Mon roman/Partie 1/Livre 4

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Traduction par H. de l’Espine.
Hachette (tome Ip. 147-305).
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PREMIÈRE PARTIE


LIVRE IV.


CHAPITRE I.

Le mariage est, à coup sûr, un grand changement dans la vie ; on s’étonne de ne pas trouver un ami ou une amie, sensiblement modifiés, n’eussent-ils été mariés que depuis une semaine. Chez le docteur et mistress Riccabocca, le changement fut manifeste. À commencer par la dame, comme il est du devoir d’un galant chevalier : mistress Riccabocca avait entièrement renoncé à la mélancolie qui avait caractérisé miss Jemima ; elle était même devenue gaie et enjouée, et sa beauté y avait beaucoup gagné. Elle n’hésitait pas à avouer à mistress Dale, qu’à ses yeux maintenant le monde était encore très-éloigné de sa fin. Mais néanmoins elle ne négligea pas le devoir inculqué par la doctrine qu’elle abandonnait. Elle mit sa maison en ordre ; la froide et mesquine élégance qui avait caractérisé le casino, disparut comme par enchantement, ou plutôt l’élégance persista ; mais ce qu’elle avait de froid et de mesquin s’évanouit au sourire d’une femme, comme le chat botté disparut après les noces de son maître. Jackeymo ne prenait plus de vérons ni d’épinoches que pour son plaisir. Il engraissa et Riccabocca aussi. En un mot, la belle Jemima devint une excellente épouse. Riccabocca in petto la trouvait dépensière, mais en homme sage, il se gardait de jeter les yeux sur les factures des fournisseurs, et mangeait en silence et sans lui faire de reproches son morceau de rosbif.

Il y avait une bonté si vraie chez mistress Riccabocca ; sous la réserve de ses manières, le cœur des Hazeldean battait si bien dans sa poitrine, qu’elle justifia pleinement les anticipations favorables de mistress Dale. Et bien que le docteur ne se vantât pas tout haut de sa nouvelle félicité et qu’il n’imitât pas ces nouveaux mariés qui jettent insolemment leur bonheur aux nimis unctis naribus, c’est-à-dire aux nez refrognés des vieux mariés, qu’il n’étalât pas non plus sa satisfaction avec orgueil aux yeux des célibataires jaloux ; cependant il était facile de voir qu’il était plus gai et de meilleure humeur qu’autrefois. Il y avait moins d’ironie dans son sourire ; sa politesse était moins froide. Il n’étudiait plus Machiavel avec autant d’ardeur et ne reprit pas ses lunettes, symptôme du plus favorable augure. Dans l’amélioration de son extérieur et de sa toilette on apercevait l’influence civilisatrice de l’épouse anglaise. Ses vêtements paraissaient lui aller mieux : il est vrai qu’ils étaient neufs. Mistress Dale ne lui voyait plus de poignets sans boutons, ce qui était pour elle une grande satisfaction. Quoi qu’il en soit, le philosophe resta cependant fidèle à sa pipe, à son manteau et à son parapluie rouge. Mistress Riccabocca, disons-le à son honneur, employa tous les moyens imaginables pour faire disparaître ces derniers vestiges du célibataire, mais elle n’y put réussir. « Anima mia, lui dit le docteur avec tendresse, je conserve mon manteau, mon parapluie et ma pipe comme les seuls souvenirs qui me restent de mon pays natal. Épargnez-les, je vous prie. »

Mistress Riccabocca, attendrie, eut le bon sens de comprendre qu’un homme, si marié qu’il soit, conserve certains signes de son indépendance, certaines marques de son identité, que la femme la plus despote fait bien de lui laisser.

Elle accorda le manteau, se soumit au parapluie et surmonta son aversion pour la pipe. Il faut dire aussi que, considérant la perversité de notre sexe, elle s’avoua qu’elle aurait pu rencontrer de pires déboires. Cependant, malgré ce calme et cette gaieté de Riccabocca, il était visible que quelque chose le tourmentait. Dès la seconde semaine de son mariage il parut préoccupé et son agitation alla toujours croissant, jusqu’à ce qu’un jour qu’il était debout sur la terrasse, regardant la route où était Jackeymo : une diligence vint à s’arrêter. Le docteur bondit, portant les deux mains à son cœur, comme s’il eût été traversé d’une balle. Il s’élança par-dessus la balustrade, et sa femme, qui était à la fenêtre, le vit descendre rapidement la colline, avec ses longs cheveux flottant au vent, jusqu’à ce qu’un rideau d’arbres l’eût dérobé à ses yeux.

« Ah ! se dit-elle avec une sorte de jalousie conjugale, maintenant je n’ai plus que la seconde place dans son cœur. Il est allé au-devant de sa chère enfant. » À cette pensée, mistress Riccabocca ne put retenir quelques larmes.

Mais elle était si naturellement bonne, qu’elle se hâta de vaincre son émotion et d’effacer autant que possible les traces de son chagrin de belle-mère. L’épouse murmura une prière de repentir, puis descendant promptement l’escalier, elle parut sur la terrasse souriante et gracieuse.

Elle en fut récompensée, car à peine y était-elle qu’elle sentit deux petits bras entourer son cou et une voix, la plus douce qui fut jamais, lui dire en mauvais anglais :

« Chère maman, aimez-moi un peu.

— Que je vous aime ? Ah ! de tout mon cœur ! s’écria la belle-mère avec un élan de sentiment maternel. Et elle pressa l’enfant sur son sein.

— Dieu vous bénisse, ma femme ! » dit Riccabocca d’une voix émue.


CHAPITRE II.

Violante était en effet une charmante enfant, une enfant telle que mistress Caudle elle-même (l’immortelle mistress Caudle !) n’eût pu être pour elle une marâtre.

Voyez-la maintenant au sortir des bras affectueux qui l’ont accueillie : elle est debout, tenant toujours d’une main sa nouvelle maman et tendant l’autre à Riccabocca ; ses grands yeux noirs sont mouillés de larmes. Quel aimable sourire ! quel front candide et pur ! Elle semble délicate ; évidemment elle a besoin de soins ; il lui faut une mère, et quelle est la femme qui, pour cette raison même, ne l’aimerait davantage encore ! Malgré cette délicatesse, quelle délicieuse fraîcheur sur ces joues roses et transparentes ! et dans cette taille mince quelle grâce exquise !

Pendant les premiers jours, Riccabocca quitta à peine sa fille. Il ne voulait pas même la laisser seule avec sa femme. Ils sortaient ensemble, passaient ensemble des heures entières dans le belvédère. Mais peu à peu il l’abandonna aux soins de Jemima, à sa surveillance, surtout pour la langue anglaise, dont l’enfant ne savait guère que quelques phrases (apprises sans doute par cœur auparavant) et à peine intelligibles.

Il y avait dans la maison du docteur Riccabocca une personne qui n’était contente ni du mariage de son maître, ni de l’arrivée de Violante : c’était notre ami Lenny Fairfield. Avant que Riccabocca ne fût entièrement absorbé par les nombreux devoirs imposés à un homme qui fait sa cour, le jeune paysan avait souvent été l’objet de l’attention de son maître. Le philosophe s’était intéressé au développement de cette intelligence qui cherchait la lumière. Mais pendant les préliminaires du mariage, et après la noce, Lenny Fairfield avait perdu son rang temporaire d’élève pour reprendre son rôle naturel de jardinier en second ; et après l’arrivée de Violante, il vit avec un sentiment d’amertume bien naturel qu’il était complètement oublié, non-seulement de Riccabocca, mais même de Jackeymo. Il est vrai que son maître lui prêtait encore des livres, et que le domestique lui donnait toujours à lire des passages sur l’horticulture. Mais Riccabocca n’avait ni le temps ni le désir de s’amuser à répandre la lumière dans le chaos de pensées créées par ces mêmes livres. Quant à Jackeymo, s’il avait de tout temps convoité les mines d’or enfouies sous les acres de terre du squire (qui les avait abandonnées sans loyer pour grossir la dot de Jemima), s’il les avait, dis-je, convoitées avant l’arrivée de la jeune fille, pour que le produit pût grossir sa dot à venir, maintenant qu’elle était là, sous les yeux du fidèle serviteur, il ne pensait plus qu’à la terre et à la révolution qu’il se proposait d’apporter dans la façon dont on l’avait jusqu’ici cultivée. Le jardin, sauf l’orangerie, fut abandonné entièrement à Lenny, et des journaliers furent appelés pour aider aux travaux des champs. Jackeymo avait découvert qu’une partie du terrain convenait à la lavande, que dans un autre endroit viendrait la camomille, il avait au fond de son cœur affecté à la culture du lin un beau champ fort riche ; mais le squire se refusa avec obstination à cet ensemencement. M. Hazeldean avait sur ce sujet de vieux préjugés qui forent invincibles.

Pour compenser la perte du lin, Jackeymo résolut de convertir en verger un pré qui, d’après ses calculs, devait rapporter net dix livres sterling par acre au moment où miss Violante se marierait.

Tous ces changements laissaient le pauvre Lenny Fairfield abandonné à lui-même au moment où les nouveaux horizons que lui ouvrait la connaissance des livres rendaient pour lui plus désirables que jamais les conseils d’un esprit supérieur.

Un soir qu’après sa besogne faite Lenny retournait à la maison de sa mère le cœur triste et pesant, il rencontra tout à coup Sprott le chaudronnier.


CHAPITRE III.

Le chaudronnier était assis sous une haie, raccommodant une vieille casserole ; un petit feu brûlait devant lui, et tout auprès son âne se livrait à un paisible somme. Quand Lenny passa, M. Sprott leva la tête, fit un signe amical et dit :

« Bonsoir, Lenny ; je suis bien aise de te savoir si bien placé chez le monsignor. Mais assieds-toi là un peu, Lenny ; j’ai un avis à te donner.

— À moi….

— À toi. Tiens, repousse un peu la bête et assois-toi là. »

Lenny, quoique d’assez mauvaise grâce et avec quelque appréhension, se rendit à cette invitation.

« J’ai entendu dire, commença le chaudronnier d’une voix que deux clous placés entre ses dents rendaient presque inintelligible, j’ai entendu dire que tu étais fou de lecture. J’ai là dans mon sac quelques gentils petits livres pas chers… pour un penny, quoi, tu peux t’en payer un.

— Je serais bien aise de les voir, » dit Lenny dont les yeux étincelèrent.

Le chaudronnier se leva, ouvrit un des paniers placés sur le dos de son âne, prit son sac qu’il mit devant Lenny en lui disant de choisir son affaire. Le jeune paysan ne demandait pas mieux. Il vida le couteau du sac sur le gazon et il eut devant lui une provision variée de nourriture intellectuelle, de nourriture et de poison, serpentes avibus, du bon et du mauvais. Ici, le Paradis perdu de Milton ; là, l’Âge de la raison ; à côté, des Traités méthodistes ; les Vrais principes du socialisme ; là, le livre des Connaissances utiles, ouvrage d’une société de gens instruits poussés par une pensée philanthropique ; puis l’Appel aux ouvriers par des écrivains de bas étage poussés par la même ambition qui conduisit Érostrate à brûler le temple de Diane ; des œuvres immortelles d’imagination comme Robinson Crusoé, ou innocentes comme le Vieux baron anglais ; enfin des traductions de ces mauvais romans qui avaient perverti la jeunesse française sous Louis XV. Bref, il y avait là un abrégé du Monde des livres, de cette immense cité de la presse, avec ses palais et ses bouges, ses aqueducs et ses égouts, qui se présentent tous de la même manière à l’œil novice, à l’esprit curieux de celui auquel on dit : Choisissez.

Mais le premier mouvement d’un cœur pur et plein de vie n’est pas de s’asseoir dans les bouges et de se perdre au milieu des égouts ; et Lenny Fairfield se détournant instinctivement des mauvais livres en choisit deux ou trois des meilleurs, les apporta au chaudronnier et lui en demanda le prix.

« Mais, dit M. Sprott, en mettant ses lunettes, tu as justement pris les plus chers. Ceux-ci sont bien moins chers et bien plus intéressants.

— Mais ils ne me plaisent pas, dit Lenny ; je ne sais pas de quoi ils parlent, tandis qu’en voilà un qui dit comment sont faites les machines à vapeur, et il a de plus de belles gravures ; cet autre c’est Robinson Crusoé, que le curé m’a promis de me donner ; mais j’aime mieux l’acheter de mon argent.

— Eh bien ! prends à ton goût, dit le chaudronnier, je te laisserai les livres pour quatre ronds et tu me payeras le mois prochain.

— Quatre ronds ! — quatre shillings ? C’est une grosse somme, dit Lenny ; mais je les économiserai, puisque vous avez la bonté de vous fier à moi. Bonsoir, M. Sprott.

— Attends un peu, dit le chaudronnier ; je vas te donner ces deux petites brochures par-dessus le marché ; elles ne valent qu’un shilling la douzaine, ainsi ça ne fera que deux pence de plus, et quand tu auras lu ça, vas, tu seras un fier connaisseur.

Le chaudronnier donna à Lenny les nos 1 et 2 de l’Appel aux ouvriers que le jeune paysan reçut avec reconnaissance.

Lenny continua son chemin à travers les vertes prairies et sous le feuillage d’automne des haies vives. Il regarda d’abord un livre, puis un autre ; il ne savait auquel s’arrêter.

Le chaudronnier se leva et fit un feu de feuilles, de genêts, de branches vertes et sèches.

Lenny avait ouvert le no 1 des brochures ; ce sont les livres les plus courts, et pour les comprendre il ne faut pas faire autant d’efforts que lorsqu’il s’agit de la description des machines à vapeur.

Le chaudronnier avait tendu ses gluaux et le pauvre oiseau était bien près de s’y laisser prendre.


CHAPITRE IV.

À mesure que Violante se familiarisait avec sa nouvelle demeure et que les personnes qui l’entouraient se familiarisaient avec elle, elle se faisait remarquer par une certaine dignité de manières et de maintien, dignité qui, si elle n’eût été naturelle et évidemment innée, eût semblé déplacée chez la fille d’un pauvre exilé et peu convenable à son âge. On eût dit une petite princesse quand elle présentait sa main délicate à un ami, ou qu’elle permettait qu’on déposât un baiser sur sa joue calme et rosée. Mais elle était si gracieuse, ses grands airs étaient si charmants, si attrayants qu’on ne l’en aimait pas moins pour cela. Et vraiment elle méritait bien d’être aimée, car, bien qu’elle fût plus fière que M. Dale ne l’aurait voulu, son orgueil n’était pas égoïste, et c’est là une sorte d’orgueil peu commun : elle avait une sollicitude instinctive pour les autres ; on voyait qu’elle était capable de cet héroïsme de la femme, qui consiste dans l’abnégation complète de soi-même. Bien que ce fût une enfant singulière, souvent grave et réfléchie, elle ne laissait pas d’avoir en d’autres moments la gaieté des enfants de son âge. Seulement ses francs éclats de rire, ses élans de gaieté n’avaient pas la vivacité des enfants, habitués à jouer avec de nombreux compagnons. Mistress Hazeldean l’aimait beaucoup quand elle était sérieuse, et disait qu’elle serait plus tard une femme de cœur. Mistress Dale la préférait quand elle était gaie, et disait qu’elle était née pour faire bien des victimes, phrase qui lui attira de sévères reproches de la part de son mari. Mistress Hazeldean lui donna un assortiment d’outils de jardinage, Mistress Dale un livre d’images et une belle poupée. Pendant longtemps le livre et la poupée eurent la préférence, mais mistress Hazeldean ayant fait remarquer à Riccabocca que la pauvre enfant était pâle et qu’elle avait besoin du grand air, le bon père dit ingénieusement à Violante que mistress Riccabocca raffolait du livre d’images, et que pour lui il serait bien heureux d’avoir la poupée. Violante aussitôt leur donna ses jouets, et elle n’était jamais plus heureuse que, lorsque sa maman, comme elle appelait mistress Riccabocca, admirait le livre d’images et que Riccabocca, avec une gravité sévère, berçait dans ses bras la poupée. Puis Riccabocca assura à Violante qu’elle lui rendrait de grands services dans le jardin, et la petite fille s’arma sur-le-champ de sa bêche, de son râteau et de sa brouette.

Ce nouveau genre de travail la mit en contact immédiat avec Léonard Fairfield ; et celui-ci trouva un matin, à sa grande consternation, miss Violante occupée à arracher tout un plan de céleri que, dans son ignorance, elle avait pris pour de mauvaises herbes.

Lenny entra dans une grande colère. Il lança bien loin la binette et dit brusquement : « Cela est bien vilain, mademoiselle ; je le dirai à votre papa, si vous… »

Violante recula : jamais on ne lui avait ainsi parlé, et si la surprise qu’exprimaient ses beaux yeux était vraiment comique, il y avait quelque chose de tragique dans son air offensé.

« Oui, c’est mal de votre part, mademoiselle, continua Lenny d’un ton plus calme, car le regard de l’enfant l’avait adouci et son maintien l’avait effrayé, j’espère que vous ne recommencerez plus.

Non capisco (je ne comprends pas), » murmura Violante, dont les yeux noirs se remplirent de larmes.

En ce moment arriva Jackeymo ; et Violante, lui montrant Léonard, dit, en s’efforçant de cacher son émotion : « Il fanciullo è multo grossolano. » (Le garçon est très-grossier.) »

Jackeymo se retourna vers Léonard, et lui lançant un regard de tigre furieux :

« Comment oses-tu, rebut de la terre, s’écria-t-il, comment oses-tu faire pleurer la signorina ? » Et la langue anglaise ne lui fournissant pas assez de mots humiliants, il fit pleuvoir sur Lenny une telle grêle d’invectives italiennes, que le jeune garçon en pâlit et rougit tour à tour de rage et de perplexité.

Violante eut à l’instant pitié de sa victime, et, par un caprice naturel aux femmes, elle se mit à gronder Jackeymo de sa colère, puis s’approchant de Lenny, elle posa sa main sur le bras du jeune garçon, et dit avec une bonté d’enfant et de reine à la fois, et dans un charmant mélange de mauvais anglais et de pur italien (idiome que je n’ai pas la prétention de pouvoir rendre et que je vais traduire) :

— Ne vous tourmentez pas de ce qu’il dit. Tout cela est ma faute ; seulement je ne vous comprenais pas : ne sont-ce donc pas des mauvaises herbes ?

— Non, ma chère signorina, dit Jackeymo en italien en regardant avec tristesse la planche de céleri ; ce ne sont point de mauvaises herbes, et le céleri se vend très-cher à cette époque de l’année. Mais s’il vous plaît de l’arracher, je voudrais bien savoir qui a le droit de s’y opposer ? »

Lenny s’éloigna. Il avait été appelé « rebut de la terre, » et par un étranger encore ! Il était de nouveau maltraité pour avoir fait ce qu’il croyait son devoir. Il sentait encore une fois la distinction qui existe entre le riche et le pauvre, et il s’imaginait maintenant que cette distinction devait entraîner une guerre à mort ; car il avait lu depuis le premier mot jusqu’au dernier les deux maudites brochures que le chaudronnier lui avait données. Mais au milieu du trouble de son âme, il sentit la douce pression de la main de la petite fille, la tendre influence de ses paroles conciliatrices, et il rougit presque d’avoir parlé si durement à une enfant.

Cependant, n’osant point dire ce qu’il pensait, il s’en alla s’asseoir au loin. « Je ne vois pas, se dit-il, pourquoi il y aurait des riches et des pauvres, des maîtres et des serviteurs, » Lenny, qu’on s’en souvienne, n’avait pas entendu le sermon politique du curé.

Une heure après, Lenny un peu apaisé, retourna à son ouvrage. Jackeymo n’etait plus au jardin ; il était parti aux champs ; mais Riccabocca était auprès de la planche de céleri, tenant sur la tête de Violante son grand parapluie rouge. L’enfant était assise par terre, et levait vers son père ses yeux pleins d’intelligence et d’affection.

« Lenny, dit Riccabocca, ma fille m’a dit qu’elle avait été méchante et que Giacomo avait été injuste à ton égard. Pardonne-leur à tous deux. »

La tristesse de Lenny s’évanouit à l’instant, et les brochures nos 1 et 2 ne laissèrent pas plus de traces dans son esprit que n’en laissent dans l’air :

Ces fantômes légers
Qu’un souffle a dissipés.

Il tourna vers le philosophe un regard empreint de cette bonté qui lui était naturelle, et le reporta avec reconnaissance vers l’enfant. Puis il détourna la tête et versa de douces larmes. Le curé avait raison : « Vous pauvres, ayez de la charité pour les riches ; vous riches, respectez les pauvres ! »


CHAPITRE V.

À partir de ce jour, l’humble Lenny et la superbe Violante devinrent grands amis. Avec quel orgueil il lui apprenait à distinguer le céleri des mauvaises herbes ! Et comme elle était fière, elle aussi, quand il lui disait qu’elle lui rendait service ! On ne peut faire de plus grand plaisir à une enfant, surtout à une petite fille, que de lui faire sentir qu’elle est déjà utile dans le monde, et que si elle a besoin de protection, on peut aussi avoir besoin d’elle. Des semaines et des mois s’écoulèrent, et Lenny continuait à lire non-seulement les livres que lui prêtait le docteur, mais encore ceux qu’il achetait à M. Sprott. Quant aux bombes, aux obus contre la religion, que le chaudronnier portait dans son sac, Lenny n’était nullement disposé à en incendier son cœur. Dès le berceau on lui avait appris à aimer, à respecter le divin Père et le Sauveur ; le Sauveur, qui, par sa vie toute de bonté, par sa mort plus belle que celle des plus grands héros des poèmes épiques, ne peut devenir un objet de raillerie et de mépris, sans que ceux qui ont appris dès leur enfance à implorer le Tout-Puissant et à adorer l’Éternel, ne soient ébranlés dans leur conscience et émus d’indignation. De même que le daim se dérobe instinctivement à la poursuite du tigre, de même qu’on recule terrifié à la vue du scorpion, dont on ne connaît pas même la forme, ainsi à la lecture de quelques mots profanes que lui indiqua le doigt noir du chaudronnier, Lenny sentit son sang se glacer dans ses veines. Les ouvrages grossiers, licencieux, ne tentèrent pas non plus le jeune paysan, non-seulement grâce à l’innocence de sa vie rustique, mais grâce surtout à un gardien bien autrement sûr, — le génie ! Le génie qui, fort, robuste, plein de vie, conserve longtemps son instinctive et dorienne modestie. Timide parce qu’il est sensible à la gloire, le génie se plaît à rêver, mais auprès des touffes de violettes et non sur un fumier. C’est pourquoi, jusque dans les égarements des sens, il cherche à se soustraire au matérialisme pour se réfugier en imagination dans une atmosphère plus pure et plus sereine.

Le génie de Lenny était en ce moment exclusivement dirigé vers le positif et l’utile. Il avait pris la direction naturelle à la sphère où il vivait, à savoir l’étude des arts que nous appelons mécaniques. Il éprouvait le besoin de comprendre quelque chose aux machines à vapeur et aux puits artésiens, et, pour arriver à cette connaissance, il lui fallait avoir quelques notions de mécanique et d’hydrostatique. Aussi acheta-t-il les livres élémentaires qui traitent de ces sciences, et toute l’énergie de son esprit s’y concentra.

Nobles et généreux esprits qui, dédaigneux de la gloire comme des richesses, avez ouvert à l’intelligence des pauvres les portails du temple de la science, je vous honore et vous révère ! Seulement, ne croyez pas avoir fait tout ce qui est nécessaire. Considérez, je vous prie, si un jeune homme que la religion n’aurait pas mis à l’abri des influences pestilentielles, et que le génie personnel n’aurait pas poussé au perfectionnement moral de son être, eût fait d’aussi bons choix dans le sac du chaudronnier ; et cependant Lenny n’échappa pas entièrement à ce qu’il y avait de nuisible dans les éléments bigarrés d’où son esprit tirait sa nourriture. Ne croyez pas qu’il n’y eut que de l’oxygène pur dans cette atmosphère que ses lèvres aspiraient avec ardeur. Non. Il y avait là encore des livres incendiaires. Je ne les appellerai pas des livres politiques, car le mot de politique implique un gouvernement quelconque, et les traités dont je parle attaquaient toutes les formes de gouvernement reconnues jusqu’ici par le genre humain.


CHAPITRE VI.

Le printemps était revenu, et par une belle journée du mois de mai, Léonard Fairfield était assis auprès de la petite fontaine qu’il avait réussi à construire dans le jardin. Les papillons voltigeaient sur la plate-bande de fleurs dont il avait entouré la fontaine, et les oiseaux chantaient dans les airs. Léonard Fairfield se reposait des fatigues de la journée en prenant son frugal repas sur les bords de la fontaine qui reflétait les rayons du soleil, et plus que jamais possédé du désir de s’instruire, il dévorait un livre tout en mangeant son pain.

La brochure à un sou, voilà pour la littérature le grand moyen de propagande : grâce à elle, une foule de livres, qui seraient demeurés inconnus au grand nombre, font leur chemin dans le monde. La brochure à un sou cite un écrivain célèbre… on est avide de le lire ; elle appuie une assertion étrange d’une autorité grave : vous êtes impatient d’y recourir. Pendant les soirées de l’hiver qui venait de s’écouler, l’esprit de Léonard avait fait de rapides progrès. Il s’était enseigné à lui-même la mécanique, dont il avait poussé l’étude plus loin que les éléments, et avait appliqué les principes qu’il avait acquis. Il ne s’était pas contenté de consacrer à sa fontaine les connaissances qu’il avait sur les machines hydrauliques, ni d’appliquer sa science d’une manière encore plus remarquable en faisant servir la rivière où Jackeymo pêchait des vérons, à arroser deux champs ; il avait encore imaginé mille moyens ingénieux de faciliter et d’abréger les travaux de la campagne, qui avaient excité une grande admiration parmi les habitants du pays et lui avaient valu leurs félicitations. D’un autre côté, les brochures furibondes qui disposaient si sommairement des destinées de l’humanité, même alors que sa raison croissante et son intelligence, familiarisées avec des œuvres plus classiques et plus rationnelles, l’avaient amené à penser qu’elles étaient l’ouvrage de gens ignorants, et à deviner que l’auteur sautait des prémisses aux conclusions avec une célérité peu conforme aux procédés sévères de la logique, l’avaient néanmoins, par les citations qui y abondaient, entraîné à étudier les ouvrages de philosophes plus spécieux, partant plus dangereux. Il avait pris dans le sac du chaudronnier une traduction de l’ouvrage de Condorcet, intitulé : Esquisse des progrès de l’esprit humain, et une autre du Contrat social, de Rousseau. Ces éloquents ouvrages l’avaient conduit à rechercher parmi les brochures du chaudronnier celles qui abondaient en professions de philanthropie et en prophéties relatives à la prochaine arrivée d’un âge d’or en comparaison duquel celui du vieux Saturne ne serait qu’une plaisanterie, brochure dont l’accent était si doux et si paternel qu’il eût fallu avoir bien autrement d’expérience que n’en avait Lenny pour s’apercevoir qu’il y avait un fleuve de sang à traverser avant d’avoir le moindre espoir de mettre le pied sur les rives fleuries où l’écrivain vous conviait au repos ; brochures qui fardaient les joues du pauvre christianisme, le couronnaient d’innocents narcisses et lui faisaient danser un pas de zéphyr dans le ballet pastoral où saint Simon joue du chalumeau aux brebis qu’il tond.

C’était avec une de ces brochures que Lenny assaisonnait son morceau de pain et ses radis, quand Riccahocca, penchant sa longue figure basanée sur l’épaule du jeune homme, s’écria brusquement :

« Diavolo, mon ami, qu’as-tu donc là ! donne-moi ça que je le voie, s’il te plaît ? »

Léonard se leva respectueusement, il remit en rougissant la brochure à Riccabocca.

Le philosophe lut la première page attentivement, la seconde un plus rapidement et ne fit que parcourir le reste. Il avait étudié une série trop variée de problèmes politiques pour n’avoir pas, lui aussi, passé sur ce vénérable pons asinorum du socialisme duquel Fourier et Saint-Simon crient à tue-tête qu’ils sont arrivés aux dernières limites de la science.

« Tout cela est vieux comme le monde, dit Riccabocca d’un ton peu respectueux, mais le monde existe encore et ceci s’en va où va cette fumée, ajouta le sage en montrant le nuage qui s’échappait de sa pipe. As-tu jamais lu les Erreurs d’optique, de sir David Brewster ? Non… Eh bien ! je te le prêterai. Tu y liras l’histoire d’une dame qui voyait toujours un chat noir devant son foyer. Ce chat noir n’existait que dans son imagination, mais l’hallucination n’avait rien que de naturel et de raisonnable, hein ?… qu’en dis-tu ?…

— Mais ! dit Léonard, qui ne saisissait pas la pensée de l’Italien, je ne vois pas que ce fût naturel et raisonnable.

— Mais si, mon ami, parce qu’au moins les chats noirs sont chose possible et connue. Mais qui a jamais vu au monde une communauté d’hommes tels que ceux qui s’assoient au foyer de MM.  Owen et Fourier ? Si l’hallucination de la dame n’était pas raisonnable, que dirons-nous de l’esprit qui croit à de pareilles visions ! »

Léonard se mordit les lèvres.

