Mon erreur (Fiel)/03

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III


Le lendemain de cette journée si mémorable pour moi, Léo dit, le soir, après dîner :

— Mes chers parents, j’ai à vous présenter ma cause… J’ai le désir de me marier…

— Ah ! s’écria maman, avec un visage illuminé.

C’était un souhait latent chez maman de voir son fils s’établir.

Elle attendait que Léo continuât, et, voyant son hésitation, elle remarqua seulement son visage grave, et ses traits se crispèrent un peu.

Il se décida :

— Celle que j’ai choisie ne correspond peut-être pas au rêve que vous avez formé pour moi, mais elle me plaît, et je ne puis envisager le mariage avec une autre… Son nom est Berthe Durand.

Nous nous étions donc trompés, Vincent et moi, notre frère n’avait pas encore fait part de ses projets, et la discussion que j’avais entendue se limitait sans doute à une question de métier.

Maman s’écria :

— La fille du concierge Durand ?

— Elle-même.

— Ce sont d’honnêtes gens, dit papa.

Il y eut un silence. Vincent, qui fumait une cigarette avec la force d’une machine à vapeur, regardait nos parents. Maman avait une moue de déception et papa restait songeur.

Maman reprit enfin :

— Ce mariage ne nous fera pas beaucoup d’honneur, bien que cette jeune fille ait une réputation parfaite.

— N’est-ce pas l’essentiel ? prononça Léo.

— Où l’as-tu connue ? demanda papa.

— Chez mon ami Lorbel. Sa mère réunit les jeunes filles qui chantent dans les chœurs à la cathédrale. Elle a remarqué la voix de Berthe Durand. Elle s’y est intéressée et lui donne quelques leçons. Il faut croire que cette voix m’a particulièrement ému, puisque je me suis épris de celle qui la possédait…

Il y eut encore un silence, puis maman murmura :

Mme Lorbel a été bien imprudente…

— Pourquoi ?

— Elle n’aurait pas dû inviter cette jeune fille en même temps que ses fils et les amis de ceux-ci.

— Je n’ai pas été invité spécialement pour l’entendre, mais j’entre parfois chez Lorbel quand nous avons un point de droit à discuter ensemble. Il s’est trouvé qu’un jour Mlle Durand chantait…

— Je regrette que Maxime de Lorbel n’en soit pas tombé amoureux en tes lieu et place.

— Cela m’eût désespéré, prononça Léo gravement.

Maman le regarda et comprit que le sentiment de son fils était profond.

— Cette jeune fille sait-elle que tu l’aimes ? demanda papa.

— Je lui ai fait comprendre…

Maman agita ses mains nerveusement.

— Comme tu as été rapide, mon enfant ! murmura-t-elle.

— Ma chère maman, il survient une minute où un cœur plein déborde… Comment peut-on empêcher cela ? Nous sommes allés juger de l’acoustique d’une chapelle ; en sortant, je me suis trouvé seul avec Berthe. Elle avait chanté de façon si émouvante que mon admiration a fait jaillir mon aveu.

Vincent me regarda pour me rappeler qu’il m’avait fait une théorie à ce sujet.

— Je ne connais pas cette jeune fille, reprit papa, mais je sais qu’elle est douée de bien des qualités.

— Elle est très réservée et fort simple…

— Pourvu qu’elle soit une bonne épouse pour toi et une bonne enfant pour nous, soupira ma mère.

— Elle le sera, assura vivement Léo.

Maman reprit tout de suite après ces paroles :

— J’aurais voulu que tes fiançailles eussent lieu autrement. Une jeune fille de nos relations que tu aurais remarquée et que nous aurions appréciée à travers ses parents… Puis, tous, enchantés de voir une sympathie naître, nous aurions applaudi à votre accord…

Je frémis. Que dirait ma mère, quand, un de ces soirs je déclarerais : « Moi aussi je suis fiancée avec… »

Ma phrase s’arrêta là. Je ne savais pas encore comment s’appelait mon futur mari ! Chaque fois que je voulais prononcer ce nom, exécré avant d’être connu, j’étais prise par mon ignorance.

J’entendis Léo qui demandait :

— Vous me permettez de vous présenter Mlle Durand ?

Il y eut un petit silence. Nous pénétrions dans la réalité et, avant de nous y enfoncer, nous éprouvions le besoin d’un recueillement.

