Mon petit Trott/3

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Plon (p. 33-44).



III

TROTT AU SALON


On est au salon. Il y a Mme Thilorier et Mme de Bray et maman. Trott est là aussi parce qu’il est un peu enrhumé ; et puis maman pour s’amuser lui a fait friser tous ses cheveux, et elle veut montrer aux dames comme il est drôle. Dehors il fait une grosse bourrasque d’hiver. On dirait que le soleil ne reviendra jamais ; le vent grogne et crie comme un vilain homme en colère, et il lance aux vitres des paquets de pluie mêlée de neige fondue. Il fait bon être bien douillettement vêtu, et se blottir frileusement au coin du feu qui brille et qui pétille.

Les dames bavardent en prenant le thé avec beaucoup de bonnes choses. Trott a eu sa tasse de lait et une tartine de beurre. Il sait bien que tous ces gâteaux ne sont pas pour lui. Il est trop petit. Ce n’est pas pour les enfants. C’est pour les grandes personnes. Il y a des tas de choses qui sont très bien pour les grandes personnes et qui sont très mal pour les enfants. Pourquoi cela ? On ne comprend pas. L’autre jour maman était en colère ; elle a dit : « Sacré nom de quelque chose » d’un air très fâché. Tout le monde a ri. Hier Trott a dit comme elle. On lui a donné une grosse chiquenaude sur le bout du nez. C’est comme ça. Les grandes personnes peuvent parler tant qu’elles veulent : ça ne fait rien. Les enfants, on les fait taire. On a beaucoup plaint Mme de Bray qui a fait un accroc à sa robe ; Trott, on l’a mis en pénitence quand il a déchiré son pantalon. Les dames se retournent à l’église pour voir qui entre ; on roule de gros yeux aux enfants qui font la même chose. Pourquoi tout cela ? Trott ne sait pas trop ; mais c’est une chose décidée, établie ; il faut s’incliner. C’est drôle.

Les dames bavardent, croquent, boivent ; boivent, croquent, bavardent, tout à la fois. Mme Thilorier dit :

— Savez-vous qui j’ai aperçu en venant, à travers la vitre du coupé, pataugeant dans la boue et son parapluie à demi retourné ? Devinez. Oh ! vous ne pourrez pas : cette pauvre Madeleine Saint-Clar !

Maman et Mme de Bray poussent deux piaulements aigus. Comment font-elles ça ? Trott essaye de les imiter. Ça vient. Un coup d’œil sévère de maman lui arrête le piaulement au milieu du gosier. Il le ravale en s’étouffant un peu. Ce sera pour une autre fois.

— Comment ! la pauvre femme ! qu’est-elle donc devenue depuis le pouf de son mari ?

— Oh ! c’est toute une histoire. Vous savez qu’ils ont été complètement ruinés par le krach du nickel. Saint-Clar a payé son passif, ça c’est vrai. La dot de Madeleine y a passé tout entière. Mais après ça, il ne leur restait plus rien, littéralement rien. Alors Saint-Clar est parti pour le Transvaal où il essaye de refaire fortune ; et Madeleine, Madeleine…, elle donne des leçons, ma chère, oui, des leçons au cachet.

— Quelle horreur !

— Oh ! c’est affreux ; moi, j’aurais mieux aimé mourir.

Trott aimerait mieux donner des leçons ; ça doit toujours être plus amusant que d’en prendre. C’est égal, il vaut encore mieux se promener en voiture et aller au bal comme Mme de Bray. Pauvre Mme Saint-Clar !

— C’est très beau, ce courage, évidemment. Mais ne trouvez-vous pas qu’elle a tort de se montrer dans ces lieux où elle a vécu autrefois ? Pour elle, ce doit être une souffrance. Et, vis-à-vis d’autrui, c’est presque un manque de tact. Cela a l’air d’un reproche ou d’une demande de secours. N’est-ce pas, mignonne ?

Peut-être bien. Mais maman a à peine aperçu Mme Saint-Clar une ou deux fois jadis. Mme de Bray reprend :

— Pourquoi surtout venir ici où la vie est si chère ! il faut savoir proportionner son genre d’existence à ses ressources. Pauvre petite femme ! je la reconnais bien là. Elle n’a jamais eu beaucoup de tête. Mais la leçon n’a pas l’air de lui avoir profité.

— Évidemment, chère madame, vous avez mille fois raison. Comme c’est vrai ce que vous dites là ! C’est une remarque que j’ai faite bien souvent.

Mme Thilorier approuve de la tête, puis elle dit :

— Pauvre femme ! il faut pourtant rappeler à sa décharge qu’elle a un enfant très délicat de la poitrine. Le médecin avait dit l’an dernier que le Midi était indispensable pour lui au moins pendant deux hivers encore. C’est sans doute pour cela qu’elle a quitté Paris. Mais, certes, elle aurait pu choisir un autre point de la côte…

Trott est un peu ému. Cette dame a donc un petit garçon qui est malade ? Et elle est obligée de donner des leçons pour qu’il puisse venir ici ? Trott ne comprend pas très bien ce rapprochement. Il aurait mieux valu acheter tout simplement des billets pour le chemin de fer. Enfin, c’est comme ça. Elle doit être bien malheureuse, cette dame.