« Mon cher garçon, dit Riccabocca avec bonté, le seul résultat certain et palpable auquel te conduiraient ces écrivains-là se rencontre au premier pas : c’est ce qu’on appelle généralement une révolution. Je sais ce que c’est qu’une révolution, j’en ai traversé une. »

Léonard leva les yeux vers son maître d’un air de profond respect et de vive curiosité.

« Oui, ajouta Riccabocca, et la physionomie, sur laquelle le jeune homme dirigeait ses regards, quitta l’air railleur et goguenard qui lui était habituel pour s’animer d’une expression de noblesse et d’héroïsme, oui, mon enfant, et ce n’était pas une révolution entreprise pour des chimères, mais pour une cause que les plus indifférents eux-mêmes jugent légitime, et qui, lorsqu’elle est couronnée de succès s’appelle sainte dans tous les siècles : pour délivrer notre pays natal du joug de l’étranger ! J’ai pris part à cette tentative. Et, continua l’Italien d’un ton de tristesse, lorsque je me rappelle toutes les mauvaises passions qu’un tel événement soulève, tous les liens qu’il brise, les flots de sang qu’il fait couler, la salutaire activité qu’il arrête, les insensés qu’il arme, les victimes qu’il trompe, je me demande si un cœur réellement honnête, pur et humain, qui a une fois traversé une semblable épreuve, doit se hasarder à recommencer, à moins d’être certain de la victoire et assuré d’avance que l’objet pour lequel il combat ne lui sera pas arraché des mains dans le désordre des éléments soulevés par la bataille. »

L’Italien s’arrêta, appuya le front sur sa main et garda un long silence. Enfla, revenant peu à peu à son ton de voix ordinaire, il continua :

« Les révolutions qui n’ont pas un objet bien défini et d’une utilité reconnue par l’expérience pratique de l’histoire, les révolutions, en un mot, qui tendent moins à substituer une loi ou une dynastie à une autre, qu’à changer tout le plan d’une société, ces révolutions-là n’ont guère été tentées par les hommes d’État sérieux. On a récemment prouvé que Lycurgue lui-même était un mythe, qui n’avait jamais existé. Des changements si complets ne sont que les rêves de philosophes sans expérience.

« Tiens, Lenny, écoute mon conseil ! tu es jeune, intelligent, ambitieux : les hommes parviennent rarement à changer le monde ; mais il est rare qu’un homme ne réussisse pas, quand il laisse le monde tranquille et qu’il s’efforce d en tirer le meilleur parti possible. Tu es arrivé à la grande crise de ton existence, c’est-à-dire à la lutte entre les nouveaux désirs qu’excite en toi le savoir, et le sentiment de la pauvreté que ces désirs peuvent changer, soit en espérance et en émulation, soit en jalousie et en désespoir. J’accorde que c’est une montagne bien escarpée que celle qui se dresse devant toi. Mais ne penses-tu pas qu’il est toujours plus facile de gravir une montagne que de la niveler ? Or ces livres t’invitent à niveler la montagne, et cette montagne est la propriété des autres, subdivisée entre un grand nombre de propriétaires et partagée par la loi. Au premier coup de pioche, il y a dix à parier contre un qu’on t’emprisonnera pour contravention à la loi, tandis que personne ne te contestera le droit de suivre le sentier qui conduit au haut de la montagne. Tu seras arrivé au sommet en moins de temps qu’il ne t’en faudrait pour niveler la montagne d’un mètre (en supposant que les propriétaires fussent assez fous pour te laisser faire). Cospetto ! il y a plus de deux mille ans que le pauvre Platon a commencé à niveler la montagne, et la montagne est aussi haute que jamais. »

Ce disant, Riccabocca arrivé à la fin de sa pipe, s’éloigna d’un air pensif, et laissa le pauvre Léonard s’efforçant d’apercevoir la lumière au travers de la fumée.


CHAPITRE VII.

Peu de temps après ce discours de Riccabocca, un incident vint donner une nouvelle direction aux pensées de Léonard. Un soir que sa mère était sortie, il s’occupait à construire une nouvelle petite machine, et il eut le malheur de casser un des instruments dont il se servait. On se souvient que son père avait été maître charpentier du squire : sa mère avait soigneusement conservé les outils du pauvre Mark, et, quoique de temps en temps elle consentît à les prêter à Lenny, elle ne voulait pas les lui abandonner tout à fait. Parmi ces outils, Léonard savait qu’il trouverait celui dont il avait besoin ; et comme sa petite invention l’intéressait vivement, il ne put attendre le retour de sa mère. Les outils et les autres souvenirs du pauvre défunt, étaient renfermés dans une grande malle, placée dans la chambre à coucher de Mme Fairfeld. La malle n’était pas fermée, et Léonard l’ouvrit sans le moindre scrupule. En cherchant l’instrument ses yeux tombèrent sur une liasse de manuscrits. Il se rappela aussitôt qu’étant encore enfant, et avant qu’il comprît la différence qui existe entre les vers et la prose, sa mère lui avait montré ces manuscrits et lui avait dit : « Un jour, quand tu liras bien, je te donnerai ces papiers, Lenny. C’est mon pauvre Mark qui a écrit ces vers… Ah ! c’était un savant, lui. » Léonard pensa, avec assez de raison, que le moment était venu où il était digne de lire ces lignes, tracées par son père, et ce fut avec un intérêt mêlé de tristesse qu’il ouvrit le manuscrit. Il reconnut l’écriture de son père qu’il avait déjà vue auparavant dans des livres de comptes ou dans des mémorandum, et il lut avec avidité quelques petits poèmes qui ne témoignaient pas d’un grand génie, ni d’une grande habileté dans le maniement du rhythme et du langage ; bref de petits poèmes qu’un homme à demi instruit, ayant le goût et le sentiment de la poésie plutôt que l’inspiration d’un poète ou le génie artistique, peut s’honorer d’avoir composés, sans prétendre pour cela à la renommée. Mais voici qu’en feuilletant ces « Morceaux de circonstance, » les yeux de Léonard tombèrent sur une autre écriture, une écriture de femme, petite, fine, et parfaitement formée. À peine eut-il lu cinq ou six lignes de ces autres poèmes que son attention fut complètement captivée. Bien supérieurs à ceux du pauvre Mark, ils étaient incontestablement marqués au sceau du génie. C’était d’un bout à l’autre le récit d’un sentiment vif et profond ; comme toutes les poésies féminines, ce n’était pas le miroir du monde entier, c’était la peinture fidèle d’un cœur isolé. Et ce genre de poésie est celui qui plaît toujours le plus à la jeunesse. Les vers en question avaient de plus un profond intérêt pour le jeune jardinier : ils peignaient un combat semblable à celui que Lenny se livrait à lui-même. L’auteur semblait gémir de sa condition actuelle, et murmurer d’un ton mélodieux des plaintes sur les injustices du sort.

Léonard était encore absorbé par la lecture de ces poèmes, quand mistress Fairfield entra dans la chambre.

« Qu’as-tu fait, Lenny ? Tu as fouillé dans ma boîte ?

— J’étais venu chercher un outil dans ceux de mon père, et j’ai trouvé ces papiers, ma mère ; vous m’aviez dit que je les lirais un jour.

— Ah ! je ne suis plus surprise que tu ne m’aies pas entendue entrer ! dit la veuve en soupirant. Je restais là des heures entières quand mon pauvre Mark me lisait ses poèmes. Il y en avait un si joli sur le Foyer du paysan, Lenny, l’as-tu lu ?

— Oui, chère mère, et j’ai remarqué les allusions qui se rapportent à vous. Les larmes m’en sont venues aux yeux. Mais ces vers-ci ne sont pas de mon père ; de qui sont-ils ? On dirait une écriture de femme. »

Mistress Fairfield ouvrit de grands yeux, pâlit, trembla, et s’assit tout émue.

« Pauvre, pauvre Nora ! dit elle d’une voix étouffée. Je ne les savais pas là : Mark les avait pris ; ils étaient avec…

Léonard. Qui était Nora ?

Mistress Fairfield. Qui ? enfant… qui ?… Nora était ma… ma propre sœur….

Léonard (au comble de la surprise, tant l’idéal qu’il s’est formé de l’auteur de ces vers écrits d’une si belle main, contraste avec sa mère si simple, et qui ne sait ni lire ni écrire). Votre sœur… Est-ce possible ! Ma tante, alors ? Comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais parlé d’elle ; vous devriez en être si fière, ma mère !

Mistress Fairfield (serrant les mains l’une contre l’autre). Oui, nous étions fiers d’elle, tous… père, mère, tous ! Elle était si belle, si bonne, point du tout haute et pourtant on aurait dit la plus grande dame du monde. Ô Nora ! Nora !

Léonard (après un moment de silence). Mais elle avait dû recevoir une belle éducation ?

Mistress Fairfield. Oh, certes !

Léonard. Comment cela ?

Mistress Fairfield (s’agitant sur sa chaise). Milady était sa marraine. J’entends lady Lansmere. Elle l’avait prise en affection, quand elle n’était pas plus haute que ça. Elle la gardait au château, et Nora ne quittait pas Sa Seigneurie. Et puis elle l’envoya à l’école, et Nora était si intelligente, que rien ne put l’empêcher de se rendre à Londres pour être gouvernante. Mais ne parle pas de cela, mon enfant ! ne parle pas de cela !

Léonard. Pourquoi non, ma mère ? Qu’est-elle devenue ? Où est-elle ?

Mistress Fairfield (éclatant en sanglots). Dans la tombe ! Sous une pierre du cimetière. Elle est morte ! morte ! »

Léonard fut douloureusement affecté. Il semble qu’un poète doive toujours vivre, doive toujours être un ami. Léonard éprouvait un chagrin aussi cuisant que si une personne bien chère lui eût été tout d’un coup enlevée. Il voulait consoler sa mère ; mais l’émotion le gagna et il pleura avec elle.

« Et combien y a-t-il de temps qu’elle est morte ? demanda-t-il enfin d’un ton de profonde tristesse.

— Il y a bien, bien des années ! mais, ajouta mistress Fairfield, se levant et posant sa main tremblante sur l’épaule de Léonard, il ne faut plus me parler d’elle ; cela me fait mal ; cela me brise le cœur. Je souffre moins en parlant de Mark ; viens, viens en bas ! Viens !

— Ne puis-je prendre ces vers, ma mère ! permettez-le moi, je vous en prie.

— Ces feuilles de papier sont tout ce qu’elle a laissé. Oui, prends-les ! mais serre les papiers de ton père ! sont-ils tous là ? bien sûr ! »

Et la veuve, quoiqu’elle ne pût lire les vers de son mari, regarda d’un œil jaloux les manuscrits tout couverts de longs jambages irréguliers, puis les roulant soigneusement, elle les replaça dans la malle, après avoir remis dessus quelques branches de lavande, que Léonard avait enlevées sans le vouloir.

« Mais, dit Léonard, dont l’œil s’était de nouveau arrêté sur la belle écriture de sa tante, mais vous l’appelez Nora et je vois qu’elle signe L.

— Elle se nommait Léonora ; je t’ai dit qu’elle était la filleule de milady. Nous l’appelions Nora par amitié.

— Léonora ! Et moi je m’appelle Léonard. Est-ce de là que vient mon nom ?

— Oui… oui ! tais-toi, enfant, » sanglota la pauvre mistress Fairfield, et rien ne put la calmer ni l’amener à reprendre un sujet auquel s’associait évidemment un profond chagrin.


CHAPITRE VIII.

Il serait difficile de dire tout l’effet que produisit cette découverte sur l’esprit de Léonard. Ainsi donc il avait dans son humble famille une parente qui l’avait devancé dans son laborieux essor vers les hautes régions de la pensée et du désir. On eût dit un marin, qui au milieu des mers inconnues trouve grossièrement inscrits dans une île déserte, quelques noms familiers de sa patrie. Cette créature de génie qui avait souffert, dont l’existence ne lui avait été révélée que par ses poésies et dont la mort réveillait dans le cœur naïf de sa sœur un chagrin si violent après tant d’années ; cette tante fournissait au jeune cœur de Léonard l’idéal qu’il cherchait sans le savoir. Il était heureux d’apprendre qu’elle avait été bonne et belle ; il quittait ses lectures pour penser à elle, pour se la représenter. Il y avait un mystère dans sa destinée, cela était évident, et cette idée ne faisait qu’augmenter l’intérêt qu’il portait à l’inconnue. Le mystère prit insensiblement une forme séduisante qu’il était jaloux de garder en lui-même ; il subit avec résignation le silence obstiné de mistress Fairfield. Il avait du plaisir à ranger la défunte parmi ces saintes images, au nom ineffable, que nous ne cherchons pas à dévoiler. La jeunesse et l’imagination ont des trésors secrets de pensées qu’elles ne désirent communiquer à personne, pas même à leurs plus intimes confidents. Quand un homme n’a pas dans l’âme quelques-uns de ces recoins inaccessibles où nul ne peut pénétrer, je doute qu’il sente profondément.

Jusqu’ici, je l’ai dit, les facultés de Léonard Fairfield s’étaient plutôt tournées vers des objets positifs que vers l’idéal. Il avait étudié les faits, il n’avait pas encore cherché cette vérité céleste qui sert de base à la poésie. Il avait lu nos grands poètes, mais sans songer à les imiter ; un sentiment de curiosité générale lui avait fait passer en revue tous les monuments célèbres de l’esprit humain, mais sans prédilection spéciale pour les vers, ce plaisir si commun à l’enfance et à la jeunesse qu’il ne peut être regardé comme un signe certain de penchant poétique. Mais maintenant ces mélodies inconnues de tout le monde bourdonnaient sans cesse à ses oreilles, mêlées à ses propres pensées. Maintenant il lisait la poésie avec un sentiment tout nouveau ; il lui semblait qu’il en avait découvert le secret ; et en lisant avec une telle ardeur, la passion s’empara de lui et le rhythme lui vint.

Je suis assez vandale pour croire qu’au commencement de notre pèlerinage sérieux et pratique le goût de la poésie et les habitudes rêveuses font à beaucoup d’esprits un mal grand et durable. Ce penchant contribue à énerver le caractère, à donner de fausses idées sur la vie, et à faire envisager comme un humiliant labeur, les nobles travaux et les nobles fatigues de l’homme actif et industrieux. Sans doute tous les genres de poésie ne produisent pas ce résultat : les classiques, par exemple, personnifiés par leurs divins maîtres n’ont pas ce pernicieux effet ; ni Homère, ni Virgile, ni Sophocle, ni même peut-être l’indolent Horace. Mais la poésie qu’aime ordinairement la jeunesse, la poésie de pur sentiment, voilà celle que je redoute pour des esprits déjà trop disposés au sentimentalisme et qui auraient plutôt besoin de fortifiant pour parvenir à une florissante virilité.

D’un autre côté, j’avoue que ce genre de poésie, qui est particulièrement moderne, convient à beaucoup d’esprits d’une tout autre trempe, à ces esprits que l’état actuel de notre société matérielle et positive tend à produire. Ainsi que dans certains climats les plantes et les herbes, qui ont la propriété de guérir les maladies régnantes dans l’atmosphère, sont semées pour ainsi dire avec profusion par la douce prévoyance de la nature : peut être cette poésie suave et romantique, née à une époque matérialiste, avide et prosaïque, est-elle destinée à nous servir de remède et de contre-poison aujourd’hui que ce monde est tout pour nous et que nous avons besoin de quelque chose qui nous parle, fût-ce dans un langage emphatique, de la lune et des étoiles.

Quoi qu’il en soit, la douce influence de l’Hélicon descendit sur l’âme de Léonard Fairfield comme une rosée salutaire, au moment où une ambition inquiète troublait son cœur, où il se trouvait en lutte intérieure avec les gigantesques problèmes de la politique, dans sa disposition à appliquer uniquement la science à un but pratique et immédiat.

Cette douce vision de la muse lui apparut sous le blanc et gracieux vêtement d’un ange de paix ; levant le doigt en haut, et lui montrant les célestes régions, elle lui découvrit les perspectives infinies du beau idéal, spectacle accordé au paysan tout aussi bien qu’au prince ; elle lui fit comprendre que sur cette terre, il y a quelque chose de plus noble que la fortune, et que celui qui peut envisager le monde en poète est toujours souverain par l’âme.

Léonard porta ses regards dans son cœur, après que l’enchanteresse l’eut embaumé de son souffle, et à travers les vapeurs d’une vague et tendre mélancolie, traces de son passage, il vit luire comme un nouveau soleil, dont les rayons répandaient le bonheur et la joie sur le paysage de la vie humaine.

Ainsi, quoique cette mystérieuse parente n’existât plus, quoique Léonard ne l’eût jamais connue, qu’elle ne fût qu’une voix, et rien de plus, elle lui avait parlé ; elle avait consolé son âme, l’avait encouragée, et avait rétabli l’harmonie dans tout son être. Présomptueux que nous sommes !

Nous qualifions d’obscures la majeure partie des existences humaines ! Savons-nous quelles existences ont trouvé dans une seule pensée, sauvée de la poussière de tombeaux sans nom, la lumière qui leur montra le chemin de la gloire !


CHAPITRE IX.

Une année environ s’était écoulée depuis la découverte que Léonard Fairfield avait faite des manuscrits de sa famille, quand le curé Dale vint emprunter au squire sa jument de selle la plus douce pour entreprendre une excursion. Il prétexta une affaire avec l’un de ses anciens paroissiens de Lansmere, car, ainsi que nous l’avons dit dans un précédent chapitre, il avait habité ce bourg en qualité de vicaire, avant d’avoir obtenu la cure d’Hazeldean.

C’était chose si rare de voir le curé quitter son domicile, que ce voyage de plus de vingt milles fut regardé, tant au château qu’au presbytère, comme une aventure extraordinaire. Mistress Dale ne put dormir de toute la nuit qui précéda le départ de son mari, et, quoiqu’elle eût le matin, tout naturellement, une migraine des plus affreuses, elle ne permit à personne de remplir le sac de nuit que le curé avait emprunté avec la jument. Elle s’imaginait qu’il devait être si impossible au bon curé de faire sans son secours la moindre des choses qui eût le sens commun, qu’elle le força à rester près d’elle tout le temps qu’elle fit le paquet, lui montrant la place exacte où elle mettait la chemise blanche, et lui faisant voir comment ses vieilles pantoufles étaient soigneusement enveloppées dans un de ses sermons. Elle le supplia de ne pas confondre les sandwiches avec son savon à barbe, et lui fit remarquer comment elle avait pris la peine, pour éviter toute confusion, d’éloigner ces deux objets l’un de l’autre autant que le permet un sac de nuit. Le pauvre curé, qui n’était nullement distrait, et qui était aussi incapable de se faire la barbe avec des sandwiches que de goûter à un morceau de savon, écouta néanmoins ces recommandations avec une patience maritale, en pensant que jamais homme avant lui n’avait eu pareille femme ; et ce ne fut pas sans verser quelques larmes qu’il s’arracha aux tendres embrassements de sa Caroline éplorée.

J’avoue cependant qu’il eut quelque appréhension quand il mit le pied à l’étrier et qu’il se confia à la merci d’un animal qui ne lui était pas familier. Quelles que fussent les qualités de M. Dale comme homme et comme curé, l’équitation n’était pas son fort. Vraiment, je ne sais s’il avait pris deux fois les rênes en main depuis son mariage.

Mat, le vieux groom maussade du squire, tenait la jument ; et quand le curé lui demanda avec douceur s’il était bien sûr que la bête fût inoffensive, il répondit laconiquement :

« Oui, oui, soyez tranquille ; laissez-la aller. »

Le curé lâcha aussitôt les rênes, et mistress Dale, qui s’était tenue à l’écart pour cacher ses larmes, accourut vers la porte afin d’ajouter quelques paroles d’adieu. Le curé fit un signe de la main, lui sourit avec une courageuse gaieté, et s’élança sur la route.

Notre cavalier fut d’abord tout entier absorbé par l’étude qu’il faisait des habitudes de la jument, pour arriver à une connaissance intime de son caractère. Il se demanda pourquoi elle levait une oreille et baissait l’autre ; pourquoi elle allait tant vers la gauche, qu’elle risquait de s’embarrasser les pieds dans la haie ; pourquoi, quand elle arrivait dans les champs à une petite porte qui conduisait à la ferme, elle prenait une allure plus vive et allait se frotter le nez contre la grille. Le cure n’ayant pu, malgré ses remontrances les plus civiles, la détourner de ce genre d’occupation, se décida enfin à lui appliquer un timide coup de fouet.

Une fois ce moment difficile passé, la jument sembla comprendre qu’elle avait du chemin à faire, et, agitant violemment la queue, se mit au petit trot, et conduisit bientôt le curé sur la grande route presque en face du casino.

Là, il aperçut devant sa porte, à l’ombre de son grand parapluie, le docteur Riccabocca.

L’Italien leva les yeux de dessus le livre qu’il lisait, et regarda fixement le curé. Celui-ci ne se risqua pas à perdre de vue sa monture, car la bête, en voyant apparaître Riccabocca, avait dressé les oreilles et manifesté ces symptômes de surprise et de superstitieuse résistance que les chevaux éprouvent devant les objets inconnus ; disposition qu’on exprime généralement par l’épithète d’ombrageux. Notre curé ne regardait donc Riccabocca que du coin de l’œil.

« Ne bougez pas, je vous en prie, dit le curé, ou vous allez faire peur à cette bête, qui est craintive et timide. Allons ! doucement !… doucement !… »

Et il se mit à caresser l’animal avec onction.

La bête, ainsi encouragée, surmonta le premier mouvement d’étonnement que lui avait causé la vue de Riccabocca et de son parapluie rouge. Comme elle était déjà venue au casino plusieurs fois, et qu’elle préférait prudemment les endroits qu’elle connaissait à ceux qu’elle ne connaissait pas, elle s’avança gravement vers la porte où était assis l’Italien ; et, après l’avoir regardé comme pour lui dire : « Vous me feriez bien plaisir de vous en aller, » elle vint donner de la tête sur une fausse porte.

« Eh bien ! dit Riccabocca, puisque votre cheval semble disposé à être plus poli que vous à mon égard, monsieur Dale, je profite de votre présence involontaire pour vous féliciter de votre élévation ; je forme des vœux sincères pour que Votre Éminence ne tombe pas par terre.

— Comment donc, dit le curé affectant un ton dégagé, tout en ne perdant par de vue la bête qui semblait faire un petit somme. Il est vrai que, depuis longues années, je ne suis pas monté à cheval, et que les chevaux du squire sont bien nourris et qu’ils ont du feu. Mais, il n’y a pas plus à craindre d eux que de leur maître, quand une fois on connaît leurs façons.


Chi va piano va sano,
E chi va sano va lontano,


dit Riccabocca en montrant le sac de nuit. Vous allez lentement et par conséquent sûrement ; et celui qui va sûrement peut aller loin. Vous vous disposez donc à un voyage ?

— Oui, dit le curé, et pour une affaire qui vous concerne un peu.

— Moi ! s’écria Riccabocca ; qui me concerne !…

— Oui ; si toutefois vous êtes sensible au risque de perdre un serviteur que vous aimez et que vous estimez.

— Oh ! dit Riccabocca, je comprends. Vous m’avez souvent donné à entendre que moi ou la science, ou tous les deux réunis, avions rendu Léonard impropre au service.

— Je n’ai pas dit cela tout à fait. J’ai dit que vous l’aviez rendu capable d’occupations plus nobles ; mais ne le lui répétez pas, je ne puis pas encore vous en dire davantage, car je doute beaucoup du succès de ma mission ; et il ne faut pas déplacer le pauvre Léonard avant de savoir d’une manière certaine que nous pouvons améliorer sa position.

— C’est là une chose dont vous ne pouvez jamais être sûr, dit le philosophe en hochant la tête ; il est vrai que je suis trop intéressé dans la question pour ne pas vous en vouloir de chercher à éloigner de moi un serviteur inappréciable ; un garçon fidèle, rangé, intelligent, et, ajouta Riccabocca en s’échauffant à mesure qu’il approchait de l’épithète la plus excessivement bon marché. N’importe ! allez, et que le ciel vous conduise ! Je ne suis pas assez Alexandre pour me mettre entre un homme et le soleil.

— Signor Riccabocca, vous êtes un noble cœur, malgré votre flegme sentencieux et vos infâmes bouquins. » En disant ces mots, le curé abaissa son fouet avec une si imprudente ardeur sur l’épaule de la jument, que la pauvre bête, réveillée en sursaut, fit un mouvement impétueux en avant, et faillit précipiter Riccabocca de la barrière sur laquelle il était assis ; puis, se mettant à cabrioler sous l’étreinte désespérée du curé qui tirait la bride, elle prit le mors aux dents et s’élança au galop.

Le curé perdit les étriers, et lorsque, profitant du moment où la bête ralentissait le pas, il put se rasseoir solidement, respirer et promener ses regards autour de lui, il avait perdu de vue Riccabocca et le casino.


CHAPITRE X.

Le bourg de Lansmere était situé dans la province contiguë à celle où se trouvait le village d’Hazeldean. La journée était déjà avancée lorsque le curé traversa le petit ruisseau qui séparait les deux comtés, et arriva à une auberge qui formait un angle à l’endroit où la grand route se partageait en deux chemins, l’un conduisant à Lansmere, l’autre allant directement à Londres. Ce fut devant cette auberge que la jument s’arrêta. Elle baissa les oreilles d’un air indiquant qu’elle se disposait à se restaurer. Le curé lui-même, sentant qu’il avait chaud et qu’il était quelque peu fatigué, dit à sa bête avec bonté :

« Tu as bien gagné ton picotin et ton seau d’eau. »

Descendant donc de cheval et se trouvant les membres fort roides, le curé, dès qu’il eut touché terra ferma, remit son cheval au garçon d’écurie et entra dans le salon sablé de l’auberge pour s’étendre sur un fauteuil très-peu moelleux.

Il était là depuis plus d’une demi-heure, lisant le journal de la localité, qui exhalait une odeur assez forte de tabac, et s’évertuant à chasser les mouches, qui l’assiégeaient comme si elles eussent voulu savoir positivement quel goût avait la chair d’un curé. En ce moment une diligence s’arrêta devant l’auberge. Un voyageur en sortit, qui tenait à la main un sac de nuit, et se présenta dans le salon.

Le curé le salua poliment.

Le voyageur porta le doigt à son chapeau, sans se découvrir, et examina M. Dale de la tête aux pieds ; puis il marcha vers la fenêtre, siffla d’un air impatienté, se dirigea vers la cheminée, tira le cordon de la sonnette et regarda de nouveau fixement le curé ; celui-ci ayant courtoisement déposé le journal, le voyageur s’en saisit, se jeta sur une chaise, lança négligemment une de ses jambes sur la table et l’autre sur le manteau de la cheminée, puis se mit à lire ; enfin il pencha sa chaise en arrière avec un oubli si imprudent des lois de l’équilibre, que le curé, qui s’attendait à chaque instant à le voir tomber à la renverse, lui dit d’un ton de compassion :

« Ces chaises sont bien perfides, monsieur. Je crains que vous ne tombiez.

— Eh ! dit le voyageur levant des yeux étonnés, que je ne tombe ! Vous êtes mordant, monsieur.

— Mordant ! Sur l’honneur, telle n’est pas mon intention, s’écria le curé d’un air grave.

— Il me semble, continua le voyageur avec humeur, que tout homme libre a bien le droit de s’asseoir chez lui comme il l’entend ; or, à l’auberge, il est chez lui, je présume, quand il paye. Élisabeth, ma bonne ! »

Car une servante avait répondu au coup de sonnette.

« Je ne suis pas Élisabeth, monsieur. Avez-vous besoin d’elle ?

— Non, Sarah ! Un grog froid et un biscuit.

— Je ne m’appelle pas Sarah, » murmura la servante.

Mais le voyageur, en se retournant, laissa voir une si jolie cravate, une si aimable figure, qu’elle sourit, rougit et disparut.

Le voyageur, ayant déposé le journal, avisa le chapeau à larges bords du curé, qui se trouvait sur une chaise.

« Vous êtes ecclésiastique, à ce que je vois, monsieur, » dit le voyageur d’un air narquois.

Et M. Dale de saluer de nouveau avec modestie et en même temps avec dignité. Un salut qui disait : « Il n’y a pas là d’offense, monsieur ; je suis ecclésiastique et je n’en rougis pas.

— Allez-vous loin ? demanda le voyageur.

Le curé. Pas très-loin.

Le voyageur. En chaise de poste ou en diligence ?

— Je voyage à cheval, dit le curé avec une nuance de fierté.

— À cheval ! Eh bien, franchement, je ne l’aurais pas deviné. Vous n’avez pas l’air d’un cavalier. Où disiez-vous que vous alliez ?

— Je ne vous ai pas dit où j’allais, monsieur, » dit le curé d’un ton sec, car il était blessé de l’observation inconvenante de l’étranger au sujet de ses talents équestres.

Le curé prit son chapeau, et, après avoir fait un salut plus majestueux que le premier, sortit pour voir si son cheval avait terminé son repas.

