours traversé cette âme d’élite, il s’est lancé sur la haute mer de la fantaisie et de la réalité, et, ô merveille ! il a vigoureusement battu la vague, il a contourné l’écueil, et le voici au rivage, salué par ses amis qui étaient anxieux de son effort, applaudi par ses maîtres qui voient se réaliser déjà de brillantes promesses, recherché du public qui aima toujours les jeunes imprudents ! SON LIVRE MÉRITE DEUX FOIS DE PORTER LE TITRE PÉRILLEUX. EN VÉRITÉ, IL DEVAIT S’INTITULER : AU LARGE DE L’ÉCUEIL ![2]
Suit un développement d’environ trois colonnes, petit texte, où M. l’abbé Roy s’efforce d’analyser de son mieux les mérites nombreux de l’ouvrage. Comme il va terminer, cependant, il s’aperçoit qu’il n’a pas encore tout dit :
L’espace me fait ici défaut pour vous faire goûter CES BELLES CHOSES. Mais il n’importe, vous lirez ce livre et vous découvrirez vous-même CES BEAUTÉS AGRÉABLES.
Un accident, où nous eûmes l’autre jour la patte cassée, nous ayant fait des loisirs pour quelques semaines, nous en avons voulu profiter pour découvrir nous-même, à notre tour, « ces beautés agréables ». Après une lecture attentive des trois cent dix-neuf pages qui composent le livre de M. Bernier, nous pouvons dire, en toute conscience, que nous ne regrettons pas d’avoir suivi le conseil de M. l’abbé Roy.
⁂ Sans avoir jamais lu ce livre, vous en connaissez certainement le thème. Il n’est pas neuf. C’est, tout simplement, l’adaptation au Canada de Colette Baudoche, à cette différence près qu’ici c’est la religion, plutôt que le patriotisme, qui s’oppose au triomphe de l’amour. Barrès, René Bazin dans Les Oberlé, les frères Margueritte dans Les Frontières du Cœur, vingt autres auteurs, ont tour à tour, en ces dernières années, exploité le même sujet. Ne l’ont-il pas épuisé ? Il était, en tout cas, curieux de voir ce qu’en pourrait tirer une main canadienne, en transposant dans les âmes et parmi les paysages de chez nous ce duel tragique du devoir et de la passion. C’est ce que M. Hector Bernier a tenté de nous montrer. Encore que l’entreprise n’eût rien de fortement original, elle offrait pourtant matière à un travail digne d’intérêt. Voyons comment notre romancier s’en est acquitté.
Nous regrettons d’avoir à le dire, mais il faut bien tout de même y venir : ce livre, tant admiré de M. l’abbé Roy, non-seulement manque de style et de grammaire, il constitue encore, du commencement à la fin, et sans interruption, l’œuvre la plus lugubrement bouffonne qui ait jamais vu le jour en notre beau pays.
Rappelons brièvement l’intrigue : M. l’abbé Roy lui-même va se charger de nous la résumer.
… Et c’est entre deux âmes françaises, entre Jules Hébert, canadien de Québec, et Marguerite Delorme, française de France, que va surgir le conflit, que va se dresser l’écueil.
Les deux jeunes gens se sont connus sur un vaisseau qui ramène Jules dans son pays. Leurs âmes se sont vite éprises l’une de l’autre : mais, tout de suite, elles ont pris conscience que des pensées, des convictions religieuses trop différentes, devaient à jamais les tenir éloignées. Jules est un croyant, un Québécois enraciné dans sa foi catholique, et un croyant logique et militant. Marguerite est fille d’un sectaire, d’un libre-penseur fanatique, d’un sans-patrie, d’un disciple de Voltaire et d’Hervé (sic)…
Marguerite et Jules, au moment d’arriver à Québec, avant de se dire adieu, se promettent de se revoir. Jules se fait le cicerone attentif de la jeune française. Celle-ci aperçoit la beauté de Québec et des campagnes qui l’avoisinent à travers les yeux de Jules…
Mais il faudra se quitter. D’ailleurs, ni le père de Jules, ni celui de Marguerite, n’approuvent ces relations… Mais les deux jeunes gens regrettent de plus en plus douloureusement la nécessité de la séparation, à mesure qu’approche l’heure du départ de la famille Delorme. Marguerite, qui a beaucoup connu Jules et Jeanne sa sœur, qui les a accompagnés à Sainte-Anne de Beaupré, qui a été vivement impressionnée par le spectacle de nos édifiants pèlerinages, commence à douter de la vérité de son nihilisme religieux. Et la souffrance va achever la conversion de cette âme. La veille du départ pour l’Ouest, et par conséquent, de la séparation définitive… elle est prise d’une fièvre aiguë qui rouvre les blessures mal cicatrisées d’une ancienne maladie ; ses yeux s’éteignent peu à peu ; elle souffre des douleurs cuisantes, pendant qu’elle voit la lumière graduellement se retirer de sa vie. Ne sachant quelle protection invoquer pour échapper au malheur qui la menace, elle s’adresse au Dieu de Jules et de Jeanne. Celle-ci la conduit à Sainte-Anne, où un miracle la guérit. Marguerite est pour jamais gagnée à la foi catholique. Rien ne s’oppose donc plus à son mariage avec Jules. Son père, dont le fanatisme s’exalte à la pensée que sa fille croit en Dieu et adore, se séparera volontiers de cette enfant dont le commerce lui sera désormais pénible.
Et le roman finit donc, comme souhaitent la plupart des lecteurs, par un mariage dont chacun reste libre de fixer la date.
Jules Hébert est donc le héros de l’œuvre, le personnage favori de l’auteur. Aux yeux de M. Bernier, — comme de M. Roy évidemment, — il représente le jeune homme idéal.
Or il se trouve que Jules Hébert dans la réalité, avant tout et sur toute chose, au fond comme à la surface, n’est autre chose qu’un parfait raseur, quand il n’est pas un malappris. Il se montre d’un bout à l’autre du livre, tour à tour d’une sottise qui décourage et d’une grossièreté qui confond. Quelques citations permettront d’en juger.
