Mon frère Yves/030

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Calmann-Lévy (p. 145-147).
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XXX

Septembre 1877.

La Médée a rebroussé chemin depuis longtemps.

Tous les vents, tous les courants l’ont favorisée. Elle a marché, marché si vite, pendant des jours et des nuits, qu’on en a perdu la notion des lieux et des distances. Vaguement on a vu passer le détroit de Malacca, franchi à la course ; la mer Rouge, remontée à la vapeur dans un éblouissement de soleil ; puis la pointe de Sicile, et enfin le grand lion couché de Gibraltar. Maintenant on veille l’horizon, et la première terre qui paraîtra tout à l’heure sera une terre bretonne.

Je suis arrivé moi, sur cette Médée, juste pour finir la campagne, et, cette fois, ma promenade avec Yves n’aura pas duré cinq mois.

Au milieu de l’étendue grise, il y a maintenant des traînées blanches ; puis une tour avec de petits îlots sombres, éparpillés ; tout cela encore très lointain et à peine visible, sous le mauvais jour terne qui nous enveloppe.

Nous nous figurions sans peine être encore là-bas, dans cette extrême Asie, que nous avons quittée hier ; car les choses à bord n’ont pas changé de place, ni les visages non plus. Nous sommes toujours encombrés de chinoiseries ; nous continuons à manger des fruits cueillis là-bas et encore verts ; nous traînons avec nous des odeurs chinoises.

Mais pas du tout ; notre maison s’est déplacée singulièrement vite ; cette tour et ces îlots, ce sont les Pierres-Noires ; Brest est là tout près, et, avant la nuit, nous y serons entrés.

… Toujours une émotion de souvenir quand reparaît cette grande rade de Brest, imposante et solennelle, et ces grands navires de la marine à voiles qu’on est déshabitué de voir ailleurs. Toutes mes premières impressions de marine, toutes mes premières impressions de Bretagne, — et puis enfin c’est la France.

Le Borda, là-bas ; je le regarde et je retrouve dans ma mémoire le bureau sur lequel j’ai passé, accoudé, de longues heures d’étude ; et le tableau noir sur lequel j’écrivais fiévreusement, avant l’examen, les formules compliquées de la mécanique et de l’astronomie.

Yves, à cette époque, était un petit garçon qu’on eût dit sérieux et sage, un petit novice breton, à la figure très douce, qui habitait le vaisseau d’à côté, la Bretagne, le voisin et le compagnon du Borda. Nous étions des enfants, alors, — aujourd’hui des hommes faits, — demain… la vieillesse, — après-demain, mourir.