Puis maman murmura, d’une voix tremblante :

— Mais oui, mon fils, il sera réservé le meilleur accueil à celle que tu as élue…

— Merci, maman…

— J’aurai une demande officielle à formuler ? s’enquit papa.

— Je ne sais si ce protocole sera obligatoire, je présume qu’une conversation entre M. Durand et toi serait correcte pour montrer que vous ratifiez mon choix.

— Je m’y conformerai dès que tu le jugeras nécessaire.

Nous restâmes encore une fois sans parler. Je n’avais pu placer un mot. Il me semblait de nouveau que ce qui se passait appartenait au rêve. Je me susbstituais à Léo, et je me voyais remplissant le même rôle auprès de mes parents.

Vincent lança, de sa voix gaie :

— Ce sera amusant d’avoir une belle-sœur ! Elle me plaît beaucoup, Berthe Durand ! D’abord, elle est jolie, pas le genre de Monique, non, mais aussi bien…

Je rougis, tandis que maman, mécontente, disait :

— Vincent, ne raconte pas de sornettes…

Je me demandais si maman était fâchée de ce que mon frère me comparât à Berthe, ou simplement parce qu’elle craignait que cet éloge ne me rendît vaine.

Mon visage ne m’agréait pas et je n’en tirais aucune vanité. Je trouvais stupide d’avoir des yeux verts et une chevelure châtain. Quant à Berthe Durand, je savais qu’elle avait des cheveux blonds ondés, avec des yeux bruns magnifiques. Je l’avais aperçue d’un peu loin, sans penser alors qu’elle deviendrait ma belle-sœur.

La soirée fut assez morne. Chacun se livrait à ses réflexions sans oser les exprimer. Maman surtout semblait retenir des questions.

Léo, lui, portait un visage souriant. Il était débarrassé de l’aveu pénible et il se laissait aller au bonheur. Papa restait grave, mais avec sérénité, et je ne pouvais m’empêcher de le contempler avec émotion. C’était pour lui que je me sacrifiais. Je me félicitais presque de ma décision en songeant à l’union que Léo allait conclure. Si mon père, par-dessus cette déception, avait subi un malheur de carrière, c’eût été par trop cruel.

Je pensais que ma vie comptait peu à côté de la tranquillité de mes père et mère. Ce soir-là, j’étais enflammée d’ardeur à l’idée de mon héroïsme.

Le lendemain et les jours suivants, je n’avais plus le même courage. Je jugeais que le temps glissait d’une façon vertigineuse, et j’aurais voulu suspendre son cours. L’échéance se précipitait au-devant de moi et j’avais la sensation de voir un torrent dévalant à grands flots vers ma personne.

Mon agitation ne me laissait aucun répit. Je ne pouvais rester en repos et j’étonnais maman par la fébrilité de mes gestes et par le besoin d’air que je manifestais sans arrêt.

— Tu n’as pas de commissions à me donner, maman ?

— Non… Tu veux encore sortir ?

— Oui, en ce moment, j’étouffe dans la maison… J’ai des fourmis dans les jambes, je voudrais danser, peut-être même boxer.

Que ces plaisanteries me coûtaient ! Mais il fallait bien cacher mon jeu.

Par éclairs, dans l’intensité de mon désespoir, j’étais résolue à refuser nettement la prétention du neveu Galiret. Tout me devenait indifférent hors ce mariage imposé, mais soudain ce que je croyais de mon devoir se présentait à mes yeux, et de nouveau j’étais prête pour l’immolation.

Aucun mot n’était assez significatif, ni assez pompeux pour qualifier le destin qui m’était réservé.

Je regrettais que Léo fût fiancé. Il me semblait que j’aurais pu lui raconter ma terrible position, mais je constatais qu’il n’était plus du tout au présent.

Depuis l’aveu qu’il avait fait de ses fiançailles, ce n’était plus le même homme. Il n’appartenait plus au monde réel, et on voyait clairement que les questions qu’on lui posait passaient son entendement.

Si je lui avais parlé de mes ennuis, je me figure qu’il les aurait jugés sans importance. Il aurait ri, de ce rire nouveau qui partait d’une âme heureuse, et j’eusse entendu :

— Envoie promener ce garçon ! Papa n’en aura aucun ennui ! Tu penses bien qu’on ne peut pas faire sauter le pont du Gard comme un fétu de paille.

Cette réponse ne m’eut certainement pas satisfaite. J’aurais riposté qu’il manquait de réflexion, mais pouvais-je exiger qu’il interrompît son rêve pour s’occuper de moi ?