Le voici en présence de cette jeune fille qu’il aime, mais qu’il vient à peine de rencontrer. Elle n’essaie pas du tout de le convertir ; elle le laisse bien en paix sur le chapitre des croyances. Elle ne discute ni sa religion, ni sa morale, ni sa philosophie. Elle ne lui parle même pas de politique. Elle lui demande seulement d’être pour elle un agréable compagnon de voyage. Croyez-vous qu’il va s’en tenir là ? Eh bien ! mes amis, si vous le croyez, c’est que vous ne connaissez pas notre Québecquois !
Comme le paquebot approche des côtes d’Amérique, et que déjà l’on voit briller dans le lointain les feux de Belle-Isle, Marguerite Delorme a demandé à notre jeune Canadien de l’accompagner dans une promenade sur le pont. Très volontiers, dit-il ; et, pour la distraire, voici le genre de conversation qu’il imagine de tenir :
Elle l’entendait encore murmurer avec passion : « Que je suis heureux de te sentir là près de moi, mon Canada bien-aimé. Je vais donc te revoir, te contempler, te servir encore. Bientôt nous vivrons ensemble : ma poitrine aspire déjà le souffle qui vient de ton golfe… Je vous demande pardon, Mademoiselle, je me suis oublié. J’éprouve une exaltation plus forte que ma volonté. Tout l’amour de mon pays me gonfle le cœur : c’est la première fois que j’y reviens de si loin. J’ai vécu, là-bas, des heures profondes où le meilleur de moi-même a vibré, où j’ai connu la plénitude de l’existence. J’ai glissé sur l’onde immortelle, le soir, à travers Venise endormie ; j’ai vu des hauteurs du Pincio le couchant inonder Rome de féerie et de splendeur, et, du sommet du Vésuve, la baie de Naples et la campagne italienne dérouler leur poésie empoignante, et j’ai vu, de la Tour Eiffel, le Paris gigantesque de mes rêves, et, à la Comédie-Française, où l’on jouait Œdipe-Roi, la résurrection de la Grèce antique. Mais tout cela ne fut pas le sanglot qui m’a pris à la gorge il y a un instant. Il a fallu que je parle à la terre de mes aïeux comme un fils à sa mère qui le retrouve. Elle est peut-être moins belle, moins divine que celles que j’ai parcourues, mais quelque chose en moi le nie, parce que je lui appartiens. » (P. 10-11.)
Pauvre petite ! Vous pensez si elle avait là de quoi s’égayer. Le pis, c’est que ce genre d’accès furieux n’était point nouveau pour elle. Depuis le moment où il l’avait connue à la table du bord, point de jour que notre Canadien ne lui eût ainsi collé impitoyablement quelque discours de Saint-Jean-Baptiste. L’auteur lui-même prend soin de nous en instruire, dès la onzième page du livre.
À PLUSIEURS REPRISES, il l’avait initiée tour à tour, avec presque la même chaleur (sic), presque la même puissance (resic), à l’âme canadienne-française, héroïque, séculaire, ardente, inassimilable, et à l’âme canadienne, vivante, mais qui tâtonnait, se cherchait elle-même, et, dans le conflit des races et le tourbillon des joutes politiques, faisait la conquête d’elle-même. Et suspendue AUX TIRADES ENFLAMMÉES DU JEUNE HOMME, Marguerite Delorme avait compris, etc. etc. (P. 11-12.)
De toute la traversée, la malheureuse enfant n’entendra point parler d’autre chose. Ce charmant jeune homme s’est juré de lui expliquer à fond la politique canadienne et il n’en démordra pas. L’auteur, d’ailleurs, presque à la même page, nous déclare le plus tranquillement du monde qu’il ne faut point suspecter là-dessus la simplicité d’âme de son héros : « Jules Hébert, dit-il en effet, — Jules Hébert NE POSAIT PAS (sic), avec la jeune fille… » {P. 12.) Jugez un peu, s’il avait posé !
Heureusement tout a une fin, même les traversées du Laurentie, et tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes, si la victime de tant de cruautés ne devait retrouver son persécuteur au Canada. Elle l’y retrouve, hélas ! et c’est en sa compagnie qu’elle visitera les principaux sites de la ville et de la campagne québecquoises. Il faut voir ce que cela lui coûte !
Jusque-là, au moins, notre bon jeune homme s’était contenté de lui parler politique : voici maintenant qu’il va la pousser de force, à toute occasion, dans la controverse religieuse. En vain la pauvre jeune fille, qui est une personne bien élevée, tente-t-elle de se dérober : son compagnon ne le lui permet pas. Qu’il la conduise à la Terrasse ou aux plaines d’Abraham, au Parlement ou aux chutes Montmorency, qu’il lui fasse contempler « les prés verts de Charlesbourg » ou la falaise abrupte de l’île d’Orléans, toujours et à tout propos il trouve moyen de lui reprocher brutalement son incroyance.
— Nous autres, Canadiens-Français, nous sommes des catholiques… La Libre-Pensée nous répugne. Quoi que disent vos compatriotes, nous préférerons toujours, pour notre part, le Christ à votre Voltaire. Et cœtera.
Tout lui est prétexte à de telles réflexions. Que la malheureuse lui parle du charme des paysages, de la poésie des monuments, de l’agrément des promenades ou simplement du temps qu’il fait, vlan ! il faut qu’il lui réponde par un sermon. Et quel sermon !
Dès leur première rencontre à Québec, Marguerite Delorme se croit tenue de faire compliment à notre Canadien sur la beauté de son pays :
Hier soir, dit-elle, au Château Frontenac, assise à la fenêtre de ma chambre qui regardait le Saint-Laurent, rouge de flammes, j’ai reçu le coup de foudre… Décidément, je suis amoureuse !… (P. 68-69.)
