Mon erreur (Fiel)/04

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IV


Ce dimanche m’avait laissé une impression de soulagement. Ma future belle-sœur me plaisait et j’espérais de belles heures de compréhension. Malheureusement, le lundi matin, j’éprouvai un choc douloureux en songeant que le surlendemain serait mon heure de fatalité.

Un étau m’enserrait, et je ne pouvais rien pour m’en évader. Je ne pensais plus à Berthe, qui apportait une joie lumineuse, mais je la considérais comme un témoin de plus au spectacle que j’allais offrir. Il m’était atrocement pénible d’envisager que je devais m’humilier devant elle, car je jugeais que je m’abaissais en épousant un homme que je détestais. Cela me paraissait déshonorant.

Toutes les paroles que j’entendais bruissaient à mes oreilles comme des heurts pleins de résonances. À peine si j’en percevais le sens. Je n’avais plus qu’une pensée, et si malheureuse ! Oh ! si malheureuse !

Je ne sortis pas ce jour-là, n’ayant nul courage.

Maman remarqua :

— Ces jours derniers, tu ne pouvais pas tenir en place, et aujourd’hui tu parais complètement déprimée. Tu deviens bizarre. Il faut te surveiller.

J’eus une inspiration :

— J’ai été fort agitée par l’annonce du mariage de Léo. J’ai eu si peur que sa fiancée ne vous plaise pas ! Aujourd’hui, je suis tellement contente de la connaître avec tant de charme que j’ai une réaction. Je l’avais aperçue, notre Berthe Durand, mais, ne lui ayant jamais parlé, je craignais une surprise désagréable.

— Moi aussi, je ressens une joie inattendue, et je n’espérais pas qu’elle me plairait autant. Il est vrai que j’aurais dû avoir confiance, parce que Léo a toujours eu des goûts raffinés.

Je fus atteinte par ces mots, parce que je songeais que, de même que mon frère, je montrais toujours quelque éloignement pour les choses vulgaires.

Combien j’allais décevoir mon entourage !

Je répondis courageusement :

— Tu sais, maman, on peut ressentir au fond de soi bien de l’attrait pour la distinction et choisir tout à coup un mari ou une femme qui ne réponde pas aux aspirations qu’on a affichées… La personne que l’on a choisie peut plaire par certains côtés impossibles à définir.

Je m’embrouillais dans mes explications, ce qui fit dire à maman :

— Où veux-tu en venir ?

Elle riait en me posant cette question, à laquelle je ne pus répondre.

— Sois plus gaie, reprit-elle.

Comme c’était commode ! Je ripostai pourtant :

— Je serai gaie plus tard, quand ma joie aura eu le temps de s’infiltrer en moi.

Quelle énergie il me fallait pour débiter ces phrases que je décrochais avec peine de mon cerveau fatigué ! Je m’assimilais à un arbre emporté par un cyclone, je me croyais une martyre vouée au supplice. J’étais une esclave enchaînée par un maître brutal. J’évoquais les situations les plus lamentables, et je me trouvais toujours au-dessous de la vérité.

Le lendemain, ce fut plus atroce encore.

La date inexorable se rapprochait avec une rapidité effrayante. Maintenant, il me semblait qu’une avalanche monstrueuse allait venir sur moi. Je ne la voyais pas blanche, mais noire comme un ciel d’orage, et je me disais : « Si seulement c’était vrai et qu’elle pût m’engloutir ! » Oui, j’en étais là, à demander la mort, à appeler le cataclysme qui m’enlèverait à ce sort.

À mesure que le jour s’écoulait, je prenais la résolution de manquer de parole au neveu Galiret. Mes yeux s’ouvraient tout à coup sur ma sottise. Je n’étais pas forcée d’obéir aux injonctions de ces vampires.

Un grand allégement me vint, alors que j’accumulais argument sur argument en faveur de ma défection. Je me sentais revivre, j’étais aérienne, et je me traitais de stupide créature de vouloir être héroïque.

Ce fut remplie de ces dispositions que j’atteignis le moment du dîner. Ma mère observa, quand je la rejoignis dans la salle à manger :

— Tu as reconquis ton air allègre, j’en suis enchantée. Ton visage éteint finissait par m’inquiéter.

— Oui, je me suis reprise. On passe parfois des heures bizarres à voyager avec des chimères.

— Je te croyais plus positive.

— Hélas ! ce sont les circonstances qui changent les états d’âme.