Je connaissais les menaces de l’oncle et du neveu. Elles n’étaient pas un mythe, puisque papa nous les avait révélées. De plus, j’avais vu les yeux de mon prétendant, dans lesquels une lueur méchante s’allumait à tout moment. Sa voix sèche et impitoyable résonnait encore à mes oreilles, et je pressentais que les paroles de ces deux hommes n’étaient pas vaines.

Ils avaient besoin d’enlever des affaires, d’étayer leur ambition, de parvenir à un degré supérieur de la hiérarchie sociale, et ils avaient comploté que l’appui de papa leur serait acquis si le neveu devenait son gendre.

Je devinais le plan, mais l’exposer à Léo en ce moment était inutile.

À Mlle Clarseil je ne pouvais rien confier parce qu’elle m’aimait bien et qu’elle frémirait à la pensée de me savoir malheureuse. Elle qualifierait mon dévouement d’absurde, me conjurerait de ne pas m’y abandonner et courrait chez ma mère pour la prévenir de ma folie.

Et cela il ne le fallait à aucun prix.

Cependant, ce jour-là, j’allai chez elle pour changer mes idées. Elle saurait trouver une promenade intéressante pour occuper mon imagination.

Elle me salua d’un enthousiaste :

— Bonjour, ma petite fille !

— Chère grande amie, je ne vous dérange pas ?

— Jamais, mon enfant… Vous venez pour vous promener ?… Je sortais justement.

— Une visite à des pierres ?

— Oui, au temple de Diane.

— Ah ! qu’est-ce que vous allez voir là ?… Il n’y a presque plus rien.

— Pour les esprits curieux, il y a toujours quelque chose… J’aime les vieilles pierres, et je suis toujours peinée, quand j’examine cette construction, de voir combien elle est malmenée par le temps… Savez-vous qu’elle était peut-être plus élégante que la Maison-Carrée ? Oh ! ce style grec, quelle merveille ! Quand je vais voir ce temple de Diane, je le reconstitue en imagination et je suis ravie de mon œuvre.

— Combien vous êtes amusante !

— Tant mieux, mon enfant…

Nous sortîmes. D’un pas cadencé, nous allions, comme si nous partions vers quelque conquête nécessaire. Quand nous parvînmes au jardin, mon amie me dit :

— Par quelle porte entrons-nous ?

Avec une vivacité qui contenait de la terreur, je répondis :

— Il faut vraiment voir le temple de Diane ?

Elle s’arrêta pour me regarder :

— Vous n’aimez plus votre cher jardin ?

Je cherchai une réponse plausible et je trouvai celle-ci :

— J’y suis venue il y a quelques jours et je souffrais d’un tel mal de tête qu’il me semble qu’il va me reprendre soudain…

— C’est un effet nerveux, dit paisiblement ma compagne. Entrons tout de même.

Bonne grande amie ! Je m’en voulais de la tromper, mais ce jardin me donnait de l’effroi. Quand je songeais que là s’était décidée ma vie, alors se déclenchait de l’aversion pour cet endroit tant aimé. Je le rendais responsable de ma destinée. Ces palmiers, dont le bouquet paraissait me narguer, ces allées ombreuses qui invitaient aux confidences et dont je ne ferais jamais usage, ces statues qui avaient entendu les déclarations du neveu Galiret, tout m’apportait un malaise dont je ne me libérais pas. Fut-ce par télépathie ? Alors que je broyais du noir parmi ces affreux souvenirs, mon amie me demanda :

— À propos, et ce jeune homme que vous avez rencontré, l’avez-vous revu ?

Je tressaillis, heurtée par la question. Je m’essayai à un calme indifférent pour répondre :

— Non, je ne l’ai plus revu…

J’espérais avoir bien menti. Mlle Clarseil reprit :

— Je suppose que ce petit incident ne vous préoccupe plus ?

— Oh ! non…

— Je vous trouve encore absorbée…

Moi qui croyais bien tenir mon rôle, je ripostai :

— Je le suis, en effet…

— Ah ! Et ce n’est pas indiscret de vous demander pourquoi, petite chérie ?

— Léo a annoncé ses fiançailles à nos parents.

— Ainsi, cette nouvelle se confirme ? Que dit votre famille ?