Un autre, vous, moi, enfin un Canadien ordinaire, un catholique dans la moyenne, aurait répondu par un mot aimable à cette aimable parole. Lui, écoutez-le :
Selon votre idéal de l’amour libre (sic), je suppose, dit Jules, avec un sourire. Quand il vous plaira de rompre vos amours, vous nous quitterez… (P. 69.)
Discrètement, la jeune fille s’efforce d’entraîner son interlocuteur sur un terrain moins brûlant… — Voyez donc, dit-elle, le joli paysage !
La Porte Saint-Louis me fait songer à l’entrée orgueilleuse de quelque forteresse invisible… Le contraste est joli des remparts lourds et des robes légères volant sur les carrés du tennis… Au-dessus de la muraille, les toits aux mille formes bizarres se chauffent au soleil… Les clochers dans l’azur impressionnent… (P. 69.)
Elle n’a pas sitôt prononcé ce mot de « clochers » que son aimable compagnon saute à deux mains sur l’occasion :
Vous n’avez donc pas l’horreur des clochers ? la remercie-t-il du regard et de la voix. (P. 69.)
Conciliante, elle tente d’expliquer, d’arranger les choses…
Ils m’ont toujours émue, répond-elle doucement. Parfois la musique des cloches me donne envie de pleurer. Je désire que les clochers restent debout !… Ils parlent d’idéal… Quelque chose rayonne autour d’eux : ce doit être l’amour de ceux qui croient et qui les aiment ! (P. 70.)
Et notre bon jeune homme de lui répondre, sévère et digne :
Pour nous, c’est la présence universelle du Dieu que nous adorons qui les entoure… Je respecte votre incroyance. Mademoiselle… Mais je suis heureux que vous réprouviez ceux qui font taire les cloches et crouler les clochers !… (P. 70.)
« Ceux qui font taire les cloches et crouler les clochers », ce sont, tout d’abord, les gens comme Gilbert Delorme, le père de la jeune fille. Il ne le lui envoie pas dire ! Que voilà bien la vieille galanterie française !
Notez, s’il vous plaît, que cette austère conversation ne se tient ni dans un cimetière, ni dans une église, ni même dans un musée. Elle a lieu, tout simplement, dans une calèche, au cours d’une supposée promenade d’agrément.
Dans la calèche, encore, cette autre mercuriale à l’infortunée voyageuse :
Me ferez-vous un crime d’être franc ? dit Jules, avec tristesse. Soyez certaine que je ne voulais pas vous offenser… Je crois avoir saisi la portée de vos paroles..… Vous demandez qu’on étouffe la superstition, mais qu’on l’étrangle avec un mouchoir brodé qui fera son œuvre sans hâte et sans douleur. La différence entre votre père et vous n’est que dans les formes : il veut écraser ; la femme en vous veut engourdir par un sourire… MAIS TOUS DEUX VOUS SOUHAITEZ DE TOUTE VOTRE ÂME L’AVÈNEMENT DE LA LIBRE-PENSÉE, REINE DE L’UNIVERS ! JE VOUS PRÉVIENS QUE, CHEZ NOUS, DANS LE CANADA CHRÉTIEN, LA FOI EST TENACE : ELLE EST SOLIDE COMME LE VIEUX ROC DE QUÉBEC ; QUELQUES PARCELLES EN TOMBENT, MAIS LA MASSE EN EST LÀ POUR BIEN DES SIÈCLES ENCORE. Je m’étonne que M. Delorme vous laisse en compagnie d’un Canadien-Français, de l’un de ces enfants terribles de la superstition, ajouta-t-il, avec un peu de malice (sic) (P. 71.)
Jusqu’ici la petite Française, plus soucieuse, évidemment, de contempler les paysages que de discuter la religion, s’était soigneusement gardée de relever les provocations de son « attentif » cicerone (l’épithète est de M. l’abbé Camille Roy). À ces derniers mots, pourtant, elle ne peut se défendre de lui répondre du tac au tac. « Mon père, cher monsieur, est sûr de moi… Il me sait invulnérable !… C’est même sa fierté de me croire un autre lui-même !… » (P. 72.)
Alors, notre bon jeune homme, furieux de se voir contredire, se fâche pour de bon contre son invitée. Il est trop « poli » (cf. le livre) pour la jeter en bas de la calèche, mais il ne lui en fait pas moins une véritable scène.
— Ainsi, s’écria Jules, AVEC LA COLÈRE POLIÉ DU GENTILHOMME (sic), je suis l’adversaire qu’on brave impunément, contre lequel on est tout-puissant !…Pour lui (c’est-à-dire : pour votre père), vous êtes le défi qu’on me lance et que je ne puis relever !… Cela ne vaut vraiment pas la peine qu’on s’inquiète !… (P. 72.)
Ainsi parle Jules Hébert à cette jeune fille qu’il connaît depuis une semaine, qui est pour lui, de toutes façons, une pure étrangère, et qui lui a seulement permis de l’accompagner dans ses promenades, durant les quelques jours qu’elle passera à Québec !
Et c’est comme cela d’un bout à l’autre. Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle invente, la jeune fille ne peut y échapper. S’avise-t-elle, aimablement, d’exprimer de la sympathie pour le père de son interlocuteur, voici tout de suite le remerciement qu’elle s’attire :
— Vous allez me penser un peu curieuse (sic), dit-elle pour dissiper le malaise entre eux (sic). Comment est-ce vous, et non votre père, qu’on a demandé ? (C’est-à-dire : à qui on a offert la candidature) ?
— On lui offrit la candidature… Il me la cède…
— Il est généreux, votre père !… Que j’aurais aimé le connaître !… Je me le figure noble et grand…
— HÉLAS ! VOUS AURIEZ ÉTÉ ENNEMIS, répond Jules, que le conflit perpétuel entre la jeune fille et lui déprime. IL EST DE LA VIEILLE ÉCOLE CANADIENNE-FRANÇAISE… (sic) IL EST CATHOLIQUE JUSQUE DANS LA MOELLE… VOUS N’AURIEZ PAS TROUVÉ GRÂCE À SES YEUX : il aurait eu peur… À COUP SÛR, IL M’AURAIT INTERDIT LA FILLE D’UN ATHÉE ! (P. 131-132.)
