Mon frère Yves/041

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Calmann-Lévy (p. 164-166).
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XLI

À bord de l’Ariane, mai 1878.

… L’île de Ténériffe se dessinait devant nous comme une sorte de grand édifice pyramidal posé sur une immense glace réfléchissante qui était la mer. Les côtes tourmentées, les arêtes gigantesques des montagnes étaient rapprochées, rapetissées par la limpidité extrême, invraisemblable de l’air. On distinguait tout : les angles vifs un peu rosés, les creux un peu bleus. Et tout cela posait sur la mer comme une grande découpure légère, sans poids. Une bande très nette de nuages d’un gris nacré coupait Ténériffe horizontalement par le milieu, et, au-dessus, le pic dressait son grand cône baigné de soleil.

Les goélands faisaient un tapage extraordinaire autour de nous ; ils étaient une bande qui criaient et battaient l’air de leurs ailes blanches, dans un de ces accès de frénésie qui les prend quelquefois on ne sait à quel propos.

Midi. — Le dîner de l’équipage venait de finir ; on avait sifflé : Les tribordais à ramasser les plats ! Et Yves, qui était tribordais à bord de l’Ariane, remontait sur le pont et venait à moi, essayant tout doucement son sifflet, pour s’assurer qu’il marchait toujours bien.

— Oh ! mais qu’est-ce qu’ils ont aujourd’hui, les goélands ? Piauler, piauler… Tout le temps du dîner, avez-vous entendu ?

Vraiment non, je ne savais pas ce qu’ils pouvaient bien avoir, les goélands. Cependant, comme il fallait, par politesse, répondre quelque chose à Yves, je lui racontai à peu près ceci :

— Ils ont demandé à parler à l’officier de quart, qui était précisément moi. C’était pour s’informer de leur petit cousin Pierre Kermadec ; alors je leur ai répondu : « Messieurs, le petit Pierre Kermadec, mon filleul, n’est pas encore né ; c’est trop tôt, repassez dans quelques jours, quand nous serons à Brest. » Aussi, tu vois, ils sont partis. Regarde-les tous qui s’en vont là-bas.

— Vous leur avez répondu tout à fait comme il faut, dit Yves, qui riait assez rarement. Mais je vais vous dire, moi, j’ai beaucoup rêvé là-dessus, encore cette nuit, et savez-vous une peur qui me vient ? C’est que ce soit une petite fille.

En effet, quelle contrariété si ce filleul attendu allait être une petite fille ! Il n’y aurait plus moyen de l’appeler Pierre.

… Cette parenté du petit enfant d’Yves avec les goélands n’était pas de mon invention : goéland était le nom qu’on donnait aux gabiers à bord de cette Ariane, et le nom qu’ils se donnaient entre eux. Il n’y avait donc pas à s’étonner que mon petit filleul à venir dût avoir dans les veines un peu de ce sang d’oiseau.

Aussi, en parlant de lui dans nos conversations du soir, nous disions toujours :

— Quand le petit goéland sera arrivé.

Jamais nous ne l’appelions d’une autre manière.