— Maman n’a pas l’air enchanté, papa reste silencieux, et Vincent garde son visage souriant. Il paraît content d’avoir une belle-sœur…

— Et vous ?

— Oh ! moi, c’est assez complexe. Parmi mes amies, je ne voyais pas celle qui aurait convenu à Léo. Je les connais trop toutes… Il faut, je le crois, qu’il y ait un peu de mystère dans un mariage.

Mlle Clarseil rit en répondant :

— C’est une théorie, mais on peut avoir aussi de mauvaises surprises. Cependant, je ne pense pas qu’avec Berthe Durand vous ayez des désillusions. Elle passe pour une jeune fille des plus charmantes…

— Vous saviez qu’elle possède une voix admirable ?

— Oui, sans l’avoir entendu.

— C’est son chant qui a subjugué mon frère.

Je racontai alors les séances chez Mme de Lorbel et ce qui s’en était suivi.

Mlle Clarseil paraissait fort intéressée, et elle dit quand je me tus :

— Le salon de Mme de Lorbel est un endroit très favorable pour l’éclosion d’un bel amour. C’est un milieu élevé. Je suis bien contente que ce soit, en quelque sorte, sous l’égide de cette dame que ces fiançailles se soient ébauchées. Nous savons qu’elle est une grande dame très distinguée, qui ne se serait pas occupée d’une jeune fille qui n’en eût pas été digne. C’est, selon moi, un grand point en faveur de Mlle Durand.

— Je ne sais pas si maman a déjà réfléchi à tout cela, main son visage reste toujours un peu soucieux, bien qu’elle aime beaucoup Mme de Lorbel.

— Léo doit en être malheureux !

— Lui ? Mais il ne voit rien ! Il plane. On lui dirait que le plafond va s’écrouler qu’il n’entendrait pas.

J’apportais quelque amertume à exprimer ces remarques. Je me sentais si seule dans mon désarroi que le monde me paraissait indifférent et cruel.

Nous arrivâmes au temple de Diane. La seule voûte qui restât de la construction s’ouvrait devant nous. Des jarres où s’épanouissaient des arbustes garnissaient l’entrée. Le soleil jouait sur les vieilles pierres, que Mlle Clarseil considérait avec émotion. Elle était une véritable disciple de Maspéro, l’Égypte en moins, et elle contemplait cette nef en se demandant qui avait pu passer dessous. On ne pouvait former que des hypothèses. Aussi aimable que pût être mon amie envers ces pierres elles turent leur secret.

Cependant ma chère compagne ne s’occupait plus de moi. Elle murmurait des dates et des noms et frappait la construction de son doigt replié, comme si elle voulait en faire jaillir l’énigme qu’elle recelait.

— Chère grande amie, je suis sûre qu’il y a là des trésors !

— Non, petite amie, les hommes les auraient découverts.

— C’est vrai, ils ont du flair spécial quand il s’agit d’argent.

Je restai muette après avoir prononcé ces mots, parce que, tout naturellement, je pensai au neveu Galiret.

Nous quittâmes bientôt ces ruines, et, durant le trajet du retour, Mlle Clarseil me demanda :

— Êtes-vous toujours réfractaire au mariage ?

Cette question me fit sursauter. La dernière fois que j’avais vu mon amie, je lui avais fermement déclaré que je ne me marierais pas. Devais-je aujourd’hui affirmer le contraire ?

Je n’eus pas à chercher longtemps. Tout de suite, elle me dit, craignant sans doute que j’opposasse une dénégation énergique à ce qu’elle me soumettrait :

— Je connais un bien aimable jeune homme…

Je tremblais au fond de moi, tandis qu’elle reprenait :

— C’est le fils d’une de nos amies, Mme Darèle.

— Oh ! m’exclamai-je involontairement.

La famille Darèle passait pour une des meilleures de l’endroit. Mme Darèle était une femme très appréciée, dont tout le monde disait du bien. Maman était en relations avec elle. Quant à ses fils, Léo les connaissait davantage que nous, ayant été condisciple à l’aîné. Il s’appelait Robert et se destinait à la magistrature. Un semblable candidat à ma main ne pouvait que me flatter et ma famille aussi. La fortune, l’homme, l’honneur, la réputation étaient l’apanage de ces personnes que l’on estimait grandement et dont on briguait les invitations.

Depuis quelques années, pourtant, des deuils successifs empêchaient les réceptions, et maman n’avait plus fait chez les Darèle que des apparitions de politesse. Quant au fils aîné, je me souvenais à peine de lui, car il avait terminé ses études de droit par un stage à Paris.