Maman me regarda, non sans étonnement. Elle m’avait presque toujours vue avec le rire aux lèvres. Mes réflexions, débitées sur un ton lassé, la déroutaient.

Un malaise m’envahit de nouveau, mais sans durée. Ma décision s’affermissait ; je manquerai le rendez-vous de la Tourmagne.

Mes frères rentrèrent, puis papa, mais un papa si las que mon cœur se fondit d’attendrissement.

— Oh ! père, qu’as-tu ? Tu es souffrant ? Oh ! dis vite !

Je tenais papa par le cou et j’épiais anxieusement ses traits, qui me paraissaient si défaits que j’avais du mal à retenir mes pleurs.

— Ce n’est rien… Ce n’est rien…

— Tu as été renversé par une auto ?

— Mais non…

Maman s’approcha, tout inquiète, elle aussi.

— Qu’est-il survenu, mon ami ?

Léo et Vincent, tous deux muets, mais intrigués, attendaient que papa s’expliquât.

— C’est malheureux d’avoir un visage aussi mobile, qui reflète toutes les impressions. Je vous raconterai donc mon ennui, que j’aurais voulu vous taire.

En entendant le mot ennui, je me sentis pâlir, et mon impatience augmenta de connaître la cause exacte du visage chaviré de mon père.

Cependant, maman ne voulut pas qu’il parlât avant d’avoir pris son potage.

Alors seulement il put dire :

— C’est ce rancunier de Galiret.

Rien qu’à l’énoncé de ce nom, je sentis mon destin tourner. Toute mon allégresse se figea, et ce fut l’esprit enténébré que j’entendis papa :

— Ce Galiret a rédigé un rapport défavorable sur une innovation que j’ai expérimentée. Cela date de quelque temps. On a commis des experts, sous prétexte de justice. On ne voulait pas que l’on pût supposer que les hauts fonctionnaires se passaient de contrôle. Cela m’a affecté, sottement peut-être, parce que le prestige y perd quelque peu… Je dois ajouter que je suis sûr de mon perfectionnement et que je ne crains nulle critique. Cependant, cette lutte me déplaît. Je n’ai jamais été molesté de cette façon, et ces attaques continuelles me minent. Je n’ai plus autant de goût pour mon travail, et malgré moi, chaque matin, je feuillette mes papiers avec inquiétude.

Je buvais les paroles de mon père, et je croyais en même temps avaler un poison.

Ma liberté venait d’être reprise. Si joyeuse, l’heure précédente, je retombais encore une fois dans les affres du désespoir, et mon mariage avec le neveu Galiret m’était ordonné avec une force nouvelle.

Dans une impulsion que je ne contrôlai pas, mitigée de la tendresse que je vouais à mon père, en même temps que de mon désarroi, je me levai de table avec des sanglots et me précipitai vers papa pour l’embrasser.

— Ne sois pas ennuyé… Ne sois pas triste… Les méchants sont toujours punis… Tu auras ta revanche !… Oh ! ce Galiret, si je pouvais l’assommer !

D’abord, maman et mes frères me regardaient avec une certaine terreur. Tout le monde connaissait mes manières prime-sautières, mais ces sanglots ahurissaient un peu et paraissaient hors de proportion avec le sujet. La conclusion de cet élan, je dois l’avouer, porta ma famille au rire.

Léo dit :

— Ce serait pour moi une belle cause à défendre : une sœur ayant assassiné l’ennemi de son père par tendresse filiale.

J’aurais bien riposté :

— Tu peux t’exercer à l’ironie, mais je serai capable d’un plus grand sacrifice demain.

Il fallait me taire, sous peine de déchainer de plus grosses complications dont papa serait la victime. Ah ! l’horrible nuit que je passai ! Pas une minute le repos me vint. Je m’étendis sans sommeil, je me relevai glacée, et, quelques minutes après, la transpiration m’inondait. Mon pouls battait avec force. J’ouvris ma fenêtre, la lune riait dans le ciel et les étoiles brillaient autour.

L’heure passa, impitoyable. L’aube me trouva presque folle, et je soulevais mon âme vers l’holocauste en priant Dieu et en évoquant les tracas incessants par lesquels passe mon père. Et je jugeai qu’une dérobade de ma part ne les ferait que s’accroître.

