Mon petit Trott/8

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Plon (p. 95-116).



VIII

LE PETIT PAUVRE


Trott joue sur la place. Derrière la villa de maman il y a juste une jolie petite plage, toute petite : presque personne n’y vient. On permet à Trott d’aller y jouer tout seul, en lui défendant seulement de s’approcher trop de la mer. D’ailleurs Jane est assise au jardin, et de temps en temps elle lui jette un coup d’œil sans en avoir l’air.

Trott a pris sa pelle. Il a fait un trou énorme et une énorme montagne : presque aussi haute, pas tout à fait pourtant, que les gros rochers qui se baignent dans l’eau ou qui dorment sur le sable.

— Monsieur Trott, venez vite chercher votre goûter.

Trott grimpe la pente et reçoit des mains de Jane un morceau de chocolat et un croissant. Il retourne à sa montagne. C’est ennuyeux de manger debout. La montagne va se changer en fauteuil. Trott s’assied dessus, les pieds dans le trou. Il se met à grignoter son chocolat à petits coups. Il s’amuse à y faire des dessins avec ses dents C’est très drôle.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Il y a une ombre devant Trott. Trott lève le nez. C’est un petit garçon. Il est très sale et il a de vilains habits. Sa figure est toute noire, ses mains aussi. Et sous le nez il a de laides choses rouges. Trott lève sa pelle d’un air menaçant :

— Va-t’en !

Le petit garçon met son coude sur ses yeux ; il recule de trois pas, puis s’assied par terre en face de Trott et le regarde.

Trott continue à grignoter en le regardant aussi. En voilà un que sa Jane ne doit pas ennuyer tous les matins à le débarbouiller et à le savonner du haut en bas ! Il a de la chance. Mais non : Trott est aristocrate et grand garçon. C’est ennuyeux de se laver, mais c’est bon d’être propre. Qu’il est vilain, ce petit garçon !

— Tu es joliment sale, hein ?

Le petit garçon baisse les yeux, puis il les relève et se met à ricaner d’un air bête, sans répondre. Il fait passer du sable d’une de ses mains dans l’autre sans interruption. Mais ça n’a pas l’air de l’amuser beaucoup. Il ne cesse pas de fixer Trott qui est en train d’achever son croissant.

Trott contemple le petit garçon. Il suit son regard, rencontre au bout le croissant. Trois fois, il répète cette manœuvre, puis, sûr de ne pas se tromper :

— C’est bon, hein ! un croissant ?

Et il se fourre le reste dans la bouche.

Le petit garçon pousse une espèce de grognement mélancolique.

— Tu as déjà goûté ?

Le petit garçon le regarde avec des yeux hébétés. Trott répète la question :

— Tu as déjà goûté ?

Le petit garçon fait signe que non.

— Alors tu vas goûter tout à l’heure ?

Le petit garçon regarde par terre. Il remplit sa main de sable et recommence son manège, en secouant de nouveau la tête.

— Tu ne goûtes pas aujourd’hui ?

Le petit garçon ne répond rien, mais Trott comprend qu’il a deviné juste.

— Alors tu as eu une indigestion hier ?

Le petit garçon ouvre de grands yeux. Ce mot « indigestion » a l’air de lui dévoiler des horizons insoupçonnés. Mais il secoue toujours la tête.

— Ou tu as mal au ventre ?

Toujours non.

— Ou tu n’as pas été sage ?

Le petit garçon rouvre des yeux imbéciles. Ça ne doit pas être ça encore.

— Alors pourquoi est-ce que tu n’as pas eu à goûter ?

Le petit garçon crache par terre au grand dégoût de Trott, se gratte la tête d’une main et se fourre la majeure partie de l’autre dans le nez. Il pousse une série de sons peu intelligibles.

— On ne t’a rien donné ?

L’enfant fait un signe affirmatif.

— Pourquoi tu n’as pas demandé à ta maman ?

— J’y ai demandé.

— Et elle ne t’a rien donné ?

— Y avait plus rien à la maison.