L’animal avait en effet mangé le peu d’avoine qu’on lui avait donné. Quelques minutes après, M. Dale se remit en selle. À peine avait-il fait trois milles, qu’un bruit de roues lui fit tourner la tête ; il aperçut une chaise de poste avançant avec rapidité ; par la portière passaient deux jambes d’homme. La jument se mit à bondir en entendant derrière elle les grelots des chevaux de poste ; au même moment, le curé s’aperçut qu’une figure humaine avait remplacé les jambes. Le voyageur regarda en passant M. Dale ballotté sur sa selle, et lui cria :

« Comment se trouve votre cuir ?

— Mon cuir ! répéta tout seul le curé, lorsque le cheval eut repris son allure paisible. Que veut-il dire ? Mon cuir ! Quel homme commun ! Mais je m’en suis adroitement débarrassé. »

M. Dale, arrivé sans encontre à Lansmere, descendit à l’auberge principale, se rafraîchit par une ablution générale, et s’assit de fort bon appétit devant son bifteck et sa pinte de porter.

Le curé se connaissait mieux en hommes qu’en équitation, et, après un regard de satisfaction jeté sur le civil et souriant aubergiste qui vint ôter le couvert et apporter le vin, il se risqua à entamer la conversation.

« Milord est-il au château ?

L’aubergiste (redoublant de politesse). Non, monsieur ; sa seigneurie et milady sont allées à Londres pour y voir lord L’Estrange.

— Lord L’Estrange ! Il est donc en Angleterre ?

— Je l’ai entendu dire, répliqua l’aubergiste ; mais nous ne le voyons jamais ici maintenant. Je me rappelle que c’était un fort joli garçon ; tout le monde l’aimait et était fier de lui. Que d’espiègleries il a faites quand il était enfant ! Nous espérions le voir revenir dans le bourg un de ces quatre matins ; mais il est allé à l’étranger. C’est bien dommage ! Je suis un vrai bleu, monsieur, comme ça doit être. Les candidats bleus me font toujours l’honneur de descendre aux Armes de Lansmere. Il n’y a que les gens du commun qui fréquentent le Sanglier, ajouta l’aubergiste avec un regard d’inexprimable dédain. J’espère que vous trouverez ce vin bon, monsieur ?

— Très-bon ! Il me paraît vieux.

— Il est en bouteille depuis dix-huit ans, monsieur. Je l’avais en pièce au moment de la grande élection de Dashmore et d’Egerton. Il ne m’en reste plus que fort peu, et je le réserve pour les vieux amis comme… car, malgré que vous ayez pris de l’embonpoint, il me semble que j’ai déjà eu le plaisir de vous voir.

— C’est vrai, monsieur ; et cependant je ne pense pas avoir été pour vous une bien bonne pratique.

— Ah !… c’est à monsieur Dale que j’ai l’honneur de parler. Je l’avais pensé quand vous êtes entré dans la salle. J’espère que madame se porte bien, et le squire aussi, le bon gentilhomme ! Ce n’est pas sa faute si M. Egerton a mal tourné. Nous ne l’avons jamais revu depuis, j’entends M. Egerton. Je ne m’étonne pas qu’il se tienne à l’écart ; mais le fils de notre seigneur qui a été élevé ici, n’aurait jamais dû se tourner contre nous ! »

M. Dale ne répondit pas, et l’aubergiste allait se retirer, quand le curé lui dit en se versant un second verre de vin :

« Il doit y avoir de grands changements dans la paroisse. M. Morgan, le médecin, est-il encore ici ?

— Non, vraiment ; il a pris son diplôme après votre départ, et est devenu un vrai docteur. Il avait même déjà une jolie clientèle, quand il se prit tout d’un coup de fantaisie pour un nouveau genre de médecine ; je crois que l’on appelle cela la méo… je ne sais quoi.

— L’homœopathie ?

— C’est cela. Quelque chose qui n’a pas le sens commun. Aussi il perdit toute sa clientèle ici et s’en alla à Londres. Je n’en ai pas entendu parler depuis.

— Les Avenel habitent-ils encore leur ancienne demeure ?

— Oui, certes ; et ils sont bien à leur aise, à ce que l’on dit. John ne se porte toujours pas très-bien, quoique de temps en temps il aille au café des Bons viveurs prendre son petit verre ; mais sa femme vient toujours l’y chercher, de crainte qu’il ne se fasse du mal.

Mme Avenel est toujours la même ?

— Je crois qu’elle tient la tête plus haut encore, dit l’aubergiste en souriant. Elle est toujours restée je ne dirai pas fière, mais enfin elle ne se regarde pas comme de la petite bière. Vous comprenez, monsieur.

— Oui, dit le curé avec un demi-sourire… Il me semble que les Avenel n’ont plus que deux enfants, leur fille qui a épousé Mark Fairfield, et un fils qui est parti en Amérique ?

— Mais il y a fait fortune, et en est revenu.

— Vraiment ! j’en suis bien aise. S’est-il fixé à Lansmere ?

— Non, monsieur, j’ai ouï dire qu’il avait acheté une propriété loin d’ici. Mais il vient souvent voir ses parents, John me l’a dit du moins ; cependant je ne puis dire que l’aie jamais vu. Je crois que Dick n’aime pas à être rencontré par les gens qui se souviennent l’avoir vu jouer dans le ruisseau.

— Ce n’est pas étonnant, dit le curé avec indulgence ; mais puisqu’il vient voir ses parents, il est bon fils paraît-il ?

— Je n’ai rien à dire contre lui. Dick était un mauvais garnement avant son départ. Je ne pensais pas qu’il dût jamais faire fortune ; mais ces Avenel sont d’habiles gens. Vous rappelez-vous la pauvre Nora, la rose de Lansmere comme on l’appelait ? Ah ! non, il me semble qu’elle était déjà à Londres avant votre arrivée ici, monsieur.

— Hum ! fit le curé.,.. Vous pouvez desservir. Il sera bientôt nuit et je vais aller faire un tour. »

Le curé mit son chapeau et sortit. Il regardait les maisons à droite et à gauche avec l’intérêt vif et triste à la fois d’un homme arrivé à la maturité de l’âge, et qui revoit des lieux tout pleins de ses souvenirs d’enfance ; surpris de trouver ou si peu ou tant de changements, il voyait soudain apparaître devant lui quelque vieille connaissance, ou se rappelait tout à coup une émotion passée. La grande rue qu’il suivait commença peu à peu à perdre son caractère bruyant pour se changer insensiblement en une rue de faubourg. À gauche, les maisons faisaient place aux palissades, couvertes de mousses, du parc Lansmere. À droite se voyaient encore des maisons, mais séparées par des jardins et ayant l’apparence de villas ; de villas telles que les choisissent, pour le soir de leur vie, les commerçants retirés ou leurs veuves, les vieilles filles et les officiers en retraite.

M. Dale regarda ces villas en homme qui cherche à rappeler tous ses souvenirs, et à la fin il s’arrêta devant l’une d’elles. C’était la dernière de la route et elle faisait face à la longue allée verte qui s’étendait devant la loge du garde de Lansmere. Un vieux saule étêté s’élevait près de la porte et il en sortait un bruit sourd et discordant ; c’étaient les cris de jeunes corbeaux affamés, attendant le tardif retour de leur mère. M. Dale passa la main sur son front, s’arrêta un moment, puis il traversa le petit jardin d’un pas vif et frappa à la porte. Une lumière éclairait la salle, et M. Dale put apercevoir à travers la fenêtre l’ombre de trois personnes. Au coup qu’il avait frappé, il se fit un mouvement à l’intérieur. Une des personnes se leva et disparut. Une servante propre et soignée, entre deux âges, parut sur le seuil et demanda d’un ton roide ce que voulait le visiteur.

« Je désire parler à monsieur ou à mistress Avenel. Dites-leur que j’ai fait plusieurs milles pour les voir et remettez-leur cette carte. »

La servante prit la carte et referma à demi la porte. Trois minutes s’écoulèrent avant son retour.

« Mistress dit qu’il est bien tard, monsieur, mais que vous entriez cependant. »

Le curé se rendit à cette invitation peu gracieuse, et entra dans la salle.

Le vieux John Avenel, homme à la figure ouverte et qui semblait légèrement paralysé, se leva lentement de son fauteuil. Mistress Avenel coiffée d’un bonnet d’une propreté et d’une roideur toutes puritaines, et vêtue d’une robe grise dont chaque pli témoignait de son austère honnêteté, se tenait droite dans la chambre, et fixant sur le curé un regard froid et circonspect, elle lui dit :

« Vous nous faites grand honneur, monsieur Dale. Prenez un siège. Vous avez à nous parler d’affaires ?

— J’ai déjà prévenu M. Avenel, par lettre, de ce dont il s’agit.

— Mon mari est fort souffrant.

— C’est une pauvre créature ! dit John d’une voix faible, et comme ayant pitié de lui-même. Je ne puis plus m’occuper comme je ne le faisais. Mais ce n’est pas encore l’époque des élections, monsieur ?

— Non, John, dit mistress Avenel en plaçant le bras de son mari sous le sien. Allez vous reposer un peu pendant que je vais parler à monsieur.

— Je suis toujours un bon bleu, dit le pauvre John ; mais je suis plus ce que j’étais autrefois. S’appuyant lourdement sur sa femme, il quitta la chambre, puis se retournant sur le seuil, il dit avec une grande urbanité : Nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour vous obliger, monsieur ! »

Monsieur Dale fut touché ; il se rappelait avoir vu John Avenel, l’homme le plus beau, le plus actif, le plus enjoué de Lansmere, l’orateur le plus écouté et le plus influent dans les élections. « Voilà le dernier acte, murmura le curé… Pauvre, pauvre humanité ! »

Quelques minutes après mistress Avenel rentra ; elle se plaça sur un siège en face du curé et appuyant une main sur le bras du fauteuil, elle arrangea de l’autre, avec un mouvement plein de raideur, sa robe aussi roide qu’elle.

« Maintenant, monsieur… »

Ce maintenant, monsieur, avait quelque chose de sinistre et de provocateur. Le malin curé s’en aperçut avec son tact ordinaire ; il rapprocha sa chaise de mistress Avenel et plaçant sa main sur la sienne : « Maintenant donc, dit-il, nous voici entre amis. « 


CHAPITRE XI.

M. Dale s’était entretenu plus d’un quart d’heure avec mistress Avenel et avait vraisemblablement gagné peu de terrain en faveur de sa mission diplomatique, car tirant lentement ses gants, il dit :

« Je regrette vivement, mistress Avenel, de voir que votre cœur se soit ainsi endurci. Il faut me pardonner ; mais c’est ma vocation de dire la franche vérité. Vous ne pouvez point m’accuser de n’avoir pas tenu ma parole envers vous, mais je dois maintenant vous prier de vous rappeler que je m’étais spécialement réservé le droit d’agir quand je jugerais le moment propice aux intérêts de l’enfant. Ce fut d’après cette convention que vous m’avez fait la promesse (promesse que vous voulez maintenant rétracter) de pourvoir à tous ses besoins, quand il aurait cessé d’être un enfant.

— Je consens à venir à son aide et je vous dis que vous pouvez le mettre en apprentissage dans quelque ville éloignée, et qu’un jour, nous lui achèterons une boutique. Que pouvez-vous demander de plus, monsieur, à des gens comme nous qui avons tenu boutique nous-mêmes.

— Ma chère mistress Avenel dit le curé, ce que je vous demande pour le moment, c’est tout simplement de le voir… de le recevoir avec bonté… d’écouter sa conversation et de le juger par vous-même. Nous ne pouvons avoir qu’un même but, celui de voir votre petit-fils réussir et vous faire honneur. Et je vous avoue que je doute fort que nous puissions atteindre ce but en faisant de lui un petit boutiquier.

— Jeanne Fairfield qui a épousé un simple charpentier, aurait-elle appris à son fils à mépriser les petits commerçants, s’écria mistress Avenel avec colère.

— Le ciel l’en préserve ! Parmi les hommes les plus célèbres de l’Angleterre, il y en a beaucoup qui étaient fils de boutiquiers. Mais est-ce un crime à eux ou à leurs parents, si leurs talents les ont parfois élevés si haut que les ducs les plus fiers pouvaient leur porter envie. L’Angleterre ne serait pas l’Angleterre, si l’homme devait forcément rester où son père a commencé !

— Bien dit ! grommela une voix approbatrice que ni mistress Avenel, ni le curé n’entendirent.

— Tout cela est fort beau, dit brusquement la matrone, mais envoyer un garçon comme lui à l’Université… où trouver tout l’argent qu’il faudra ?

— Ma chère mistress Avenel, dit le curé d’un ton conciliant, la dépense ne sera pas bien grande dans un petit collège de Cambridge, et si vous voulez en payer la moitié je payerai l’autre. Je n’ai pas d’enfants, et mes moyens me permettent de le faire.

— C’est fort bien à vous, monsieur, dit mistress Avenel, un peu touchée, seulement l’argent n’est pas tout.

— Une fois à Cambridge, continua M. Dale, avec rapidité, à Cambridge où les études sont toutes mathématiques, partie pour laquelle il a montré une grande aptitude, je n’ai aucun doute qu’il ne se distingue. S’il en est ainsi, il obtiendra à sa sortie ce que l’on appelle son titre de fellow, c’est-à-dire un rang universitaire, accompagné d’un traitement qui suffira à tous ses besoins. Allons, mistress Avenel, vous êtes dans un bonne position ; vous n’avez point de parents plus proches que lui. Votre fils, m’a-t-on dit, a réussi ?

— Monsieur, dit mistress Avenel, en interrompant le curé, ce n’est pas une raison, parce que mon fils Richard fait notre orgueil, qu’il est bon fils et qu’il a fait fortune, pour que nous lui volions ce qu’il aura après nous pour le donner à un enfant que nous ne connaissons pas, et qui, en dépit de tout ce que vous dites, ne nous fera jamais honneur.

— Et pourquoi ? Je ne vois pas cela.

— Pourquoi ? s’écria mistress Avenel avec emportement. Pourquoi ? vous le savez bien. Non, je ne désire pas qu’il s’élève dans le monde ; je ne tiens pas à ce qu’il fasse parler de lui. Je crois que c’est une très-mauvaise chose de lui avoir mis toutes ces belles sciences dans la tête ; et je suis certaine que ma fille Fairfield ne l’eût jamais fait d’elle-même. Maintenant, quant à dépouiller Richard, pour produire un jeune homme, qui a été jardinier ou valet de charrue, vous devriez savoir que ce n’est pas possible. Non, je ne le ferai pas ! laissons-là ce sujet. »

On se rappelle que quelques instants avant que les mots : bien dit ! n’eussent été prononcés par une voix approbative qui répondait ainsi mystérieusement aux bienveillants sentiments exprimés par le curé, une porte qui communiquait avec l’intérieur de l’appartement s’ouvrit doucement et demeura entrebâillée : cette circonstance n’avait été remarquée ni du curé, ni de mistress Avenel. Tout à coup cette porte s’ouvrit brusquement, et le voyageur que M. Dale avait rencontré dans l’auberge s’avança vers lui en disant : « Non, il ne faut pas laisser là ce sujet. Vous dites donc que ce garçon est laborieux et intelligent ?

— Richard ! auriez-vous écouté ? s’écria mistress Avenel.

— Oui, depuis quelques minutes.

— Et qu’avez vous entendu ?

— J’ai entendu que ce digne monsieur a une si haute opinion de l’enfant de ma sœur, qu’il offre de payer la moitié de sa pension à l’Université. Monsieur, je vous suis très-obligé ; touchez-là, s’il vous plaît. »

Le curé bondit de joie, et jetant un regard triomphant sur mistress Avenel, il serra cordialement la main de Richard.

« Maintenant, monsieur, dit Richard, mettez votre chapeau ; nous ferons un tour ensemble, et nous discuterons l’affaire. Les femmes, voyez-vous, n’y entendent rien. »

En disant ces mots, Richard tira son porte-cigares, en choisit un, qu’il alluma à la chandelle, et s’avança dans le vestibule.

Mistress Avenel prenant le bras du curé, lui dit : « Monsieur, soyez sur vos gardes avec Richard. Souvenez-vous de votre promesse.

— Il ne sait donc pas tout ?

— Non, certes. Et vous voyez qu’il n’en a pas entendu plus qu’il n’a dit. Vous êtes gentleman, vous ne manquerez pas, j’en suis sûre à votre parole.

— Ma parole était conditionnelle : mais ce que je puis vous promettre, c’est de ne pas rompre le silence à moins de raison majeure.

— Eh bien ! venez-vous, monsieur ? » cria Richard en ouvrant la porte de la rue.


CHAPITRE XII.

Le curé rejoignit Richard. La nuit était belle, et la lune brillait au ciel.

« Ainsi, dit Richard, d’un air grave, cette pauvre Jeanne, qui a toujours été le souffre-douleur de la famille, a fait tout ce qu’elle a pu pour bien élever son garçon : et ce jeune homme est réellement ce que vous dites, hein ? il pourrait réussir à l’Université.

— J’en suis certain, dit le curé, en s’appuyant sur le bras que M. Avenel venait de lui offrir.

— Je voudrais bien le voir, dit Richard. A-t-il bonne tournure, ou n’est-ce qu’un lourdaud ?

— Il parle si correctement, il a à la fois tant de dignité et de modestie que plus d’un riche gentilhomme serait fier de l’avoir pour fils.

— C’est singulier, dit Richard ; comme il y a des contrastes dans les familles ! Ainsi voilà Jeanne qui ne sait ni lire, ni écrire, et qui était bien bonne à être la femme d’un ouvrier ; et quand je songe à ma pauvre sœur Nora, vous ne le croiriez pas, monsieur : mais c’était la femme la plus distinguée du monde, même quand elle était tout enfant ; car ce n’était qu’une enfant lorsque je partis pour l’Amérique. Et souvent, bien souvent, en avançant dans la vie, je me disais : Ma petite Nora deviendra une belle dame ! Pauvre enfant ! elle est morte bien jeune ! »

La voix de Richard s’était altérée. Le curé pressa affectueusement le bras sur lequel il s’appuyait, et dit, après un moment de réflexion :

« Rien n’élève les sentiments comme l’éducation, monsieur. Je crois que votre sœur Nora avait reçu de l’instruction et qu’elle avait tous les talents nécessaires pour en tirer parti : il en serait de même de votre neveu.

— Je le verrai, dit Richard, en frappant du pied avec force, et s’il me plaît, je serai pour lui un père. Voyez-vous, monsieur… Monsieur… quel est votre nom, s’il vous plaît ?

— Dale.

M. Dale, voyez-vous : je suis garçon. Un jour peut-être me marierai-je : peut-être aussi ne me marierai-je pas. Je ne veux pas prendre de brusque résolution. Mais quoi qu’il arrive, je serai toujours charmé d’avoir un neveu dont je n’aie pas à rougir. Comme vous voyez, monsieur, je suis l’artisan de ma propre fortune. J’ai bien ramassé par-ci par-là, je ne sais trop comment, quelques bribes d’instruction, et ayant acquis un certaine position après bien des efforts, je reviens dans mon vieux pays : mais je sais que je ne suis pas de force à tenir tête à ces diables d’aristocrates, et que je ne ferais pas, dans un salon, aussi bonne figure que je le voudrais. Je pourrais entrer au parlement, s’il me plaisait : mais je pourrais bien m’y faire gouailler : aussi, tout bien considéré, si je puis trouver un jeune associé propre à traiter avec le public, je pense que la maison Avenel et compagnie pourra faire honneur à notre pays. Vous me comprenez, monsieur ?

— Oh ! très-bien, répondit M. Dale, souriant, quoiqu’il conservât une certaine gravité.

— Maintenant, continua le parvenu, je ne rougis pas de devoir ma position à mon propre mérite, et je ne cache pas ce que j’ai été. Quand je suis dans mon hôtel, j’aime à me dire, j’ai débarqué à New-York avec dix livres sterling dans ma bourse, et voici ce que je suis devenu. Mais il ne faudrait pas avoir de vieux parents avec soi. On vous prend avec vos défauts, quand vous êtes riche, mais on n’englobe pas votre famille dans le marché. Par conséquent, si je ne puis pas avoir chez moi, mon père et ma mère, que j’aime tendrement et que je voudrais voir assis à ma table, avec des domestiques derrière leurs sièges, je pourrais encore moins prendre ma sœur Jeanne. Je me la rappelle fort bien, elle ne peut pas avoir gagné de bonnes manières en vieillissant. Je vous supplie donc de ne pas exiger qu’elle accompagne son fils ; cela ne serait convenable en aucune façon. Ne lui dites pas un mot de moi. Mais envoyez l’enfant à son grand-père, et je le verrai tranquillement, vous me comprenez.

— Il sera bien dur de la séparer de son enfant.

— Bah ! tous les enfants se séparent de leurs parents, pour entrer dans le monde. Ainsi c’est entendu. Maintenant ; dites-moi, je sais que mes parents ont toujours méprisé Jeanne, ma mère du moins, car mon pauvre cher père n’a jamais méprisé personne. Mais si ma mère ne s’est pas toujours très-bien conduite envers Jeanne, il ne faut pas lui en vouloir pour cela. Nous étions nombreux, nos parents tenaient boutique dans High-Street : il fallait nous caser comme on pouvait. Jeanne qui était très-utile et qui avait du courage, fut placée quand elle était encore toute petite ; elle n’eut pas le temps de rien apprendre. Plus tard mon père fit de bonnes affaires : après une élection, où il se remua beaucoup pour les bleus, (car c’était un fameux faiseur d’élections que mon pauvre père !) il obtint la pratique de lord Lansmere. Milady devint la marraine de Nora : C’est alors que tous mes frères et que deux de mes sœurs moururent et que mon père quitta les affaires, et quand il retira Jeanne qui était placée, elle avait des manières communes et ma mère ne pouvait s’empêcher de la comparer avec chagrin à Nora. Les parents ont de la prédilection pour ceux de leurs enfants qui réussissent le mieux dans le monde. C’est naturel. Ainsi il ne se sont occupés de moi que lorsqu’ils m’ont vu revenir tel que je suis aujourd’hui. Mais pour parler de Jeanne je crains qu’ils ne l’aient trop délaissée. Dans quelle position est-elle ?

— Elle gagne sa vie ; elle est pauvre, mais contente.

— Eh bien ! ayez la bonté de lui remettre ceci, (et Richard tira de sa poche un billet de banque de cinquante livres.) Vous pouvez lui dire que ce sont ses parents qui le lui envoient, ou bien que c’est un cadeau de Richard, sans lui dire que je suis revenu d’Amérique.

— Cher monsieur, dit Je curé, je remercie de plus en plus le ciel de m’avoir fait faire votre connaissance. Vous envoyez là un généreux présent ; mais le mieux serait de le faire parvenir à Jeanne par l’entremise de madame votre mère. Car bien que je ne sois pas obligé de révéler la confiance que vous avez mise en moi, je ne saurais que répondre à mistress Fairfield, si elle me faisait des questions sur son frère. Je n’ai jamais eu qu’un secret à garder, et je désire n’en avoir jamais d’autre. Le secret est bien voisin du mensonge !

— On vous a donc confié un secret, dit Richard, en reprenant le billet de banque. Il avait appris, en Amérique peut-être, à être très-curieux, Aussi, sans autre circonlocution, il dit à M. Dale : Quel est ce secret, je vous prie ?

— Mais ce n’en serait plus un, si je vous le disais, répondit le curé avec un rire contraint.

— Eh bien ! soit, nous sommes dans un pays de liberté. Faites ce que bon vous semble. Maintenant, vous devez me trouver bien singulier de sortir ainsi de ma coquille pour venir me jeter brusquement à votre tête, mais votre figure m’a plu, même quand nous étions tous les deux à l’auberge. J’ai été singulièrement charmé de voir que, tout curé que vous êtes, vous ne forcez pas les gens à baisser le nez quand ils se sentent bons à quelque chose. Vous n’êtes pas de ces aristocrates…

— Ah ! dit le curé avec une imprudente ardeur, ce n’est pas le caractère de notre aristocratie, d’empêcher les gens de s’élever. Elle ouvre ses rangs à tout homme, quelle que soit sa naissance, qui a assez de talent et d’énergie pour monter à son niveau. Voilà ce dont à juste titre peut se glorifier la constitution anglaise, monsieur.

— Ah ! ah ! c’est là votre opinion, dit Richard, en lançant au curé un regard malveillant. Ce sont sans doute là les idées dans lesquelles vous avez élevé l’enfant. Eh bien ! gardez-le et que votre aristocratie se charge de lui ! »

Ces paroles glacèrent tout d’un coup la généreuse et patriotique chaleur de notre brave curé. Il s’aperçut qu’il avait fait fausse route ; et comme en ce moment, l’important pour lui n’était pas de défendre la constitution anglaise, mais de servir Léonard Fairfield, il déserta la cause de l’aristocratie avec la plus scandaleuse couardise. Saisissant le bras que M. Avenel venait de retirer, il s’écria :

« Mais, monsieur, vous ne m’avez pas compris. Je n’ai jamais cherché à influencer les opinions politiques de votre neveu. Au contraire, s’il est possible d’avoir des opinions à son âge, je crains bien… c’est-à-dire je crois bien que ses opinions ne sont pas du tout bonnes… non, pas du tout constitutionnelles, veux-je dire. Mais non ? » Et le pauvre curé de s’arrêter court dans la déplorable confusion de ses idées ne sachant quels termes employer pour ne pas blesser son interlocuteur.

M. Avenel jouit un moment de son embarras, puis il lui dit :

« Eh bien, mettons qu’il soit radical, c’est assez naturel, puisqu’il n’a pas un liard à perdre ; enfin tout vient en son temps. Je ne suis pas radical, je suis trop sage pour cela, je la crois du moins. Mais je souhaite voir les choses devenir autres qu’elles ne sont. Je ne demande pas, croyez-le bien, que le bas peuple qui n’a rien, fasse la loi aux classes élevées. Je ne le désire pas, non, quoiqu’il me répugne de voir une petite fraction de la population qu’on appelle lords et squires avoir la haute main sur tout. Je pense, monsieur, que ce sont des hommes comme moi qui devraient tenir le haut de l’échelle. Voilà le fin mot de la chose ! Qu’en dites-vous ?

— Je n’ai pas la moindre objection à faire là dessus, » dit avec humilité le curé, dont les oreilles étaient singulièrement basses.

Mais pour lui rendre justice, je dois ajouter qu’il ne savait plus le moins du monde ce qu’il disait.


CHAPITRE XIII.

Ignorant complètement les démarches diplomatiques du curé Dale pour amener un changement dans sa destinée, Léonard Fairfield savourait les premières douceurs de la gloire. La principale ville du voisinage avait, suivant la mode du temps, fondé un institut mécanique ; des personnes considérables, intéressées à la fondation de cet Athénée, avaient proposé un prix pour le meilleur essai sur la propagation des lumières, sujet bien rebattu et sur lequel pourtant il reste encore beaucoup à dire. Ce prix venait d’être remporté par Léonard Fairfield. Son essai avait reçu des éloges publics en présence de l’assemblée générale des membres de l’institut ; il avait été imprimé aux frais de la société qui avait décerné à l’auteur une médaille représentant Apollon couronnant le mérite : ce pauvre mérite n’avait pas même un méchant habit sur le dos ; il ne faut pas s’en étonner : car le mérite, quand Apollon seul s’en occupe, n’est jamais une très-bonne pratique pour le tailleur. Enfin la Gazette de la localité avait annoncé que la Grande-Bretagne venait de donner naissance à un nouveau prodige, dans la personne du garçon jardinier de Riccabocca, qui s’était instruit tout seul.

L’attention publique se porta dès lors sur les inventions mécaniques de Léonard. Le squire, toujours avide de perfectionnements, avait fait venir un mécanicien pour examiner le nouveau système d’irrigation imaginé par le jeune homme. Ce mécanicien fut vivement frappé des procédés fort simples employés par Léonard pour triompher d’une très-grande difficulté. Les fermiers du voisinage appelaient maintenant Léonard monsieur Fairfield — et l’invitaient (sur un pied d’égalité) à venir dîner chez eux. M. Stirn l’ayant rencontré sur la grand’route, avait porté la main à son chapeau espérant qu’il ne lui gardait pas rancune. Telles étaient les premiers fruits de la renommée, savourés par Lenny ; et si jamais il devient un grand homme, ceux qui lui sont réservés n’auront certes jamais la même saveur. Le succès obtenu par le jeune homme avait suggéré les démarches faites par le curé, démarches qui avaient été l’objet de longues et inquiètes réflexions. Pendant l’année qui venait de s’écouler, M. Dale avait renoué ses anciennes relations avec la veuve et l’enfant, et il avait suivi avec de grandes espérances, il est vrai, mais non sans appréhension, les rapides progrès d’une intelligence qui s’élevait d’un vol audacieux dans des régions si étrangères à son existence normale.

Le soir de son retour le curé se dirigea en flânant vers le casino. Il mit dans sa poche l’essai couronné de Léonard Fairfield, car, il eût regardé comme une grande imprudence de lancer le jeune homme dans le monde sans lui adresser un sermon préparatoire, mais, pour cela, il avilit besoin de l’aide de Riccabocca, ou plutôt il craignait que s’il n’avait pas le philosophe de son côté, celui-ci ne défît tout son ouvrage.

