Mon encrier, Tome 2/9
JOURNAL D’UN « DÉCOUVREUR »[1]
J’ai vu Avignon par un clair soleil, vers les onze heures du matin, de la tour la plus élevée du château des papes. L’impression que j’en eus dépasse tout ce que j’éprouvai jamais.
Ni à Paris ni à Rouen, devant les chefs-d’œuvre gothiques, ni à Versailles même, devant les merveilles des fontaines et des châteaux, je n’avais ressenti rien de comparable.
C’est qu’Avignon possède plus que ses monuments et ses souvenirs historiques — son atmosphère.
⁂ Comment donnerai-je une idée de cela ?…
J’arrivais de Lyon, où, quelques heures plus tôt, j’avais laissé les brouillards, la pluie, l’humidité pénétrante des climats du Nord… Je descends à Avignon, et me voici dans le printemps ; non pas le triste printemps de la réalité — tel qu’on l’a vu à Montréal depuis deux mois, — mais le printemps des peintres, des poètes et des amoureux, le printemps idéal.
Du haut du château des papes, je contemple, autour de la ville, la campagne verte, que bornent au loin les Cévennes et les Alpes. C’est à ces montagnes que sans doute Avignon doit son climat privilégié. À quelques arpents, cette large rivière qui s’enfuit, c’est le Rhône, le plus beau des fleuves de France… De partout s’élèvent des chants d’oiseaux dans le soleil. Et une brise tiède qui souffle nous apporte, des champs et des bois voisins, du fleuve et des collines, comme une immense odeur, faite du parfum mêlé de la verveine, du romarin, de la violette, du thym, des jacinthes… une odeur capiteuse et enivrante, comme la musique et comme l’amour.
À nos pieds s’étend la ville, toute de la même couleur imprécise et vague, et dont on ne saurait dire au juste si elle est grise ou blanche ou rose… avec seulement quelques toits rouges par-ci par-là.
Et sur tout cela, une nappe immense, un océan de lumière, de lumière blanche, tellement diffuse, tellement abondante, qu’elle semble émaner des objets plutôt qu’elle ne paraît les éclairer. Et tout ceci n’est pas très facile à expliquer : dans nos climats du Nord, c’est le sol, ce sont les maisons, qui tout d’abord attirent l’attention ; et la lumière ne vient là que pour les éclairer ; dans le Midi, au contraire, la lumière, au lieu d’être l’accessoire, semble être le principal, — semble être tout. En vérité, on ne voit qu’elle, et c’est elle qui semble créer les objets. Véritable monde de fantasmagorie…
⁂ Ajoutez tous les souvenirs historiques ou légendaires dont cette terre est chargée.
Avignon, pendant un siècle, fut le centre de la chrétienté. De 1307 à 1409, les papes y résidèrent. Leur château (commencé par Jean XXII en 1316, terminé par Urbain V en 1364) y existe encore. En réalité, ce n’est pas un château, mais bien sept châteaux, réunis les uns aux autres par des tours massives. Il n’y a pas dans toute la France de plus imposante construction.
Le château des papes, dont la tour principale, bien que découronnée, n’a pas moins encore de trois cents pieds, domine toute la ville. Il couvre une superficie de plus de quinze mille mètres carrés.
Il est parfaitement conservé. Certaines salles, entre autres la salle d’audience pontificale, sont d’un art parfait. On est en train d’y retracer patiemment, sous le badigeon dont la Révolution avait enduit les murs, des fresques qui font l’admiration des connaisseurs.
Pour vous donner une idée de l’impression que produit cette masse énorme de bâtisses, je ne veux vous citer que le trait suivant. — Un Américain, qui m’accompagnait par hasard dans ma visite, trouva cela encore plus prestigieux que les skyscrapers.
Mettons que ce soient des skyscrapers où il y aurait de l’architecture.
⁂ Enfin, je l’ai vu, le pont, le fameux pont d’Avignon…
dit la chanson. Hélas ! personne n’y passe plus, puisque, de cette ancienne construction, qui fut une des merveilles du Moyen-Âge, il ne reste aujourd’hui que quatre arches, minées chaque jour davantage par le Rhône… N’importe, j’ai voulu quand même y passer, — autant qu’on y peut passer. C’est-à-dire que je me suis rendu jusqu’à la dernière arche encore debout, laquelle marque à peu près le milieu du fleuve.
De là, je suis retourné au château des papes, voulant, une fois de plus, m’emplir les yeux d’une vision unique.
Quelle vision !
Les Écritures nous content qu’il exista, il y a des millénaires, un paradis sur terre. Si quelque chose, me disais-je en contemplant Avignon, peut encore donner une idée de cet Éden disparu, c’est bien ce merveilleux pays.
⁂ Je me rappellerai toujours, je crois, mon premier voyage à Québec. — Il y a de cela plusieurs années. Je ne connaissais encore, à cette époque, que la banalité de notre pauvre ville ; parti de Montréal le soir, je descendais le lendemain matin à Québec. Vous dire l’impression que j’eus alors, cela ne serait pas possible. Je m’imaginais — très fortement — avoir voyagé, comme ce personnage du fantaisiste anglais H.-G. Wells, non pas dans l’Espace, mais bien dans le Temps. Devant la physionomie archaïque de cette ville, il me semblait être transporté de deux cents ans en arrière.
Ce fut une impression analogue, mais combien plus intense ! que j’éprouvai en Avignon. Et cette impression, je pense, correspondait à une profonde réalité. Avignon, de même que le pays voisin, n’est pas de notre époque ; c’est une contrée du quinzième siècle égarée dans nos temps modernes. Et c’est peut-être aussi bien ce qui fait son charme pénétrant…
⁂ Ce fut non loin d’ici que le délicieux Daudet écrivit ses Lettres de mon Moulin. Vous vous en rappelez peut-être quelques-unes : Le curé de Cucugnan… La chèvre de M. Séguin… L’Élixir du Père Gaucher… La mule du Pape — cette fameuse mule qui donna un coup de pied si véhément, si prodigieux, « que de Pampelune on en vit la fumée »… — et les histoires d’Arles, et de Pampérigouste, et d’ailleurs…
Baudelaire a écrit une pièce intitulée Correspondances, où se trouve ce vers :
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
qui « réponde » aux parfums et aux couleurs du Midi, c’est bien la prose ensoleillée de Daudet. — Et si vous voulez, sans visiter la Provence, voir tout de même Avignon, relisez, mon cher lecteur, relisez au plus vite Alphonse Daudet.
- ↑ Publié dans la Patrie du 10 juin 1910, et écrit pendant un voyage en France, au printemps de la même année.