Mon frère Yves/025

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Calmann-Lévy (p. 116-122).
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XXV

À bord de la Médée, avril 1877.

— Ça me va comme des guêtres à un lapin, disait Yves d’un air d’enfant, en contemplant ses manches pagodes et sa robe en soie bleue de Birmanie.

C’était à Yé, ville de Siam, au bord du golfe de Bengale. Il était assis au fond d’une taverne de mariniers, sur un escabeau d’une forme chinoise.

Il était très ivre, et, quand il eut ainsi souri de se voir vêtu comme un riche d’Asie, ses yeux redevinrent sombres et éteints, sa lèvre contractée et dédaigneuse. À ces moments-là, il était capable de tout, comme dans ses anciens jours.

À côté de lui, il y avait le grand Kerboul, aussi gabier de misaine, qui venait de se faire apporter quinze verres d’une eau-de-vie très coûteuse de Singapoore, et les avait successivement vidés, puis brisés à coups de poing, avec le terrible sérieux de l’ivresse bretonne. Et les débris de ces quinze verres couvraient la table sur laquelle il venait de poser ses deux pieds.

Il y avait encore Barrada, le canonnier, toujours beau et tranquille, avec son sourire félin. Les gabiers l’avaient, par exception, invité à leur fête. Et puis Le Hello, Barazère, six autres du grand mât et quatre du beaupré, — tous se carrant, avec des airs superbes, dans des robes asiatiques.

Il y avait même Le Hir l’idiot, un de l’île de Sein, qu’ils avaient amené pour rire et qui buvait des ordures délayées dans son bol de rhum. Enfin deux forbans, deux blackboules, déserteurs de tous les pavillons, anciennes connaissances d’Yves, qui les avait, ce soir-là, ramassés tendrement sur la plage.

… C’était pour fêter sainte Épissoire, patronne des gabiers, qu’ils s’étaient rassemblés, et l’usage me commandait d’y paraître avec eux, comme officier de manœuvre.

Depuis un an, ils n’avaient pas mis le pied à terre. Et le commandant, qui était content de son équipage, leur avait permis, à eux, les meilleurs, de célébrer comme en France l’anniversaire de cette grande sainte ; il avait choisi cette ville de Yé, parce qu’elle lui semblait pour nous la moins dangereuse, le peuple y étant plus inoffensif qu’ailleurs et plus maniable.

Dans cette salle, qui était vaste et basse, avec des murailles en papier, il y avait en même temps que nous une bande de matelots de commerce américains, qui buvaient avec des filles rousses à longues dents, échappées des lupanars de l’Inde anglaise.

Et ces intrus gênaient les gabiers, qui voulaient être seuls et le leur donnaient à entendre.

Onze heures. — Les bougies venaient d’être renouvelées dans les girandoles de couleur, tandis qu’au dehors la ville siamoise s’endormait dans la nuit chaude. Ici, on sentait qu’il y avait des coups de poing dans l’air, que les bras avaient besoin de se détendre et de frapper.

— Qu’est-ce que c’est ? dit un des Américains qui avait l’accent de Marseille, qu’est-ce que c’est que ces Français qui viennent ici faire la loi ? Et celui-là qui est avec eux (moi), le plus jeune de tous, qui a l’air de poser et de les commander ?

— Celui-là, dit Yves faisant mine de ne pas seulement daigner tourner la tête, celui-là faudrait qu’il aurait des moustaches, celui qui y toucherait !

— Celui-là, dit Barrada, qui il est ? Attendez donc, nous allons vous l’apprendre, sans qu’il ait besoin de se déranger, et vous aller voir, enfants, si ça va reluire !

… Yves leur avait déjà lancé son escabeau de forme chinoise, qui venait de crever le mur à toucher leurs têtes, et Barrada, d’un premier coup de poing, en avait chaviré deux. Les autres renversés sur les premiers, tous par terre, Kerboul assommait dans le tas, à grands coups de table, éparpillant sur les ennemis les débris de ses quinze verres.

Alors on entendit au dehors des gongs et des sonnettes, des frôlements de soie, de petits rires aigres de femmes.

Et les danseuses entrèrent. (Les gabiers s’étaient commandé des danseuses.)

… Ils s’arrêtèrent en les voyant paraître, car elles étaient étranges. Peintes comme des images chinoises, couvertes d’or et de pierres brillantes, des yeux à demi fermés, pareils à de petites fentes blanches, elles s’avançaient au milieu de nous avec des sourires de femmes mortes, tenant leurs bras en l’air et écartant leurs doigts grêles, dont les grands ongles étaient enfermés dans des étuis d’or.

En même temps, des odeurs de baume et d’encens ; on brûlait des baguettes dans un réchaud, et une fumée alanguissante se répandait comme un nuage bleu.

Les gongs sonnaient plus fort et ces fantômes dansaient, gardant leurs pieds immobiles, exécutant une espèce de mouvement rythmé du ventre avec des torsions de poignets. Toujours le sourire figé, le regard blanc des cadavres ; il semblait que cela seul eût vie en elles : ces gros reins cambrés de goule qu’agitaient des trémoussements lascifs, et puis, au bout des bras raidis, ces mains écartées, inquiétantes, qui se tordaient.

… Le Hello, qui, depuis longtemps, dormait par terre, entendant les gongs sonner si fort, se réveilla et eut peur.

— Té, pardi, les danseuses ! lui expliqua Barrada, gouailleur, riant de lui.

— Ah ! oui, les danseuses !

Il s’était levé et de sa large patte, qui cherchait en l’air, incertaine, il essayait de rabattre ces bras tendus et ces griffes dorées, balbutiant, la langue épaisse :

— Faut pas, figure de paravent, faut pas montrer les mains comme ça, c’est vilain… Je croyais que c’était… que c’était… le diable !

Et il retomba par terre, endormi.

Barrada, lui, qui avait dépassé ce soir sa dose habituelle, leur reprochait d’avoir la peau jaune et leur parlait de la sienne qui était blanche. « Blanche ! blanche ! » il en rabâchait, de cette blancheur, qu’il s’exagérait beaucoup du reste, et voulait maintenant la leur faire voir. D’abord son bras, puis sa poitrine ; il disait : « Tiens, regarde, si c’est vrai ! »

Elles, les poupées jaunes d’Asie, continuaient leurs lents et lugubres trémoussements de bête, gardant le mystère de leur rictus et de leurs yeux blancs tirés vers les tempes. Et, à présent, lui, Barrada, complètement nu, dansait devant elles, ayant l’air d’un marbre grec qui aurait pris vie tout à coup pour quelque bacchanale antique.

… Mais les Birmanes, montées comme des automates, dansèrent longtemps, longtemps, plus longtemps que lui. Et, après, à la fin de la nuit, quand les gongs eurent fait silence, les matelots furent pris de frayeur à l’idée que ces femmes, payées pour leur plaisir, les attendaient. Les uns après les autres, ils s’en allèrent du côté de la plage n’osant pas les approcher.