Le curé s’arrêta donc au casino, y prit Riccabocca qu’il emmena et l’informa, chemin faisant, que Léonard devait prochainement aller à Lansmere pour y trouver des parents qui avaient les moyens de faciliter, s’ils le voulaient, le développement de ses remarquables facultés. Mais la grande affaire en attendant, dit le curé, ce serait de l’éclairer un peu sur ce qu’il appelle… les lumières.

« Ah ! dit Riccabocca, charmé et en se frottant les mains, j’écouterai avec intérêt ce que vous direz à ce sujet.

— Et aussi vous m’aiderez, car le premier pas dans cette marche du progrès des lumières consiste à laisser les pauvres curés en arrière ; et si l’un d’eux s’écrie : attendez ! regardez au moins l’écriteau ! le voyageur court encore plus vite en se disant : bah ! ce n’est qu’un curé. Aussi mon gentleman qui se méfie peut-être de moi vous écoutera… » car vous êtes un philosophe.

— Les philosophes sont donc parfois bons à quelque chose, même pour les curés !

— Si vous n’étiez une classe orgueilleuse de pauvres créatures qui s’illusionnent, je vous répondrais : oui » dit généreusement le curé. Et s’emparant du parapluie de Riccabocca, il se servit de son manche de cuivre comme d’un marteau pour frapper à la porte du cottage.

Léonard tressaillit en entendant frapper ; la voix bien connue du curé le rassura, et il fit entrer les visiteurs avec quelque surprise.

« Nous sommes venus pour causer avec toi, Léonard, dit M. Dale, mais je crains que nous ne dérangions mistress Fairfield.

— Oh ! non ; monsieur, la porte de l’escalier est fermée, et elle a le sommeil dur.

— Tiens ! voici un livre français. Tu comprends donc le français ? demanda Riccabocca.

— Je n’ai pas trouvé beaucoup de difficulté, monsieur, une fois la grammaire connue, la langue est claire : on dirait que c’est le langage même du raisonnement.

— C’est vrai ; Voltaire a dit avec beaucoup de justesse : tout ce qui n’est pas clair n’est pas français.

— Je voudrais pouvoir en dire autant de l’anglais, murmura le curé.

— Mais que vois-je ? du latin aussi ? Virgile ?

— Oui, monsieur. Mais de ce côté-là je marche bien lentement n’ayant pas de maître. Je crains bien d’être obligé de l’abandonner (ici Léonard pousse un soupir). »

Les deux gentleman échangèrent un regard et s’assirent. Le jeune paysan resta modestement debout. Son air et son maintien avaient je ne sais quoi qui touchait le cœur tout en plaisant à l’œil.

« Allons ! prends une chaise et assieds-toi entre nous deux, Léonard, dit le curé.

— S’il y a quelqu’un qui ait le droit de s’asseoir, c’est bien celui qui doit entendre le sermon, dit Riccabocca.

— Ne t’effraye pas, ajouta le curé avec bonté, il ne s’agit que d’une critique, non pas d’un sermon, et il tira de sa poche l’essai de Léonard. »


CHAPITRE XIV.

Le curé. Tu prends pour épigraphe cet aphorisme de Bacon : Savoir c’est pouvoir.

Riccabocca. Bacon, l’auteur d’un pareil aphorisme ! c’est le dernier homme du monde qui eût débité quelque chose d’aussi creux et d’aussi absurde.

Léonard (surpris). Voulez-vous dire, monsieur, que cet aphorisme n’est pas dans lord Bacon ? eh bien, je l’ai vu cité comme de lui dans presque tous les journaux, dans presque tous les discours prononcés en faveur de l’éducation populaire.

Riccabocca. Eh bien, que cela te serve de leçon et t’apprenne à ne plus retomber dans l’erreur commune à tous les prétendus savants, c’est-à-dire à faire des citations de seconde main. Lord Bacon a composé un grand ouvrage pour montrer en quoi savoir c’est pouvoir, comment ce pouvoir doit être défini, et comment il peut être mal compris. Crois-tu, par hasard, qu’un homme intelligent aurait jamais pris la peine d’écrire un grand ouvrage sur une question, s’il avait pu se résumer dans cette brève devise, savoir c’est pouvoir. Allons donc ! je défie qu’on trouve un tel aphorisme dans ses écrits.

Le curé (avec candeur). Eh bien ! je suis charmé d’apprendre que cet aphorisme ne peut s’abriter sous une telle autorité.

Léonard (se remettant de sa surprise). Mais pourquoi donc ?

Le curé. Parce que c’est dire trop ou rien du tout.

Léonard. Pour moi, du moins, cette vérité me semble incontestable.

Le curé. Eh bien ! admettons que ce soit une vérité incontestable. Cela prouve-t-il beaucoup en faveur du savoir. L’ignorance n’a-t-elle pas son pouvoir aussi ?

Riccabocca. Et un pouvoir qui a tenu longtemps le meilleur bout du bâton ?

Le curé. Tout mal est un pouvoir : ses effets en sont-ils meilleurs pour cela ?

Riccabocca. Le fanatisme est un pouvoir… et un pouvoir qui a souvent balayé le savoir comme le tourbillon de la tempête balaye les feuilles sèches. Le musulman brûle la bibliothèque d’une civilisation et promène par la violence le Coran et l’épée des écoles de Byzance jusqu’aux collèges de l’Hindoustan.

Le curé (apportant une nouvelle pierre à l’édifice de l’argumentation). La faim est un pouvoir. Les barbares, poussés hors de leurs forêts par la famine résultant d’un excès de population, se jettent sur l’Italie et en deviennent les maîtres. Les Romains avaient pourtant plus de savoir que les Gaulois et les Visigoths.

Riccabocca (amenant la réserve). Et même en Grèce, dans les luttes de Grec à Grec, les Athéniens, nos maîtres en fait de savoir, furent battus par les Spartiates qui tendent l’instruction en mépris.

Le curé. Tu vois donc bien Léonard, que si le savoir est une puissance, ce n’est qu’une puissance parmi toutes celles qui remplissent le monde, qu’il y en a d’autres aussi fortes et souvent même beaucoup plus fortes ; ainsi, ou l’aphorisme n’exprime qu’une vérité banale et stérile, qui ne mérite pas qu’on l’énonce, ou ce qu’il signifie est très-difficile à prouver.

Léonard. Une nation peut être battue par une autre qui soit matériellement plus forte et qui ait plus de discipline militaire ; or, permettez-moi de vous dire, monsieur que la discipline militaire est une sorte de savoir.

Riccabocca. Oui ; mais vos propagateurs de savoir d’aujourd’hui nous invitent à effacer de la liste des arts utiles la discipline militaire et les qualités qui la constituent. Et dans ton essai, tu insistes sur le savoir comme étant la force la plus capable de disperser les armées, et l’ennemi de toute discipline militaire.

Le curé. Laissez avancer le jeune homme dans ses raisonnements. Ainsi, tu le reconnais : des nations peuvent être battues par d’autres nations moins instruites et moins civilisées.

Léonard. Mais le savoir élève les hommes. J’invite ceux qui appartiennent à mon humble classe à acquérir le savoir, parce que le savoir les élèvera au pouvoir.

Riccabocca. Qu’avez-vous à dire là-dessus, monsieur Dale ?

Le curé. D’abord, est-il vrai que la classe qui a le plus de savoir ait le plus de pouvoir ? Je prends par exemple les philosophes, tels que mon ami le docteur Riccabocca : je suppose qu’ils représentent la partie la plus savante de l’humanité ; fais-moi le plaisir de me dire à quelle époque les philosophes ont gouverné le monde ? Ne se plaignent-ils pas tous les jours de n’être pas écoutés ?

Riccabocca. Per Bacco ! si on nous avait écoutés, le monde aurait une drôle de tournure aujourd’hui !

Le curé. Très-probablement. Mais, en thèse générale, ceux-là ont le plus de science qui s’y adonnent le plus. Au surplus, laissons de côté les philosophes, qui ne sont souvent que d’ingénieux lunatiques, et ne parlons que des érudits, des hommes de lettres et de sciences, des professeurs, et des agrégés de collèges. Je crois que tous les membres du Parlement seraient d’accord pour dire qu’il n’y a pas de classe d’hommes qui ait actuellement moins d’influence sur les affaires publiques. Ces savants ont plus de connaissances que des manufacturiers, des armateurs, des squires et des fermiers ; mais crois-tu qu’ils aient plus de pouvoir ?

— Ils le devraient, dit Léonard.

— Ils le devraient, dit le curé : Eh bien ! examinons ce dernier point. Mais d’abord il ne faut pas t’écarter toi-même de ta proposition qui est celle-ci : savoir, c’est pouvoir, et non, savoir devrait être pouvoir. Maintenant, même en admettant ton corollaire, c’est-à-dire que le pouvoir d’une classe de la société est proportionné à son savoir, crois-tu que pendant que ta classe, la classe ouvrière, s’instruirait, tout le reste de la communauté demeurerait immobile ? Répandez les connaissances tant que vous pourrez, vous ne produirez jamais l’égalité du savoir. Ceux qui ont le plus de loisir, d’application, d’aptitude, ceux-là seront toujours les plus savants. En vertu d’une loi très-naturelle, plus le goût du savoir se répandra, plus la concurrence, qui augmente toujours, favorisera les hommes les plus avantagés par les circonstances et la nature. Aujourd’hui une grande somme de connaissances est répandue dans la société, si l’on compare notre époque à celle du moyen âge ; mais n’y a-t-il pas aussi une plus grande différence entre le gentleman qui a reçu une belle éducation et l’ouvrier intelligent, qu’il n’y en avait alors entre le baron qui ne savait pas signer et le garçon de charrue ? Ce que le progrès des lumières a produit jusqu’ici il le produira toujours. Il en est du savoir comme du capital : plus il y en a dans un pays, plus grandes sont les inégalités d’homme à homme. Par conséquent si les classes laborieuses croissent en savoir, les autres en font autant, et si les classes laborieuses croissent paisiblement et légalement en pouvoir, ce n’est pas seulement en proportion de leur savoir, mais plutôt parce que les autres classes éclairées de la société comprennent que cet accroissement de pouvoir proportionnel est juste, sans danger et même politique. »

Placé entre le curé et le philosophe, Léonard se sentit mal à l’aise pour déployer ses forces. Peu à peu il parvint à dégager sa chaise et dit d’un ton mélancolique :

« Ainsi, suivant vous, le règne du savoir ne contribuerait pas à favoriser la liberté et le bien-être de l’homme ?

Le curé. Définissons les termes. Par savoir, entends-tu la culture intellectuelle ? Par le règne du savoir, entends-tu l’ascendant des esprits les plus cultivés ?

Léonard (après un moment de réflexion). Oui.

Riccabocca. Oh ! imprudent jeune homme, tu fais là une malheureuse concession, car l’ascendant des esprits les plus cultivés constitue une terrible oligarchie !

Le curé. C’est parfaitement vrai ; et nous allons répondre à ton assertion, que les gens qui, par état, ont le plus d’instruction, doivent avoir plus d’influence que les squires et les marchands, les fermiers et les artisans. Remarque que toute la science que nous autres mortels, nous pouvons acquérir, n’est pas une science positive et parfaite, mais une science relative et sujette aux erreurs et aux passions humaines. Suppose que tu puisses établir, seuls arbitres des affaires, ceux qui ont reçu la plus grande culture intellectuelle, penses-tu qu’ils n’aimeraient pas assez cette autorité pour employer à la conserver tous les moyens que leur suggérerait leur intelligence ? L’épreuve a été faite jadis par les prêtres égyptiens. Dans l’empire chinois, de nos jours, la noblesse est choisie parmi ceux qui se sont distingués dans les collèges. S’il m’est permis de me ranger dans la classe du peuple, je préfère mon titre de citoyen anglais, même mécontent d’un mauvais ministère et d’un parlement maladroit, au titre de citoyen chinois, régi par les sages d’élite du Cèleste-Empire. Il est donc heureux, mon cher Léonard, que les nations soient gouvernées par toute autre chose que ce qu’on appelle généralement la science ; les plus grands ministres pratiques qui, comme Thémistocle, ont rendu grands de petits États, et les peuples les plus dominateurs qui, sortis d’un village ont, comme les Romains, donné des lois à la moitié du monde, se sont distingués par des qualités dont rirait un philosophe et qu’un érudit appellerait tristes préjugés, ou déplorables erreurs.

Léonard (amèrement). Monsieur, vous faites de la science même un argument contre la science.

Le curé. Je me sers du peu que je sais pour prouver la sottise de l’idolâtrie. Je n’argumente pas contre la science, j’argumente contre les adorateurs de la science : car je vois, dans ton Essai, que tu ne te contentes pas d’élever la science humaine jusqu’à la toute-puissance divine, mais que tu la confonds encore avec la vertu. Suivant toi, répandre sur la foule les lumières d’un petit nombre est le but que nous devons tous souhaiter d’atteindre. Mais, nous autres humbles prédicateurs, nous n’avons jamais pris sur nous de dire, avec le stoïcisme païen, que la vertu même soit sûre du bonheur ici-bas, quoique nous ne doutions pas que la vertu ne soit le meilleur moyen d’être heureux, tandis que toi, tu dis nettement que la science donne non-seulement la vertu d’un saint, mais encore la béatitude d’un Dieu. Devant les pas de ton idole, les maux de la vie disparaissent. À t’entendre, il suffit de savoir pour être exempt des fautes et des chagrins de l’ignorant. En a-t-il toujours été ainsi ? Supposons que tu répandes parmi la foule cette science qui n’a jamais été que le privilège d’un petit nombre ; les sages qui ont vécu ont-ils déjà été si infaillibles et si heureux ? Tu as supposé que ton épigraphe était une citation exacte de Bacon. Mais Bacon, qu’était-il lui-même ? Le poète te le dit :

Le plus grand philosophe et le plus décrié !


Espères-tu répandre dans la foule des gens de ta classe le lumineux savoir de cet homme si admirablement doué par la nature ? Supposons que tu y réussisses ! Qui te garantira la vertu et le bonheur que tu décernes au talent comme une conséquence certaine ? Vois Bacon lui-même ; quelle noire ingratitude ! quel misérable égoïsme ! quelle rampante servilité ! quelle pitoyable bassesse ! Le savoir, même dans sa forme et dans son type le plus élevé, est si loin d’assurer la vertu et le bonheur, qu’il n’est pas rare de trouver une grande culture intellectuelle unie à une grande corruption morale. (À Riccabocca.) Allons, ferme, attaquez de votre côté !

Riccabocca. Cette union de la science et du vice est aussi remarquable dans les siècles que dans les individus. Pétrone nous peint une société qui ferait rougir le démon le plus éhonté ; et cela au sein d’une société plus civilisée sous le rapport de l’intelligence que celle qui produisit Régulus ou les Horaces. Les siècles les plus instruits de l’Italie moderne sont précisément ceux qui étalèrent les vices les plus hideux et les plus raffinés.

Léonard (se levant, en proie à une grande agitation et joignant les mains) : Je ne puis discuter contre vous, lorsque vous épuisez contre ma faible science toutes les ressources d’une instruction dont la source m’a été complètement fermée jusqu’ici. Mais je sens que le bouclier doit avoir une autre face, quoique vous ne m’accordiez pas que ce bouclier soit d’un pur métal. Et d’ailleurs, si c’est ainsi que vous parlez du savoir, pourquoi m’avez-vous encouragé à étudier ? »


CHAPITRE XV.

« Ah ! mon enfant, dit le curé, si je voulais prouver la valeur de la religion, crois-tu que je la servirais beaucoup en prenant pour devise ces mots : « La religion, c’est le pouvoir. » Ne serait-ce pas là une manière basse et sordide d’envisager ses avantages ? Ne dirais-tu pas : « Celui qui regarde la religion comme un pouvoir, a l’intention d’en abuser au profit du parti prêtre. »

— Bien posé ! dit Riccabocca.

— Attendez un instant. Laissez-moi réfléchir ! Ah ! je comprends…. monsieur, dit Léonard.

Le curé. Si la cause est sainte, ne la pesez pas dans la balance du marchand ; si son but est pacifique, ne cherchez pas à lui donner des armes comme pour la lutte ; si elle est un ciment qui fait de la société un tout compact, ne la vantez pas comme étant l’instrument du triomphe d’une classe sur l’autre.

Léonard (naïvement). Vous relevez noblement mon erreur, monsieur. Le savoir est un pouvoir, mais non dans le sens où j’avais interprété la devise.

Le curé. Sans doute ; le savoir, dans l’ordre moral, est un pouvoir, mais il n’a pas toujours pour résultat immédiat de procurer des avantages matériels à celui qui le possède. C’est de toutes les influences la plus lente à se produire, parce que c’est celle qui est la plus durable. Une pensée, avant de dominer, peut attendre mille ans, et celui qui l’a émise peut être mort dans la misère ou dans les chaînes.

Riccabocca. Notre proverbe italien dit que : « L’initiateur est comme un flambeau qui se consume en éclairant les autres. »

Le curé. Voilà pourquoi celui qui ambitionne loyalement la science doit l’acquérir pour assurer le pouvoir à ses idées, et non pour s’assurer le pouvoir à lui-même : la conscience seule doit être son asile, et, comme la conscience, elle ne doit espérer aucune récompense certaine en deçà de la tombe. Et puisque la science peut se mêler au bien et au mal, ne serait-il pas mieux de dire : « La science est un dépôt ? »

— Vous avez raison, monsieur, dit Léonard avec transport ; continuez, je vous prie.

Le curé. Tu me demandes pourquoi nous t’encourageons à apprendre. D’abord, comme tu le dis toi-même dans ton Essai, parce que la science, abstraction faite des avantages matériels qu’elle peut procurer, est en elle-même une jouissance, et doit même être quelque chose de plus. On peut en abuser, comme on peut abuser de la liberté ou de la religion. Mais je n’ai pas plus le droit de dire que le pauvre doit rester ignorant, que celui d’affirmer que le riche seul doit être libre, et que le clergé doit seul enseigner les vérités de la rédemption. Tu fais remarquer avec justesse, dans ta dissertation, que la science nous initie à d’autres plaisirs que ceux des sens, et nous ouvre des horizons qui s’étendent au delà de la vie de chaque jour. La différence entre nous, c’est que tu oublies que cette même science qui nous civilise, nous expose à de nouvelles peines en même temps qu’elle nous donne de nouveaux plaisirs : la main calleuse du paysan ne sent pas les orties qui piquent l’épiderme délicat du gentleman. Tu oublies aussi qu’à mesure que s’accroissent nos désirs, s’accroissent aussi les tentations. La vanité, la recherche de la louange, l’orgueil, le sentiment de la supériorité, la susceptibilité maladive, le dédain des plaisirs simples qu’on goûte en dehors des jouissances intellectuelles, l’ardeur désordonnée de l’imagination, voilà assurément les premières séductions qui entourent l’homme au moment de son initiation à la science. »

Léonard se couvrit le visage de sa main.

Riccabocca. Et si tu n’es pas satisfait des excellentes définitions de notre curé, tu n’as qu’à lire ce que lord Bacon lui-même a dit du véritable but de la science. Tu comprendras alors combien ce pauvre grand homme, que M. Dale traite si durement, se serait irrité, s’il avait su qu’on métamorphosait ses définitions si étudiées, ses maximes si prudentes en ce bref et pédant aphorisme, et qu’on interprétait si mal tout ce qu’il avait fait pour asseoir sur une base stable le pouvoir et l’autorité de la science. Car, ajouta le philosophe, si ma mémoire ne me trompe pas, après avoir dit que la plus grande erreur vient de ce qu’on interprète mal ou qu’on déplace le but de la science, et, après avoir énuméré les divers objets en vue desquels on la recherche ordinairement, lord Bacon continue en disant : « La science n’est pas une boutique destinée au gain et au commerce, mais un arsenal bien fourni, un riche trésor consacré à la gloire de l’auteur de toutes choses et à l’adoucissement de la condition humaine. »

Le curé. Les livres saints nous disent la même chose ; car, après avoir établi cette vérité, que, pour la multitude, la science n’est pas nécessaire au bonheur et à la vertu, ils accordent à la science une part sublime dans la révélation préparée et annoncée. Lorsque Dieu, dans ses desseins, voulut avoir pour instrument une intelligence plus qu’ordinaire ; lorsque l’Évangile, gravé dans la mémoire des simples, eut besoin d’être expliqué par les habiles, d’être renforcé par les esprits ardents, d’être défendu contre les doutes des gentils, la volonté suprême adjoignit au zèle des premiers apôtres, la science et le génie de saint Paul ; et celui-ci, qui se disait le dernier de tous, travailla cependant plus abondamment que les autres.

« L’ignorant peut être sauvé tout aussi sûrement que le savant, mais la science aide à le sauver ! »

Le digne homme, vaincu par sa propre émotion, s’arrêta ; sa tête se pencha sur le sein du jeune étudiant, et tous trois gardèrent longtemps le silence.


CHAPITRE XVI.

L’esprit mordant des habiles aura beau jeter du ridicule sur les dissertations de M. Dale, ces dissertations produisirent néanmoins un effet considérable et très-salutaire sur l’esprit de Lonard Fairfield ; ce résultat étonnera moins le lecteur, s’il se rappelle que Léonard était tout à fait étranger à la tactique de l’argumentation, et conservait plusieurs des préjugés inhérents à sa première éducation. Il songea que Ricabocca et M. Dale, ayant plus du double de son âge, et ayant eu l’occasion non-seulement de lire bien plus de livres que lui, mais de recueillir une plus grande expérience dans le cours de leur vie, il songea, dis-je, qu’il pourrait bien se faire qu’ils connussent mieux que lui la nature et le but de la science. En tous cas, les paroles du curé étaient venues on ne peut plus à propos, car elles placèrent l’esprit de Léonard dans l’état où M. Dale désirait le voir avant de lui annoncer la saisissante nouvelle qu’il devait aller faire une visite à des parents qu’il n’avait jamais vus et dont il n’avait que très-rarement entendu parler, et de lui apprendre que cette visite pourrait lui faciliter les moyens de s’instruire et l’aider à s’élever dans le monde.

Léonard, s’il n’eût été ainsi préparé par le curé, fût peut être entré dans le monde avec une idée exagérée de ses connaissances acquises, et avec une opinion plus exagérée encore du pouvoir que lui donneraient ces connaissances.

Lorsque M. Dale lui eut fait sa révélation, en cherchant à le prémunir contre des déceptions, Léonard reçut la nouvelle avec douceur et gravité.

Quand la porte se fut refermée sur les visiteurs, il resta pendant quelques instants immobile et plongé dans une profonde rêverie ; puis il ouvrit la porte et s’élança dehors. La nuit était déjà très-avancée ; les cieux étincelaient de mille clartés. « Il me semble, dit plus tard le jeune homme en se reportant à ce moment décisif de sa vie qui avait décidé de son sort, il me semble que ce fut alors que seul, bien qu’entouré de mondes infinis, je sentis pour la première fois la distinction qui existe entre l’esprit et l’âme. »

« Monsieur Dale, dit Riccabocca en prenant congé du curé, avez-vous fait à Frank Hazeldean, lors de son entrée dans le monde, la même dissertation sur les limites et le but de la science ?

— Mon ami, dit le curé, non sans une certaine suffisance, j’ai souvent monté à cheval, et je sais qu’il y a des chevaux qui ont besoin d’être conduits par la bride, et d’autres qui exigent l’éperon.

Cospetto ! dit Riccabocca ; vous parvenez à appliquer à votre usage toutes vos expériences, jusqu’au voyage que vous avez fait sur la jument de M. Hazeldean. Et je vois maintenant comment, dans ce village, petit univers où vous vivez, vous avez recueilli tant d’idées générales sur la vie. Monsieur Dde, continua Riccabocca en ôtant son chapeau avec grande cérémonie, si jamais je me trouve engagé dans un dilemme, je m’adresserai à vous plutôt qu’à Machiavel.

— Ah ! s’écria le curé, je ne demanderais qu’un entretien d’une petite heure avec vous sur les erreurs de la relig… »

Mais Riccabocca disparut avec la rapidité de l’éclair


CHAPITRE XVII.

Le lendemain, M. Dale eut une longue conversation avec mistress Fairfield. Il éprouva d’abord quelque difficulté à vaincre sa fierté et à l’amener à accepter les offres de parents qui l’avaient si longtemps dédaignée. Il eût été inutile de faire ressortir aux yeux de la digne femme les avantages matériels attachés à de telles offres. Mais lorsque M. Dale lui eut dit, avec une certaine expression de tristesse :

« Votre père est infirme, vos parents sont vieux : leur plus léger désir doit être un ordre pour vous. »

La veuve inclina la tête en répondant :

« Dieu les bénisse ! J’avais tort, monsieur. « Père et mère honoreras. » Je ne suis pas savante, mais je sais mes commandements. Lenny ira. Sans doute, il m’oubliera bientôt ; peut-être même apprendra-t-il à rougir de moi.

— À cet égard, j’ai toute confiance en lui, » dit le curé.

Et il parvint facilement à rassurer et à consoler la veuve.

L’affaire était à peine décidée que M. Dale tira de son portefeuille une lettre non cachetée que M. Richard Avenel, le comprenant à demi-mot, lui avait remise ; cette lettre était censée envoyée par les grands parents de Léonard. Le curé lui dit :

« Ceci est pour vous ; cette lettre contient quelques valeurs.

— Voulez-vous me la lire, monsieur ?

— Oh ! Léonard vous la lira. »

Lorsque Léonard revint à la maison, ce soir-là, Mme Fairfield lui montra la lettre, qui était ainsi conçue :

« Chère Jeanne,

« M. Dale te dira que nous désirons que Léonard vienne nous voir. Nous sommes heureux d’apprendre que tu te portes bien. Nous te faisons passer par M. Dale un billet de cinquante livres, qui vient de ton frère Richard. Nous ne t’en disons pas davantage pour le moment.

« Tes affectionnés parents,
« Jean et Marguerite Avenel. »

L’écriture était roide et d’une main de femme. Léonard remarqua que deux ou trois fautes d’orthographe avaient été corrigées par une autre main.

« Cher frère Richard, comme il est bon ! s’écria la veuve. Lorsque j’ai vu qu’il y avait de l’argent, j’ai pensé tout de suite que ça devait venir de lui. Que je voudrais donc le revoir, ce bon Richard ! Mais je suppose qu’il est toujours en Amérique. »

Le lendemain, Lenny vint prendre congé de son maître, de Jackeymo, de la fontaine et du jardin. Son premier adieu adressé à Jackeymo lui fut pénible. Le pauvre homme, en voyant partir Léonard, témoigna son chagrin par ces gestes animés qui constituent la moitié de l’éloquence de ses compatriotes, puis disparut en sanglotant littéralement. Léonard fut si affecté de cette scène qu’il n’osa entrer immédiatement dans la maison ; il resta au bord de la fontaine, réussissant avec peine à contenir ses larmes.

« C’est vous, Léonard, et vous vous en allez ? » lui dit soudain une voix douce.

À ces mots, ses larmes jaillirent, car il avait reconnu Violante.

« Ne pleurez pas, continua l’enfant avec une gravité affectueuse. Vous vous en allez, mais papa dit que ce serait de l’égoïsme de vouloir vous retenir, car c’est pour votre bien, et nous devrons nous en réjouir. Mais moi, je suis égoïste, Léonard, et j’ai du chagrin. Je vous regretterai beaucoup.

— Vous, miss, vous me regretterez ?

— Oui, mais je ne pleure pas, Léonard, car j’envie votre sort ; je voudrais être garçon et pouvoir faire comme vous. »

La jeune fille joignit les mains et redressa sa taille svelte avec dignité.

« Faire comme moi, vous éloigner de tous ceux que vous aimez ?

— Oui, pour leur être utile. Un jour vous reviendrez à la chaumière de votre mère, et vous direz : « J’ai fait fortune ! » Ô que j’aimerais à partir pour revenir comme vous reviendrez ! Mais mon père n’a pas de pays, et son unique enfant n’est qu’une inutile jeune fille ! »

En écoutant Violante, Léonard avait séché ses larmes ; l’émotion de l’enfant l’avait distrait de la sienne.

« Oh ! continua Violante en relevant encore la tête avec fierté, ce que c’est pourtant que d’être homme ! La femme dit en soupirant : Je voudrais bien, tandis que l’homme dit avec fermeté : Je veux ! »

Plusieurs fois déjà, Léonard avait remarqué comme des éclairs de magnanimité et d’héroïsme dans la jeune Italienne. Cette ardeur toute virile contrastait d’une façon singulière avec sa figure si délicatement féminine et cette douceur de caractère qui ajoutait tant de grâce à sa fierté. Mais en ce moment on eût dit que l’enfant parlait avec l’autorité d’une reine, je dirais presque avec l’exaltation d’une muse. Il sentit pénétrer en lui comme un nouveau courage d’une nature singulière.

« Puissé-je me rappeler ces paroles ! » murmura-t-il d’une voix à peine articulée.

La jeune fille se retourna et l’observa avec des yeux que leur humidité rendait encore plus brillants. Elle lui tendit la main avec vivacité, et le voyant se pencher sur cette main, avec une grâce que lui inspirait sa naïve émotion, elle lui dit :

« Eh bien ! si vous vous souvenez de mes paroles, toute enfant et toute jeune fille que je suis, je croirai avoir aidé un brave cœur à affronter une grande lutte pour la gloire. »

Elle resta encore là un moment, puis souriant comme d’une pensée qui lui venait à l’esprit, elle disparut au milieu des arbres.