On n’est pas plus aimable ; et c’est le cas — ou jamais — de répéter avec la chanson :
⁂ On commence d’entrevoir, dès ici, la mentalité de ce bon jeune homme. D’autres citations, s’il se peut, encore plus topiques, vont nous le livrer cette fois jusqu’au tréfond de l’âme. Oyez bien, s’il vous plaît, quelques-unes encore de ces « beautés agréables » qui font l’admiration de M. l’abbé Camille Roy.
Plusieurs jours ont passé depuis les scènes que nous venons de raconter. Le jeune Québecquois a revu plus d’une fois la petite Française, il lui a plus d’une fois fait en style de husting l’aveu de sa flamme, et il a eu la joie de voir qu’elle ne restait pas insensible à ses hommages. Il a appris non-seulement à l’admirer, mais à l’estimer. Chaque jour il a pu retrouver en elle les qualités qui l’avaient séduit dès la première heure : « …l’imprévu de son esprit, la richesse de son intelligence, l’honnêteté de son âme, la grâce de ses mouvements, la lumière de son sourire, le raffinement de son langage », etc, etc. (voir p. 19). — Mais fût-elle dix fois meilleure encore, comment pourrait-il, lui catholique, faire sa femme d’une incroyante ?
On sent assez tout ce qu’une telle situation offre, en soi, d’émouvant et de pathétique. Voyons un peu comment notre Québecquois va s’y prendre pour la faire tourner au burlesque.
Ne pouvant renverser l’obstacle qui se dresse devant lui, il n’hésite pas entre son devoir et son bonheur : il se séparera, pour la vie, de la femme qu’il aime. Et jusque-là tout est très-bien. Seulement — et c’est ici que l’histoire devient véritablement fantastique — ce qui l’afflige le plus, dans son aventure, ce n’est pas de perdre Marguerite Delorme. Ce n’est pas de penser que cette femme, si admirable par ailleurs, va selon toute vraisemblance rester privée pour la vie des lumières de la foi. Non ! C’est, tout simplement, l’idée qu’il a pu, lui Jules Hébert, lui un Québecquois, S’ABAISSER AU POINT D’AIMER UNE INCROYANTE !
Mais voulez-vous entendre de sa bouche l’aveu de ses « remords » (le mot est de lui) ? Écoutez-le seulement raconter son histoire à l’abbé Lavoie, le vieil ami de la famille Hébert. Son entrée en matière seule ne prend pas moins, dans le roman, de six longues pages. À l’entendre, on dirait tout le temps qu’il va s’accuser de quelque faute énorme, de quelque crime horrible et contre nature :
Je ne sais comment vous le dire, mon père, la chose m’étrangle… Je veux éperdûment le crier à quelqu’un, mais j’ai comme un besoin de le garder au fond de moi-même, COMME UNE HONTE D’EN PARLER TOUT HAUT. (P. 163.)
S’agit-il d’un faux serment, d’un assassinat ou d’un viol, on ne saurait dire encore. Ce qui est certain, c’est que jamais criminel le plus avili, le plus dégradé, ne confessa son crime avec plus de tremblement et de confusion :
Non, mon père,… vous ne sauriez l’imaginer : c’est l’aveu d’une défaillance que je dois vous faire, et je n’en réalise (sic) TOUTE LA BASSESSE ET L’ÉNORMITÉ qu’au moment de vous la dire… (P. 165.)
Il continue :
Vous allez me condamner, vous ne pouvez pas ne pas me condamner… C’est la première fois que vos yeux si bons flamberont de colère contre moi… J’espérais ne jamais mériter cela, j’en ai un chagrin inexprimable : mais il me faut votre courroux contre cette femme, il faut qu’on me dise que je suis un lâche, parce que, seul avec mon cœur, je l’aime quand même !… (Idem.)
Ici, pour la premère fois, le bon curé croit deviner : Jules Hébert s’est amouraché d’ane femme de mauvaise vie. Mais ce n’est pas possible, voyons !
SI J’EN CROYAIS TON LANGAGE, UN AMOUR COUPABLE AURAIT POUSSÉ DES RACINES DANS TON CŒUR ! Je le répète, je ne puis me résoudre à cela, je me révolte !… Rappelle-toi, mon fils, les jours déjà loin qui furent ceux d’hier, il semble… Tu n’as pas oublié cela, tu ne peux avoir commis une vilenie, donné ton âme à une créature indigne ! (P. 166.)
Ce n’est pas cela, explique enfin le jeune homme ; mais il ne peut se résoudre encore à confesser l’horrible chose. Il faut que le prêtre lui tire un à un les mots de la bouche.
Les parents de la jeune fille auraient-ils des répugnances ? Qui ne serait fier d’unir sa fille à la noble lignée des Hébert ?…
— Pas cela…
— Est-elle du peuple ?… Ton père a l’âme trop belle pour mépriser la fille d’un ouvrier, si tu l’as jugée digne de toi !
— Je le sais…
Le bon prêtre est de plus en plus perdu… Il ne sait plus que supposer. Enfin :
— SON PÈRE A-T-IL DES TARES QUI SOUILLENT ?
— Vous ne pouvez pas le deviner, c’est pour cela que je suis un lâche, mon père…
— Mais dis-le moi donc, mon enfant, tu ne vois pas que je souffre !…
— C’EST LA FILLE D’UN ATHÉE, murmura le jeune homme, en courbant la tête sous l’orage qui viendrait. (P. 167-168.)
Et pour mieux marquer encore la gravité de sa faute, il ajoute (même page, quelques lignes plus bas) :
— Elle m’a dit qu’elle ne croyait pas au Dieu dont j’adorais la puissance devant l’Océan vaste.
