Mon petit Trott/13

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Plon (p. 195-210).



XIII

TROTT VA MIEUX


Il y a un très doux soleil qui sourit là-haut dans le ciel tout bleu. À travers la toile du parasol il vient donner une caresse d’amitié sur la tête de Trott. Il n’est pas si fort qu’on ne puisse le regarder en face ; et Trott le regarde, tout heureux de renouveler connaissance. C’est qu’il y a bien longtemps qu’il ne l’avait vu ainsi, le beau gai soleil, sans en être séparé par un toit ou par un carreau de vitre. Combien de jours ? Oh ! Trott ne sait pas. Peut-être cent, ou mille, ou trente-sept. Ce dernier nombre est pour Trott l’infini. Il est resté tant de jours dans son lit !

Trott se met à repenser en arrière, vaguement : maintenant c’est très doux, quoique pourtant cela lui donne un peu de frayeur. C’est comme si, dans sa vie, il y avait une espèce de trou noir et profond. En regardant bien, il y a des choses qu’il distingue encore, comme si le noir n’était pas tout noir, comme si des fantômes s’agitaient dedans. Celui-là ressemble à sa petite maman ; mais il est tout pâle, tout triste, tout maigre ; ce n’est pas elle. Cet autre ressemble à une Jane qui aurait les yeux rouges et son bonnet de travers. Cet autre encore au gros docteur derrière les verres de ses lunettes. Tout cela est loin, loin, et si vague, comme ce qu’il se rappelle quand on lui dit des choses qui sont arrivées l’an dernier. C’est qu’après ça il est tombé tout à fait dans le trou noir. On ne peut pas dire comment c’était et ce qui s’y passait. Quand Trott essaye d’y penser, il s’agite dans sa tête des choses encore plus confuses. Ce sont comme des fumées qui passent, de grosses fumées lourdes, avec des images pleines d’épouvante et des figures horribles, et Trott n’aime pas à y songer. Ah ! après, par exemple, c’est plus agréable de se souvenir. Il semble que, petit à petit, on ne sait comment, ce vilain noir se soit fondu, ait diminué, soit devenu plus clair, peu à peu, comme les taches d’encre que lave Jane. Et un matin, un joli petit matin, encore bien proche, un exquis petit matin bien joyeux, tout frais, tout rose, un matin, Trott s’est réveillé tout léger, tout gai, avec la tête bien libre et bien dispose. Et au lieu de spectres horribles s’agitant dans une fumée noire, avec une chaleur mortelle ou un froid de glace, sur des nuages qui vous enlevaient ou dans des gouffres où l’on roulait, Trott a vu à côté de son lit sa petite maman endormie sur un fauteuil et Jane arrangeant des fioles près de la fenêtre.

Alors il a essayé de parler. Mais il ne savait plus trop comment on faisait. Il a poussé un petit grognement. Maman s’est réveillée en sursaut. Il a voulu lui dire bonjour, et il a dit : « Maman, j’ai faim. » Maman a fondu en larmes (quelle drôle d’idée !) si fort qu’elle n’arrivait plus à s’arrêter. Trott ne savait pas que c’était si triste… Pourtant on a fini par lui apporter une petite tasse de bouillon. C’est ça qui est bon ! Seulement il n’y en avait pas assez. Et comme il s’est senti fort après l’avoir bu ! Il lui semblait que tout de suite il allait pouvoir se lever et se mettre à courir !

Ah bien ! oui ! quand quelques jours après on l’a laissé poser son pied par terre pour la première fois, toute la chambre s’est mise à tourner autour de lui comme un manège de chevaux de bois, et, sans maman et Jane, il se serait étalé par terre de tout son long. Pourtant, bien doucement, en s’appuyant, il est arrivé à se lever, puis à mettre une jambe devant l’autre, enfin à aller jusqu’à une chaise longue préparée pour lui près de la fenêtre. Oh ! que c’était bon de respirer tout vif, tout pur, tout parfumé, le bon air de la mer !

Et aujourd’hui, pour la première fois, sur la petite plage qui, par derrière, monte jusqu’au jardin, on a installé un grand parasol avec un fauteuil. Entre sa maman et Jane, émues et attentives, Trott s’est avancé à petits pas très lents. Oh ! s’il avait voulu, il aurait pu aller plus vite. Il est très fort maintenant. Mais pour la première fois il faut être prudent. D’ailleurs c’est très long. Il y avait peut-être bien cinquante pas à faire : c’est beaucoup quand on n’en a presque pas fait depuis tant de jours. Aussi Trott était bien content d’arriver. Quand il s’est assis, il a vu une espèce de brouillard tout trouble devant lui, et il est devenu si pâle que maman et Jane ont eu très peur. Mais il sentait très bien qu’il n’allait pas se trouver mal pour de bon et que, quand ce serait passé, il serait tout à fait bien.