Après être resté longtemps pensif, Léonard revint peu à peu de la surprise et de l’émotion dans laquelle Violante l’avait jeté, et se dirigea vers la maison de Riccabocca. Celui-ci était absent ; Léonard monta machinalement sur la terrasse et s’occupa des fleurs, mais les yeux noirs de Violante étaient présents à son esprit, et la voix de la jeune fille résonnait encore à ses oreilles.

Enfin Riccabocca parut sur la route. Il était accompagné d’un ouvrier qui portait sous son bras quelque chose qu’on ne distinguait pas très-bien.

L’Italien fit signe à Léonard de le suivre dans son cabinet, et s’entretint affectueusement avec lui ; enfin, après lui avoir emballé, sous la forme très-portative d’aphorismes et de proverbes, une provision considérable de sagesse, le philosophe le laissa seul pendant quelques instants, puis revint avec sa femme ; il avait à la main un sac de voyage.

« Nous ne pouvons pas faire beaucoup pour toi, Léonard, et l’argent est la plus mauvaise chose qu’on puisse donner comme souvenir ; mais, ma femme et moi, nous avons réuni nos deux têtes pour te composer un petit bagage. Giacomo, qui était dans le secret, nous assure que ces vêtements te conviendront très-bien. Il t’a dérobé, je crois, un de tes habits pour avoir ta mesure. Mets-les quand tu iras chez tes parents ; on ne saurait croire l’effet que produit sur l’esprit des gens la coupe d’un habit.

— Les chemises sont en très-bonne toile de Hollande, dit mistress Riccabocca en ouvrant le sac.

— Ne nous occupons pas des détails, chère amie, dit le philosophe ; les chemises sont comprises sous la dénomination générale de vêtements. Tiens, Léonard, accepte ceci comme un souvenir plus personnel. Je l’ai portée bien des années à une époque où le temps était une affaire importante pour moi, à une époque où des destinées plus nobles que les miennes dépendaient d’une seule occasion favorable. Nous avons laissé passer l’occasion ou nous n’avons pas su en profiter ; et me voilà ici maintenant, triste épave jetée sur une rive étrangère. »

En disant ces mots, l’exilé mit dans les mains de Léonard, qui refusait de l’accepter, une montre qui eût ravi un antiquaire, et scandalisé un dandy. Elle était énorme, car elle avait deux boîtes : l’une en émail, l’autre en or. Les aiguilles et les chiffres, indiquant les heures, avaient été primitivement composés de brillants ; mais les brillants avaient depuis longtemps disparu. Même dépouillée de ces ornements antiques, cette montre convenait mieux à celui qui la donnait qu’à celui qui la recevait ; Léonard n’avait pas à la porter meilleure grâce qu’il n’en eût eu à porter le parapluie de soie rouge.

« Elle est de mode ancienne, dit mistress Riccabocca ; mais elle va mieux que taules les horloges du pays. Je crois vraiment qu’elle pourra durer jusqu’à la fin du monde.

Carissima mia ! s’écria le docteur, je croyais vous avoir convaincue que le monde ne tirait pas du tout à sa fin.

— Oh ! je n’avais aucune intention, en disant cela, Alphonse, dit mistress Riccabocca, dont le visage se colora.

— Voilà ce que nous disons tous, quand nous parlons de choses dont nous ne connaissons pas le premier mot, » répondit le docteur avec moins de courtoisie qu’à l’ordinaire : il avait sur le cœur l’épithète d’ancienne, appliquée à sa montre.

Léonard demeura silencieux : il lui était littéralement impossible de parler. Comment sortit-il de son embarras, comment quitta-t-il la chambre, c’est ce qu’il ne m’a jamais expliqué d’une manière satisfaisante : ce qui est certain, c’est que quelques minutes après cet entretien, on eût pu le voir descendre la côte avec rapidité.


CHAPITRE XVIII.

M. et mistress Avenel étaient assis dans la selle basse, et M. Richard s’y tenait debout devant la cheminée, sifflant l’air de Yankee Doodle.

« Le curé m’annonce, dit tout à coup Richard, que le jeune homme doit venir aujourd’hui. S’il a pris la voiture jusqu’à… il a pu faire le reste de la route à pied en deux ou trois heures. Il doit être très-près d’ici. J’ai grande envie d’aller à sa rencontre.

— Vous ne le reconnaîtrez pas, dit Mme Avenel.

— En voilà une bonne ! ne pas reconnaître un Avenel ! Nous avons tous la même binette ! n’est-ce pas, mon père ? »

Le pauvre John se mit à rire de si bon cœur, que les larmes lui en vinrent aux yeux.

« Nous sommes une famille favorisée, dit John. Il y avait Luc, mais il est parti ; puis Henri, mais il est mort aussi ; enfin Richard, qui est en Amérique, non, qui est ici, et ma chère Nora, mais…

— Chut ! interrompit mistress Avenel ; chut ! John. »

Le vieillard regarda fixement sa femme ; puis il porta sa main tremblante à son front :

« Et Nora est partie aussi ! » dit-il avec un accent de profonde tristesse ; puis il laissa retomber ses deux mains sur ses genoux et sa tête sur sa poitrine.

Mistress Avenel se leva, déposa un baiser sur le front de son mari, et se dirigea vers la fenêtre. Richard prit son chapeau, et l’essuya soigneusement, mais ses lèvres tremblaient.

« Je sors, dit-il brusquement ; surtout, ma mère, pas un mot de l’oncle Richard : il faut savoir auparavant jusqu’à quel point nous nous conviendrons, et ajouta-t-il tout bas, vous tâcherez de faire entrer cela dans la tête de mon pauvre père.

— Oui, mon fils, » répondit mistress Avenel avec calme.

Richard mit son chapeau et sortit par derrière. Il longea les champs qui entouraient la ville, et n’eut qu’à traverser la rue pour se trouver sur la grande route.

Il marcha jusqu’au premier mille. Là, il s’assit, alluma un cigare et attendit son neveu. Le soleil allait se coucher, la route qu’il avait devant lui se dirigeait vers l’ouest. Richard, de temps en temps, regardait le long de la route, en mettant sa main devant ses yeux ; enfin, au moment où la moitié du disque se cachait derrière l’horizon, il vit une figure solitaire au milieu du chemin ; elle avait apparu tout d’un coup au tournant de la route ; les derniers rayons du jour l’entouraient comme d’une éclatante auréole.


CHAPITRE XIX.

« Vous venez de loin, jeune homme ? demanda Avenel.

— Non, monsieur, pas de très-loin. C’est Lansmere qui est là devant moi, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est Lansmere. C’est là que vous vous arrêtez, à ce que je devine ? »

Léonard fit un signe de tête affirmatif, et continua son chemin pendant quelques instants ; puis, voyant l’étranger toujours à ses côtés, il lui dit :

« Si vous connaissez la ville, monsieur, peut-être aurez-vous la bonté de m’indiquer la demeure de M. Avenel ?

— Je puis vous montrer un chemin à travers champs qui vous conduira précisément derrière la maison.

— Vous êtes bien bon ; mais cela vous détournera peut-être de votre route.

— Non ; ah ! vous allez donc aussi chez M. Avenel ? Un bon vieillard.

— C’est ce que j’ai toujours entendu dire ; et mistress Avenel ?

— C’est une femme supérieure, dit Richard. Si vous avez quelque autre chose à me demander, je connais bien la famille.

— Non, je vous remercie, monsieur.

— Il y a un fils, je crois, mais il est en Amérique, n’est-ce pas ?

— Je crois que oui, monsieur.

— Je vois que le curé m’a tenu parole, pensa Richard.

— Si vous pouvez me donner quelques renseignements sur lui, j’en serai bien aise.

— Vraiment, jeune homme ! Eh bien ! peut-être à l’heure qu’il est, est-il pendu !

— Pendu !

— C’était un mauvais garnement, à ce que j’ai entendu dire.

— Alors vous avez entendu dire des mensonges, monsieur, fit Léonard, dont le visage se colora.

— Oui, je le répète… un mauvais garnement… les siens ont été bien contents, quand il est parti… On dit qu’il a gagné de l’argent ; mais si cela est vrai, il a honteusement abandonné ses parents.

— Monsieur, dit Léonard, vous êtes tout à fait mal informé. Il s’est montré très-généreux à l’égard d’un parent qui ne devait guère prétendre à ses bienfaits, et je n’ai jamais entendu prononcer son nom qu’avec affection. »

Richard se mit instantanément à fredonner l’air de Yankee Doodle et fit plusieurs pas sans dire mot. Il s’excusa tout doucement de son impertinence en disant qu’il espérait bien n’avoir offensé personne, et avec cette hardiesse et cette astuce de langage qui lui étaient naturelles, il essaya de tirer quelque chose de son nouveau compagnon Il fut évidemment frappé de la netteté et de la correction avec lesquelles s’exprimait Léonard ; plus d’une fois il leva les yeux d’un air surpris et regarda son interlocuteur jusque dans le blanc des yeux ; il était à la fois attentif et charmé. Léonard portait les habits neufs que Riccabocca et sa femme lui avaient fournis. C’étaient les vêtements d’un jeune marchand de campagne à son aise, et comme Léonard n’était nullement préoccupé des nouveaux habits qu’il portait, il avait sans le savoir quelque chose de la désinvolture d’un gentleman.

Ils arrivèrent dans les champs. Léonard s’arrêta devant une pièce de seigle.

« Il me semble, dit-il, qu’un pré eût été plus productif si près de la ville ?

— Sans aucun doute, répondit Richard ; mais ils sont si arriérés dans ces pays-ci ! Voyez-vous le grand parc là-bas, de l’autre côté de la route ? Il vaudrait beaucoup mieux qu’il y eût là du seigle que du gazon ; mais que deviendrait la chasse de milord ? L’aristocratie nous dévore, mon garçon.

— Mais ce n’est pas l’aristocratie qui a semé cette pièce de seigle, je suppose, dit Léonard en souriant.

— Et quelle conclusion en tirez-vous ?

— Qu’il faut laisser chacun cultiver son champ comme il l’entend, dit Léonard avec cette vivacité de repartie qu’il avait empruntée au docteur Riccabocca.

— Vous êtes un garçon intelligent, dit Richard. Nous parlerons plus longuement de tout cela une autre fois. »

Ils étaient arrivés près de la maison de M. Avenel.

« Vous pouvez passer par cette ouverture pratiquée dans la haie, à côté du vieux saule que vous voyez là, dit Richard, puis vous ferez le tour pour entrer sur le devant.

« Eh bien ! vous n’avez pas peur, j’espère ?

— Je ne suis qu’un étranger.

— Voulez-vous que je vous présente ? Je vous ai dit que je connais des vieilles gens.

— Oh ! non, monsieur. Je préfère entrer seul.

— Eh bien, allez donc ! Un moment : écoutez-moi, jeune homme. Mistress Avenel est un peu froide au premier abord ; mais que cela ne vous décourage pas. »

Léonard remercia l’excellent étranger, traversa le champ, passa par l’ouverture et s’arrêta un moment à l’abri du maigre ombrage projeté par le vieux saule. Les corbeaux rentraient dans leurs nids À la vue d’un être humain arrêté sous l’arbre, ils planèrent autour et l’observèrent de loin. Du milieu des branches on entendait leurs petits poussant des cris sourds et rauques[1].


CHAPITRE XX.

Le jeune homme entra dans cette salle à la fois si propre, si rangée et si grave.

« Soyez le bienvenu, dit mistress Avenel d’une voix ferme.

— Monsieur est certainement et bien sincèrement le bienvenu, s’écria le pauvre John.

— C’est votre petit-fils Léonard Fairfield, » dit mistress Avenel.

John se leva : ses genoux se heurtaient l’un contre l’autre. Il regarda fixement Léonard et l’entoura de ses bras en sanglotant : « Il a les yeux de Nora ! tout à fait le regard de Nora ! »

Mistress Avenel s’approcha vivement et écarta affectueusement le vieillard.

« C’est un pauvre homme maintenant, dit-elle tout bas à Léonard. Votre présence l’agite. Venez, je vais vous montrer votre chambre. »

Léonard monta l’escalier derrière la matrone et entra dans une chambre proprement et même élégamment meublée. Le soleil avait fait passer la couleur du tapis et des rideaux qui étaient d’ancienne mode, et la chambre paraissait avoir été abandonnée depuis longtemps.

Mistress Avenei, en entrant, se laissa tomber sur la première chaise qu’elle rencontra.

Léonard l’embrassa tendrement.

« J’ai peur de vous avoir attristée, ma chère grand’mère, » lui dit-il.

Mistress Avenei se déroba avec vivacité à son étreinte ; puis mettant la main sur la tête du jeune homme, elle lui dit avec solennité : « Dieu vous bénisse, mon petit-fils ! » et elle quitta la chambre.

Léonard laissa tomber son sac par terre et promena autour de lui des regards inquiets. La chambre paraissait avoir été jadis habitée par une femme. Sur la commode se voyait une boîte à ouvrage ; au-dessus des étagères à livres attachées par des rubans bleus ; à chaque étagère pendait une soie frangée ; çà et là des glands et des nœuds. Par un mouvement machinal et naturel à un étudiant, Léonard examina quelques volumes qui restaient encore sur les rayons. Il y trouva La Reine des Fées de Spencer, Racine en français, le Tasse en italien, et sur le premier feuillet de chaque volume il vit écrit d’une main élégante, dont il avait conservé le souvenir, le nom de Léonora. Il baisa ces livres et les replaça avec un sentiment de tendresse et de vénération.

Il était seul dans la chambre depuis un quart d’heure, lorsque la servante frappa à sa porte pour l’inviter à venir prendre le thé.

Le pauvre John était remis de son émotion. Sa femme, assise à ses côtés, tenait la main de son mari dans la sienne. Le vieillard adressa au jeune voyageur beaucoup de questions sur sa fille Jeanne, sans donner à Léonard le temps de répondre. Puis il parla du squire qu’il confondait avec Audley Egerton ; il parla aussi d’élections et du parti bleu, manifestant l’espoir que Léonard serait un bon bleu. Enfin il revint à son thé et à ses rôties et n’en dit pas davantage.

Mistress Avenei parlait peu, mais de temps en temps elle regardait furtivement Léonard, et après chaque coup d’œil sa figure sévère et triste se crispait de nouveau.

Un peu après neuf heures, mistress Avenel alluma un flambeau, et le mettant dans la main de Léonard, elle lui dit : « Vous devez être fatigué. Vous connaissez votre chambre maintenant. Allons, bonne nuit. »

Léonard prit la lumière et, comme il faisait chaque soir pour sa mère, il embrassa mistress Avenel sur la joue ; puis prenant la main de John, il la baisa aussi. Le vieillard, qui dormait à moitié, murmura ces mots : « C’est Nora ! »

Léonard s’était retiré dans sa chambre depuis une demi-heure, lorsque Richard rentra sans bruit et vint retrouver ses parents.

« Eh bien ! mère ? dit-il.

— Eh bien ! Richard ! vous l’avez vu ?

— Oui, et il me plaît fort. Savez-vous qu’il a une grande ressemblance avec la pauvre Nora ? Il lui ressemble plus qu’à Jeanne.

— Oui, il est mieux que Jeanne n’a jamais été ; il ressemble plus que personne à votre père. John était si beau ! Vous vous sentez donc de la sympathie pour ce jeune homme ?

— Oui, certainement. Dites-lui qu’il doit partir demain avec un monsieur qui sera son ami ; ne lui en dites pas davantage. La voiture sera à la porte après le déjeuner, qu’il monte dedans ; je l’attendrai au sortir de la ville. Quelle chambre lui avez-vous donnée ?

— La chambre dont vous n’avez pas voulu.

— La chambre de Nora ? Oh, non ! je n’aurais jamais pu y fermer l’œil ! Quel charme avait cette jeune fille ! comme nous l’aimions tous ! Mais elle était trop belle et trop bonne pour nous ! trop bonne pour vivre !

— Personne n’est jamais trop bon, dit mistress Avenel d’un ton sévère, et je vous prie ne pas parler ainsi. Bonsoir ; il faut que j’aille coucher votre père. »

Léonard, en ouvrant les yeux le lendemain, vit la figure de mistress Avenel penchée sur son chevet. Il fut longtemps sans reconnaître cette physionomie, tant elle était changée ! Elle respirait une si vive tendresse maternelle ! Jamais la figure même de sa mère ne lui avait apparu si douce et si aimante.

Il poussa une exclamation, se leva sur son séant et passa les bras autour du cou de sa grand’mère. Mistress Avenel, surprise cette fois, lui rendit tendrement ses baisers, et le pressa contre son sein ; puis, tout d’un coup, s’échappant de ses bras, elle se mit à marcher de long en large dans sa chambre, les mains convulsivement serrées l’une contre l’autre. Après quoi s’arrêtant, elle reprit sa sévérité ordinaire et ses manières froides.

« Il est temps de vous lever, Léonard, dit-elle. Vous nous quitterez aujourd’hui. Un monsieur m’a promis de se charger de vous et de faire pour vous plus que nous ne pourrions. La voiture sera bientôt à la porte. Dépêchez-vous ! »

John ne parut pas au déjeuner ; mistress Avenel dit qu’il ne se levait jamais que fort tard et qu’il ne fallait pas le déranger.

À peine le repas était-il terminé, qu’une voiture attelée de deux chevaux s’arrêta à la porte.

« Ne faites pas attendre la voiture, ce monsieur est très-exact.

— Mais il n’est pas venu !

— Non ; il est allé en avant ; il ne montera qu’à la porte de la ville.

— Quel est son nom ? Et pourquoi prend-il soin de moi, grand-mère ?

— Il vous le dira lui-même. Dépêchez-vous !

— Donnez-moi encore votre bénédiction, grand’mère. Je vous aime déjà.

— Je vous bénis, dit mistress Avenel d’une voix ferme. Soyez honnête et bon, et prenez garde au premier faux pas ; » puis lui serrant convulsivement la main elle le conduisit jusqu’à la porte.

Le postillon fit claquer son fouet, et l’on entendit le roulement de la voiture qui s’éloignait. Léonard mit la tête à la portière pour apercevoir une dernière fois la figure de sa grand’mère ; mais les branches du vieux saule, au tronc noueux et décrépit, la dérobèrent à ses yeux ; il eut beau regarder jusqu’à l’endroit où la route tournait, il ne vit plus que l’arbre mélancolique.


CHAPITRE XXI.

« Halte-là ! » s’écria une voix ; et Léonard ne fut pas médiocrement surpris de voir l’étranger qui l’avait accosté la veille monter dans la chaise de poste.

« Eh bien ! dit Richard, je ne suis pas celui que vous attendiez, paraît-il. Donnez-vous le temps de vous remettre. » Et en disant ces mots Richard tira un livre de sa poche, se renversa dans le fond de la voiture et se mit à lire. Léonard regarda à la dérobée la physionomie intelligente, énergique et vraiment belle de son compagnon, et peu à peu il y reconnut un air de famille avec le pauvre John, qui, en dépit de son grand âge et de ses infirmités, conservait encore une régularité de traits peu commune. Avec cet enchaînement d’idées naturel à ceux qui s’occupent des sciences mathématiques, le jeune homme conjectura bientôt qu’il avait devant lui son oncle Richard. Il eut la discrétion pourtant de laisser ce gentleman libre de choisir son temps pour se faire connaître, et il reprit en silence le cours des pensées que lui suggérait la nouveauté de sa situation. M. Richard lisait avec une vitesse incroyable, quelquefois il coupait avec son canif les feuilles de son livre, d’autres fois il les déchirait avec son doigt ou bien en sautait plusieurs d’un seul coup. Il arriva ainsi à la fin du volume, le jeta de côté, alluma son cigare et commença l’entretien.

Il fit à Léonard plusieurs questions relatives à son éducation et à la manière dont il avait acquis son instruction. Léonard, confirmé dans l’idée qu’il répondait à un parent, le fit avec la plus grande franchise.

Richard ne trouva pas surprenant que Léonard eût acquis tant d’instruction sans la moindre direction, car lui-même s’était instruit tout seul. Il avait vécu trop longtemps chez ces peuples du progrès, nos frères, qui parcourent le monde de l’autre côté de l’Atlantique, avec les bottes de sept lieues du tueur de géants, pour n’avoir pas gagné leur fièvre de lecture. Mais son genre de lecture était tout différent de celui qui était familier à Léonard Fairfield. Il lui fallait des livres nouveaux ; lire des livres anciens lui eût semblé rétrograder. Il s’imaginait que les livres nouveaux contenaient nécessairement des idées nouvelles, erreur bien commune de nos jours, et notre heureux voyageur était un homme de son temps.

Fatigué de parler, il passa à la fin à Léonard le livre qu’il avait parcouru, et prenant son portefeuille et son crayon, il s’amusa à faire divers calculs relatifs à ses affaires, après quoi il demeura absorbé dans ses rêves de fortune ou d’ambition.

Léonard trouva le livre intéressant. C’était un de ces nombreux ouvrages demi-statistiques, demi-déclamatoires, relatifs à la condition des classes ouvrières, qui distinguent particulièrement notre siècle, et qui prouvent du moins l’intérêt que la société moderne apporte à tout ce qui touche au bien-être de la classe ouvrière.

« Ce ne sont que sottises !… tout cela n’est bon qu’en théorie… » ça fait de l’effet…, dit Richard en sortant de sa rêverie ; cela ne peut vous intéresser.

— Tous ces livres m’intéressent, dit Léonard, et celui-ci surtout, car il s’occupe des classes ouvrières et j’en fais partie.

— Vous en faisiez partie hier, mais vous n’en serez plus demain, répondit Richard d’un ton de bonne humeur et en frappant amicalement l’épaule du jeune homme. Vous voyez, mon ami, que c’est la bourgeoisie qui devrait gouverner le pays. Ce que dit ce livre de l’ignorance des magistrats de campagne n’est que trop vrai. Mais l’auteur ne sait plus ce qu’il dit quand il veut régler les heures qu’un ouvrier doit travailler dans une manufacture ; dix heures par jour ! fi !… il vole deux heures au pays ! Le travail, c’est la richesse, et si nous pouvions obtenir que les hommes travaillassent vingt-quatre heures, nous serions deux fois plus riches. Si la civilisation progresse toujours, continua Richard en relevant la tête, les hommes, les enfants même, ne resteront pas couchés dans leur lit à fainéantiser toute la nuit, monsieur. Puis se radoucissant : Nous arriverons un jour aux vingt-quatre heures, et, sur l’honneur, il le faut, ou bien nous ne pourrons plus aplatir le continent comme nous le faisons maintenant. »

À l’auberge où Richard avait vu pour la première fois M. Dale, la diligence dans laquelle il s’était proposé de terminer son voyage se trouva pleine ; Richard continua sa route en chaise de poste, non sans maugréer contre ce surcroît de dépense et non sans répéter maintes et maintes fois aux postillons d’aller bon train.

« Comme dans ce pays on est encore lent, malgré tout l’orgueil de ses habitants, dit-il, comme on est encore lent ! Le temps c’est de l’argent, on le sait bien aux États-Unis, car là-bas, tous sont des gens d’affaires. On est toujours lent dans un pays où une poignée de lords, de ducs et de baronnets nonchalants semblent croire que le temps nous soit donné pour le plaisir. »

Vers le soir, la chaise de poste approcha des abords d’une grande ville, et Richard commença à manifester une certaine inquiétude, ses manières aisées et cavalières furent mises de côté. Il retira ses jambes de la portière où elles pendaient nonchalamment, rabattit le collet de son habit, renoua sa cravate ; enfin il reprit évidemment la tenue et l’attitude d’un gentleman. C’était comme un monarque qui, après avoir voyagé incognito, rentre enfin dans sa capitale. Léonard devina qu’on touchait au terme du voyage.

D’humbles passants commençaient à regarder la chaise de poste et à porter la main à leur chapeau. Richard répondait à leur salut par un léger mouvement de tête empreint de condescendance plutôt que d’affabilité. La chaise de poste tourna brusquement à gauche, et s’arrêta devant une maisonnette toute neuve ornée de deux colonnes doriques en stuc et flanquée de chaque côté de deux grandes portes.

« Holà ! » cria le postillon en faisant claquer son fouet.

Deux enfants jouaient devant la maison, et quelques vêtements séchaient sur les buissons et les palissades qui l’entouraient.

« Pendez-moi cette marmaille !… les voilà qui jouent ici maintenant ! grommela Dick. Ah ! j’en jurerais, la coquine a encore savonné !… Attendez, gamins !… » Pendant ce soliloque, une jeune femme à l’air avenant s’était élancée dehors, avait appliqué une paire de soufflets aux enfants que la vue de la chaise de poste ramenait vers la maison, puis ouvert la grille et fait une révérence si profonde qu’on eût dit qu’elle allait disparaître sous terre.

« Vous avais-je prévenue, s’écria Dick, oui ou non, que je ne voulais pas voir ces petits polissons jouer devant les grilles du parc ?

— Plaît-il, monsieur ?

— Taisez-vous ! Vous avais-je dit, oui ou non, que la première fois que je vous verrais faire un séchoir de mes lilas, je vous mettrais à la porte sans rémission ?

— Oh ! je vous en supplie, monsieur.

— Vous quitterez ma loge samedi prochain ! Fouette cocher. L’ingratitude et l’insolence de ces gens du peuple font honte à l’espèce humaine ! » murmura Richard avec un accent d’amère misanthropie.

La chaise de poste roula sur un chemin macadamisé le plus doux et le plus frais du monde, à travers des champs de la plus riche végétation et dont la culture ne laissait rien à désirer. Quelque rapide que fût le coup d’œil jeté par Léonard, son regard exercé reconnut bientôt un maître en agronomie. Jusqu’alors il avait considéré la ferme-modèle du squire comme la plus belle du monde, sous le rapport de la culture, car les talents de Jakeymo se développaient sur une petite échelle et il s’occupait de ce que nous appelons le jardinage plutôt que de l’agriculture proprement dite. Mais à la ferme du squire, les bonnes choses étaient gâtées par de vieilles coutumes, par des concessions faites au coup d’œil, que l’on ne trouverait plus maintenant dans nos fermes-modèles. Ainsi chez le squire on voyait encore ces grandes haies touffues qui, si elles constituent une des beautés les plus pittoresques de la vieille Angleterre, nuisent fort au produit de ses champs ; puis de grands arbres étendant leur ombre sur les moissons et offrant un abri aux oiseaux ; des bois qui s’avançaient en angle dans les champs, les exposant aux lapins et interceptant les rayons du soleil. Tels étaient, avec d’autres encore, les défauts que le sens commun et Giacomo avaient fait découvrir à l’intelligence pénétrante de Léonard, dans le système d’agriculture du fermier gentleman. Rien de pareil ne se voyait dans le domaine de Richard Avenel. Les champs étaient partagés en vastes divisions ; les haies étaient taillées et élaguées en vue de leur destination qui était de servir de barrières. On ne voyait pas la moindre touffe de blé s’étioler sous le froid ombrage d’un arbre, pas un mètre de terrain laissé à l’abandon ; pas une mauvaise herbe, pas un chardon dressant dans la plaine sa tige nuisible : de jeunes plantations étaient disposées, non selon le bon goût, mais selon la sagesse d’un fermier qui veut les mettre à l’abri du vent.

La beauté manquait-elle ? Non ; mais c’était une beauté d’un genre particulier : une beauté visible seulement pour l’œil des initiés, une beauté d’utilité et de profit, une beauté qui devait produire un énorme revenu. Léonard poussa un cri d’admiration qui pénétra jusqu’au cœur de Richard Avenel.

« À la bonne heure ! Voilà de l’agriculture, dit le paysan.

— Qu’en dites-vous ? fit Richard, dont la mauvaise humeur s’évanouit aussitôt. Si vous aviez vu le terrain, quand je l’ai acheté ! Mais nous autres parvenus, comme on nous appelle (au diable leur impertinence), nous sommes le jeune sang du pays. »

Richard Avenel n’avait jamais rien dit de plus vrai. Puisse ce jeune sang circuler encore longtemps dans les veines de la forte géante ; mais que son grand cœur continue de battre comme aux siècles d’héroïsme et de grandeur.

La voiture traversait en ce moment une avenue bordée d’arbrisseaux, et la maison se dégageait de plus en plus : c’était une maison décorée d’un portique ; les bâtiments consacrés aux différentes parties du service avaient été soigneusement dérobés à la vue.

Le postillon descendit et sonna la cloche.

« Je crois presque qu’on va me faire attendre, » dit M. Richard, à peu près dans les mêmes termes que Louis XIV.

Mais sa crainte ne se réalisa pas ; la porte s’ouvrit : un domestique gros et gras, et portant une livrée, se présenta ; il ouvrit la portière avec un respect grave et taciturne.

« Où est George ? pourquoi ne vient-il pas à la porte ? » Tels furent les premiers mots que prononça Richard en descendant lentement de la voiture et en s’appuyant sur le bras que lui présenta le domestique, avec autant de précaution que s’il eût eu la goutte.

Heureusement George apparut presque aussitôt, revêtant à la hâte sa livrée.