La malheureuse ! elle ne croit pas au Dieu dont notre Québecquois adorait la puissance devant l’Océan vaste ! Cette idée lui fait si mal au cœur qu’après l’avoir confiée à l’abbé Lavoie il se croit tenu d’aller en instruire encore sa mère et sa sœur.
Eh bien ! vous aviez trop de confiance en moi, vous tous, J’AIME LA FILLE D’UN ATHÉE, J’ADORE UNE FEMME SANS DIEU… (P. 186.)
⁂ Vous avez vu en raccourci, dans les lignes qui précèdent, le portrait du jeune Canadien idéal, c’est-à-dire du jeune homme selon l’esprit et le cœur de M. Hector Bernier. Un autre personnage non moins choyé de l’auteur, c’est Augustin Hébert, le père de son héros. Souffrez qu’on vous le présente ici, dans le moins de mots possible.
Nous en avons, dès les premières pages du livre, un signalement bien reconnaissable : BEAU TYPE DE CANADIEN. — SIX PIEDS. — INDUSTRIEL. — PATRIOTE. — CATHOLIQUE. Comme l’on voit, il n’y a pas à se méprendre.
Le patriotisme d’Augustin Hébert se manifestait principalement, dans le cours ordinaire des choses, par un acharnement incroyable à collectionner les livres canadiens. Cette passion, à la fin, avait même tourné tout à fait à la manie. M. Hector Bernier nous le dit expressément :
Il eût fallu rouler sur son beau corps d’athlète avant de lui arracher un seul des ouvrages canadiens qui formaient sa collection sainte. (P. 31.)
En d’autres termes, il se fût battu jusqu’au colon plutôt que d’abandonner à l’ennemi, cambrioleur ou politicien, les Élévations poétiques de M. l’abbé Burque ou les Souvenirs d’outre-mer de M. le notaire Mayrand, les Discours de M. le juge Pouliot ou les Impressions de voyage de M. Routhier. Nul ne s’étonnera qu’en la compagnie de ces esprits distingués l’« industriel patriote » (cf. Au large de l’Écueil. p. 32) ait pris à la longue une simplicité de langage toute canadienne. On ne trouvera que naturel, au contraire, de l’entendre dire tout bonnement à son fils retour d’Europe :
Allons ! fais-nous le récit alléchant de tes idylles d’amour sur les lacs divins de la Suisse. Entr’ouvre, à nos yeux épouvantés, les précipices où ton regard plongeait du haut des cimes alpestres… Évoque les foules grouillantes qui se jouaient de ta chétive personne comme le vent de la paille… Parle-nous des musées où les heures filaient comme des rêves, des théâtres où les virtuoses de la rampe ébranlèrent tout ce que tu avais d’âme et de nerfs !… (P. 42.)
À cette exhortation pleine de naturel, le fils de « l’industriel patriote » répond qu’il préfère s’en tenir, pour l’heure, à ses impressions de traversée. Aussi bien sont-elles, de beaucoup les plus vives qu’il ait ressenties de tout le voyage. C’est justement ce qu’il disait, au large de Belle-Isle, à la jeune Française…
— Qui était cette Française ? interrogea le père, un peu défiant.
— La fille de deux Parisiens ! répondit Jules Hébert… Le sort m’avait placé près d’eux, à table… Compagnons de la traversée, ils me la rendirent fort agréable… (sic) (P. 44.)
Ici l’on vit bondir « l’industriel patriote », encore plus « catholique » que « patriote » comme vous allez voir.
Ton langage me prouve que vous êtes devenus assez intimes, reprit Augustin, POURVU QU’ILS NE FASSENT PAS PARTIE DE LA BANDE HORRIBLE !… Les derniers journaux annoncent que le gouvernement sectaire se prépare à expulser les Sœurs de Saint-Vincent de Paul… Les lâches, les brutes !… Il ne leur reste donc pas d’entrailles !… Ce ne sont plus des patriotes qui gouvernent, c’est la haine ! C’est le régime des bourreaux despotes !… Oh ! ce n’est pas un doute sur toi que j’exprime. Je m’indigne, parce que j’en éprouve le besoin… Les sachant de concert avec ces gredins, tu n’aurais pas fraternisé avec ces Français !… Je te connais trop bien, tu es trop mon fils, trop Canadien-Français, POUR AVOIR ÉLEVÉ AU RANG D’AMIE, ne fût-ce qu’un jour, la fille d’un de ces gens-là !… (P. 44-45.)
Figurez-vous, maintenant, quelle rage sera la sienne lorsqu’il apprendra, plus tard, que ces Français sont bien en effet des « sectaires », des « gredins », et que son fils est leur ami ! Ce pauvre fils, ce qu’il se fait attraper !
— Le docteur L… m’a dit que ces gens-là, pendant toutes les semaines qu’ils vécurent à Québec, n’allèrent pas à la messe une seule fois ! Est-ce vrai ?…
Le fils, l’air consterné :
— Je crois que c’est vrai…
— Tu le savais donc !… Pourquoi ne vont-ils pas à la messe ?…
— Parce qu’ils n’y croient pas…
— Ils sont donc athées !…
— Oui, mon père…
— LE SAVAIS-TU, QU’ILS ÉTAIENT DES MISÉRABLES ?
— OUI. (P. 192.)
Mais tout le dialogue serait à citer ; goûtez au moins ces quelques lignes encore :
— Eh bien ! tu ne les reverras pas, je te l’ordonne !… Tu les as trop vus, c’est déjà trop de honte !… Tu savais bien que les potins circulent à tire d’aile ici… Tout Québec sait qui ils sont, tout Québec en parle… On te pense amoureux de la jeune fille… TU T’ES COMPROMIS, TU T’ES AVILI, TU M’AS DÉSHONORÉ ! (P. 193.)