Et c’est vrai : maintenant il se sent tout à fait bien. Jane lui a apporté une grande tasse de lait qu’il boira tout à l’heure. Puis elle est rentrée à la maison. Maman s’est assise à une petite table tout près. Pour ne pas fatiguer Trott, elle ne lui parle pas, et elle se met à écrire une lettre au papa de Trott pour lui dire que maintenant son petit garçon va mieux et que ce n’est pas cette fois encore qu’il partira pour un pays plus lointain que tous ceux où voyage papa, pour un pays d’où l’on ne revient pas. Pauvre papa ! il sera bien content d’apprendre que son petit garçon est guéri. Il doit être bien inquiet là-bas, tout là-bas, des nouvelles qu’il a reçues. Pauvre papa ! Trott voudrait qu’il ait déjà la lettre.

Cette grande mer bleue qu’on voit là tout près, c’est la même eau où navigue papa. Est-ce que, si l’on y jetait un paquet, elle ne se chargerait pas de le porter ? Qui sait ? Peut-être pourtant la poste est plus sûre. Mais elle a l’air de bien bonne humeur, la mer, aujourd’hui. Il y a des tas de petites vagues gazouillantes qui viennent gambader et s’étendre sur le rivage. Elles se poussent et jouent comme des petits enfants. Elles chantent des couplets joyeux et frétillants et cabriolent avec une prestesse étonnante. Elles sont frangées de cols blancs comme Trott lui-même, et leur costume est bleu comme le costume de marin de Trott. L’une après l’autre, elles se dépêchent d’accourir sur la grève, de s’y reposer une seconde, et puis de s’en retourner. Toute la mer est en gaieté, en joie et en sourire. On dirait que tous les milliers des petites vagues folles s’empressent à qui mieux mieux de venir susurrer à Trott : « Bonjour, mon petit Trott ; quelle chance que tu sois guéri ! » Elle est très gentille, la mer, et Trott lui dit merci de tout son cœur.

Le ciel aussi s’est mis de la partie. Il a déployé son grand manteau bleu avec sa belle décoration qui brille, le soleil. À peine quelques petits flocons blancs sont épars çà et là. On voit que ce sont des nuages pour rire, des amours de petits nuages où il n’y a pas de pluie, qui ne sont venus là que pour se chauffer un petit moment et qui s’envoleront tout à l’heure sur l’aile du vent pour aller dire aux autres partout : « Vous savez la bonne nouvelle ? Trott est guéri. »

Quand Trott est tombé malade, c’était presque l’hiver encore. Les fleurs et les feuilles n’osaient guère paraître ; beaucoup restaient cachées, blotties au fond de leurs troncs d’arbres bien chauds, méfiantes de la gelée, ou des neiges, ou du vilain mistral. Mais maintenant elles sont devenues plus braves. L’hiver grognon s’est sauvé tout à fait, houspillé par le bon soleil qui lui a déchiré sa sombre houppelande. Il est parti. On ne sait plus où il est. Est-ce qu’il a jamais existé ? Et, vite, vite, comme les petites souris qui mettent le nez hors du trou, sitôt le chat loin, vite, vite les petits bourgeons, les petits brins d’herbe, toutes les petites pousses du jardin, les fleurs des tamarins, les toutes petites pâquerettes, et les fleurettes jaunes qui viennent presque jusque sur la plage, tout cela s’est mis à germer, à pousser, à grandir, à grouiller, comme si chacune avait voulu être la première à venir dire à Trott : « Eh bien ! mon cher petit Trott ! nous voilà : nous te souhaitons bonne santé. »

Quel dommage de ne pouvoir déjà se promener et courir ! Pauvres jambes ! elles sont encore bien maigres. Il faut laisser aux mollets le temps de se remplumer. Ce sera peut-être pour demain, ou pour après-demain, ou pour un autre jour. Pour le moment, c’est déjà bien joli d’être assis comme ça en plein air au soleil. Trott sent bien qu’il n’irait pas loin en marchant, et il se tient content de ce qu’il a. D’ailleurs, il n’a pas besoin de prendre beaucoup d’exercice pour avoir de l’appétit. Trott se trouve tout à coup un creux énorme. Oh ! qu’il a faim ! Et dire qu’il ne s’en apercevait pas tout à l’heure ! Heureusement, sa tasse de lait est toute prête ; et il peut l’atteindre sans déranger maman qui écrit sa lettre. Trott prend sa tasse des deux mains. Il la soulève et se prépare à boire… Tiens ! il y a une mouche au milieu du lait.