Ce mercredi, je m’habillai comme une automate. Je procédai à mes occupations coutumières et, après le déjeuner, je dis à ma mère :

— J’irai cette après-midi chez Mlle Clarseil, c’est mon jour de leçon.

— Cela ne te fatiguera pas ? Je te trouve si pâle… Je vais finir par te conduire chez le docteur.

— Tu plaisantes, ma petite maman, ma santé est parfaite.

— Vraiment, tu ne souffres de nulle part ?

— Mais non, maman.

Je me sauvai en riant.

Je ne souffrais de nulle part ! Mon cœur, mon âme, mon corps notaient plus qu’une souffrance. J’aurais hurlé de douleur. Je me débattais dans un cercle infernal. « C’est un suicide », me disais-je de temps à autre, alors que mon affection filiale forçait la voix pour me crier : « Il le faut ! » Étais-je en règle avec le Créateur, avec une telle pensée ?

Dans la rue, par la chaleur de ce beau jour de juin, où les feuilles semblaient se recroqueviller, où les pauvres chiens haletaient, ou les chevaux portaient leurs chapeaux de paille, mes dents claquaient. Je me sentais froide comme un marbre, et je me demandais si j’arriverais à la Tourmagne.

Ne pouvait plus avancer, je me décidai à prendre une voiture pour arriver au pied du mont Cavalier.

Quelle course ! Je croyais m’évanouir à chaque cahot de la voiture. Mon front, moite maintenant, Je tremblement qui m’agitait, me transformaient en une malheureuse épave.

Au mont Cavalier, je quittai la voiture pour gravir la colline. Ce joli chemin, qui habituellement me paraissait délicieux, fut mon calvaire. Ni l’ombrage, ni les oiseaux ne purent retenir mon esprit qui s’appesantissait sur l’unique pensée : j’allais briser ma vie entière.

Mais pourquoi récriminer ? Ma décision était voulue.

J’arrivai au but de ma route et j’appréhendais de voir là, déjà le neveu Galiret. Je ne le distinguai pas parmi les curieux.

Mes yeux parcoururent alors la vue que j’avais admirée tant de fois. De légères enflammes de gaze, sous la forme de nuages voguaient dans le ciel.

J’eusse voulu devenir une averse pour mouiller jusqu’à la noyade mon futur mari. À l’horizon, je contemplais la ligne vaporeuse que l’on dit être la mer, où j’aurais voulu fuir à jamais. Le soleil brillait sur la plaine de Nîmes, d’où émergeaient les clochers. C’était un émerveillement, autant pour la vision que pour l’esprit, parce que tout un passé vous envahissait de fierté.

Mais, plus que la fierté, la tristesse m’encerclait, une tristesse si profonde que je perdais conscience de ce qui se passait autour de moi.

Aussi, ce fut en sursautant que j’entendis une voix murmurer à mon oreille :

— Vous tenez votre parole, Mademoiselle c’est bien.

Près de moi se tenait le neveu Galiret.

Je n’eus pas un sourire pour lui répondre. Je me contentai de le regarder avec des yeux si froids, si hautains, qu’il sourit avec ironie en me disant :

— C’est bon, c’est bon, vous n’avez pas besoin de me foudroyer du regard. Je sais que l’amour n’est pas encore venu, mais je saurai me faire aimer…

Ah ! comme je l’aurais écrasé ! Une telle fureur me possédait que ce fut un miracle qu’il ne perçût pas le grincement de mes dents. Je le trouvais vulgaire, avec, en plus, un air triomphant qui m’exaspérait. L’aimer ! Quelle prétention ! Je sentis tout de suite qu’une haine magnifique s’emparait de moi.

— Alors, Mademoiselle, c’est donc oui ?

J’eus un frisson. Un brouillard passa devant mes yeux. Il me semblait que j’allais m’évanouir, et il fallait prononcer ce oui fatal. Il le fallait pour mon cher papa. Je ne cache pas qu’à ce moment-là, je fis une prière rapide pour que le sommet de la Tourmagne, vieille de vingt siècles et plus, nous tombât sur la tête. Le ciel fut sans pitié, et je dus prononcer :

— Monsieur, votre oncle persécute mon père, et je pense que vous tiendrez la promesse que vous m’avez faite en échange de la confiance que je vous prouve en acceptant votre nom.

C’était fini. Le tombeau se refermait sur moi…

La joie de ce visage me parut sans tact. Il rayonnait autant que le soleil.