Sur quoi notre bon jeune homme, pris de confusion, répond en baissant la tête :
— Le reproche est bien cruel, mon père…
— Mais pourquoi as-tu fait cela ?… Dès qu’elle a blasphémé le Dieu qui est le tien, qui est le nôtre et celui de ta race, comment n’as-tu pas rougi de rester près d’elle ? À la fréquenter, tu aurais dû la haïr !… Mais non, au lieu de lui faire UNE BONNE LEÇON DE FOI CANADIENNE-FRANÇAISE, tu lui pardonnes, tu l’excuses, tu en fais ton amie, tu t’affiches au milieu de tout Québec, tu laisses croire à tous que tu l’aimes !… (P. 194-195.)
En vain le fils veut-il tenter une justification, une explication tout au moins : son papa ne lui en donne pas le temps :
— …Le Canadien-Français, au fond de toi-même, ne s’est donc pas révolté contre un pareil voisinage ?… Ils rougissent de toi, tous ceux dont le premier je t’appris les noms et l’épopée : Champlain, nos missionnaires ; nos héros : Dollard, Bougainville, Iberville, Hélène (?) de Verchères et tous ceux qui s’immortalisèrent pour la race et la croix !… (P. 194-195.)
Ici le pauvre garçon se sent hors de combat. Pour suprême argument, il ne lui reste plus que d’invoquer le nom de l’abbé Lavoie.
— … Pourquoi seriez-vous impitoyable ? L’abbé Lavoie m’a pardonné, lui…
— Tu mens ! s’écrie le père, furieux… L’abbé Lavoie ne peut t’avoir pardonné, lui moins que tout autre !… IL AIME TROP BIEN SON CHRIST POUR AVOIR SANCTIONNÉ (sic) TON AMOUR D’UNE FILLE DE RENAN !… (P. 201.)
Enfin, pour résumer le débat, il en vient à déclarer, purement et simplement, que Jules n’est plus son fils et que Marguerite Delorme, n’ayant pas la foi, ne peut être autre chose qu’une femme de mauvaise vie : excusez du peu !
…Les Hébert n’ont jamais fraternisé, que je sache, avec les ennemis du Christ !… Jules est le premier qui déchoit !… Avant d’avoir aimé CETTE FILLE (sic), il était de ma race, il n’en est plus !… (P. 203.)
⁂ Tels sont, peints par eux-mêmes, les deux personnages préférés de l’auteur. Il leur a prêté tout son esprit et toute son âme ; d’un bout à l’autre du livre, c’est M. Hector Bernier lui-même qui parle par la bouche de Jules Hébert et d’Augustin Hébert, représentants tous deux, comme il les appelle, de « l’âme canadienne ». Ils nous livrent la pensée maîtresse et le fond même de l’œuvre.
Ils nous aident aussi à pénétrer, dans une large mesure, le style de l’auteur et ses qualités proprement littéraires. Quelques autres passages, pris au hasard, achèveront de nous fixer sur ce point. Tenez-vous bien, s’il vous plaît !
Genre gracieux :
— Vous aimez le Saint-Laurent, Mademoislle ? dit Jules Hébert à Marguerite Delorme. Je vous en remercie…
Mais permettez-moi de badiner (sic) à mon tour. Aimer, c’est posséder, paraît-il ; s’il contient tous les flots du Saint-Laurent, votre cœur est immense… (P. 14.)
Tout en buvant des tasses de thé, sur la Terrasse, Marguerite et son compagnon causent psychologie :
Savez-vous à quoi me fait songer le cœur des coquettes ?… (dit soudain le jeune Canadien). L’amour qu’elles donnent fond comme le petit bloc de sucre que je laisse tomber dans ce breuvage… Leur cœur est un liquide bouillant qui dévore autant de pains de sucre qu’elles ont d’aventures… (P. 92-93.)
Et la jeune fille ayant approuvé, il conclut finement — « un peu ironique » :
— Elle doit être passionnante, la chasse au gibier mâle.
Tu parles !
Monsieur et Madame Delorme sont allés visiter les chutes Montmorency en compagnie de leur fille et de Jules Hébert. Comme ils s’exclament devant la majesté du spectacle, arrive Mademoiselle Hébert, la sœur du jeune « patriote ».
Puisque vous avez la gentillesse (sic) d’admirer les beautés de mon pays, monsieur et madame Delorme, voulez- vous joindre Jeanne, ma sœur, aux complimenta que vous en faites ? dit Jules. (P. 121.)
Genre attique. Aux chutes encore :
Cela NOUS BAT (sic), gens d’Europe, interrompit soudain Gilbert… (Même page.)
Devant la statue de Champlain, Jules Hébert commence tout à coup un discours de husting :
Sa botte puissante s’empare du rocher de Québec !… La trompette claironne ses prouesses dans l’âge futur… L’histoire enregistre les paroles, etc.
Écoutez bien la réponse de la jeune Française « au langage raffiné » :
— Il est fier, IL EST ÉPATANT (sic), s’écrie-t-elle. En le regardant, je me sens moins petite et meilleure… (P. 88.)
Quelques jours plus tard, Jules Hébert annonce à la voyageuse qu’il partira dès le lendemain pour la province. Il le faut :
Les élections POUR Ottawa se tiendront le Premier Septembre… (Les deux majuscules sont de l’auteur.) (P. 130.)
En entrant chez l’abbé Lavoie, il annonce tout de suite à son hôte qu’il ne vient pas lui parler de politique.
La bataille a été rude, Monsieur le curé, mais il ne s’agit PAS D’ELLE… (P. 162.)
L’on sait maintenant, dans sa famille, qu’il aime la « Française ». Sa mère, femme très distinguée, tâche de l’en consoler. Elle le fait en des termes d’une exquise délicatesse. Par exemple :
— Tu aimes ! s’écrie la mère. Cela devait venir et cela devait T’ASSOMMER, te prendre tout entier… (P. 184.)