Je répondis en bégayant :

— Vous croyez que l’on voudrait de moi dans cette famille ?

— J’en suis persuadée, parce que Robert, depuis toujours, a pensé à vous. Il m’en a parlé devant sa mère d’une façon significative.

J’étais prête à défaillir. Cet aveu me prenait au dépourvu et cette tendresse fidèle me bouleversait d’émotion. Quel chaos dans mon cerveau ! J’avais affirmé, la semaine précédente, que le mariage ne m’attirait pas, mais depuis que j’étais forcée d’y penser par la faute du neveu Galiret, je trouvais soudainement qu’il m’eût été plus facile de passer ma vie avec Robert Darèle plutôt qu’avec mon maître-chanteur.

Mlle Clarseil reprit :

— Qu’en pensez-vous, petite fille ?

Ah ! il s’agissait bien de penser ! J’étais folle. Mon cerveau était vide comme un tambour et mon cœur battait la chamade.

Quel cruel dilemme ! Depuis son séjour à Paris, j’ignorais tout de l’ancien camarade de Léo, mais je me pris soudain pour lui d’un amour sans bornes. Il m’apparaissait comme un sauveur auquel je tendais les bras sans qu’il me vît.

Cet appel prenait les formes d’un cauchemar.

Je répondis péniblement :

— Je ne veux pas me marier… Je vous remercie bien…

— C’est un splendide parti, mon enfant…

— Je le sais, mais l’état de mariage ne me tente pas.

— Vos parents seraient pourtant bien heureux… Ce serait la récompense des soins qu’ils vous ont donnés…

J’avalais ma salive avec peine. Je frappais le sol avec force de mes talons agités. J’aurais voulu rentrer sous terre, ne plus exister, m’envoler en poussière.

Ah ! pour mes parents j’accomplissais bien autre chose que je ne pouvais révéler. Je fus sur le point de me confier, mais je m’arrêtai. Mlle Clarseil eût été indignée et se serait précipitée dans ma famille, afin que celle-ci m’interdise ce sacrifice.

Et alors mon cher papa eût été en butte aux méchancetés de ce Galiret de malheur.

J’essayai de reconquérir ma fermeté et persuadai Mlle Clarseil d’attendre un peu.

— Vous comprenez, grande amie, que je ne puis me décider ainsi. Ces jours derniers encore, j’arrangeais ma vie de célibataire. Mais comme la fidélité muette de Robert Darèle me touche, il se peut que je réfléchisse. Cependant, soyez discrète vis-à-vis de lui… Quand je me déciderai, je vous préviendrai… Il ne faut pas que j’ai l’air d’hésiter, cela ne serait pas aimable… Donc, pas un mot… Je vais procéder à mon évolution, et ensuite je parlerai à mes parents.

J’affectais d’être gaie en prononçant ces phrases qui me faisaient un mal affreux.

Je savais pertinemment que je refuserais ce si charmant jeune homme et que j’épouserais l’autre, à la grande stupéfaction de tous.

Tout à coup, une idée me vint :

— Cette famille Darèle, si bien posée, voudra-t-elle encore d’une jeune fille dont le frère sera le mari de Mlle Durand ?

Ma compagne eut un rire joyeux :

— Berthe Durand est très appréciée, et Robert ne s’arrêtera pas à des considérations aussi mesquines.

Je me demandai, après coup, pourquoi je formulais cette question, puisque je ne devais pas épouser Robert.

Notre promenade se termina, mais je n’en revins pas moins agitée.

Maman me dit en m’examinant :

— Depuis trois jours, je te trouve extraordinaire. Un dirait que tu ne penses pas à ce que tu dis, et, de plus, tu as un besoin de te dépenser qui est extrêmement fatigant. On n’entend que toi dans la maison. Tu es partout à la fois, avec des cris, des portes qui claquent, des sièges que tu remues…

— Comment veux-tu que je ne sois pas nerveuse ? m’écriai-je. Léo nous annonce un mariage idiot.

— Eh bien ! Il faut te calmer, mon enfant. Essaye de prendre cet événement avec modération.

Ah ! que ma chère maman avait facile d’ordonner !

Une fureur intérieure guidait tous mes gestes et je ne savais comment je résistais. Pourtant, je tentai de me montrer plus silencieuse et de fixer un sourire sur mes lèvres.

