Mon frère Yves/080

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Calmann-Lévy (p. 290-293).
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LXXX

À deux heures, le même jour, après marché conclu, Yves ayant acheté des hardes de marin du commerce et changé de costume clandestinement dans un cabaret du quai, monta à bord de la Belle-Rose.

Il se mit à faire le tour de ce bateau, qui était mal tenu, qui avait des aspects de rudesse sauvage, mais qu’on sentait souple et fort, taillé pour la course et les hasards de mer.

Auprès des navires de l’état, celui-ci semblait petit, court, et surtout vide : un air abandonné, presque personne à bord ; même au mouillage, cette espèce de solitude serrait le cœur. Trois ou quatre forbans étaient là, qui rôdaient sur le pont ; ils composaient tout l’équipage et ils allaient devenir, pour des années peut-être, les seuls compagnons d’Yves.

Ils commencèrent par se dévisager, les uns les autres, avant de se parler.

Tout le jour, dura ce même beau temps tiède et tranquille, cette sorte d’été mélancolique d’arrière-saison qui portait au recueillement. Maintenant le calme se faisait pour Yves sur l’irrévocable de sa décision.

On lui montra sa petite armoire, mais il n’avait presque rien à y mettre. Il se lava à grande eau fraîche, s’ajusta mieux, avec une certaine coquetterie, dans son costume nouveau ; ce n’était plus cette livrée de l’état qui lui avait souvent paru lourde ; il se sentait libre, affranchi de tous ses liens passés, presque autant que par la mort. Il essayait de jouir de son indépendance.

Le lendemain matin, à la marée, la Belle-Rose devait partir. Yves flairait le large, la vie de mer qui allait recommencer, à la façon nouvelle longtemps désirée. Il y avait des années que cette idée de déserter l’obsédait d’une manière, et, à présent, c’était une chose accomplie. Cela le relevait à ses propres yeux, d’avoir pris ce parti, cela le grandissait de se sentir hors la loi, il n’avait plus honte de se représenter devant sa femme, à présent qu’il était déserteur, et il se disait qu’il aurait le courage d’y aller ce soir, avant de partir, au moins pour lui porter l’argent qu’il avait reçu.

À certains moments, quand la figure de son petit Pierre repassait devant ses yeux, son cœur se déchirait affreusement ; ce navire, silencieux et vide, lui faisait l’effet d’une bière où il serait venu tout vivant s’ensevelir lui-même, sa gorge s’étranglait ; un flot de larmes voulait monter, mais il le comprimait à temps, avec sa volonté dure, en pensant à autre chose ; vite il se mettait à parler à ses amis nouveaux. Ils causaient de la façon de manœuvrer avec si peu de monde, ou du jeu de ces grosses poulies qu’on avait multipliées partout pour remplacer les bras des hommes et qui, à son avis, alourdissaient beaucoup le gréement de la Belle-Rose.

Le soir, quand la nuit fut tombée, il alla à Recouvrance et monta sans bruit jusqu’à sa porte.

Il écouta d’abord avant d’ouvrir ; on n’entendait rien. Il entra timidement.

Une lampe était allumée sur la table. Son fils était tout seul, endormi. Il se pencha sur sa corbeille d’osier, qui sentait le nid de petit oiseau, et appuya la bouche tout doucement sur la sienne pour sentir encore une fois sa petite respiration douce, et puis il s’assit près de lui et resta tranquille, afin d’avoir repris une figure calme quand sa femme rentrerait.