Mon frère Yves/060

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Calmann-Lévy (p. 218-221).
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LX

Un dimanche de décembre, je revins à Brest sans être annoncé et je descendis dans le quartier bas de la Grand’Rue, cherchant la maison d’Yves. En lisant les numéros des portes, je longeais toutes ces hautes constructions de granit, qui sont d’anciennes maisons de riches tombées aux mains du peuple : en bas, partout des cabarets ouverts ; en haut, des fenêtres à rideaux de pauvre, avec de dernières fleurs maladives, sur les appuis ; des chrysanthèmes morts, dans des pots.

C’était le matin. Des bandes de matelots circulaient déjà, dans leur belle tenue propre, chantant, commençant la fête du dimanche.

On respirait une brume blanche, une fraîcheur humide, — sensation nouvelle de l’hiver. — Comme j’arrivais de l’Adriatique, encore ensoleillée, les teintes de ce Brest me semblaient plus grises.

Au numéro 154, — au-dessus de l’enseigne : À la pensée du beau canonnier, — je montai trois étages d’un vieil escalier immense, et trouvai la chambre des Kermadec.

On entendait de la porte le bruit régulier d’un berceau. Petit Pierre, bien gâté tout de même, avait gardé cette habitude de se faire endormir, et Yves, seul avec son fils, était assis près de lui, le berçant d’une main, très lentement.

Il leva son regard triste, ému de me voir, mais osant à peine venir à moi, son expression disant : « Ah ! oui, frère, je sais, vous venez pour me prendre ; c’était bien ce que j’avais demandé ; mais… mais je ne vous attendais peut-être pas si vite ; et, de m’en aller, cela va me faire souffrir… »

Physiquement, Yves avait changé beaucoup. Il était devenu plus pâle, à l’abri du hâle de mer ; son expression était différente, moins assurée, et presque douloureuse. Il avait souffert, on le voyait bien ; mais, sur sa figure, toujours marmoréenne, incolore, le vice n’avait pu imprimer aucune trace.

Je regardais tout autour de moi avec une impression de surprise et un serrement de cœur ; en effet, je n’avais pas prévu ce que pourrait être, à terre et dans une ville, le logis de mon frère Yves. Il était bien différent de ces logis de mer où je l’avais longtemps connu : les hunes, pleines de vent et de soleil. Ici, maintenant, au milieu de ces réalités pauvres, je me trouvais, comme lui sans doute, dépaysé et mal à l’aise.

Marie était dehors, à la fontaine, et petit Pierre dormait bien, ses longs cils de petit enfant reposés sur ses joues. Nous étions seuls l’un devant l’autre, et, comme il avait peur de se retrouver ainsi en face de moi, vite il parla d’embarquement, de départ.

Une permutation sur la liste me mettait à Brest le premier à partir ; on allait armer deux ou trois bateaux, — pour la station de Chine, pour les mers du sud, pour le Levant ; — et il fallait s’attendre, d’une heure à l’autre, à une de ces destinations-là.

La semaine qui suivit fut une de ces périodes agitées comme on en traverse souvent dans les existences maritimes : vivre en camp volant à l’hôtel dans le désordre des malles à moitié défaites, ignorant la route qu’on prendra demain ; s’occuper d’une quantité de choses, service au port et préparatifs de campagne ; — et puis des allées et venues, des démarches pour Yves, afin de le retirer de cette Réserve et de le garder sous ma main, prêt à partir avec moi.

Les journées de décembre, très courtes, très sombres, s’enfuyaient vite. Je montais souvent, quatre à quatre, le vieil escalier sordide des Kermadec ; — et Marie, toujours anxieuse des premiers mots que j’allais dire, me souriait tristement, avec une confiance respectueuse et résignée, attendant ma décision.