« Faites attention aux bagages, vous deux, » dit Richard, qui paya le postillon.

Léonard se tenait debout dans la cour sablée, regardant cette grande maison blanche et à forme carrée.

« Belle construction classique, hein ? dit Richard en le rejoignant. Mais si vous voyiez les bâtiments de service ! »

Richard prit alors Léonard par le bras avec une affectueuse familiarité et l’introduisit dans la maison. Il lui montra le vestibule, garni de patères d’acajou sculpté ; puis le salon, dont il lui fit remarquer toutes les beautés : les meubles étaient tels qu’il convenait chez un riche commerçant. Il n’y avait pas de prétentieux colifichets, partant point de vulgarité ; ce n’était pas comme dans ces maisons parisiennes, dont les salons de quatre pieds carrés sont remplis de curiosités, qui trouveraient mieux leur place aux Tuileries.

Richard montra ensuite à son neveu la bibliothèque, avec ses tablettes d’acajou et ses portes garnies de glaces ; elle était remplie d’ouvrages à la mode magnifiquement reliés.

Richard le conduisit ensuite dans les chambres à coucher où régnaient la même propreté et le même comfortable ; puis, s’arrêtant dans une fort jolie chambre de garçon, il lui dit : « Voilà votre antre ! Et maintenant, devinez-vous qui je suis ?

— Il n’y a que mon oncle Richard qui puisse se montrer aussi bon, » répondit Léonard.

Le compliment ne flatta que médiocrement Richard ; il fut surpris et désappointé. Il avait espéré qu’on le prendrait tout au moins pour un lord, oubliant tout ce qu’il avait dit pour rabaisser la classe aristocratique.

« Bah ! dit-il enfin en se mordant la lèvre, je ne vous fais donc pas l’effet d’un gentleman ? Allons, maintenant, parlez franchement. »

Léonard, étonné, comprit qu’il avait fait de la peine à son oncle ; aussi, avec ce tact naturel aux bonnes natures, il répondit : « Je vous juge d’après votre cœur, monsieur, et d’après votre ressemblance avec mon grand-père ; sans cela, je n’aurais jamais eu l’idée que nous pussions être parents.

— Hum ! fit Richard. Eh bien ! lavez-vous les mains, puis vous viendrez dîner. Vous entendrez la cloche dans dix minutes. Si vous avez besoin de quelque chose, voilà la sonnette. »

Là-dessus, il descendit, jeta un coup d’œil dans la salle à manger, admira la vaisselle plaquée qui se trouvait sur le buffet, puis il s’avança du côté de la glace, pincée sur la cheminée, et voulant juger de l’effet qu’il produisait dans son ensemble, il monta sur une chaise. Il était dans une attitude qu’il jugeait imposante, lorsque entra le sommelier ; élevé dans la capitale, celui-ci eut la délicatesse de chercher à sortir sans être aperçu ; mais Richard, qui l’avait vu dans la glace, rougit jusqu’au blanc des yeux

« Jarvis, lui dit-il avec douceur, Jarvis, rappelle-moi qu’il faut faire changer la forme de ce pantalon. »


CHAPITRE XXII.

Pendant que Léonard s’accoutume peu à peu aux splendeurs qui l’entourent, et que poussant un soupir il songe à la petite demeure de sa mère et à la fontaine jaillissante du jardin fleuri de l’Italien, nous allons transporter le lecteur vers la métropole, et tomber au milieu des groupes joyeux qui se promènent dans les allées poudreuses ou s’appuient nonchalamment sur les palissades d’Hyde-Park. On est encore en plein été ; mais le jour si court du monde fashionable de Londres, qui ne commence qu’à deux heures après midi, est déjà sur son déclin. La foule commence à s’éclaircir dans Rotten Row. Près de la statue d’Achille, et à l’écart des autres flâneurs, un gentleman, une main dans son habit et l’autre appuyée sur sa canne, regarde d’un air insouciant les cavaliers et les équipages brillants qui passent devant ses yeux. Il est encore dans toute la force de l’âge, à cette époque de la vie où l’homme est d’habitude le plus social, où les connaissances faites dans la jeunesse sont devenues des amis, et où un personnage qui a un certain rang et une certaine fortune s’est fait une place dans le tableau mouvant de la société. Mais quoique ce gentleman, quand ses contemporains n’étaient encore que des collégiens, eût brillé parmi les princes de la fashion, quoique la nature et les circonstances lui eussent donné toutes les qualités qui permettent de rester homme à la mode jusqu’au bout, ou du moins d’échanger cette fausse célébrité contre une réputation plus sérieuse, il semblait étranger au milieu de la foule de ses concitoyens. Des hommes d’État allaient au sénat ; des dandys prenaient leur vol vers les clubs, et ni un signe de tête, ni un geste amical, ni un sourire engageant ne venaient dire au spectateur solitaire : « Viens, suis-nous, tu es des nôtres. » Quelque beau entre deux âges jetait parfois un second coup d’œil sur le flâneur, mais ce second regard semblait lui prouver qu’il s’était trompé, et le beau continuait son chemin en silence.

« Par la tombe de mes pères ! se dit le solitaire, je sais maintenant ce qu’éprouverait un homme qui ressusciterait et viendrait faire une visite aux vivants ! »

Le temps s’écoulait ; les ombres de la nuit descendaient rapidement ; notre étranger était presque seul dans le parc. Il parut respirer plus librement quand il vit l’espace vide autour de lui.

« Il y a de l’oxygène maintenant dans l’atmosphère, dit-il enfin presque tout haut, et je puis me promener sans respirer les émanations azotiques de la multitude. Ô les chimistes ! quels imbéciles ! ils nous disent qu’une grande multitude vide l’atmosphère, mais pourquoi ? ils ne l’ont jamais deviné. Ce ne sont pas les poumons qui empoisonnent l’air, ce sont les exhalaisons des mauvais cœurs. Quand un individu à perruque vient à respirer ou à exhaler son haleine près de moi il me semble que j’absorbe une bouffée de soucis et d’inquiétudes. Allons, Néron, mon ami, faisons encore un petit tour. » Il toucha de sa canne un gros chien de Terre-Neuve qui était couché à ses pieds, puis l’homme et le chien se promenèrent doucement à la tombée de la nuit sur le gazon sec et grillé. À la fin notre solitaire s’arrêta et se jeta sur un banc au pied d’un arbre. « Huit heures et demie, dit-il en regardant à sa montre, on pourrait, je crois, fumer un cigare sans scandaliser personne. »

Il tira son porte-cigare, prit un cigare et l’alluma, puis se recoucha sur le banc. Il semblait absorbé dans son attention à regarder la fumée dont les nuages se coloraient un peu avant de se dissiper dans les airs.

« Mon cher Néron, dit-il en s’adressant à son chien, c’est bien le plus impudent mensonge qu’on ait jamais inventé que la liberté si préconisée de l’homme. Ainsi, me voilà, moi, né Anglais libre, citoyen du monde, n’ayant pas plus souci, je me le dis souvent à moi-même, des empereurs que de la canaille, et pourtant je n’ose pas plus fumer un cigare dans le parc, à six heures et demie quand tout le monde est dehors, que je n’oserais filouter le lord-chancelier ou donner une pichenette sur le nez de l’archevêque de Cantorbéry ! cependant aucune loi anglaise ne m’interdit mon cigare, Néron ; ce qui est légal à huit heures et demie n’est sans doute pas un crime à six heures et demie. La constitution dit : homme tu es libre ; voilà ce que j’appelle mentir comme un arracheur de dents. Ô Néron, Néron, que tu es digne d’envie ! tu ne sers que celui que tu aimes. Aucune pensée mondaine ne peut te faire agiter la queue. Ton bon cœur et ton instinct te servent de raison et de loi. Rien ne manquerait à ton bonheur si dans tes moments d’ennui tu pouvais fumer un cigare. Essaye, Néron, essaye ; » et il chercha à mettre le cigare entre les dents du chien.

Pendant qu’il était ainsi gravement occupé, deux personnes s’étaient approchées de l’endroit où il se trouvait. C’était un homme à l’apparence débile et maladive. Son vêtement râpé et boutonné jusqu’au menton paraissait trop large pour son corps chétif. Il était accompagné d’une jeune fille de douze à quatorze ans, sur le bras de laquelle il s’appuyait lourdement. Les joues de l’enfant étaient blêmes ; sur sa physionomie se lisaient la souffrance et la tristesse : elle n’avait dû jamais connaître les joies innocentes de l’enfance.

« Repose-toi là, papa, je t’en prie, dit l’enfant indiquant, sans prendre garde à l’étranger, le banc où celui-ci était assis. L’homme céda à cette prière, poussant un faible soupir ; puis, remarquant l’étranger, il ôta son chapeau et lui dit du ton d’un homme bien élevé : « Pardonnez, monsieur, si je vous dérange. »

L’étranger, occupé de son chien, releva la tête, et voyant la jeune fille debout, il quitta sa place comme pour l’inviter à s’asseoir sur le banc. Mais la jeune fille ne faisait pas attention à lui. Penchée vers son père, elle lui essuyait affectueusement le front avec un petit fichu qu’elle avait retiré de son cou. Néron, charmé d’avoir échappé au cigare, se livra à mille cabrioles désordonnées pour témoigner de son contentement ; puis, revenant près du banc, il fit entendre un sourd grognement de surprise, et vint flairer les étrangers qui avaient envahi la solitude de son maître. « Allons, ici, monsieur, dit le maître. N’ayez pas peur, » ajouta-t-il en s’adressant à la jeune fille.

Mais celle-ci, sans le regarder, s’écria d’une voix douloureuse ; « Ah ! mon Dieu, il s’est évanoui, mon père !… mon père !… »

L’étranger éloigna son chien d’un coup de pied et déboutonna le frac du pauvre homme. Pendant qu’il lui prodiguait de charitables soins, la lune se montra et sa clarté tomba sur le visage pâle et ridé du malheureux évanoui.

« Cette figure ne m’est pas inconnue, se dit l’étranger, quoiqu’elle soit terriblement changée. » Et se penchant vers la jeune fille qui était tombée à genoux et frottait les mains de son père, il lui dit :

« Mon enfant, comment s’appelle votre père ?

— Digby, » répondit l’enfant.

À peine avait-elle fait cette réponse que son père commença à revenir à lui. Quelques minutes après il avait assez de connaissance pour balbutier des paroles de remercîments à l’adresse de l’étranger. Mais celui-ci lui prenant la main dit, d’une voix émue et compatissante : « Serait-il possible que j’eusse devant moi un ancien frère d’armes ? Algernon Digby ; je vous reconnais, mais l’Angleterre paraît vous avoir oublié ! »

Une rougeur maladive se répandit sur le visage du soldat et, sans regarder celui qui lui avait adressé la parole, il répondit : « Je m’appelle Digby, c’est vrai, monsieur ; mais je ne pense pas que nous nous soyons jamais rencontrés. Viens, Hélène, je me sens mieux maintenant, nous allons rentrer.

— Jouez un peu avec ce gros chien, mon enfant, dit l’étranger ; je désire dire un mot à votre père. »

La jeune fille baissa la tête en signe d’assentiment et s’éloigna, mais elle ne joua pas avec le chien.

« Il faut que je me présente de nouveau en règle, à ce que je vois, dit l’étranger. Vous étiez dans le même régiment que moi, et je m’appelle L’Estrange.

— Milord, dit le soldat en se levant, pardonnez-moi si….

— Je ne me rappelle pas que vous eussiez coutume de m’appeler milord, quand nous mangions à la même table. Voyons, que vous est-il arrivé ? Vous êtes à demi-solde ? » M. Digby hocha tristement la tête.

« Digby, mon vieux compagnon, pouvez-vous me prêter cent livres sterling ? » dit lord L’Estrange en frappant sur l’épaule de son ex-frère d’armes.

Ou eût cru entendre un gamin tant il y avait d’impudence et de sans façon dans cette question.

« Non, Eh bien ! c’est fort heureux, car moi je peux vous les prêter. »

Digby fondit en larmes.

Lord L’Estrange, sans paraître remarquer son émotion, continua avec le même laisser aller.

« Peut-être ignorez-vous que je suis fils d’un père, non-seulement très-riche, mais encore très-généreux, et qu’un cousin m’a laissé une si grande fortune que je mourrais bien vite, si j’étais obligé de mener un train de vie qui y fût conforme. Mais nous avons été jadis, je le crains bien, des gaillards un peu extravagants, et j’ose dire que j’ai été plus d’une fois votre débiteur.

— Mon débiteur ! Ô lord L’Estrange.

— Depuis, vous vous êtes marié et réformé, je suppose. Voyons, contez-moi, mon vieil ami, tous les détails que j’ignore. »

M. Digby, qui était parvenu à rendre quelque calme à ses nerfs ébranlés, se leva et répondit :

« Milord, à quoi sert de parler de moi ! il est inutile de m’assister. Je suis presque mourant. Mais j’ai là mon enfant, mon unique enfant ! » Il s’arrêta un instant, puis continuant rapidement : « J’ai des parents dans une province assez éloignée ; si je pouvais seulement parvenir jusqu’à eux ! j’espère qu’ils s’occuperaient au moins de ma fille. Depuis bien des années, elle est mon appui, l’objet de mes rêves et de mes prières. Je ne pourrais faire le voyage, si vous ne m’aidez. J’ai mendié pour moi sans rougir, rougirai-je maintenant de mendier pour elle ?

— Digby, dit L’Estrange, profondément ému, ne parlez ni de mourir ni de mendier. Vous étiez plus près de la mort, lorsque les balles sifflaient autour de vous à Waterloo. Quand un soldat rencontrant un soldat lui dit : « Ami, ta bourse, » ce n’est pas là mendier, c’est se conduire en frère. Rougir ! Par l’âme de Bélisaire ! Si j’avais besoin d’argent, je me planterais dans un carrefour avec ma médaille de Waterloo sur la poitrine, et je dirais à chaque élégant qui passerait devant moi et que j’aurais sauvé de l’épée des Français : « C’est à vous de rougir, si je meurs de faim. » Maintenant, appuyez-vous sur moi, je vois que vous voudriez être chez vous. Quel est votre chemin ? »

Le pauvre officier fit un signe de la main dans la direction d’Oxford-Street, et accepta, non sans quelque hésitation, le bras qui lui était offert.

« À votre retour de chez vos parents, vous viendrez me voir. Comment ! vous hésitez ? allons, promettez-le-moi !

— Oui ; j’irai vous voir !

— Vous m’en donnez votre parole ?

— Je vous en donne ma parole, si je vis !

— Je demeure pour le moment à Knightsbridge, avec mon père ; mais vous saurez toujours mon adresse à Grosvenor-Square, chez M. Egerton, Avez-vous un long voyage à faire ?

— Très-long !

— Ne vous fatiguez pas. Voyagez à votre aise. Allons, vous, petite folle ! Vous êtes jalouse de moi, je le vois ! Votre père peut se passer de vous, il a un autre bras. »

Tout en parlant ainsi et en n’obtenant que de courtes réponses, lord L’Estrange continuait à mettre au jour ces excentricités de caractère qui lui avaient valu dans le monde la réputation d’homme sans cœur. Peut-être le lecteur trouvera-t-il que le monde était injuste. Mais quand on verra le monde juger sainement un homme qui ne vit pas pour le monde, qui ne parle pas pour le monde, qui ne sympathise pas avec le monde, il y aura plusieurs siècles que l’âme de Harley L’Estrange aura quitté notre planète.


CHAPITRE XXIII.

Lord L’Estrange quitta M. Digby à l’entrée d’Oxford-Street. Le père et l’enfant prirent un cabriolet. M. Digby indiqua au cocher la direction d’Edgeware-Road. Il refusa de dire son adresse à L’Estrange et cela avec une souffrance si visible d’amour-propre, que L’Estrange ne voulut pas insister. Rappelant au soldat la promesse que celui-ci lui avait faite de venir le voir, Harley lui glissa un portefeuille dans la main, et se dirigea d’un pas rapide vers Grosvenor-Square.

Il arriva à la porte d’Audley Egerton, au moment où celui-ci descendait de voiture, et les deux amis entrèrent ensemble dans l’hôtel.

« La nation fait-elle donc un somme, ce soir ? demanda L’Estrange. Pauvre vieille dame ! Elle entend si constamment parler de ses affaires, qu’elle a raison de vanter sa constitution ! il faut qu’elle soit de fer !

— Les communes sont encore en séance, répondit Audley avec gravité, mais il n’y a pas de motion du gouvernement ; on ne votera que très-tard, c’est pourquoi je suis revenu ici ; et si je ne vous avais pas trouvé, je serais allé vous chercher à Hyde-Park.

— Oui… on est toujours sûr de me trouver à neuf heures du soir, fumant un cigare, dans Hyde-Park. Il n’y a pas en Angleterre d’homme plus méthodique que moi. »

Les deux amis entrèrent alors dans un salon qu’habitait bien rarement le membre du Parlement dont les appartements particuliers étaient situés au rez-de-chaussée.

« C’est de votre part le plus étrange caprice, Harley, lui dit-il.

— Quoi ?

— Cette horreur que vous affectez pour les rez-de-chaussée !

— Que j’affecte ! homme vulgaire et terrestre ; mais rien n’est moins naturel pour l’âme humaine qu’un rez-de-chaussée. Nous sommes déjà assez éloignés du ciel, quelques étages que nous montions, sans vouloir encore ramper !

— Pour vous conformer à ce point de vue, dit Audley, vous devriez loger au grenier,

— Je le voudrais bien, si ce n’est que j’abhorre les pantoufles neuves ! Quant aux brosses à cheveux, c’est différent.

— Qu’ont de commun avec un grenier les pantoufles neuves et les brosses à cheveux ?

— Essayez de mettre votre lit dans un grenier, et le lendemain, vous n’aurez plus ni pantoufles ni brosses à cheveux.

— Que seront-elles devenues ?

— Jetées aux chats !

— Ah çà ! voyons, quels contes me faites-vous là, Harley ?

— Quels contes ! Par Apollon et ses neuf filles, il n’y a pas d’être au monde qui ait moins d’imagination qu’un membre distingué du Parlement. Répondez à ma question, vous, honorable membre ! Avez-vous quelquefois gravi les hauteurs des sublimes contemplations ? Avez-vous regardé les étoiles avec le ravissement et l’extase des séraphins ? Avez-vous rêvé un amour, connu seulement des anges, ou avez-vous cherché à saisir dans l’infini le mystère de la vie ?

— Ma foi non, mon pauvre Harley !

— Alors je ne m’étonne plus, mon pauvre Audley, que vous ne puissiez deviner pourquoi celui qui couche dans un grenier, étant troublé par les vils miaulements des chats, leur lance ses pantoufles ? Mais apportez une chaise sur le balcon ! Néron m’a gâté mon cigare ce soir. Je vais fumer maintenant. Vous ne fumez jamais. Mais vous pourrez regarder les arbustes du square. »

Audley frissonna légèrement ; mais, malgré la fraîcheur de la nuit, il suivit le conseil et l’exemple de son ami, et apporta une chaise sur le balcon. Néron vint aussi ; mais à la vue et à l’odeur du cigare, il alla prudemment se réfugier sous la table.

— Audley Egerton, j’ai une demande à adresser au gouvernement.

— J’en suis ravi.

— Il y avait dans mon régiment un cornette qui aurait beaucoup mieux fait de n’y jamais entrer. Nous étions pour la plupart des fous et des freluquets.

— Ce qui ne vous a pas empêché de bien vous battre.

— Les freluquets se battent toujours bien. La vanité et la valeur marchent généralement de pair. César, qui arrangeait avec beaucoup de soin ses rares cheveux, et qui, même en mourant, arrangea les plis de sa toge ; Walter Raleigh, qui ne pouvait marcher plus de vingt mètres à pied, à cause des pierreries de sa chaussure ; Alcibiade, qui flânait sur l’Agora avec des colombes dans son sein et une pomme à la main ; Murat, dans ses galons d’or et dans ses fourrures ; Démétrius, le preneur de villes, qui se fardait comme une marquise française, tous ces grands hommes n’en furent pas moins de vaillants soldats. Un héros négligé comme Cromwell est un paradoxe dans la nature et une merveille dans l’histoire. Mais revenons à mon cornette. Nous étions riches, lui était pauvre. Lorsque le pot de terre descend le courant avec le pot de fer, il est sûr de se briser. On disait Digby avare ; je comprenais qu’il était au contraire prodigue. Mais tout le monde aime mieux être taxé d’avarice que de pauvreté. Bref, je quittai l’armée, et depuis je ne l’ai plus revu que ce soir. Entre tous les gens déguenillés, je n’en ai jamais vu de plus déguenillé, de plus misérable. Eh bien ! voyez, il a pourtant combattu pour l’Angleterre. Ce n’était pas un jeu d’enfant que la bataille de Waterloo, permettez-moi de vous le dire, monsieur Egerton ; et sans ces hommes-là, vous seriez tout au plus sous-préfet, et votre Parlement une assemblée provinciale. Il faut que vous fassiez quelque chose pour Digby. Qu’en dites-vous ?

— Mais, mon cher Harley, cet homme n’était sans doute pas de vos amis ?

— S’il l’eût été, il n’aurait besoin de rien demander au gouvernement… il ne rougirait pas d’accepter de l’argent de moi.

— Tout cela est très-beau, Harley, mais il y a tant de pauvres officiers, et si peu à leur donner ! Vous me demandez là la chose la plus difficile du monde. Vraiment, je ne vois rien à faire ! il a sa demi-solde.

— Je ne crois pas ; ou s’il l’a, nul doute qu’elle ne serve à payer ses dettes. Mais peu importe ; cet homme et son enfant meurent de faim, voilà le fait.

— Mais s’il y a de sa faute, s’il a été imprudent ?

— Ah ! bien, bien. Où diable est passé Néron ?

— Je suis fâché de ne pouvoir vous obliger. S’il s’agissait de toute autre chose….

— Il s’agit encore d’autre chose. Mon domestique… je ne puis l’abandonner… c’est un excellent garçon bien qu’il boive de temps en temps. Voudriez-vous lui trouver une place dans un bureau de timbre ?

— Avec plaisir.

— Eh bien ! non, maintenant que j’y réfléchis : cet homme connaît mes habitudes, il faut que je le garde. Mais mon ancien marchand de vin, homme très-poli, qui ne s’est jamais fait tirer l’oreille pour payer, est en faillite : je lui ai des obligations, de plus il a une fort jolie fille. Croyez-vous pouvoir le caser dans un petit trou aux colonies, ou bien en faire un messager du roi, ou quelque chose de ce genre ?

— Si vous le désirez vivement, nul doute que je n’y réussisse.

— Mon cher Audley, je ne fais que tâter le terrain, le fait est que j’ai besoin de quelque chose pour moi-même.

— Ah ! voilà qui me fait grand plaisir, en vérité, s’écria Egerton avec vivacité.

— La légation de Florence doit être bientôt vacante. Je l’ai appris officieusement. La place me conviendrait. Une jolie ville. Les meilleures figues de l’Italie. Très-peu de chose à faire. Vous pouvez sur ce sujet sonder lord….

— Je puis vous répondre immédiatement ; lord… serait enchanté de confier un service public à un homme aussi distingué que vous, au fils d’un pair tel que lord Lansmere. »

Harley L’Estrange bondit de son siège, et jeta son cigare au visage d’un grave policeman qui, en ce moment, levait le nez vers le balcon.

« Ô fonctionnaire infâme et sans cœur ! s’écria Harley L’Estrange, comment vous pouvez protéger un laquais à trogne rouge, un marchand de vin qui a empoisonné les sujets de Sa Majesté avec du blanc de céruse et du bois de campêche, vous pouvez protéger un sybarite qui se plaindrait du pli d’une feuille de rose, et vous ne pouvez rien, malgré l’immense crédit dont vous jouissez, pour un soldat mutilé dont l’intrépide poitrine vous a servi de rempart !

— Harley, dit le membre du Parlement avec son sourire calme, tout cela pourrait faire de l’effet sur un petit théâtre, mais sachez qu’il n’y a aucun service public au sujet duquel le Parlement exige une économie plus sévère que le service militaire ; et il n’y a pas d’homme pour lequel il soit aussi difficile de faire ce que nous devons appeler franchement du tripotage qu’un officier subalterne ; cet officier, après tout, n’a fait que son devoir et tous les soldats en font autant. Cependant, puisque vous prenez la chose si à cœur, j’userai de tout le crédit que je puis avoir au ministère de la guerre, pour tâcher de lui faire obtenir une place d’intendant de caserne.

— Vous ferez bien, car sinon je jure de me faire radical, et je viendrai vous faire de l’opposition dans votre propre ville, sous la protection de Hunt et de Cobbett.

— Je serais enchanté de vous voir entrer au Parlement, même en qualité de radical et à mes dépens, répondit Audley avec une gracieuse affabilité. Mais il commence à faire frais, et vous n’êtes pas habitué à notre climat. D’ailleurs, si vous êtes trop poétique pour songer aux catharres et aux rhumes, je ne suis pas comme vous. Rentrons. »


CHAPITRE XXIV.

Lord L’Estrange se jeta sur un sofa et appuya son menton sur en main d’un air rêveur. Audley Egerton s’assit auprès de lui ; il avait les bras croisés et regardait son ami avec une expression de douceur qui n’était pas ordinaire à ce visage ferme et accentué. Ces deux hommes différaient au physique autant que le lecteur a dû voir qu’ils différaient au moral. Tout chez Egerton était roide et ferme ; tout, au contraire, chez lord L’Estrange était nonchalance et laisser aller. Harley, dans toutes les poses qu’il prenait, avait la grâce insouciante d’un enfant. La mode même, qu’il avait adoptée pour ses vêtements, prouvait qu’il avait la contrainte en horreur. Ses habits étaient larges ; sa cravate, négligemment nouée, laissait paraître à nu la moitié de son cou. Il était facile de voir qu’il avait beaucoup vécu dans les pays chauds et méridionaux et qu’il y avait contracté l’habitude de mépriser tout ce qui est conventionnel ; dans son accoutrement comme dans son langage, il n’y avait rien de la raideur cérémonieuse des habitants du Nord. Il n’avait que trois ou quatre ans de moins qu’Audley, et cependant on eût cru qu’il y avait entre eux une différence d’au moins douze ans. En réalité, c’était un de ces hommes qui semblent ne devoir jamais vieillir ; la voix, le regard, la figure, tout chez lui avait le charme de la jeunesse ; peut-être était-ce à cause de cet air de jeunesse qu’il conservait toujours, que ni ses parents ni ses quelques amis intimes ne l’appelaient jamais par son titre, dans leurs rapports quotidiens ; en tout cas, c’était une marque de la sorte d’affection qu’il inspirait. Pour eux il n’était pas lord L’Estrange, il était Harley, et c’est sous son nom de baptême que je le désignerai désormais. Ce n’était pas un de ces hommes que l’auteur ou le lecteur ne désire voir qu’à distance et dont on ne se souvient que sous le nom de milord ; lui-même se rappelait si rarement ce titre ! On avait dit spirituellement de lui : Il est si naturel que tout le monde dit qu’il est affecté. Harley L’Estrange n’avait pas une beauté aussi dangereuse qu’Audley Egerton ; un observateur ordinaire aurait simplement dit de lui qu’il était agréable ; mais les femmes disaient qu’il avait une belle physionomie et elles n’avaient pas tort. Au lieu de porter des favoris comme les Anglais, il portait la moustache comme les étrangers ; il était délicat sans être efféminé ; mais dans son œil d’un gris limpide, se lisait une singulière virilité. Un physiologiste habile eût compris par ce seul regard tout ce qu’il y avait d’exceptionnel dans cette riche nature.

« Votre légation de Florence n’était donc qu’une pure plaisanterie ? dit Audley, rompant un long silence. Vous n’avez donc pas encore l’intention d’entrer dans la vie publique ?

— Non.

— J’avais espéré mieux de vous, lorsque vous m’avez fait la promesse de venir passer une saison à Londres. Mais vous avez accompli la lettre de votre promesse et non pas l’esprit. Je ne pouvais pas supposer que vous fuiriez toute société et que vous vivriez en ermite ici comme sous les vignes de Côme.

— Je me suis assis dans la galerie des étrangers, et j’ai entendu vos grands orateurs ; je suis allé au parterre de l’Opéra, et j’ai vu vos belles dames ; j’ai flâné dans vos parcs : eh bien ! je déclare qu’il m’est impossible de m’amouracher d’une douairière flétrie qui remplit ses rides de rouge,

— De quelle douairière parlez-vous ? demanda le positif Audrey.

— Elle a des titres nombreux et variés. Les uns l’appellent la mode ; vous autres, hommes d’affaires, vous l’appelez la politique ; c’est absolument la même chose, tout cela, c’est du déguisement et de l’artifice. Je veux parler de la vie de Londres. Non, je ne puis l’aimer, cette vieille haridelle éreintée.

— Je voudrais bien vous voir amoureux de quelque chose.

— Moi aussi.

— Mais vous êtes si blasé !

— Au contraire, je suis si frais et si naïf ! Regardez par la fenêtre. Que voyez-vous ?

— Rien.

— Rien ?

— Rien que des maisons et des lilas poudreux ; mon cocher qui dort sur son siège et deux femmes chaussées de socques qui traversent le ruisseau.