Cet homme fut soudain candide comme un enfant et il balbutia :

— Vous voulez bien de moi pour mari ?

Ce n’était plus une question, mais le cri d’un étonnement, d’une victoire inattendue.

Cependant, ce visage se transforma de nouveau, et l’orgueil apparut, l’orgueil dur qui explose, conscient de son succès : j’ai vaincu.

— Ma chère amie, murmura-t-il en se rapprochant. J’eus un recul et, scandant mes mots :

— Monsieur, je ne vous aime pas.

Il eut un rire :

— Je vous aime, moi.

— Je serai pour vous une épouse de devoir strict.

— Ah ! bien, je voudrais voir le contraire !

Et il rit à gorge déployée.

J’essayai de lui expliquer qu’il devait être honoré de s’allier à notre famille, mais tout cela passait au-dessus de sa vanité. Il était ivre de satisfaction.

Je lui lançai des yeux terribles, mais il ne le voyait pas. Ma parole était sèche et coupante, mais il ne s’en souciait nullement.

Quel beau duo d’amour ! Je suis sûre que le cèdre séculaire qui étendait ses branches sur nous comme des bras attendris n’avait jamais vu le pareil sous son ombre.

Je repris avec hauteur :

— Si vous vouliez me dire votre nom…

Quel éclat de rire résonna à mes oreilles !

— Ça, par exemple, c’est fameux ! « Elle » ne sait même pas mon nom. Jean Gouve, jeune beauté, Jean Gouve, et c’est celui d’un travailleur, hein ! Jean, c’est un nom chic qui vous plaît… J’aurais aussi bien pu m’appeler Rigobert… Mais assez sur ces fadaises… Quel jour votre père pourra-t-il me recevoir ? Il faut que j’aille lui demander votre main, pour la forme…, avec des gants…

Un nouveau rire. Je répondis :

— Je vous avertirai.

— Pas d’atermoiements, n’est-ce pas ?

Son ton changeait. Il devenait arrogant, menaçant.

Je n’eus pas peur et je le bravai en ripostant :

— Mon père, en ce moment, est harcelé par votre oncle, qui lui cherche chicane, de façon sournoise.

— Je le sais, ricana ce Jean Gouve que j’aurais voulu étrangler.

Je me demandai, en un éclair, si ce n’était pas lui qui poussait son parent.

Je poursuivis :

— Quand tous deux vous laisserez mon père en paix, je vous autoriserai à venir à la maison. Je désire que mon père jouisse en toute sécurité des travaux qu’il a assumés. C’est un travailleur, lui aussi, et, par surcroît, c’est un ancien élève de Polytechnique et des Ponts et Chaussées.

— Oui… Oui… On est forcé de reconnaître qu’il est au courant de son affaire, et si on lui fait ces blagues-là, c’est pour le tracasser un peu… Dame ! pour arriver à ses fins, on use de tous les moyens, et j’ai réussi !

Ces paroles m’indignèrent à un tel degré que je ne sais comment je les supportai. Je crois que ce fut grâce à l’estime que ces gens vils accordaient aux travaux de mon père. Cela me soulagea d’entendre ces appréciations, et mon désespoir intérieur en fut atténué momentanément.

— Ainsi, me dit mon fiancé, c’est vous qui conduisez la marche… Donnant, donnant, on laisse votre père en repos et vous me faites signe. Et puis, quand nous serons mariés, nous ferons de bonnes affaires avec lui. On s’accordera pour les travaux. Vous savez que je ne serai pas regardant pour votre dot. Les bénéfices que je ferai la compenseront. Le tout est de s’arranger dans la vie.

Ce langage m’effrayait. Peut-être cet homme se croyait-il désintéressé ? Ce mariage était un véritable guet-apens. Ces deux filous nous tenaient à leur merci avec un cynisme effarant.

Nous nous quittâmes. Je ne songeais même pas à lui tendre la main, mais il la happa au passage, et je dus subir l’étreinte de ses doigts.

Je partis comme si je me sauvais. J’avais peur que Gouve me suivit, mais il respecta nos conventions.

Je m’étonnais qu’il parût si content de ma décision après lui avoir dit que je le détestais. Il ne pensait qu’à son orgueil.

Tout en arpentant le chemin, je revivais cet affreux entretien dont j’étais honteuse. Jamais je n’avais eu autant d’aversion à afficher pour un être humain. Je me disais qu’il fallait vraiment que ce fût une « affaire nécessaire » pour qu’il passât si allègrement sur mon dédain.