— Je vous assure qu’en l’apercevant tout à l’heure au milieu des flaques, ramassée sous un parapluie de cuisinière et luttant contre le vent, avec une jaquette retapée de la Belle Jardinière, j’ai eu une vraie pitié. Vous souvenez-vous de sa victoria jaune, avec ses amours de petits poneys ?

— Très gentils. M. de Bray avait eu l’idée de les acheter à sa vente. Avez-vous eu l’occasion de rencontrer cette malheureuse depuis sa catastrophe ? J’espère, au moins, qu’elle ne se montre plus dans le monde.

— Oh ! quant à ça, il faut lui rendre cette justice qu’elle garde une réserve parfaite. Je l’ai aperçue une fois au Louvre. Elle m’a fait un si petit signe de tête que j’aurais très bien pu ne pas la voir. Je lui ai serré la main et lui ai dit quelques paroles. Jamais elle ne se permet même une visite. Elle a vraiment du tact.

Trott est étonné. Pourquoi est-ce qu’elle ne doit pas faire de visites, cette pauvre dame qui court comme cela sous la pluie et qui a si peu d’argent ? Elle aurait plus besoin que d’autres de thé bien chaud et de gâteaux. Trott lui en donnerait tout de suite s’il en avait. Pourquoi ne veut-on pas qu’elle vienne en chercher ? Ça doit être encore quelque chose pour les grandes personnes.

— J’avais eu l’idée de lui demander de venir me voir de temps en temps. Mon mari me l’a défendu…

Mme de Bray se renverse en arrière avec un petit cri aigu. Elle montre toutes ses dents comme si elle voulait mordre.

— Mais il a eu mille fois raison ! Voyez-vous la figure qu’elle aurait faite à votre jour dans sa jaquette de la Belle Jardinière, et égouttant toute l’eau du ciel sur nos robes et sur vos tapis ? Je vois d’ici la duchesse de Bioloy assise à côté de l’institutrice de ses enfants ! Mais vous êtes folle, ma chérie, folle à lier. Je sais des personnes qui n’auraient plus remis les pieds chez vous après une pareille aventure.

Voilà l’explication. On ne peut pas faire asseoir cette dame toute mouillée et si mal habillée sur les beaux fauteuils, à côté des robes de soie des autres dames. Elle abîmerait tout. Trott aussi, quand il est sale, on ne le laisse pas entrer au salon. Elle est comme lui. Pauvre dame ! Trott voudrait bien l’embrasser. Ses habits à lui ne craignent rien. Elle ne le salirait pas. Les petits enfants ne sont pas comme les grandes personnes. Ils peuvent être gentils avec ceux qui sont malheureux. Et il lui donnerait quelque chose pour son petit garçon qui est malade ; un de ses joujoux ; pas un cassé, un des plus beaux, qui lui fasse bien plaisir.

Maman est un peu rouge ; elle a les yeux baissés et balbutie :

— Alors vous me blâmeriez, si je lui demandais de m’amener ici quelquefois son petit garçon ?

Mme de Bray lève les bras au ciel et laisse échapper une cascade de paroles et de petits cris. Trott soupire. Elle est encore plus grande personne que maman, Mme de Bray. Trott avait espéré un instant… Elle doit avoir raison, évidemment.

Mme de Bray s’est levée avec beaucoup de gestes.

— Non, ma chérie, non, croyez-moi, renoncez à cette idée absurde. Pour elle comme pour vous, ce rapprochement n’est pas désirable. Faisons la charité, très bien. Mais ne créons pas de déclassés avant tout. Pas de promiscuité !

Promiscuité, voilà un beau mot ! Il faut que Trott le retienne. Proximi… Proximi… Trott se sent soulevé de terre. C’est Mme de Bray qui le tient entre ses mains.

— Le beau petit homme ! N’est-ce pas, mon chéri, tu le diras à ta maman, elle ne peut pas recevoir ici cette madame Saint-Clar ?

Trott répond gravement :

— Non, madame, elle ne peut pas.

Mme de Bray le pose par terre et se met à battre des mains en riant de toutes ses forces. Mme Thilorier rit aussi. Elle demande à Trott :

— Et pourquoi cela, messire Trott ?

Trott n’a pas envie de répondre. Il baisse les yeux. Mais Mme Thilorier insiste. Alors Trott murmure à voix basse :

— Parce qu’elle est pauvre.

Puis il ajoute en relevant la tête :

— Mais moi, je pourrai aller l’embrasser, n’est-ce pas, maman ?