Madame Hébert encore, le soir de l’arrivée du Laurentie :
— Tu ne croiras peut-être pas ? reprit-elle déjà rassurée, très souvent tu m’aurais surprise à JONGLER (sic), si tu avais pu me voir à travers l’espace… (P. 40.)
Genre Flaubert :
Elle se tordait, la petite fille mourante, sous les griffes D’UNE MÉNINGITE ATROCE À LA BASE DU CERVEAU. (P. 235.)
La maladie, réagissant sur les yeux, AVAIT DIMINUÉ L’ACUITÉ VISUELLE AU POINT QU’ON AVAIT PRÉDIT LA CÉCITÉ ABSOLUE. (Ibidem.)
LE MÉDECIN QUI AVAIT TERRASSÉ LA MÉNINGITE BRUTALE AVAIT DIT QUE LA VISION, QUOIQUE SAUVÉE, SERAIT TOUJOURS À LA MERCI D’UNE FATIGUE INTELLECTUELLE INTENSE ou d’un chagrin vif et prolongé. (Ibidem.)
Ses yeux avaient besoin de calme afin de regagner leur énergie VISUELLE. (P. 236.)
C’est là… que Jules, au jour de son départ, AVAIT REGARDÉ LONGUEMENT LES DEUX FEMMES EN PLEURS SUR SA POITRINE AFIN D’EN RESTER DIGNE (sic). (P. 32.)
Un vide intolérable descend au fond de son être LE PLUS VITAL. IL DÉFAILLIT (sic) sous une douleur qui l’étreint au vif. MAIS PLUS LA CHOSE SAIGNE, PLUS IL se sent infiniment bon… (P. 149.)
Madame Hébert à son fils, pour lui dénoncer Marguerite Delorme :
Elle te ligota si bien que tu n’as plus bougé… LES BATTEMENTS DE TON CŒUR FURENT LES COURROIES DONT ELLE SE SERVIT… (P. 187.)
Gilbert Delorme à sa fille, pour lui reprocher ses relations avec Jules Hébert :
N’essaye pas de nier, CELA EST ÉCRIT SUR TON VISAGE POURPRE ET DANS TES YEUX QUI SONT INJECTÉS DE HONTE !… (P. 225.)
Genre pittoresque :
Le Laurentie, paquebot d’allure altière, remontait GRACIEUSEMENT le Saint-Laurent. (Première page, première phrase.)
Jules Hébert à Marguerite Delorme, au moment où le paquebot approche de Québec :
Dans quelques heures, le quai se couvrira de robes claires et d’ombrelles légères, un vapeur de Québec accostera, rendra les maris à leurs épouses (sic), les frères à leurs sœurs, LES GARÇONS À LEURS JEUNES FILLES. (P. 18.)
Description de Québec au soleil couchant :
La rue de la Fabrique est en liesse, l’Hôtel-de-Ville est radieux, la Basilique rajeunit dans le soleil qui baisse. Le vieux séminaire parle d’immortalité. Monseigneur de Laval est gigantesque. LE CHIEN D’OR RONGE. Le Château Frontenac a grand air et noble stature. (P. 86.)
(Le Chien d’Or ronge !)
Dialogue entre Jules Hébert et sa sœur, devant un autre coucher de soleil, au jardin Montmorency :
— Que c’est beau ! s’écrie Jeanne.
— L’incendie dévore les montagnes ! dit Jules.
— Le fleuve charrie du sang !
— Lévis est en flammes !
— L’Île d’Orléans brûle !
— TON CŒUR SAIGNE SUR TA ROBE DE MOUSSELINE ! dit Jules.
— ET LE TIEN SUR TA CHEMISE BLANCHE ! lui répondit-elle. (P. 59-60.)
Mais il faut se borner. Encore seulement quelques fleurettes, pêle-mêle, pour achever le bouquet.
Jules Hébert a décidé de rompre pour toujours avec Marguerite Delorme. Il vient précisément de le lui annoncer. — Toutefois, Mademoiselle, ajoute-t-il, toutefois vous pouvez vous consoler :
— … JE N’AIMERAI UNE AUTRE FEMME QUE SI ELLE VOUS RESSEMBLE et ce sera vous toujours que j’adorerai !… (P. 255.)
Il a été question déjà, plus haut, d’une promenade en calèche. Ce qu’on ne vous a pas encore dit, c’est que la jeune Française, en cette occasion, avait causé à notre héros une vive surprise. Imaginez-vous qu’après deux jours et deux nuits de séjour à Québec elle ne connaissait pas encore l’église Saint-Jean-Baptiste ! Une jeune fille si « instruite » !
— … Je veux apprendre le nom de vos clochers canadiens !… (avait-elle dit). Quel est celui-là ?
— La flèche aiguë de Saint-Jean-Baptiste ! répond le jeune homme ÉTONNÉ (sic). (P. 82.)
Chemin faisant, l’auteur vante chaleureusement à ses lecteurs l’esprit de ses concitoyens, À l’entendre, les 80 000 habitants du Greater-Québec ont de l’esprit comme quatre. Les cochers eux-mêmes, dans cette sacrée ville, en possèdent à revendre. Celui qui conduit nos promeneurs n’en est pas plus dépourvu que les autres. À tout propos il se mêle à la conversation de ses clients et, des trois, ce n’est pas le moins spirituel (tel est du moins l’avis de M. Hector Bernier) :
Le cocher, devenu loquace, est en verve, et quand la circulation lui donne un instant de loisir, il jette à ses hôtes les gerbes de son esprit pittoresque (sic). (P. 86.) Mais il n’est pas de tableaux sans ombre. S’il faut en croire M. Hector Bernier, il paraît qu’il existe à Québec, depuis des temps récents, un endroit où se déroulent chaque soir, en plein public, des scènes d’une révoltante impudicité. C’est la Terrasse. On avait cru à tort, jusqu’ici, que jeunes hommes et jeunes filles n’allaient là que pour se promener : or ils n’y vont en réalité que pour se faire « la chasse à l’amour », quand ce n’est pas, purement et simplement, pour s’y « accoupler ». L’auteur nous le dit d’ailleurs en toutes lettres :
Enfin délivrées du comptoir monotone ou de la fabrique malodorante, les ouvrières ont arboré leurs nippes fraîches : LEURS NARINES GONFLÉES ASPIRENT AVEC FRÉNÉSIE L’AIR DU SOIR, pendant que leurs pieds inlassables vont et viennent, QUE LEURS YEUX LUISENT COMME DES ESCARBOUCLES ET QUE LEURS LÈVRES ALLUMENT LES FUSÉES DE LEUR ESPRIT GOUAILLEUR. Souvent leur amoureux les ESCORTE (sic), et c’est alors LA GAMME INTIME DES MOTS SUAVES, DES ŒILLADES EN TAPINOIS, DES SILENCES BAVARDS, DES FRÔLEMENTS IMPERCEPTIBLES DONT TOUT L’ÊTRE A CONSCIENCE.