Je me dirigeai vers la demeure de Mlle  Clarseil. Là, j’aurais un peu de détente, mais sans épanchement, parce que je jugeais que le silence était de rigueur.

— Je ne dérange pas votre programme, chère grande amie ?

— Nullement, petite enfant.

Mlle Clarseil tricotait souvent à ses moments perdus. Elle prétendait que le jeu des aiguilles l’aidait à reconstituer les origines des vestiges de Nîmes.

— Décidément, Monique, j’ai beau me creuser au sujet du temple de Diane, je m’y perds !

— Oh ! contentons-nous des choses actuelles.

— J’aime plonger dans le passé.

— Le présent me suffit amplement ! criai-je impétueusement.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Tout va parfaitement bien.

Je m’assis avec un brouillard devant les yeux. Je rassemblais tous mes efforts pour ne pas tomber sans connaissance. Mes oreilles bourdonnaient, mon cœur n’était plus qu’une grosse caisse résonnante, et j’avais beaucoup de mal à garder ma présence d’esprit. Je fermai les yeux pendant quelques instants en murmurant :

— Le soleil m’a éblouie.

— Reposez-vous un peu… Ne parlez pas, et, quand vous aurez moins chaud, je vous donnerai une boisson fraîche.

Je n’avais besoin que de calme, et j’aurais voulu dormir là durant des années. Ma tête ressemblait à un chaos, les images s’y succédaient en une ronde fantastique, je croyais courir à la folie.

Comme dans les rêves, je me figurais qu’il y avait deux heures que j’étais assise, immobile, alors que cinq minutes s’étaient à peine écoulées qu’un coup de timbre retentit.

Un jeune homme que je ne reconnus pas fut introduit.

— Ah ! cher Robert, s’écria Mlle Clarseil, quelle joie de vous voir ! Je vous présente à Monique Carade, bien que vous soyez amis d’enfance.

C’était bien Robert Darèle, dont les traits,

oubliés depuis sept à huit ans, ressuscitaient devant moi !

Il me sembla que tout mon sang se figeait subitement pour laisser mes membres rigides et froids.

Robert Darèle, la sincérité et le bonheur !

— J’ai rencontré Léo… Maintenant que je suis nommé à Nîmes, nous allons reprendre notre camaraderie.

Je le regardais sans pouvoir répondre, et mon amie crut devoir expliquer :

— Monique est tout étourdie par la chaleur, et elle se trouve en ce moment en état d’infériorité. Robert s’apitoya :

— Pauvre Mademoiselle…

— Ce n’est rien, murmurai-je en essayant de reprendre mon sang-froid.

Ce n’était pas facile, parce que l’arrivant me contemplait avec un air qui confinait à l’extase. Je notais le sourire doucement moqueur de Mlle  Clarseil. Mon malaise était si cruel que, tout à coup, j’éclatais en sanglots.

— Monique !

— Oh ! Monique…

Ce furent deux cris, poussés par mon amie et Robert.

Alors que la première, debout près de moi, entourait mes épaules de son bras, Robert était à genoux, me questionnait avidement :

— Qu’avez-vous, mon Dieu, qu’avez-vous ?

Malgré toute la chaleur de l’accent, je ne pouvais rien révéler. Il me fallait repousser ces deux sympathies avec courage. Expliquer que je devais fuir ce jeune homme pour conclure un mariage odieux n’était pas possible.

C’était appeler une suite de calamités sur mon père et sur moi.

J’arrangeai l’incident comme je pus. Je racontai n’importe quel mensonge qui me vint à l’esprit : je venais de voir un chien sous une auto… Mon amie connaissait mon amour pour les bêtes, et ce fut avec des exclamations de pitié que mon récit fut accueilli. Mes pleurs parurent légitimes, et les larmes de Mlle  Clarseil accompagnèrent les miennes.

Quant à Robert, il me prit la main et la serra si doucement que j’aurais voulu la lui laisser pour me préserver de tout danger. Il me regardait maintenant avec un sourire si confiant que je frémis à la pensée d’être obligée de décevoir cet espoir.

Mlle  Clarseil nous observait d’un air attendri, et il me fallut toute ma volonté pour me soustraire à cette atmosphère. Je dis rapidement :

— Je suis en retard. Ma mère m’attend pour une course.

— Vous venez à peine d’arriver ! s’écria mon amie.