Cette nouvelle paraît fantastique à Trott. À quoi servent donc les buffets et les garde-manger ? Chaque fois qu’on ouvre celui du corridor, ou celui de la cuisine, on voit des tas de bonnes choses. Ça n’est pas possible. Le petit garçon est un menteur. Sa maman lui a dit qu’il n’y avait plus rien pour le punir. Trott dit d’un ton sévère :

— Tu n’as pas été sage. Qu’est-ce que tu as fait ?

Le petit le regarde avec des yeux ronds, idiots. Pas de réponse. Trott s’impatiente.

— Tu as été gourmand ? tu as été impoli ? tu as fait fâcher Miss ? tu n’as pas bien dit ta fable.

Toujours non.

— Tu as été désobéissant ?

L’enfant laisse tomber de ses lèvres :

— J’fais tout c’que j’veux. On m’dit rien.

Mais enfin qu’est-ce que ça veut dire que ces histoires-là ? Trott reprend avec un commencement de colère :

— Alors pourquoi tu n’as pas eu à goûter ?

L’enfant répond de nouveau avec résignation :

— Y a plus rien à la maison.

C’est donc vrai. Trott nage dans la stupeur. Comment est-ce que c’est possible ? comment est-ce qu’une maman peut ne pas avoir à donner à manger à son petit garçon ?

— Alors tu as faim ?

Il n’y a pas à se tromper à l’expression des yeux du petit garçon.

— Si j’avais su, je t’aurais donné un peu de mon croissant, parce que, moi, je n’avais pas faim. Mais maintenant, j’ai fini, tu comprends ?

Le petit garçon hoche la tête d’un air résigné. Il a très bien compris.

Trott réfléchit un moment. Enfin il articule une question compliquée :

— Mais pourquoi est-ce qu’il n’y a rien dans le buffet chez ta maman ?

— Y a pas de buffet.

C’est prodigieux.

— Et dans l’armoire ?

— L’père gagne pas lourd. La mère est malade avec l’petit frère. Alors, y a guère à boulotter.

Boulotter ! fi donc ! voilà un vilain mot. Trott sait qu’il ne doit pas causer avec les enfants mal élevés. Il est sur le point de s’en aller. Mais la curiosité est la plus forte.

— Pourquoi ton papa n’achète pas de quoi manger.

— Y a plus d’argent, pardine.

Ça, c’est une raison. Mais non : Thérèse achète souvent sans argent ; elle fait inscrire au compte de maman.

— Dis qu’on écrive sur le carnet.

L’enfant secoue la tête. Il paraît que ça ne se peut pas. Il refait couler le sable entre ses doigts.

Trott est envahi par une stupeur qui confine à l’effroi. Il y a donc des enfants qui ne sont pas méchants et dont les mamans n’ont pas de quoi leur donner à manger ? À quoi pense le bon Dieu ? Est-ce bien possible !

Trott interrogea encore :

— Et ton papa demande tous les jours au bon Dieu de vous donner votre pain quotidien ?

Le petit garçon a l’air de ne pas comprendre.

Trott répète sa question.

— J ’crois pas.

Trott respire. Voilà la cause du mystère trouvée. Mais c’est très mal.

— Quoi ? ton papa ne fait pas sa prière ?

— J ’crois pas.

— Il ne parle jamais du bon Dieu ?

— J ’crois pas. P’t-être bien quéq’fois, quand il est en colère.

Drôle de moment pour prier.

— Comment est-ce qu’il dit ?

— Y dit : « Sacré nom de Dieu » ; et y gueule très fort.

Trott médite. Ça ne doit pas être une bonne prière. Jamais maman ne lui a appris de prière comme ça. Peut-être pourtant que les grandes personnes…

— Et toi, comment pries-tu ?

Le petit garçon se met à rire d’un air sournois et ne répond pas.

— Dis comment tu pries.

Le petit garçon ricane toujours. Enfin il finit par articuler :

— L’bon Dieu, c’est des blagues.