Mes efforts furent méritoires parce que tout me pesait. Les repas me paraissaient des supplices quand je pensais qu’un jour j’aurais la tâche d’annoncer mes fiançailles après l’un d’eux.

Depuis ma promenade, je songeais à Robert, à qui j’attribuais toutes les qualités, alors que le neveu Galiret me semblait comblé de tous les défauts.

Je croyais aussi m’écrouler de désespoir en songeant que je pourrais faire honneur à mes parents en leur apprenant que l’ancien camarade de Léo voulait bien de moi pour femme. Ils eussent été si flattés !

Ce samedi, le repas du soir nous réunit. Pourquoi, vers le milieu du dîner, mon frère Léo interrogea-t-il papa avec sollicitude :

— Et cet entrepreneur Galiret, que devient-il ?

— Il m’ennuie, répliqua notre père vivement.

Ce fut comme s’il était heureux de s’épancher.

— Il conserve toujours de la rancune ?

— Toujours, et ridiculement. Il m’a fait soumettre un rapport sur un de nos travaux en cours, où les critiques fort inutiles abondent. Cela n’a pas d’importance pour l’ensemble de l’œuvre, mais cela crée des discussions qui empoisonnent la vie et suscitent l’ironie des ouvriers, parce que Galiret va sur les chantiers pour exciter les hommes. Je sens que c’est une cabale contre moi. On ne peut rien contre cette malveillance, et il faut laisser couler cette amertume jusqu’à ce que le flot en soit tari.

J’écoutais ces paroles avec un frisson.

Et c’est moi qui détenais le pouvoir de mettre fin à cette situation. Je me trouvais une responsabilité terrible. De plus en plus, je découvrais le jeu de nos adversaires. On pressait sur ma volonté. Les Galiret s’imaginaient que j’avais averti mes parents de la démarche du jeune homme et que mon père m’encouragerait à céder devant son ennemi.

Ils ne se doutaient pas que le secret était encore en moi et que je n’en parlerais que quand j’aurais accepté sereinement le sacrifice. Je dois avouer que la déclaration de papa précipitait ma résolution. Toutes mes hésitations venaient d’être balayées.

Le feu de la fièvre rendait mes joues cramoisies, et je me penchais sur mon assiette, afin de dérober l’ardeur qui me dévorait.

Maman paraissait soucieuse, et elle murmura en regardant papa :

— Pauvre cher ami… Que je suis désolée de vous voir aux prises avec des êtres malveillants, vous, si bon !

— C’est à ce genre d’hommes qu’on s’attaque, dit Vincent.

— Si j’avais su renouveler un souci, je n’aurais pas abordé ce sujet, dit Léo.

— Ne le regrette pas, répliqua papa, tu me connais, je n’aurais pas parlé de ces détails de métier si je n’y avais pas été invité ; mais du moment que je pouvais m’épancher, cela m’a libéré l’esprit. D’ailleurs, ce n’est pas un mal qu’un père de famille tienne les siens au courant des embûches de sa profession. Toujours cacher ses ennuis laisse les enfants dans une ignorance fâcheuse de la lutte du chef.

Je trouvais que papa raisonnait juste. Au moins m’était-il donné de me sacrifier en toute connaissance de cause.

Léo, soudain, exprima un souhait personnel :

— Si tu n’y vois pas d’inconvénient, maman, j’ai l’intention de te présenter Berthe demain dimanche. Je serais fort heureux que tu la connaisses et j’ose espérer que ton impression sera bonne.

Je voyais que maman était fort émue. Après une hésitation à peine sensible, elle répondit :

— Je suis bien désireuse de recevoir cette jeune fille, mais du moment que tu l’as jugée digne d’entrer dans la famille, de devenir la sœur de ta sœur, il me semble que je n’aurai qu’à ratifier ton choix.

— Merci, maman.

Il était hors de doute que maman venait de fournir un effort considérable. Sa pâleur l’attestait, mais comme elle était contente de s’être dominée, son malaise passa vite.

Vincent s’écria :

— Je suppose que nous pourrons être tous présents !… Je tiens à ne pas manquer la visite de ma future belle-sœur…

— Certainement, appuya maman, il vaut mieux que Mlle Durand nous voie tous. Ce sera d’abord plus aimable, et l’idée de ce qu’est la famille sera plus exacte pour elle.

Pour mon compte, j’étais fort intriguée de contempler la merveille annoncée par mon frère.