— Je ne vois rien de tout cela d’où je suis étendu ; je ne vois que les étoiles, et j’éprouve encore pour elle tout ce que j’éprouvais lors que j’étais écolier d’Eton. C’est vous qui êtes blasé et non pas moi ! Mais assez sur ce sujet. Vous n’oublierez pas ma commission concernant l’exilé qui s’est marié dans la famille de votre frère.

— Non ; mais ici, vous m’imposez une tâche plus difficile encore que celle de protéger votre cornette au ministère de la guerre.

— Je sais que cela est difficile parce que les influences contraires sont actives et vigilantes ; mais, d’un autre côté, l’ennemi est si perfide, que nous devons avoir pour nous les destins et les dieux du foyer.

— Néanmoins, dit le positif Audley, en se penchant sur un livre placé sur la table, je crois que le meilleur parti à prendre serait d’essayer d’un compromis avec le traître.

— Si je juge des autres par moi-même, répondit Harley avec fierté, il serai moins pénible d’endurer un affront que de biaiser avec lui. Un compromis avec un ennemi déclaré, cela peut se faire honorablement ; mais avec un ami parjure !

— Vous êtes trop vindicatif, dit Egerton ; pour un ami, il peut y avoir des excuses qui atténuent même…

— Chut ! Audley ! chut ! ou je croirai que le monde vous a corrompu. Excuser un ami qui trompe, qui trahit ! Non, un tel homme est proscrit de l’humanité, et les furies l’entourent, même quand il sommeille dans le temple. »

L’homme du monde leva lentement les yeux sur la figure animée de celui qui était encore assez primitif pour avoir des passions. Puis revenant à son livre, il dit après un moment de silence : « Vous devriez vous marier, Harley, il en est temps !

— Non, répondit L’Estrange, qui accueillit par un sourire la tournure que prenait tout à coup la conversation ; non, il n’est pas encore temps ! et ma principale objection est que les femmes d’aujourd’hui sont trop vieilles pour moi ou que je suis trop jeune pour elles. Quelques-unes, il est vrai, sont si enfants qu’on rougirait de leur servir de jouet ; mais la plupart sont si avancées qu’on a peur d’être leurs dupes. Les premières, si elles ont daigné vous aimer, vous aiment comme leur poupée et pour les qualités des poupées, pour vos jolis yeux bleus et pour votre toilette recherchée. Les dernières, si elles ont la prudence de vous agréer, se marient d’après des principes algébriques : vous n’êtes que l’X ou l’Y qui représente un total de biens apportés en mariage, c’est-à-dire de la noblesse, un titre, des rentes, des diamants, une loge à l’Opéra. Elles vous additionnent avec le secours de la maman, et un beau matin, en vous réveillant, vous trouvez que plus une femme moins l’affection égale,… le diable !

— Quelle absurdité ! dit Audley avec son rire calme et grave. J’accorde que c’est souvent le malheur d’un homme de votre position d’être épousé plutôt pour ce qu’il a que pour ce qu’il est ; mais vous êtes assez pénétrant pour ne pas vous laisser tromper sur le caractère d’une femme que vous courtiseriez.

— D’une femme que je courtiserais, non ! mais d’une femme que j’épouserais, c’est très-différent. La femme est un être changeant, comme Virgile nous l’a appris au collège ; mais son changement par excellence consiste dans la transformation de la fée que vous courtisez en la sorcière dont vous êtes devenu le mari. Ce n’est pas qu’elle ait été hypocrite ; non, il y a eu métamorphose. Vous vous mariez avec une jeune fille à cause de ses talents. Elle peint divinement, elle fait de la musique comme sainte Cécile. Passez-lui un anneau au doigt, et elle ne dessinera plus, si ce n’est peut-être pour faire votre caricature sur le dos d’une lettre et après la lune de miel, elle n’ouvrira plus son piano. Vous l’épousez à cause de la douceur de son caractère, et un an après ses nerfs sont devenus si sensibles que vous ne pouvez la contredire sans être exposé à la voir s’évanouir. Vous l’épousez parce qu’elle déclare détester les bals et aimer le repos, et il y a dix à parier contre un qu’elle deviendra patronnesse d’Almack ou dame d’honneur.

— Cependant la plupart des hommes se marient et survivent à l’opération.

— S’il ne s’agissait que de vivre, ce serait là une réflexion consolante et encourageante. Mais quand il s’agit de vivre avec tranquillité, dignité, indépendance, de vivre d’une manière conforme à ses pensées, à ses habitudes, à ses aspirations, et cela dans la société perpétuelle d’une personne à qui vous avez donné le pouvoir de troubler votre tranquillité, d’attenter à votre dignité, de paralyser votre indépendance, de contrarier chacune de vos pensées, chacune de vos habitudes, et de vous enchaîner aux plus misérables détails de la vie terrestre, quand vous l’invitez à s’élever jusqu’aux sphères éthérées, c’est là l’être ou ne pas être qui est en question.

— Si j’étais à votre place, Harley, je m’y prendrais comme l’auteur de Sandford et Merton, je choisirais une jeune fille, enfant, et je l’élèverais moi-même selon mon cœur.

— J’ai eu longtemps cette idée… très-vaguement, je l’avoue. Mais je crains bien de devenir vieux avant d’avoir seulement trouvé l’enfant.

« Ah ! continua-t-il avec tristesse, ah ! si je pouvais découvrir ce que je cherche, c’est-à-dire une créature qui au cœur de l’enfant joindrait l’intelligence de la femme, qui trouverait dans la nature cette variété, ce charme, ces joies qui n’ont rien de fiévreux et sont au contraire toujours pures et que les autres cherchent en vain dans les sentiments bâtards d’une vie où tout n’est que fausseté, qu’artifice, qui comprendrait, comme par intuition, la riche poésie qui s’exhale de la création : si une compagne d’élite m’était ainsi donnée, oh ! alors… » Il s’arrêta, poussa un profond soupir, et se couvrant le visage de sa main, il reprit d’une voix tremblante :

« Mais une fois, une seule fois cette vision d’idéale beauté m’est apparue sous les traits d’une femme… m’est apparue au milieu des émanations embaumées de la prairie. En s’évanouissant elle a brisé ma vie. Vous seul… vous seul vous savez… comment… comment… »

Harley baissa la tête et des larmes s’échappèrent à travers ses doigts serrés.

« Tout cela est si loin, dit Audley, qui partageait l’émotion de son ami. Quoi ! après tant d’années de tristesse ce souvenir d’enfance est encore si tenace !

— Allons, n’en parlons plus, dit Harley en se levant avec un rire étrange. Votre voiture vous attend ; reconduisez-moi avant de vous rendre à la chambre. »

Et appuyant la main sur l’épaule de son ami il ajouta : « Est-ce bien à vous, Audley Egerton, de traiter légèrement les souvenirs d’enfance ? N’est-ce point là ce qui nous unit ? n’est-ce point là ce qui fait battre mon cœur quand je vous vois ? n’est-ce point là ce qui vous fait quitter vos livres bleus et vos bills sur la bière pour perdre votre temps avec un oisif comme moi ? Donnez-moi la main. Oh ! cher ami, vous rappelez-vous comme nous maniions la rame et comme nous jouions du bâton dans le bon vieux temps ? Vous rappelez-vous nos causeries à voix basse sur le banc verdi par la mousse, où nous bâtissions des châteaux plus magnifiques que celui de Windsor ? Ah ! croyez-moi, ce sont des liens bien forts que ces souvenirs ! Je me souviens, comme si c’était hier, de ma traduction de ce charmant passage de Perse qui commence… attendez… j’y suis :

Quum primum pavido custos mihi purpura cernet,


ce passage sur l’amitié qui jaillit si vivant du cœur austère du satiriste. Ah ! pendant qu’on me complimentait sur mes vers, mes feux cherchaient les vôtres. Vraiment, je dis maintenant comme autrefois :

Nescio quod, certe est quod me tibi temperet astrum.

Audley détourna la tête en répondant au serrement de main de son ami, et pendant qu’Harley, de son pas léger, descendait l’escalier, Egerton le suivait lentement par derrière, et quand il prit place dans la voiture à côté de son ami, ce n’étaient plus les pensées de l’ambitieux qui se lisaient sur sa physionomie.

Deux heures après, les cris répétés : À la question ! à la question ! aux voix ! aux voix ! faisaient place au silence, quand Audley Egerton se leva pour résumer le débat, lui, l’homme capable par excellence de parler à une assemblée impatiente et fatiguée, l’homme qu’il fallait écouter et dont les cris d’un fou échappé de Bedlam n’eussent pas fait taire la voix retentissante. Et pendant qu’Audley Egerton, traitant la question la plus technique, captivait cependant l’attention de la chambre, où était Harley L’Estrange ? Seul et debout près de la rivière, à Richmond, murmurant tout bas quelques pensées bizarres en contemplant les eaux où se réfléchissaient les clartés de la lune.


CHAPITRE XXV.

Léonard avait passé environ six semaines chez son oncle, et ces six semaines avaient été bien employées. M. Richard l’avait initié au courant des affaires et aux mystères de la comptabilité en partie double. Pour récompenser le jeune homme de son application et de son zèle à apprendre des choses qui n’étaient pas de son goût (le pénétrant commerçant s’en était bientôt aperçu), Richard procura à son neveu le meilleur maître de la ville, qui lui donna des leçons pendant la soirée. Ce gentleman était premier sous-maître dans une grande école ; il disposait de son temps après huit heures, et s’estimait heureux de sortir de la fatigante routine des leçons obligatoires pour instruire un élève qui apprenait avec délices jusqu’à la grammaire latine. Léonard fit de rapides progrès, et il en apprit davantage dans ces six semaines que plus d’un enfant intelligent en une année. Ces heures que Léonard consacrait à l’étude, Richard les passait ordinairement hors de chez lui ; quelquefois il faisait des visites chez ses grandes connaissances aux Jardins de l’abbaye, d’autres fois au club fréquenté par la classe aristocratique. S’il restait à la maison, c’était en compagnie de son premier commis, pour contrôler ses livres ou jeter un coup d’œil sur les noms des électeurs douteux.

Léonard aurait naturellement désiré faire part à ses anciens amis de sa situation prospère, afin qu’ils pussent donner de ses nouvelles à sa mère. Mais Richard lui avait formellement interdit toute correspondance de cette nature.

« Voyez-vous, lui avait-il dit, nous faisons une expérience ; il faut voir si nous nous conviendrons. Supposons que le résultat de notre connaissance ne soit pas satisfaisant, vous auriez fait concevoir à votre mère des espérances qui n’aboutiraient qu’à un amer désappointement. Si nous nous arrangeons, au contraire, il sera toujours temps d’écrire lorsque l’épreuve aura été décisive.

— Mais ma mère va être inquiète.

— Tranquillisez-vous sur ce point. J’écrirai régulièrement à M. Dale, et il pourra dire à votre mère que vous vous portez bien et que vous êtes en bonne voie. Ne répliquez pas, mon ami ; quand je dis une chose, j’entends que cela soit. » Puis, remarquant que Léonard interdit n’avait pas l’air satisfait, Richard ajouta d’un ton de bonne humeur : « J’ai mes raisons pour cela, vous les connaîtrez plus tard. Écoutez ; si vous m’obéissez, j’ai l’intention de faire quelque chose pour votre mère ; sinon, du diable si elle recevra de moi un seul penny. »

Là-dessus, Richard tourna le dos à son neveu ; et, quelques instants après, on l’entendit parler à voix haute et adresser des reproches à quelques-uns de ses gens.

Vers la quatrième semaine du séjour de Léonard chez son oncle, il se manifesta chez celui-ci un certain changement d’allures. Il ne se montrait plus aussi affectueux avec Léonard ni aussi intéressé à ses progrès. Le sommelier le surprenait souvent en face de son miroir. Il avait toujours été très-soigné dans sa mise : mais sa coquetterie augmentait encore. Il salissait trois cravates avant de sortir le soir, tant le nœud qu’il faisait avait de peine à le satisfaire. Il acheta aussi un Armorial, et ce livre, à ses moments perdus, devint l’objet de ses études favorites. Tous ces symptômes avaient une cause, et cette cause était… une femme.


CHAPITRE XXVI.

Les Pompley étaient incontestablement les premiers personnages de Screwstown. Le colonel Pompley était majestueux, et mistress Pompley l’était plus encore. Le colonel était imposant en vertu de son grade et de ses services dans les Indes, mistress Pompley en vertu de sa parenté. Le colonel Pompley eût été accablé sous le poids des hauts personnages que citait constamment sa femme, s’il ne s’était appuyé sur un parent distingué à lui. Il ne lui eût pas été permis d’émettre une opinion indépendante en matière d’aristocratie, si ce n’eût été du nom bien sonnant de ses parents les Digby. D’après ce principe que l’obscurité grossit les objets, le colonel ne définissait pas très-exactement ce qu’étaient les Digby ; il laissait parfois entendre qu’il s’agissait des Digby inscrits dans Debrett. Mais s’il arrivait à quelque indiscret parvenu (c’était le mot favori des époux Pompley) de lui demander à bout portant s’il voulait parler de lord Digby, le colonel répondait d’un air hautain : « Je parle de la branche aînée, monsieur. » Personne à Screwstown n’avait jamais vu ces Digby ; ils se perdaient dans un mystérieux lointain, même pour la femme du colonel. De temps à autre, le colonel disait, en se reportant aux années de sa jeunesse : « Quand le jeune Digby et moi nous étions enfants ; « puis il ajoutait avec un profond soupir : « Mais nous ne nous rencontrerons plus dans ce monde ! La protection de sa famille lui assura un emploi important dans une colonie anglaise… » Le nom des Digby fermait toujours la bouche à mistress Pompley. Elle ne pouvait être sceptique à l’endroit de cette parenté, car la mère du colonel s’appelait certainement Digby, et le colonel, lui, écartelait les armes des Digby. En revanche, mistress Pompley avait aussi ses parents favoris qu’elle distinguait de tous les autres, quand elle voulait produire de l’effet. Dans mille circonstances, le nom de l’honorable mistress M’Catchley se trouvait naturellement sur ses lèvres. Admirait-on la forme nouvelle de sa robe ou de son chapeau, — sa cousine, mistress M’Catchley, venait de lui en envoyer le modèle de Paris. S’agissait-il de savoir si le ministère tiendrait, — mistress M’Catchley était dans le secret ; seulement, elle avait prié mistress Pompley de garder le silence. Celait-il, — mistress M’Catchley venait d’écrire que des glaçons des régions polaires se dirigeaient vers nos contrées. Les amis de mistress Pompley avait eu pendant si longtemps les oreilles rebattues de la renommée de mistress M’Catchley, qu’ils avaient fini par la regarder comme un mythe, une fiction poétique née de l’imagination de mistress Pompley. Richard Avenel, bien que nullement crédule en général, avait néanmoins une foi aveugle à l’existence de mistress M’Catchley. Il avait appris qu’elle était veuve ; « honorable » de son chef et « honorable » par mariage ; qu’elle jouissait d’un beau douaire et refusait chaque jour des propositions de mariage. De façon ou d’autre, quand Richard venait à songer au mariage, il pensait en même temps à l’honorable mistress Mac Catchley. Peut-être ce romanesque attachement pour la belle invisible avait-il seul préservé son cœur des tentations de Screwstown. Tout à coup, à l’étonnement général, mistress M’Catchley prouva un beau jour son existence, en arrivant chez le colonel Pompley dans une belle voiture de voyage, accompagnée de sa femme de chambre et de son valet de pied : elle venait y passer quelques semaines. Des invitations pour prendra le thé furent faites en son honneur. M. Avenel et son neveu furent du nombre des invités.

Le colonel Pompley, qui ne perdait pas la tête au milieu de l’enivrement général, désirait obtenir de la corporation des marchands une pièce de terrain attenante à son jardin ; aussi, à peine eut-il vu Richard Avenel entrer, qu’il le prit par son habit et le conduisit à l’écart pour l’entretenir de ses intérêts. Léonard, entraîné par le courant, fut arrêté par une table placée devant un sofa, sur lequel était assise mistress M’Catchley en personne, ayant mistress Pompley à ses côtés. En cette occasion, la dame de la maison avait abandonné son poste à l’entrée du salon, soit qu’elle voulût montrer ses égards particuliers pour mistress M’Catchley, ou qu’elle voulût faire voir à mistress M’Catchley son mépris pour les gens de Screwstown, elle resta à côté de son amie, se contentant d’honorer les personnages marquants de la ville en les présentant à l’illustre visiteuse. Mistress M’Catchley était une fort jolie femme ; elle justifiait les sentiments de mistress Pompley, qui était fière d’avoir une telle amie. Les pommettes de ses joues étaient un peu saillantes, il est vrai, mais cela prouvait la pureté de sa descendance calédonienne. Du reste, elle avait un teint brillant relevé par un soupçon de rouge ; de beaux yeux et de bonnes dents, et une sorte de magnificence dans toute sa personne ; toutes les dames de Screwstown s’accordèrent à trouver sa toilette parfaite. Elle pouvait bien avoir atteint l’âge où on ne serait pas fâché de s’arrêter, mais elle n’était pas encore passée, comme dirait un Français, du moins pour une veuve.

Pendant qu’elle regardait autour d’elle à l’aide d’un lorgnon, mistress M’Catchley aperçut tout à coup Léonard Fairfield ; l’air posé, simple et rêveur de Léonard contrastait si fort avec les élégants guindés qu’on lui avait présentés, qu’elle ne put s’empêcher de dire tout bas à mistress Pompley :

« Ce jeune homme a réellement l’air distingué. Qui est-il ?

— Oh ! dit mistress Pompley avec un mouvement de réelle surprise, c’est le neveu du riche parvenu dont je vous ai parlé ce matin.

— Ah ! et vous dites que c’est l’héritier de M. Arundel ?

— Avenel… non pas Arundel… chère amie.

— Avenel n’est pas un vilain nom, mais son oncle est-il aussi riche qu’on le dit ?

— Le colonel essayait aujourd’hui même d’estimer quelle pouvait être sa fortune, mais il dit que c’est impossible à le deviner.

— Et le jeune homme est son héritier ?

— On le croit ; il est fort intelligent et étudie pour entrer à l’université, à ce que j’ai entendu dire.

— Présentez-le-moi, chère amie ; j’aime les gens intelligents, a dit mistress M’Catchley en se laissant languissamment retomber sur le sofa.

Dix minutes après, Richard Avenel était parvenu à s’échapper des mains du colonel. Ses yeux, attirés dans la direction du sofa par les murmures d’admiration de la foule, aperçurent son neveu soutenant une conversation animée avec l’idole si longtemps caressée de ses rêves, l’objet de son culte secret. Il sentit l’aiguillon de jalousie lui traverser le cœur. Jamais son neveu n’avait eu l’air si distingué ni si intelligent. De fait, le pauvre Léonard n’avait jamais été mis en relief par une femme du monde, qui avait appris à tirer bon parti du peu qu’elle savait. Aussi, comme la jalousie produit l’effet d’un soufflet de forge allumant des flammes naissantes, à la vue du sourire que la belle veuve accorda à Léonard, M. Avenel prit subitement feu.

Il s’approcha d’un pas moins assuré que d’habitude, et, entendant le langage du jeune homme, il fut surpris de son audace. Mistress M’Catchley lui avait parlé de l’Écosse et du roman de Waverley, dont Léonard ne savait pas le premier mot. Mais il connaissait Burns, et il parla de cet auteur avec l’éloquence la plus naturelle. Burns, le poète paysan, il était tout simple que Léonard se montrât éloquent sur un pareil sujet. Mistress M’Catchley trouvait du plaisir et du charme dans la fraîcheur et la naïveté de ses sentiments ; elle n’avait jamais rien vu ni entendu de semblable. Léonard en vint jusqu’à citer quelques vers de son poète favori, vers où celui-ci exalte l’homme en lui-même, et parle avec quelque dédain du rang et de la fortune.

« Voilà une citation bien polie, s’écria M. Avenel, adressée à une dame telle que l’honorable mistress M’Catchley. Vous l’excuserez, madame.

— Monsieur ! » fit mistress M’Catchley d’un air surpris en portant son lorgnon à ses yeux. Léonard, un peu décontenancé, se leva et offrit sa chaise à Richard, qui en profita. La dame, sans attendre une présentation en règle, devina qu’elle avait devant elle le riche parent.

« C’est un poète si suave que Burns, dit-elle laissant tomber son lorgnon, et l’on est si heureux de rencontrer tant de jeunesse et d’enthousiasme, ajouta-t-elle en indiquant avec son éventail Léonard qui s’éloignait du milieu de la foule.

— C’est vrai, il est bien jeune, mon neveu… peut-être un peu trop !

— Ah ! ne vous en plaignez pas ! Les jeunes gens d’aujourd’hui, continua mistress M’Catchley en se redressant sur le sofa, affectent tous d’être si vieux ! Ils ne dansent pas, ils ne lisent pas, ils ne parlent pas beaucoup, et un grand nombre d’entre eux portent perruque avant vingt-deux ans. »

Richard passa machinalement sa main dans son épaisse chevelure.

« C’est un fort beau jeune homme que votre neveu, monsieur, » reprit mistress M’Catchley.

Richard poussa un profond soupir.

« Il paraît rempli de moyens. Il n’est pas encore à l’Université ? Ira-t-il à Oxford ou à Cambridge ?

— Je ne suis pas encore décidé à l’envoyer à l’Université.

— Quoi ! un jeune homme qui a de si belles espérances ! s’écria adroitement mistress M’Catchley.

— Comment ! qui a de si belles espérances ! répéta Richard s’enflammant. Vous aurait-il parlé de ses espérances ?

— Non, certainement, monsieur. Mais le neveu du riche M. Avenel ! Ah ! voyez-vous ! on entend beaucoup parler des gens riches ! c’est l’expiation de la fortune, monsieur Avenel. »

Richard fut flatté. Il releva la tête.

« Et l’on dit, continua mistress M’Catchley laissant lentement tomber ses paroles en arrangeant son écharpe de blonde, que M. Avenel a résolu de ne pas se marier.

— Qui diable répand ce bruit-là, madame ? » s’écria brutalement Richard ; puis, rougissant de son lapsus linguæ, il se pinça les lèvres, et lança sur la société des regards flamboyants.

Mistress M’Catchley le regardait par-dessus son éventail. Richard se retourna brusquement ; elle baissa les yeux modestement et leva son éventail.

« Elle est vraiment bien belle ! » dit Richard entre ses dents.

L’éventail s’agitait.

Cinq minutes après, la veuve et le célibataire causaient si à l’aise, que mistress Pompley, qui avait été forcée de quitter un instant son amie pour aller recevoir la femme du doyen, put à peine en croire ses yeux lorsqu’elle revint auprès d’eux.

Or ce fut à dater de cette soirée que se manifesta chez Avenel le changement dont j’ai parlé plus haut. C’est aussi à dater de ce moment qu’il cessa d’emmener Léonard aux soirées des Jardins de l’abbaye.


CHAPITRE XXVII.

Quelques jours après cette mémorable soirée, le colonel Pompley était seul assis dans son cabinet, qui ouvrait sur un jardin dessiné à l’ancienne mode. Il était absorbé dans les comptes du ménage, car le colonel Pompley n’abandonnait pas ce soin à sa femme ; elle était peut-être trop grande dame pour cela.

Le colonel Pompley, de sa voix sonore, commandait la viande de boucherie, et de sa main héroïque distribuait les provisions. Pour rendre justice au colonel, je dois ajouter, au risque de déplaire au beau sexe, qu’il n’y avait pas dans Screwstown de maison mieux tenue que celle de la famille Pompley ; nulle part on n’avait aussi bien réussi à résoudre le difficile problème de vivre en même temps avec économie et avec éclat. Je dois renoncer à vous donner une idée du degré d’élasticité que le colonel Pompley avait su donner à ses revenus. Il n’avait guère à dépenser que sept cents livres par an, et plus d’une famille fait beaucoup moins avec un revenu de trois mille livres. Il est vrai que les Pompley n’avaient pas d’enfants à nourrir ; tout ce qu’ils dépensaient, c’était pour eux, et que s’ils ne dépassaient jamais leurs revenus, ils n’avaient pas non plus la prétention de faire beaucoup d’économies. L’année commençait et finissait à Noël ; ils n’auraient pu vivre un jour de plus.

Le colonel Pompley était assis devant son bureau. Il portait un habit bleu bien brossé, boutonné du haut jusqu’en bas ; son pantalon gris collant était assujetti sous ses bottes par une petite chaîne. On n’avait jamais vu le colonel Pompley en robe de chambre ni en pantoufles. Lui et sa maison étaient toujours en ordre, toujours propres,

Du matin jusqu’au soir, du soir jusqu’au matin.

Le colonel était un petit homme trapu, avec une disposition à l’embonpoint, un visage très-rouge qui paraissait non-seulement rasé, mais pour ainsi dire râpé. Il portait les cheveux très-courts, excepté sur le front, où il avait ce que les coiffeurs appellent un toupet ; on eût dit un toupet de fer, tant il était roide et droit. Le colonel portait la fermeté et la régularité empreintes sur sa physionomie ; ses traits avaient quelque chose de tendu, comme s’il eût été sans cesse occupé à faire joindre les deux bouts de son budget.

Il était donc assis devant son livre de comptes, la plume en main, faisant des croix ici, mettant là des points d’interrogation.

« La femme de chambre de Mme M’Catchley, se disait le colonel, a besoin d’être rappelée à l’ordre. Comme elle prend du thé ! Bonté du ciel ! encore du thé ! »

En ce moment, un modeste coup de sonnette se fit entendre.

« Il est encore trop tôt pour que ce soit une visite, pensa le colonel. C’est peut-être le porteur d’eau. »

Le domestique, toujours propre et poudré, qu’on ne voyait jamais hors de l’office qu’en grande tenue, entra et salua.

« Un gentleman désire vous voir, monsieur.

— Un gentleman ! répéta le colonel en regardant l’horloge. Êtes-vous sûr que ce soit un gentleman ? »

Le domestique hésita.

« Je n’en suis pas parfaitement sûr, monsieur ; mais il parle comme un gentleman ; il dit qu’il vient de Londres exprès pour vous voir. »

Le colonel entretenait en ce moment une longue et intéressante correspondance avec l’agent de change de sa femme, relativement au placement de la fortune de mistress Pompley. Ce pouvait être, ce devait être lui. Cet agent de change avait une fois parlé de venir le voir.

« Faites entrer, dit le colonel ; et quand je sonnerai… du xérès et des sandwiches.

— De bœuf, monsieur ?

— De jambon. »

Le colonel mit de côté son livre de comptes, et essuya sa plume. Une minute après, la porte s’ouvrit et le domestique annonça M. Digby.

Le colonel pâlit et tressaillit.

La porte se referma, et M. Digby resta au milieu de la chambre, appuyé sur le grand bureau. Le pauvre soldat paraissait plus maladif, plus malheureux encore et plus proche de la mort que le jour où lord L’Estrange lui avait glissé son portefeuille dans la main.

Cependant le domestique avait montré qu’il connaissait son monde en l’appelant un gentleman ; il était impossible de lui donner un autre nom.

« Monsieur, dit le colonel Pompley en se remettant et d’un air grave et solennel, je ne m’attendais pas à ce plaisir. »

Le pauvre visiteur promena autour de lui des regards étonnés, et tomba sur une chaise, tout essoufflé. Le colonel le regarda comme on ne regarde qu’un parent pauvre, boutonna d’abord une poche de son pantalon, puis boutonna l’autre ensuite.

« Je vous croyais au Canada ? « dit enfin le colonel.

M. Digby avait repris haleine. Il répondit doucement :

« Le climat aurait tué ma fille ; il y a deux ans que j’en suis revenu.

— Il faut que vous ayez trouvé une bien bonne place en Angleterre pour vous être décidé à quitter le Canada.

— Elle n’aurait pas pu y vivre un an de plus ; le docteur le disait.

— Bah ! » fit le colonel.

M. Digby poussa un long soupir.

« Je n’ai pas voulu venir vous trouver, colonel Pompley, tant que vous auriez pu croire que je venais mendier pour moi. »

Le front du colonel se détendit.

« C’est là un sentiment très-honorable, monsieur Digby.

— Non ; j’ai beaucoup souffert, beaucoup combattu ; mais, voyez-vous, colonel, ajouta le pauvre parent en souriant faiblement, la campagne touche à sa fin et la paix va se conclure. »

Le colonel parut touché.

« Ne parlez pas ainsi, monsieur Digby, je n’aime pas cela. Vous êtes plus jeune que moi. Il n’y a rien de plus désagréable que de voir envisager les choses d’une manière aussi triste. Vous avez assez pour vivre, dites-vous ; du moins, c’est ce que j’ai compris. Je suis très-heureux d’apprendre cela. D’ailleurs, je ne pourrais vous être utile ; il y a tant de gens qui me demandent. Ainsi, tout est pour le mieux, Digby.