Trott demeure un instant suffoqué. Le bon Dieu, c’est des blagues ? Le bon Dieu que sa petite maman lui a appris à prier tous les soirs ; lui qui empêche qu’il arrive du mal à son papa là-bas, sur les grandes mers où il navigue ; lui qui donne à Trott son pain quotidien avec des confitures, du beurre, des gâteaux, du chocolat…! Trott sent le rouge lui monter au visage.

Il n’a pas la controverse patiente. Il saisit la pelle et en applique un bon coup sur la tête du sceptique qui le reçoit passivement en se protégeant du coude et en louchant vers lui avec une surprise ahurie.

— Tu es un méchant, et le bon Dieu fait joliment bien de ne pas te donner à manger, si c’est comme ça que tu le remercies.

— De quoi qu’y faut que je le remercie ? geint le petit garçon.

Cette question embarrasse Trott. C’est vrai : quand on est méchant ou trop malheureux, on n’aime pas prier le bon Dieu. On est fâché contre tout le monde et on a envie de bouder. Trott avait déjà fait deux pas pour s’en aller. Il réfléchit. Il revient.

— Écoute. Si tu ne fais pas ta prière, le bon Dieu ne peut pas t’entendre, ça c’est sûr. Si tu lui demandes à manger, il te donnera quelque chose, mais il faut lui demander.

Le petit garçon est perplexe. Ce n’est pas bien sûr, ce que dit Trott. Mais après tout on ne risque rien à demander. Qui sait ce qui peut arriver ? Il a bien reçu l’autre jour deux sous en mendiant.

— Ous’ qu’il est, l’bon Dieu ?

Ça c’est difficile de répondre. Trott s’embrouille un peu dans ses explications. Il est partout, le bon Dieu, partout, surtout dans les églises. On ne le voit pas. Mais il suffit de lui demander une chose pour qu’il vous la donne. Trott explique.

— Ce soir, avant de te coucher, tu prieras le bon Dieu qu’il t’envoie à déjeuner demain matin un gros croissant, et tu l’auras.

— Ous’ qu’y sera ?

Eh bien ! sur la table, à côté du chocolat. Il n’y a pas de chocolat ? Alors sur la cheminée, par exemple.

— L’père me l’chipera. J’aimerais mieux que l’bon Dieu m’l’apporte ici dans l’trou sous l’rocher. Je viendrais l’chercher.

Rien n’est plus facile. Ça n’est pas l’habitude du bon Dieu. Mais il peut bien faire cela pour le petit garçon. C’est entendu. Il n’y aura qu’à bien lui expliquer l’endroit. Tout est compris ? Le petit garçon a l’air gêné. Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— J’saurais pas dire ça au bon Dieu. Je le connais pas.

Trott pousse un soupir d’énervement. Qu’il est bête, ce petit ! C’est égal, Trott ira jusqu’au bout.

Il se met à genoux.

— Fais comme moi.

Le petit garçon essaye de l’imiter. Il tombe sur le nez. Trott rage. Enfin le voilà bien placé.

— Joins les mains.

Après plusieurs tentatives infructueuses, les mains sont jointes. Mais qu’elles sont sales ! Elles ne doivent pas beaucoup plaire au bon Dieu, ces mains-là. Enfin !

— Répète après moi : « Mon cher bon Dieu, j’ai très faim. » Eh bien ! répète donc…

Le petit garçon pousse une série de grognements ; avec de la bonne volonté, on y distingue « Dieu » et « faim ». Il se tortille comme un ver.

— Reste tranquille. « J’ai très faim. Mettez-moi, je vous prie, un gros croissant demain matin dans le trou du rocher où Trott a laissé sa pelle. Amen. »

Trott se relève satisfait. Voilà comment il faut prier. Il s’en va après avoir adressé un signe de tête protecteur à son catéchumène.

Toute la soirée Trott est absorbé dans ses pensées. Qu’il sera content demain, le petit garçon ! Trott est tout guilleret d’y songer. Pourtant un scrupule lui vient.

