Mon frère Yves/031

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Calmann-Lévy (p. 147-151).
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XXXI

Dimanche, jour de grande soûlerie dans Brest.

Dix heures du soir. — Nuit calme, clair de lune sur la mer tranquille ; à bord de la Médée, les matelots ont fini de chanter leurs longues chansons, et le silence vient de se faire.

Depuis la tombée de la nuit, mes yeux sont tournés vers les lumières de la ville. J’attends avec inquiétude cette chaloupe dont Yves est le patron : elle est allée à terre et ne revient pas.

Enfin, voici son feu rouge qui s’avance, en retard de deux heures !

La mer est sonore la nuit ; déjà on entend des cris qui se mêlent au bruit des avirons ; il doit se passer dans cette chaloupe d’étranges choses.

… Elle est à peine accostée ; trois maîtres ivres, furieux, se précipitent à bord et me demandent la tête d’Yves :

— Qu’on le mette aux fers pour commencer ; qu’on le juge et qu’on le fusille après car il a frappé ses supérieurs en service.

Yves est là debout, tremblant de la lutte qu’il vient de soutenir. Ces trois maîtres l’ont battu, ou du moins ont essayé de le battre.

— Ils croyaient me faire du mal ! dit-il avec mépris ; et il jure qu’il n’a pas rendu les coups de ces trois vieux ; d’ailleurs, il les eût chavirés ensemble du revers de sa main. Non : il les a laissés s’accrocher à lui et le déchirer ; ils lui ont égratigné le visage et mis ses vêtements en lambeaux, parce qu’il refusait de leur laisser conduire la chaloupe, à eux qui étaient ivres.

Tous les chaloupiers aussi sont ivres, par la faute d’Yves, qui les a laissés boire.

… Et les trois maîtres se tiennent toujours là, tout près de lui, continuant de crier, de l’injurier, de le menacer, trois vieux ivrognes, grotesques dans leur bégaiement de fureur, et qui seraient très risibles si la discipline, implacable, n’était pas derrière eux pour rendre cette scène affreusement grave.

Yves, debout, les poings serrés, les cheveux tombés sur le front, la chemise déchirée, la poitrine toute nue, à bout de courage pour endurer ces injures, prêt à frapper, en appelle à moi du regard, dans sa détresse.

Ô la discipline militaire ! à certaines heures, elle est bien lourde. Je suis l’officier de quart, moi, et il est contre toutes les règles que je m’en mêle autrement que par des paroles calmes, et en les remettant tous à la justice du capitaine d’armes.

Contre toutes les règles, aussi, je saute à bas de la passerelle et je me jette sur Yves ; — il était temps ! — Je passe mes bras autour de ses bras à lui, que j’arrête ainsi dans les miens au moment terrible où ils allaient frapper.

Et je les regarde, les autres, qui alors, en présence de ce renversement de la situation, battent en retraite comme des chiens devant leur maître.

Heureusement c’est la nuit, et il n’y a pas de témoins. Les chaloupiers, seuls, — et ils sont ivres. — Puis, d’ailleurs, je suis sûr d’eux : ce sont de braves enfants, et, s’il faut aller devant un conseil, ils ne nous chargeront pas.

… Alors je prends Yves par les épaules, et, passant devant ses trois ennemis, qui se rangent pour nous faire place, je l’emmène dans ma chambre et l’y renferme à double tour. Là, pour le moment, il est en sûreté.

On m’appelle chez le commandant, que tout ce bruit a réveillé. Hélas ! Il faut le lui expliquer.

Et j’explique, en atténuant le plus possible la faute de mon pauvre Yves. J’explique ; après, pendant quelques mortelles minutes, je supplie : je crois que je n’avais supplié de ma vie, il me semble que ce n’est plus moi qui parle. Et tout ce que je puis dire ou faire vient se briser contre le raisonnement glacial de cet homme, qui tient entre ses mains cette existence d’Yves, qu’on m’a confiée.

J’ai bien réussi là-haut à écarter le plus grave, la question de coups donnés à des supérieurs ; mais restent les outrages et le refus d’obéissance. Yves a fait tout cela : dans le fond, c’est peut-être inique et révoltant ; dans la lettre, c’est vrai.

Ordre de le mettre aux fers tout de suite, pour commencer, et de l’y envoyer conduire par la garde, à cause de ce bruit et de ce scandale.

Pauvre Yves ! C’était la fatalité acharnée contre lui, car, cette fois, il n’était pas bien coupable. Et tout cela arrivait maintenant qu’il était plus sage, maintenant qu’il faisait de grands efforts pour ne plus boire et se bien conduire !