Mon frère Yves/081

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Calmann-Lévy (p. 293-299).
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LXXXI

Derrière lui, Marie était montée en tremblant ; elle l’avait vu venir.

Depuis deux jours, elle avait eu le temps d’envisager en face tous les aspects de malheur.

Elle n’avait pas voulu aller interroger les autres marins, comme font les pauvres femmes des coureurs de bordée, pour apprendre d’eux si Yves était rentré à son bord. Elle ne savait rien de lui, et elle attendait, se tenant prête à tout.

Peut-être qu’il ne reviendrait pas ; elle s’y était préparée comme au reste, et s’étonnait d’y songer avec tant de sang froid. Dans ce cas, ses projets étaient faits ; elle ne retournerait pas dans ce Toulven, de peur de revoir leur petite maison commencée, de peur aussi d’entendre chaque jour maudire le nom de son mari chez ses parents, qui la recueilleraient. Non, là-bas, dans le pays de Goëlo, il y avait une vieille femme qui ressemblait à Yves et dont les traits prenaient tout à coup pour elle une douceur très grande. C’est à sa porte qu’elle irait frapper. Celle-là serait indulgente pour lui, puisqu’elle était sa mère. Elles pourraient parler sans haine de l’absent ; elles vivraient là, les deux abandonnées, ensemble, et veilleraient sur le petit Pierre, réunissant leurs efforts pour le garder, ce dernier, pour qu’au moins il ne fût pas marin.

Et puis il lui semblait que, si, un jour, dans bien des années peut-être, Yves, déserteur, voulait se rapprocher des siens, ce serait là, dans ce petit coin de terre, à Plouherzel, qu’il reviendrait.

Elle avait fait, la nuit d’avant, l’étrange rêve d’un retour d’Yves : cela se passait très loin, dans les années à venir, et elle-même était déjà vieille. Yves arrivait dans sa chaumière de Plouherzel, le soir, vieux lui aussi, changé, misérable ; il lui demandait pardon. Derrière lui étaient entrés Goulven et Gildas, ses frères, et un autre Yves, plus grand qu’eux tous, qui avait les cheveux tout blancs et qui traînait à ses jambes de longues franges de goémon. La vieille mère les accueillait de son visage dur. Elle demandait avec une voix très sombre :

— Comment se fait-il qu’ils soient tous ici ? Mon mari pourtant a dû mourir en mer, il y a déjà plus de soixante ans… Goulven est en Amérique… Gildas dans son trou de cimetière… Comment se fait-il qu’ils soient tous ici ?

Alors Marie s’était réveillée de frayeur, comprenant qu’elle était entourée de morts.

Mais, ce soir, Yves était revenu vivant et jeune ; elle avait reconnu dans l’obscurité de la rue sa taille droite et son pas souple. À l’idée qu’elle allait le revoir et être fixée sur son sort, tout son courage et tous ses projets l’avaient abandonnée. Elle tremblait de plus en plus en montant cet escalier… Peut-être bien qu’il avait simplement passé ces deux journées à bord et qu’il revenait comme de coutume, et que tout s’arrangerait encore une fois. Elle s’arrêtait sur ces marches pour demander à Dieu que ce fût vrai, dans une prière rapide.

Quand elle ouvrit la porte, il était bien là, dans leur chambre, assis auprès du berceau et regardant son fils endormi.

Lui, pauvre petit Pierre, dormait d’un bon sommeil paisible, ayant encore son bandeau sur le front, là où le chenet de fer l’avait blessé.

Dès qu’elle fut entrée, pâle, son cœur battant à grandes secousses qui lui faisaient mal, elle vit tout de suite qu’Yves n’avait pas bu d’alcool : il avait levé les yeux sur elle et son regard était clair, et puis il les avait baissés vite et restait penché sur son fils.

— A-t-il eu beaucoup de mal ? demanda-t-il à demi-voix, lentement, avec une tranquillité qui étonnait et qui faisait peur.

— Non, j’ai été chercher le médecin pour le panser. Il a dit que ça ne laisserait pas de marque. Il n’a pas du tout pleuré.

Ils se tenaient là, muets l’un devant l’autre, lui toujours assis près de ce petit berceau, elle debout, blanche et tremblante. Ils ne s’en voulaient plus ; ils s’aimaient peut-être ; mais maintenant l’irréparable était accompli, et c’était trop tard. Elle regardait ce costume qu’elle ne lui avait jamais vu : un tricot de laine noir et un bonnet de drap. Pourquoi ces habits ? Et ce paquet, près de lui, par terre, d’où sortait un bout de col bleu ? Il semblait renfermer ses effets de matelot, quittés à tout jamais, comme si le vrai Yves était mort.

Elle osa demander :

— L’autre jour, tu es rentré à bord ?

— Non !

Encore un silence. Elle sentait l’angoisse qui venait plus forte.

— Depuis trois jours, Yves, tu n’es pas rentré ?

— Non !

Alors elle n’osa plus parler, ayant peur de comprendre la chose terrible ; voulant retenir les minutes, même ces minutes qui étaient faites d’incertitude et d’angoisse, parce qu’il était encore là, lui, devant elle, peut-être pour la dernière fois.

À la fin, la question poignante sortit de ses lèvres :

— Que comptes-tu faire, alors ?

Et lui, à voix basse, simplement, avec cette tranquillité des résolutions implacables, laissa tomber ce mot lourd :

— Déserter !

Déserter !… oui, c’était bien ce qu’elle avait deviné depuis quelques secondes, en voyant ce costume changé, ce petit paquet d’effets de matelot soigneusement pliés dans un mouchoir.

Elle s’était reculée, sous le poids de ce mot, s’appuyant derrière elle au mur avec ses mains, la gorge étranglée. Déserteur ! Yves ! perdu ! Dans sa tête repassait l’image de Goulven, son frère, et des mers lointaines d’où les marins ne reviennent plus. Et, comme elle sentait son impuissance contre cette volonté qui l’écrasait, elle restait là, anéantie.

Yves s’était mis à lui parler, très doucement, avec son calme sombre lui montrant le petit paquet d’effets qu’il avait apporté :

— Tiens, ma pauvre Marie, demain, quand mon navire sera parti, tu renverras cela d’abord, tu m’entends bien. On ne sait pas !… si on me reprenait… C’est toujours plus grave, emporter les effets de l’État ! Et puis voilà d’abord les avances qu’on m’a données… Vous retournerez à Toulven… Oh ! je t’enverrai de l’argent de là-bas, tout ce que je gagnerai ; tu comprends, il ne m’en faudra plus beaucoup à moi. Nous ne nous reverrons plus, mais tu ne seras pas trop malheureuse… tant que je vivrai.

Elle voulait l’entourer avec ses bras, le tenir de toutes ses forces, lutter, s’accrocher à lui quand il s’en irait, se faire plutôt traîner jusque dans les escaliers, jusque dans la rue… Mais non, quelque chose la clouait sur place : d’abord la conscience que tout serait inutile, et puis une dignité, là, devant leur fils endormi… Et elle restait contre ce mur, sans un mouvement.

Il avait posé deux cents francs en grosses pièces d’argent sur leur table, près de lui. C’étaient ses avances, tout ce qui lui restait, ses pauvres effets payés. Il la regardait maintenant d’un regard profond, très doux, et il secouait avec sa manche de laine des larmes qui venaient de couler sur ses joues.

Mais c’était tout ce qu’il avait à lui dire. Et, à présent, c’était la minute suprême, c’était fini.

Il se pencha encore une dernière fois sur son fils, puis il redressa sa haute taille et se leva pour partir.