Trott s’arrête, offensé. C’est bien fait. Vilaine gourmande ! qui lui a permis de boire le lait de Trott ? Elle va se noyer, et elle ne l’aura pas volé.

Comme elle a l’air épouvantée, la mouche ! Elle remue désespérément les pattes ; elle essaye de battre les ailes ; elle n’y arrive pas. Chaque mouvement qu’elle fait l’enfonce davantage… Bientôt ce sera fini.

Pauvre mouche ! Après tout, c’est une bien grosse punition. Trott lui tend la cuillère : « Grimpe dessus et va-t’en. » Mais la mouche a tout à fait perdu la tête. Au lieu de s’approcher, elle s’éloigne. Ah ! bien, alors !… Tant pis pour elle !

Mais non ! Tout à coup Trott se sent pris d’une immense pitié. Est-ce qu’il n’était pas un peu comme cette pauvre mouche tous ces jours derniers, quand il se débattait dans sa fièvre, qu’il repoussait sa maman et Jane ? Cette tasse de lait, c’est pour la mouche une mer effroyable où elle va s’engloutir, quelque chose comme cet horrible noir où Trott était emporté.

Trott poursuit la mouche avec la cuillère. Est-ce qu’il n’arrivera donc jamais à l’attraper ? Les pattes remuent moins. Oh ! elle ne va pas mourir ? Il semble à Trott que ce soit quelque chose comme si lui-même allait retomber malade…

Enfin, la mouche est prise dans la cuillère, et Trott la verse avec un peu de lait sur la table de fer-blanc. N’est-il pas trop tard, hélas ? Elle est échouée lamentablement sur un côté ; les ailes sont collées ; les pattes ne remuent plus ; c’est une petite loque. Elle a l’air étouffée, noyée, morte définitivement. Trott la pousse de côté, légèrement, avec la cuillère. Il oublie de boire. Il la contemple avec anxiété. Rien ne bouge. Elle est morte.

Non ! Est-ce bien possible ? Voilà une patte qui s’agite faiblement. Puis plus rien. Ah ! en voici deux ! Elle se les frotte l’une contre l’autre. Puis, tout de suite, elle s’essuie la figure. Ça, c’est propre, madame la mouche. Elle fait un grand effort, en dégage une troisième et se traîne à trois pattes. Oh ! mais ça va vite maintenant. Voilà la quatrième délivrée, et puis les deux dernières. Il n’y a que les ailes qui ne vont pas encore. Elle a beau se les lisser, se les lustrer, se les gratter avec ses pattes : elles ne veulent pas se décoller. Pourtant on dirait que l’une… Allons donc ! courage ! Ça y est. On entend un zzzon significatif. L’aile droite est libre ; l’aile gauche est encore poisseuse ; mais pas pour longtemps. Elle se met à remuer, à remuer… Zzzon… Les voilà toutes deux rétablies. La mouche se promène de long en large d’un air affairé. Elle va, elle vient, elle s’arrête, elle reprend sa route comme si elle cherchait très vite quelque chose d’égaré, par-ci, par-là, par-là encore. Et tout à coup, pfttt, la voilà envolée.

Elle aurait pu dire merci. Trott est un peu choqué. Mais il est tout de même bien content. Il saisit sa tasse de lait, la boit doucement à petites gorgées gourmandes pour faire durer le plaisir ; puis, renversé dans son fauteuil, il regarde rêveusement l’envers du parasol où plusieurs mouches se promènent. C’est peut-être celle-ci, ou celle-là, ou cette autre. Comme elle a été preste à se sauver ! Dans quelques jours Trott fera de même, c’est ça qui sera bon, oh ! oui… c’est… ça… qui… se… ra…

Maman a fini sa lettre. Elle lève la tête et voit son petit garçon qui dort les lèvres entr’ouvertes. Il est encore bien blanc, bien pâle, bien maigre, avec ses traits tout tirés. Mais il y a un peu de rose qui est revenu sur ses joues, et le beau soleil, la mer murmurante, le ciel resplendissant, et les herbes nouvelles-nées chuchotent tous ensemble à maman, en chœur embaumé et souriant : « Tu vas voir, nous aurons joliment vite fait de le guérir, notre petit Trott ! »