— Oh ! Monique, donnez-nous encore cinq minutes, ajouta Robert d’une voix si suppliante que j’en fus bouleversée.

Quelle violence dus-je exercer sur mon cœur pour m’arracher à cette sympathie si ardente qui m’environnait !

Robert ne put s’empêcher de me dire :

— Vous savez par notre amie combien je souhaite d’entrer dans votre famille, ô chère Monique !

Et moi qui venait de promettre ma main !

Je devins très rouge, suffoquant de malaise et de douleur.

Je lui jetai un regard désespéré et je m’enfuis comme si une légion de démons s’acharnaient à ma poursuite. Durant ce bondissement jusqu’à la maison, il me sembla que vingt sentiments se multipliaient en moi : l’amour, la fureur, la haine, le regret sans parler de tous les autres. Je me demandais par moments comment je pouvais résister à ce bouleversement.

À la maison, je me rendis directement dans ma chambre. Je tombai sur un fauteuil et je n’eus plus conscience que des battement précipités de mon sang.

Quand je pensais à Robert, une vie merveilleuse se levait devant moi. Mon chemin était jonché de fleurs et tout m’apparaissait facile et simple.

Et quand j’évoquais Jean Gouve, un gouffre plus noir que la nuit s’étendait devant mes pas.

Au dîner, je fus plus calme. Rien d’anormal ne se remarqua en moi, si j’en jugeais par le silence observé à mon égard. Je ne parlais pas mais je riais des plaisanteries de Léo et de Vincent.

Papa était encore soucieux et légèrement agité. Il me tarda que le temps passât afin que je pusse constater une sérénité stable sur son visage.

Il prévint Léo :

— Demain, je prendrai le temps d’aller chez M.  Durand.

— Ah ! bien, répondit mon frère, tandis qu’un sourire de joie illuminait son visage.

Nous n’osions plus dire : « Le brave Durand, le bon Durand », ce qui nous semblait trop familier et un peu dédaigneux. Nous l’appelions « Monsieur », pour plaire à Léo. D’ailleurs, sa fille avait tellement l’air d’une vraie dame que l’on ne pouvait méconnaître les qualités des parents.

Maman murmura :

— Est-ce que l’intérieur des Durand est confortable ? Tu t’y sens à l’aise ?

— Certainement ! C’est fort simple, mais très agréable, et Berthe doit y veiller, car elle a beaucoup de goût.

— Montre-t-elle de l’affection à ses père et mère ?

— Elle est charmante pour eux, remplie de prévenances et d’attentions.

Il y eut un petit silence, et maman reprit :

— Je ne puis m’empêcher de trouver qu’elle doit détonner dans le foyer modeste, parce qu’elle a vraiment de jolies manières.

Léo paraissait tout heureux quand il répondit :

— Les Durand ne sont pas vulgaires, mais assurément on constate, à première vue, qu’ils chérissent leur fille et qu’ils essayent de ne la contraindre en rien…

— Je ne sais pas si cette éducation est bien raisonnable, dit maman.

— Cela réussit fort bien à Berthe, qui paraît douée d’un caractère idéal.

— Il est probable, intervint mon frère cadet, que s’il avait fallu sévir, on aurait changé de système.

À son tour, papa dit son mot :

— Les familles d’origine simple qui ont des enfants d’un esprit élevé usent souvent de ces méthodes admiratives. Il est clair de déduire par les réponses de Léo que les Durand sont surpris d’avoir donné naissance à un cygne. Ils n’ont pas à sévir, comme dit Vincent, et Berthe, qui possède un beau caractère, n’abuse pas de l’admiration qu’elle provoque.

Ce sujet m’intéressait passionnément, parce que je souhaitais que la famille où entrerait Léo fut du même niveau que celle où j’allais tomber. Malheureusement pour moi, Léo voyait tout en beau, les Durand eux-mêmes obtenaient un brevet généreux de qualités qui déliait toutes les distinctions.

Nous ne pouvions que nous incliner.

Quand maman demanda quelle serait la date approximative de son mariage, Léo répondit paisiblement :

— Berthe ne l’envisage pas avant quelques mois, mais je crois qu’elle t’en parlera elle-même. Ce temps, qui paraissait sans doute long à mon frère, sembla court à ma mère. Elle aimait nous voir groupés autour d’elle, et je suis sûre que son cœur saignait d’envisager la désagrégation du foyer.