Et il ajoute immédiatement :
Quand ils ne sont pas ACCOUPLÉS (sic), jeunes garçons et jeunes filles, de noblesse bourgeoise ou populaire, se font la chasse à l’amour. (P. 126.)
Qui l’eût dit, tout de même, que les jeunes gens de Québec allaient chaque soir « s’accoupler » sur la Terrasse, à la lueur des lampes à arc ? — Non, mais que fait donc la police, en ce pays là ?…
⁂ Telle est cette œuvre bizarre.
Si nous nous sommes donné la peine d’en parler aussi longuement, on imagine bien que ce n’est pas pour l’importance que nous lui trouvons en elle-même. Au Large de l’Écueil n’est pas le premier livre du genre qui s’imprime au Canada ; il n’en sera pas non plus le dernier. Par le fond comme par la forme, il méritait tout juste l’attention distraite que l’on donne, d’ordinaire, aux articles de la Presse, aux poèmes de M. Chapman ou aux échantillons de « Parisian French ».
Mais la littérature n’est pas tout, dans le monde, et voyez comme vont les choses. Il arrive que cet ouvrage, proprement inexistant au point de vue littéraire, n’en constitue pas moins, tout comme l’article de M. Camille Roy, un document d’un inestimable prix pour le penseur et le philosophe. D’avance, nous nous faisons un devoir de désigner ces deux pièces à l’historien qui fera plus tard l’histoire de notre époque. Il pourra facilement y prendre quelque idée du genre tout particulier de formation qui se donne aujourd’hui dans la province de Québec sous le nom d’enseignement secondaire. Surtout il y verra comme dans un miroir l’état intellectuel et moral de la jeunesse canadienne française aux environs de 1912.
Le cas de M. Hector Bernier, tel qu’il se manifeste d’un bout à l’autre de son livre, n’est en effet pas exceptionnel, il est au contraire représentatif, au plus haut degré, de la mentalité commune à l’immense majorité de notre jeunesse soi-disant « instruite ». Nous tenons de M. Roy lui-même que le nouveau romancier fut un des élèves les plus brillants du séminaire de Québec. Dès ses humanités, il faisait l’admiration générale par ses « éloquentes », ses « longues harangues », et il n’est pas jusqu’à M. Roy qui déjà me saluât en lui une nature « d’élite » (Article déjà cité.) Il poursuit donc au séminaire de Québec, « l’une de nos meilleures institutions », un cours d’études de huit années, sous la direction des « meilleurs professeurs », et prend ses degrés de bachelier. Puis. — c’est encore M. l’abbé Roy qui nous instruit de ce détail, après trois autres années d’études, cette fois à la « célèbre » université Laval de Québec, le voilà avocat. C’est alors qu’il se dit : « Je vais faire un livre » : — et il écrit Au Large de l’Écueil.
Il écrit « Au Large de l’Écueil » à vingt-cinq ans passés, — sans être ni alcoolique, ni morphinomane, ni cocaïnomane, — sans avoir jamais donné le moindre signe d’aliénation mentale, — toujours et de plus en plus, aux yeux de tout le monde, « garçon d’avenir » et nature « d’élite ».
Enfin l’ouvrage paraît. Croyez-vous au moins qu’après cela M. Bernier va baisser dans l’esprit de ses maîtres ? L’article déjà cité nous le montre au contraire « applaudi par ses maîtres ». Le séminaire de Québec, flatté de voir « se réaliser déjà » tant de « brillantes promesses », revendique hautement devant le pays la gloire de l’avoir formé. M. Camille Roy lui consacre pour sa part, dans l’Action Sociale, l’étude que vous savez. D’autres journaux, également bien vus dans nos maisons d’enseignement, apprécient à leur tour le roman de M. Bernier, en des termes d’une égale extravagance[3]. Tous recommandent fortement qu’on lise et qu’on fasse lire ce « bon livre », — ce « beau livre ». Du coup, voilà Au Large de l’Écueil proposé en imitation à toute la jeunesse de nos collèges, d’un bout à l’autre du pays.[4]
Ces faits, on le voit, dépassent singulièrement la personnalité, même littéraire, de M. Hector Bernier. Ils nous éclairent d’abord sur toute notre jeunesse « instruite » dont M. Bernier n’est après tout que le symbole et nous permettent de pénétrer à fond son effroyable misère intellectuelle. Ils nous font entrevoir comment certain genre de formation peut ensuite conduire, non moins sûrement que l’ignorance, à l’abrutissement.
- ↑ Action, 10 août 1912.
- ↑ Les majuscules, dans cette citation et celles qui suivent, sont de Jules Foumier.
- ↑ Voir notamment le Devoir du 28 mai, 6me et 7me colonnes.
- ↑ M. le chanoine Emile Chartier, vice-recteur de l’université de Montréal, loue à son tour M. Hector Bernier. Voir la Revue Canadienne, livraison de janvier 1922.