Aussi, le dimanche matin, étais-je plus occupée de Berthe Durand que du neveu Galiret. Tout le monde me sembla absorbé, d’ailleurs, dans cette attente, sauf peut-être Vincent, qui chantait à pleins poumons. Il est certain que le soleil brillait d’un si bel éclat que l’on n’aurait pas dû ressentir l’ombre d’une tristesse, mais il y a toujours dans la vie un point noir qui se pose devant la lumière.

Nous étions tous dans le salon, sauf Léo, qui était allé chercher sa fiancée.

Enfin, le timbre de l’entrée résonna, et, quelques secondes après, mon frère fit passer devant lui une jeune fille grande et svelte, dont la distinction nous frappa. Elle s’avança sans hardiesse, mais avec une aisance indéniable. Elle salua maman et la regarda d’un air si franc et si réservé en même temps que notre mère fut conquise.

Une voix mélodieuse articula :

— Je vous remercie pour votre bon accueil. Madame, et je ferai tout mon possible pour que vous ne le regrettiez jamais.

Son regard fut si éloquent et si tendre que maman ne résista plus. Elle serra sa future belle-fille contre son cœur et murmura, avec une émotion qu’elle ne cherchait pas à dissimuler :

— Ma chère enfant, soyez la bienvenue parmi nous.

Les beaux yeux bruns s’humectèrent de larmes, la jolie bouche eut une moue un peu tremblante, mais comme le bonheur était tout de même le plus puissant, un sourire irrésistible se joua sur les lèvres.

J’étais sous le charme et Léo était radieux. Berthe Durand accueillit nos souhaits avec une aisance si courtoise et si digne qu’on l’eût cru élevée par le chef du protocole.

La conversation devint vite amicale, et nous lui parlâmes de son chant. Elle se montra d’une modestie exquise. Elle avoua ignorer qu’elle possédait une voix aussi belle et elle était heureuse de cultiver cet art. Elle nous assura qu’elle y prenait une satisfaction extrême, bien que le temps lui manquât pour étudier, ses occupations ménagères absorbant presque tous ses loisirs.

Ce fut le moment de faire allusion au concierge et à sa femme.

Mme Durand n’est pas infirme ? s’informa maman.

— Oh ! non, mais elle est repasseuse, et, comme sa clientèle est importante, j’ai la charge du ménage, bien qu’une femme de journée m’y aide un peu.

On ne pouvait pas s’imaginer cette élégante jeune fille dans des besognes ingrates. Je regardai ses mains à la dérobée, afin de me convaincre de leur esclavage, et je ne doutai plus : les doigts rouges, striés de raies sombres, indiquaient le maniement d’instruments ménagers. Ces mains-là, certainement ne se livraient pas à la manucure.

Berthe Durand exposait ces choses sans respect humain, et l’on ne pouvait qu’admirer sa parfaite simplicité, telle une grande dame privée tout à coup de ses domestiques et qui délaisse sa bergère à oreillettes pour se rendre aux cuisines.

Mon père demanda :

— Et M. Durand se porte-t-il toujours bien ?

— Fort bien, Monsieur. Il est très occupé par sa charge, et il se montre si complaisant avec les employés et les visiteurs que ceux-ci en abusent.

— J’irai le voir sans tarder, reprit mon père.

— Il en sera certainement très touché, Monsieur.

— Depuis combien de temps est-il à Nîmes ?

— Il y a dix-neuf ans qu’il y est revenu.

— C’est bien sa ville natale ?

— Oui, Monsieur, et c’est pourquoi il voulait s’y retrouver.

— Vous n’êtes pas née à Nîmes ?

— Non, Monsieur, mais à Uzès, et j’avais près de 2 ans quand j’en suis partie.

Mon père se tourna vers Léo en disant :

— Tu ne nous avais pas fait part de ce détail.

— Que ma fiancée était d’Uzès ? Je ne le savais pas ! riposta-t-il en riant.

L’insouciance des jeunes gens !

— C’est une ville fort curieuse, murmura papa.

— Je n’y suis jamais retournée, répondit Berthe.

— Et que faisait là-bas M. Durand ?

— Il était jardinier dans un château.

— Et il a préféré Nîmes ?

— Oui, parce que la châtelaine est morte.

Papa arrêta là son interrogatoire. Nous avions imaginé que Mme Durand était sans doute lingère dans ce même château.