Son bon sens ne la leurrait pas. Elle savait que le mariage consiste à bâtir un autre nid et que, forcément, le couple nouveau lui donne son temps. Elle eut été navrée qu’il en fût autrement.

Cependant, j’étais persuadée que Léo n’abandonnerait que très peu le cadre familial. Il était fort probable que les Durand, aussi merveilleux qu’ils fussent, ne possédaient pas les mêmes habitudes que nous.

Pour mon compte, j’étais décidée à négliger les Galiret. Un seul échantillon me suffisait ! J’ignorais s’il y avait une mère ou une tante, mais je savais par avance qu’elles ne seraient pas sentimentales.

Quand on a comme descendant un personnage sans délicatesse ni cœur, on n’a que faire des prévenances d’une nouvelle venue. Le tremplin que j’offrais pour le saut dans la bonne société contenterait leurs aspirations.

Ce qui nie préoccupait surtout pour le moment était la formule par laquelle j’annoncerais cette nouvelle à ma famille. Je pensais procéder comme Léo. Ce serait à table, devant tout le monde. Je prendrais mon air crâne, de façon que cette décision parût définitive. J’augurais qu’il me faudrait lutter et je déplorais que ce ne fût pas pour un mari m’agréant. Mais le destin était là, et je devais me soumettre.

L’exemple de Léo me permettait d’agir à mon gré. Devant toute observation ou remontrance, je pouvais répondre : « Et Léo, n’a-t-il pas fait ce que je fais ? Jean Gouve me plaît… »

Je plaignais mes parents en pensant à leurs amères réflexions. Ils seraient moins heureux que les Durand, parce que si ces derniers avaient couvé un cygne, papa et maman constateraient qu’ils n’avaient que deux canards.

Bien que je fusse déterminée à frapper ce grand coup, je n’étais pas sans me juger un aplomb infernal. Penser à conclure un mariage, mais l’affirmer à haute voix constituaient deux choses différentes.

La pensée vous appartient, mais la répandre…

Et le mensonge à porter toute ma vie ! Mais comment m’y prendre autrement ? Révéler les vraies fins de ce complot, je ne le pouvais pas sans risquer d’abréger les jours de mon père.

Quels remords alors pour moi !… Pendant que je me tourmentais sur ces problèmes, maman répondait à Léo :

— C’est fort aimable à Berthe de vouloir me consulter à ce sujet, mais il me semble que sa mère est plus autorisée que moi pour décider d’une date.

— Ma fiancée croit bien agir en te consultant.

— Je me figure toujours que cette jeune fille conduit seule sa vie et que ses parents la laissent agir selon son inspiration.

— Cela ne paraît pas, répliqua Léo avec calme. Elle est pleine de prévenances, et jamais je n’ai saisi un mot qui fut une critique sur eux. Les jeunes, vois-tu, maman, ont acquis de l’indépendance, et quand il s’agit de leur avenir, ils tranchent à leur fantaisie.

Oh ! que cette dernière phrase me plut ! Quelle excellente préparation elle faisait à mon prochain discours !

Papa riposta :

— Tu nous en donnes la preuve.

Mon champ d’action s’élargissait à ces paroles. Cette conversation remplie d’à propos devenait le vrai prélude à la catastrophe que j’allais déchaîner dans quelques jours.

— Est-ce mieux ? Est-ce plus mal ? poursuivit Léo, on ne le sait pas encore. Les parent peuvent se tromper, les enfants aussi, mais si ces derniers ont commis une erreur, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux, et les parents n’ont pas de responsabilité.

— Ils souffrent quand même, murmura maman.

Cette réponse m’affecta beaucoup. Certainement, ma mère serait confondue de mon choix, puis de ma nervosité. Je prévoyais que je serais comme un crin, et les jours futurs ne s’annonçaient nullement gais.

Je dis avec vivacité :

— Pourquoi les parents n’acceptent-ils pas avec plus de philosophie les bévues de leurs enfants ? Tant pis pour eux s’ils commettent des impairs. S’ils se sentent assez forts pour les commettre, ils doivent l’être autant pour les supporter.

— Ma pauvre enfant, tu parles en ignorante. L’amour que l’on éprouve pour ceux que l’on a mis au monde est un instinct trop puissant pour qu’on s’en désintéresse.

Je disais ces choses dans l’intention de préparer ma chère maman. Dieu veuille qu’elle se souvint de mes paroles.