— Maman, quand on demande au bon Dieu quelque chose, il le donne toujours, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, mon chéri, pourvu que ce soit quelque chose de raisonnable et qu’on le demande de tout son cœur.

Trott est rassuré. Certes, c’est raisonnable de demander un croissant pour son déjeuner ; et quant à le demander de tout son cœur… Trott se souvient avec quels yeux le petit le regardait manger.

Trott dort. Il rêve de hottes de croissants, grands comme des cornes de bœuf ou des défenses d’éléphant, que le bon Dieu vient vider devant le petit pauvre. Il en mange, il en mange tant qu’il peut. Le bon Dieu en apporte toujours d’autres. Il rit, il est content ; ses joues sont rouges et rebondies. Trott est tout fier et ravi.

— Bonjour, monsieur Trott, j’espère que vous avez bien dormi.

Jane débarbouille Trott et l’habille. Il faudra que le petit garçon demande aussi au bon Dieu de le laver et de lui donner d’autres habits. Pendant toute sa toilette, Trott ne fait que songer à lui. Il voudrait bien voir sa figure quand il va trouver le croissant. Comme il fait beau ce matin ! c’est pour que le croissant ne soit pas mouillé.

Trott avale son chocolat en deux minutes. Il fourre son croissant dans sa poche pour faire plus vite.

— Maman, est-ce que je puis aller un peu sur la plage ?

— Comme tu es pressé ce matin, mon chéri ! Bah ! il fait si beau. Vas-y, On t’appellera quand Miss sera là.

Trott se précipite. Il court au rocher. Comment va-t-il être, le croissant du bon Dieu ! Il doit être plus doré et plus gros que ceux du boulanger… Un petit sentiment d’envie gratte au cœur de Trott…

Trott met sa main dans le trou. Il regarde. Il devient tout pâle de saisissement. Il n’y a rien. Il regarde encore. Est-ce possible… ? Peut-être que le bon Dieu l’a laissé tomber à côté. Trott regarde par terre alentour. Rien non plus. Il regarde dans les autres trous de rocher. Rien nulle part, rien. Qu’est-ce que cela veut dire ? Tout à l’heure le petit garçon va venir, et quand il ne trouvera rien, il dira encore que le bon Dieu c’est des blagues ; il croira que Trott a menti ; et il aura si faim ! Oh ! là, là ! une émotion serre Trott à la gorge. Sans doute le bon Dieu était trop occupé aujourd’hui, ou il a oublié, ou les croissants étaient brûlés. C’est arrivé une fois à la maison. Il aurait mieux fait d’en donner un, même brûlé. Qu’est-ce qui va se passer ? Trott est atterré. Et il sent ses jambes flageoler, quand de loin il reconnaît le petit pauvre qui accourt à grands pas vers le rocher, la figure joyeuse d’avance et les lèvres gourmandes. Trott se sent transi jusqu’à l’âme. Il a envie de se sauver. Machinalement il fourre ses deux mains dans ses poches. Oh ! bonheur ! D’un geste rapide il plonge au fond du trou le croissant de son déjeuner qu’il vient d’y trouver.

Le petit pauvre est assis par terre. Il se bourre à s’étouffer. Trott est debout et le regarde pensif. Il sent maintenant que son petit estomac n’est pas aussi bien garni que chaque matin. Et ce n’est pas sans une certaine amertume qu’il voit disparaître ce qui aurait dû être son déjeuner. Mais il se réjouit pourtant, songeant comme le bon Dieu doit être content qu’il ait réparé son étourderie.

Le petit garçon a fini.

— Il était bon le croissant, hein ?

— Pour sûr, mais c’est pas l’bon Dieu qui l’a porté. J’t’ai vu l’fiche dans l’trou.

Trott devient cramoisi. C’est vrai. Pas moyen de le nier. Mais tout à coup son front s’éclaircit, et il répond d’un ton victorieux :

— Oui, mais je crois que c’est peut-être le bon Dieu qui m’avait dit de le mettre.

Et il s’éloigne à jeun, mais rasséréné.