— Oh ! colonel, s’écria le soldat, joignant convulsivement les mains avec une exaltation fébrile, si je vous implore, ce n’est pas pour moi, c’est pour mon enfant. Je n’ai qu’une enfant, une fille. Elle a été si bonne pour moi ; elle ne vous coûtera guère. Prenez-la quand je mourrai. Promettez-lui un abri, une demeure, je n’en demande pas davantage. Vous êtes mon plus proche parent. Je ne puis porter les yeux autre part ; vous n’avez pas d’enfant, vous : elle fera votre bonheur, comme elle a fait le mien. »

La figure du colonel Pompley était toujours rouge, mais aucune épithète ne pourrait exprimer suffisamment à quel degré de rougeur elle était arrivée lorsqu’il entendit ces mots :

« Mais cet homme est fou ! s’écria-t-il enfin d’un ton où la surprise l’emportait encore sur la colère, fou à lier ! Que je prenne son enfant, que je loge et que j’entretienne une grande fille, une fille en chair et en os, une fille affamée !… Mais, monsieur, j’ai dit maintes et maintes fois à mistress Pompley : C’est un grand bonheur pour nous de n’avoir pas d’enfants ; nous ne pourrions jamais vivre comme nous faisons si nous avions des enfants, ni jamais faire joindre les deux bouts. Une enfant ! mais c’est la chose du monde la plus dispendieuse, la plus dévorante, la plus ruineuse, qu’une enfant !

— Elle a été accoutumée à se nourrir de peu, dit M. Digby d’une voix plaintive. Oh ! colonel ! laissez-moi voir votre femme ; je toucherai son cœur, à elle ; elle est femme ! »

Père infortuné ! la fatalité ne pouvait pas mettre sur ses lèvres une demande plus malencontreuse et plus inopportune !

Mistress Pompley voir les Digby ! mistress Pompley apprendre la condition des nobles parents du colonel ! Le colonel n’eût plus osé la regarder en face ! Cette seule idée lui faisait dresser les cheveux sur la tête. Il aurait préféré être à cent pieds sous terre. Dans son inquiétude, il fit un pas vers la porte avec l’intention de mettre le verrou. Ciel ! si mistress Pompley allait entrer ! Cet homme avait été annoncé par son nom. Mistress Pompley pouvait avoir déjà appris qu’un Digby était avec son mari. Peut-être faisait-elle toilette pour le recevoir dignement. Il n’y avait pas un moment à perdre.

Le colonel fit explosion :

« Monsieur, votre impudence me surprend. Voir mistress Pompley ! Chut, monsieur, chut ! taisez-vous ! J’ai renié tout lien de parenté entre nous. Je ne veux pas que ma femme, issue de la première famille de la ville, soit déshonorée par une telle parenté. Il est inutile de vous emporter. John Pompley n’est pas homme à se laisser malmener chez lui. Oui, je le répète, monsieur, déshonorée. Ne vous êtes-vous pas endetté ? n’avez-vous pas gaspillé votre fortune ? n’avez-vous pas épousé une vile créature, une roturière, une fille de commerçant, vous, le fils d’un homme respectable, d’un ecclésiastique ? N’avez-vous pas vendu votre brevet ? n’êtes-vous pas devenu, je tremble de le dire ! un comédien, un vulgaire comédien, monsieur ? Lorsque vous étiez réduit à l’extrémité, ne vous ai-je pas donné deux cents livres de ma propre bourse pour que vous pussiez vous rendre au Canada ? Et maintenant vous voilà encore, venant me demander, avec un calme qui m’exaspère, oui, monsieur, qui m’exaspère, venant me demander que je pourvoie aux besoins d’une enfant que vous avez jugé à propos d’avoir, d’une enfant dont la famille maternelle est dans la condition la plus abjecte et la moins avouable. Sortez d’ici, monsieur, sortez ! Pas par là, monsieur, par ici. »

Et le colonel ouvrit la porte vitrée qui donnait sur le jardin.

« Je vais vous faire sortir par ici. Si mistress Pompley vous voyait !… »

Après cette réflexion, le colonel prit résolument par le bras son parent et le fit avancer promptement dans le jardin.

M. Digby ne dit pas un mot ; il voulut se soustraire à l’étreinte du colonel, mais en vain ; son visage pâlissait et rougissait tour à tour, et on voyait que dans ce corps amaigri le sang d’un soldat bouillonnait encore.

Le colonel était arrivé à une petite porte pratiquée dans le mur du jardin ; il l’ouvrit et jeta son cousin dehors. Il regarda dans la rue, qui était longue, resserrée, étroite, et voyant qu’elle était solitaire, il jeta les yeux sur le malheureux qu’il venait de chasser. Un remords traversa son cœur. Un moment, la plus sordide de toutes les avarices, celle de l’homme du monde, sembla se relâcher ; un moment, la plus intolérante de toutes les vanités, celle qui se base sur de fausses prétentions, se tut, et le colonel, tirant précipitamment sa bourse :

« Tenez, dit-il à Digby, voici tout ce que je puis faire pour vous. Quittez la ville le plus promptement possible, et ne dites votre nom à personne. Votre père était un homme si respectable ! un ecclésiastique !…

— Et qui a payé votre brevet, monsieur Pompley ? Mon nom, je n’en rougis pas, moi. Mais ne craignez pas que j’invoque la moindre parenté entre vous et moi ; non, car c’est de vous que je rougis ! »

Le cousin, malgré sa pauvreté, repoussa d’une main dédaigneuse la bourse qu’on lui tendait toujours, et descendit la rue d’un pas ferme.

Le colonel Pompley demeura irrésolu. En ce moment, une fenêtre de la maison s’ouvrit ; il entendit du bruit, se retourna, et vit sa femme qui regardait.

Le colonel Pompley rentra en se faufilant à travers les taillis, et en se cachant parmi les arbres.


CHAPITRE XXVIII.

L’illustre cardinal de Richelieu a dit : « La mauvaise chance n’est que de la bêtise ; » et après tout, je crains bien que Son Éminence n’ait eu raison. Laissez tomber Richard Avenel et M. Digby, au milieu d’Oxford-Street : Richard en gilet de futaine, Digby en habit de drap fin, Richard avec cinq shillings dans sa poche, Digby avec mille livres : au bout de dix ans, regardez ces deux hommes. Richard sera sur le chemin de la fortune, et Digby… ce que nous l’avons vu. Et cependant Digby n’avait pas de vices ; il ne buvait ni ne jouait. D’où provenait donc le mal ?

Il était fils unique, faible et sans courage. Enfant gâté, il avait été élevé comme un gentleman, c’est-à-dire comme un homme qui espère ne devoir jamais rien faire d’utile. Il entra, comme nous l’avons vu, dans un régiment très-coûteux, où il se trouva à la mort de son père, avec quatre mille livres et une complète incapacité de dire : non. Sans être prodigue, il ignorait totalement la valeur de l’argent ; c’était l’homme le plus facile à vivre, le plus comme il faut, le plus bienveillant qu’on eût jamais vu. Il lui arriva à cette époque ce qui arrive à bien des gens : pauvre, il voulut vivre comme les riches et mener le même train qu’eux ; de là les dettes, puis le recours aux usuriers, des billets souscrits, quelquefois pour d’autres, avec intérêt de vingt pour cent : les quatre mille livres fondirent comme la neige au soleil : appel pathétique à des parents ; mais les parents ont leurs enfants ; quelques petits secours donnés à contrecœur, assaisonnés de beaucoup de conseils et entourés de conditions. Il rencontra une jeune fille d’une condition inférieure, et s’éprit d’elle ; elle était vertueuse : il l’épousa ; excellents sentiments ; imprudent mariage. Puis Digby déchoit dans la société ; la femme du colonel ne veut pas frayer avec Mme Digby ; Digby est dédaigné et renié par toute sa famille ; des événements désagréables surviennent dans sa vie de garnison ; Digby vend son grade : l’amour dans une chaumière ; saisie dans ditto. Digby s’était fait beaucoup applaudir comme acteur de société ; il songe à monter sur les planches : il paraît dans la haute comédie ; joue les gentlemen. Il s’essaye dans une ville de province sous un nom supposé ; son échec ; son existence d’auteur ; maladie ; la poitrine est attaquée. La voix de Digby s’enroue et s’affaiblit ; il ne s’en aperçoit pas ; il attribue son échec à l’ignorance d’un public de province ; il paraît à Londres ; il est sifflé ; il retourne en province : tombe dans les petits rôles ; prison ; désespoir ; sa femme meurt ; il s’adresse de nouveau à ses parents : on fait une collecte pour se débarrasser de lui et lui faire quitter le pays. On lui trouve une place au Canada ; il y est poursuivi par la mauvaise fortune : il est probe comme l’or, mais il tient négligemment ses comptes ; sa fille ne peut supporter les hivers du Canada ; Digby revient dans sa patrie ; existence mystérieuse pendant deux ans ; sa petite fille est patiente, rêveuse et affectionnée ; elle a appris à travailler : elle économise pour son père et lui sert parfois de soutien. La constitution de Digby faiblit rapidement ; il songe à ce que deviendra son enfant… au pire malheur de tous ! Pauvre Digby. Il n’a de sa vie commis une action basse ni méchante : et cependant le voilà qui descend la rue, chassé de la maison du colonel Pompley.


CHAPITRE XXIX.

M. Digby entra dans la salle de l’auberge où il avait laissé Hélène. Elle était assise à la fenêtre et regardait curieusement les enfants qui jouaient dans la rue. Hélène Digby n’avait jamais connu le jeu. Elle s’élança au-devant de son père lorsqu’il entra. Son père était toute sa joie.

« Il nous faut retourner à Londres, dit M. Digby se laissant tomber sans force sur une chaise. Puis avec son sourire maladif, il dit en s’adressant doucement à sa fille : Voudrais-tu demander quand part la première voiture ? »

Il ne se faisait rien dans la triste existence de ces deux êtres dont le soin ne fût remis à cette douce enfant. Elle embrassa son père, plaça devant lui un sirop adoucissant qu’il avait apporté de Londres, et sortit silencieusement pour prendre les renseignements nécessaires.

À huit heures du soir le père et l’enfant étaient assis dans la diligence en compagnie d’un autre voyageur emmitouflé jusqu’au menton. Après le premier mille celui-ci baissa une des glaces de la voiture. Quoiqu’on fût en été l’air était vif et pénétrant ; Digby frissonna et toussa.

Hélène mit la main sur la portière et se penchant vers le voyageur elle lui parla tout bas.

« Comment, dit le voyageur, fermer la glace ! Vous avez la vôtre, celle-ci est la mienne. L’oxygène, mademoiselle, ajouta-t-il avec solennité, l’oxygène est le souffle de la vie. Que diable, mon enfant, continua-t-il d’un ton de colère concentrée et avec l’accent du pays de Galles, que diable, laissez-nous respirer et vivre. »

Hélène effrayée recula.

Son père qui n’avait pas entendu, ni remarqué l’entretien, s’enfonça dans un coin, releva le collet de son habit et toussa de nouveau.

« Il fait froid, mon enfant, » dit-il d’une voix languissante à Hélène.

Le voyageur entendit le mot et il répondit avec indignation, mais comme se parlant à lui-même :

« Il fait froid ! Je crois que les Anglais sont les gens les plus frileux du monde. Voyez-les dans leurs grands lits, tous les rideaux tirés, volets fermés, paravent à la cheminée ; pas une maison où il y ait un ventilateur ; il fait froid !… »

La glace voisine de M. Digby ne fermait pas bien.

« Il y a un terrible courant d’air, » dit celui-ci.

Hélène s’empressa aussitôt de boucher les fentes de la fenêtre avec son mouchoir. M. Digby regardait tristement l’autre portière. Son regard éloquent ne fit qu’exciter davantage la bile du voyageur.

« Voilà qui est plaisant, dit-il ; que diable ! Je crois que vous allez me demander de sortir tout-à-l’heure. Les gens qui voyagent en voiture devraient connaître les règlements. Je ne me mêle pas de votre glace, vous n’avez pas à vous mêler de la mienne.

— Mais, monsieur, Je ne vous ai rien dit, fit humblement M. Digby.

— Vous ! non, mais mademoiselle.

— Ah ! monsieur, dit Hélène avec tristesse, si vous saviez combien papa souffre ! Et sa main se posait de nouveau sur la portière.

— Laisse, mon enfant, monsieur est dans son droit, dit M. Digby, et saluant avec sa douceur habituelle, il ajouta : excusez-la, monsieur, elle se préoccupe trop de moi. »

Le voyageur se tut, et Hélène se blottit contre son père, cherchant à le préserver du froid.

Le voyageur s’agitait avec inquiétude. « Sans doute, dit-il avec une espèce de ronflement, l’air est une chose importante et je suis dans mon droit ; mais… » et néanmoins il ferma la portière. Hélène se tourna du côté du voyageur avec une physionomie pleine de reconnaissance.

« Vous êtes bien bon, monsieur, dit le pauvre M. Digby, je suis honteux de… »

Un accès de toux l’empêcha d’en dire davantage.

Le voyageur, qui était un homme corpulent et sanguin, parut sur le point d’étouffer, mais il ôta son cache-nez, son manteau, et renonça héroïquement à l’oxygène.

Il s’approcha du malade et lui tâtant le pouls :

« Vous avez la fièvre, je crois, monsieur. Je suis un homme de l’art. Chut ! un, deux… que diable, vous ne devriez pas voyager, vous n’êtes pas en état de voyager. »

M. Digby secoua la tête ; il était trop faible pour répondre. Le voyageur fourra une de ses mains dans la poche de son manteau et en retira un objet qu’on pouvait prendre pour un porte-cigares, mais qui, de fait, était un petit nécessaire en peau de chagrin, contenant différentes fioles. De l’une de ces fioles, il tira deux globules microscopiques.

« Voyons, dit-il, ouvrez la bouche. Posez cela sur le bout de votre langue, ça calmera votre pouls, abattra la fièvre. Vous allez être mieux maintenant ; mais il ne faudrait pas voyager ; vous avez besoin de repos ; il faut rester au lit. De l’aconit… de la jusquiame…. Hum ! votre papa est d’une faible constitution, caractère timide — probablement horreur du travail ?

— Monsieur ! fit Hélène, effrayée, se demandant si cet homme n’était pas un magicien.

— En ce cas il faut prendre du phosphore, s’écria le voyageur. Cet imbécile de Browne aurait dit de l’arsenic. Ne vous laissez pas persuader de prendre de l’arsenic.

— De l’arsenic, monsieur ? répéta Digby, de sa voix douce. Non, non… quelque malheureux que soit un homme, je crois, monsieur, que le suicide est toujours un acte hautement criminel.

— Le suicide ? dit le voyageur tranquillement. Vous n’avez aucun symptôme de ce genre, dites-vous ?

— Non, grâce au ciel, monsieur.

— Si jamais vous vous sentiez un violent désir de vous asphyxier, prenez de la pulsatille ; si, au contraire, vous vous sentiez une disposition à vous brûler la cervelle avec accompagnement de pesanteur dans les jambes, de perte d’appétit, et d’une toux sèche, prenez du sulfure d’antimoine. N’oubliez pas cela. »

Quoique le pauvre M. Digby pensât confusément que le gentleman n’avait pas sa tête à lui, il s’efforça de lui répondre poliment qu’il lui était bien reconnaissant, et qu’il se rappellerait ses prescriptions, mais sa langue ne faisait plus son office ; ses idées s’embrouillaient, et il retomba dans un silence qui ressemblait au sommeil.

Le voyageur regardait attentivement Hélène, qui appuyait doucement la tête de son père sur son épaule, avec une tendresse qui était plutôt celle d’une mère que celle d’une enfant.

« Sensibilité… tendresse… affection… une bonne enfant — à laquelle la pulsatille réussirait parfaitement. »

Hélène leva le doigt et son regard alla de son père au voyageur pour revenir encore à son père.

« Oui — la pulsatille ! » murmura l’homœopathe, et se casant de son mieux dans son coin, il chercha à s’endormir. Mais après de vains efforts accompagnés de gestes et de mouvements agités, il se redressa vivement et tira de nouveau son nécessaire de poche.

« Quelle diable d’influence ont sur moi ces gens-là ? murmura-t-il. Pour la sensibilité maladive… du café ? Non. Quand elle est très-vive : Nux. »

Il approcha son portefeuille de la fenêtre, s’efforçant de lire une étiquette sur une bouteille lilliputienne. Nux ! C’est cela, » et il avala un globule.

« Maintenant, dit-il, après un moment de silence, je ne me soucie pas plus des malheurs des autres que de l’an quarante. Non, ma foi ! et j’ai presque envie de baisser la glace. »

Hélène leva la tête.

« Mais je ne le ferai pas, » ajouta-t-il résolûment, et cette fois il s’endormit profondément.


CHAPITRE XXX.

La diligence s’arrêta à onze heures, pour permettre aux voyageurs de souper. L’homœopathe s’éveilla, descendit de voiture, étira ses membres, et aspira l’air frais avec un sentiment évident de satisfaction

« Faites descendre votre père, ma chère enfant, dit-il d’un ton plus doux que de coutume. Je serais bien aise de l’examiner dans une chambre ; peut-être pourrais-je le soulager. »

Mais quelle fut la terreur d’Hélène, quand elle s’aperçut que son père ne bougeait pas ! Il était complètement évanoui et, quand on l’eut descendu de voiture, il demeura comme insensible à tout ce qui se passait. Quand il eut recouvré ses sens, sa toux le reprit et les efforts qu’il fit amenèrent un crachement de sang.

Il était évidemment impossible qu’il continuât sa route. L’homœopathe aida à le déshabiller et à le mettre au lit ; et lui ayant administré un autre de ses mystérieux globules, il demanda à la maîtresse de l’auberge à quelle distance de là on trouverait le médecin le plus proche, car on était dans un petit village. Le pharmacien du pays n’était qu’à trois milles, mais en apprenant que les gens comme il faut employaient le docteur Dosewell, qui demeurait à sept bons milles de là, l’homœopathe poussa un profond soupir. La voiture ne s’arrêtait qu’un quart d’heure.

« Diable, fit-il avec colère, la noix vomique n’a pas produit d’effet. Ma sensibilité est chronique. Il me faudra beaucoup de temps pour en guérir. Holà ! garçon, descendez ma malle. Je n’irai pas plus loin ce soir.

Et le brave homme, après avoir soupé fort légèrement, remonta près du malade.

« Dois-je envoyer chercher le docteur Dosewell, monsieur ? demanda la maîtresse de l’auberge en s’arrêtant à la porte.

— Hum ! À quelle heure passe demain la première voiture pour Londres ?

— Pas avant huit heures, monsieur.

— Eh ! bien, faites demander au docteur d’être ici à sept heures. Cela nous délivrera pendant quelques heures de l’allopathie et du meurtre, » grommela le disciple d’Hahnemann, en entrant dans la chambre.

Fut-ce le globule administré par l’homœopathe, ou bien la nature, aidée du repos qui arrêta le crachement de sang et redonna au pauvre patient une force passagère, c’est ce qu’un homme qui n’est pas du métier ne peut se permettre de dire. Ce qui est certain c’est que M. Digby paraissait mieux ; et, après que le docteur eut approché son oreille de sa poitrine, qu’il l’eut ausculté avec soin et lui eut fait plusieurs questions, le malade tomba peu à peu dans un profond sommeil. Le docteur se retira alors dans un coin de la chambre et appuyant la tête sur sa main, il sembla méditer. Ses réflexions furent interrompues par la pression timide d’une petite main. Hélène était à genoux devant lui.

« Il est bien malade… bien mal ? dit-elle, et ses yeux tendres et scrutateurs étaient fixés sur le docteur avec l’expression du plus profond désespoir.

— Votre père est en effet très-malade, répondit le docteur après un court silence. Il ne pourra sortir d’ici que dans quelques jours au plus tôt. Je vais aller à Londres… faut-il prévenir vos parents et dire à l’un d’eux de venir vous rejoindre ?

— Non, je vous remercie, monsieur, dit Hélène en rougissant. Mais ne craignez rien ; je puis soigner papa toute seule. Je crois qu’il a déjà été plus mal que cela… du moins il se plaignait bien davantage. »

L’homœopathe se leva, fit deux fois le tour de la chambre et s’arrêta près du lit pour écouter la respiration du malade.

Il revint près de l’enfant toujours agenouillée, la prit dans ses bras et l’embrassa. « Corbleu ! dit-il avec colère, en la posant par terre, allez vous coucher ; maintenant, nous n’avons plus besoin de vous.

— Pardon, monsieur, dit Hélène, mais je ne le quitterai pas ainsi. S’il s’éveillait il me chercherait. »

La main du docteur trembla ; il eut de nouveau recours à ses globules. « Inquiétude… douleur contenue… murmura-t-il. N’avez-vous pas besoin de pleurer, mon enfant ? Pleurez, voyons !…

— Je ne puis pas, murmura Hélène.

Pulsatilla ! dit le docteur, d’un ton triomphant. Je l’avais dit du premier coup. Ouvrez la bouche… là !… maintenant… bonne nuit. Ma chambre est tout en face, au numéro 6. Appelez-moi, s’il s’éveille. »


CHAPITRE XXXI.

À sept heures le docteur Dosewell arriva et fut introduit dans la chambre de l’homœopathe, qui, déjà levé et habillé, avait visité son malade.

« Je me nomme Morgan, dit l’homœopathe, je suis médecin, je remets entre vos mains un malade, que ni vous ni moi, je le crains, ne pouvons guérir. Venez le voir. »

Les deux docteurs entrèrent dans la chambre du malade. M. Digby était très-faible, mais il avait repris sa connaissance et inclina poliment la tête.

« Je regrette de vous donner tant de peine, » dit-il.

L’homœopathe éloigna Hélène ; l’allopathe s’assit près du lit, adressa quelques questions au malade, lui tâta le pouls, l’ausculta, et regarda sa langue. Les yeux d’Hélène étaient fixés sur le médecin étranger, et ses joues se colorèrent, ses yeux brillèrent quand il dit assez gaiement : « On peut vous donner du thé.

— Du thé ! murmura l’homœopathe, barbare !

— Il va mieux alors, monsieur ? dit Hélène en se glissant près de l’allopathe.

— Oh ! oui, mon enfant… certainement ; et nous le guérirons, j’espère. »

Puis les deux médecins se retirèrent.

« Il en a pour une semaine ! dit le docteur, souriant agréablement, et laissant voir deux belles rangées de dents blanches.

— J’aurais dit un mois ; mais nos systèmes sont différents, répliqua le docteur Morgan, sèchement.

Le docteur Dosewell (poliment). Nous autres médecins de campagne nous nous inclinons devant nos supérieurs de la ville. Qu’auriez-vous ordonné ? Peut-être auriez-vous tenté une saignée.

Le docteur Morgan (s’abandonnant à son patois du pays de Galles, ce qu’il ne fait jamais que dans ses moments d’impatience). Bonté du ciel ! me prenez-vous pour un boucher ! pour un bourreau ? Jamais ! jamais !

Le docteur Dosewell. Je ne pense pas non plus que cela soit bon quand les deux poumons sont perdus. Mais peut-être êtes-vous pour les aspirations ?

Le docteur Morgan. Sornettes ! balivernes !

Le docteur Dosewell (d’un ton de mécontentement). Que conseilleriez-vous, alors, pour prolonger la vie de votre patient un mois ?

Le docteur Morgan. Je lui donnerais du rhus !

Le docteur Dosewell. Du rhus, monsieur, du rhus ! Je ne connais pas cela.

Le docteur Morgan. Du rhus toxicodendron. »

La longueur de ce dernier mot inspira un certain respect au docteur Dosewell. Un mot de cinq syllabes… c’était imposant ! Il salua avec déférence, mais d’un air encore assez vexé. À la fin il dit en riant franchement : « Vous autres grands médecins de Londres, vous employez tant de nouveaux médicaments. Oserai-je vous demander ce que c’est que le rhus toxico… toxico….

— Dendron.

— Oui, qu’est-ce ?

— Le jus de l’upas, vulgairement appelé l’arbre à poison. »

Le docteur Dosewell fit un bond.

« L’upas… l’arbre à poison… les petits oiseaux qui viennent s’abriter sous son ombre tombent morts. Vous donnez le jus de l’upas dans ces cas désespérés et à quelle dose ? »

Le docteur Morgan fit une grimace pleine de malice et montra un globule de la grosseur d’une tête d’épingle.

Le docteur Dosewell recula avec dégoût.

« Oh ! dit-il froidement, et prenant aussitôt une pose d’orgueilleuse supériorité, je suis apparemment en présence d’un homœopathe, monsieur ?

— D’un homœopathe.

— Hum !

— Hum !

— Étrange système ! docteur Morgan, dit le docteur Dosewell en recouvrant son aimable sourire, mais avec un certain ton de mépris. Un système qui ruinerait bientôt tous les droguistes.

— Ils le méritent bien. Les droguistes eux ont bientôt ruiné les malades.

— Monsieur !

— Monsieur !

Le docteur Dosewell (avec dignité). Vous ignorez peut-être, docteur Morgan, que je suis pharmacien en même temps que médecin ; et même, ajouta-t-il, avec une superbe humilité, je n’ai pas encore mon diplôme, et je ne suis docteur qu’officieusement.

Le docteur Morgan. C’est tout comme, monsieur. Le docteur signe la condamnation, le pharmacien l’exécute.

Le docteur Dosewell {avec un sourire moqueur). Il est vrai que nous ne promettons pas de rendre la vie à un mourant à l’aide du suc vénéneux de l’upas.

Le docteur Morgan (avec condescendance). Certainement non. Pour nous, il n’y a pas de poison. C’est justement la différence qui existe entre vous et moi, docteur Dosewell.

Le docteur Dosewell (montrant du doigt la pharmacie de voyage de l’homœopathe et d’un ton de candeur affectée). Pour ma part, j’ai toujours dit que si à la vérité vous ne pouviez faire de bien, vous ne pouviez non plus faire aucun mai avec vos doses infinitésimales. »

Le docteur Morgan que l’accusation d’empoisonneur n’avait pas ému, s’enflamme lorsqu’on prétend qu’il ne peut faire de mal.

« Vous n’y connaissez rien, je pourrais tuer tout autant de gens que vous si je le voulais, mais je ne le veux pas.

Le docteur Dosewell (haussant les épaules). Monsieur, il est inutile d’argumenter contre le sens commun. Bref, ma ferme conviction est que c’est une complète… une complète…

Le docteur Morgan. Une complète quoi ?

Le docteur Dosewell (poussé à bout). Duperie !

Le docteur Morgan. Une duperie. Sapristi ! vieux…

Le docteur Dosewell. Vieux quoi, monsieur ?

Le docteur Morgan (s’engageant avec dextérité dans l’articulation de voyelles allitérées qu’un Cimbre seul est capable de prononcer sans reprendre haleine). Vieil anthropophage d’allopathe.

Le docteur Dosewell (saisissant le dossier de la chaise sur laquelle il était assis, puis la rejetant violemment sur ses quatre pieds.) Monsieur !….

Le docteur Morgan (faisant le même geste avec sa chaise), Monsieur !

Le docteur Dosewell. Vous êtes grossier.

Le docteur Morgan. Vous êtes impertinent !

Le docteur Dosewell. Monsieur !

Le docteur Morgan. Monsieur !

Et les deux rivaux se rapprochèrent.

Ils étaient tous les deux de taille athlétique : tous les deux violents. Le docteur Dosewell était plus grand, mais le docteur Morgan était plus fort. Le docteur Dosewell était Irlandais du côté de sa mère, mais le docteur Morgan était Gallois des deux côtés. Bien considéré, j’aurais parié pour le docteur Morgan, si l’on en fût venu aux coups. Mais heureusement pour l’honneur de la science, la servante frappa à la porte, en disant : « La voiture arrive, monsieur. »

En entendant ces mots le docteur reprit son sang-froid et ses manières polies.

« Docteur Dosewell, dit-il, j’ai été un peu vif… Je vous en fais mes excuses,

— Docteur Morgan, répondit l’allopathe, je me suis oublié. Votre main, monsieur.

Le docteur Morgan. Nous sommes tous deux dévoués au service de l’humanité quoique avec des opinions différentes : nous nous devons mutuellement le respect.

Le docteur Dosewell. Où trouvera-t-on de la générosité, si ce n’est chez les hommes de science ?

Le docteur Morgan (à part). Vieil hypocrite ! Il me pilerait dans un mortier, s’il le pouvait.

Le docteur Dosewell (à part). Misérable charlatan ! je voudrais le tenir dans un mortier !

Le docteur Morgan. Adieu, mon digne et estimé confrère !

Le docteur Dosewell. Mon excellent ami, adieu !

Le docteur Morgan (se retournant vivement). J’oubliais — je ne crois pas que notre pauvre malade soit fort riche. Je le confie à votre bienveillance toute désintéressée. (Il se hâte de sortir.)

Le docteur Dosewell (furieux). M’avoir fait faire sept milles à six heures du matin, et cela peut-être sans honoraires. Charlatan ! pendard ! »

Cependant, le docteur Morgan était rentré dans la chambre du malade.

« Il faut que je prenne congé de vous, dit-il au pauvre M. Digby, qui buvait son thé languissamment et à petites gorgées. Mais je vous laisse entre les mains d’un gentleman qui est du métier. »

Et le docteur Morgan sortit, mais en payant la maîtresse de l’auberge, il lui dit avec une charitable prévoyance : « Les pauvres gens d’en haut peuvent vous payer, vous, mais non ce docteur qui ne leur est d’aucune utilité. Ayez des égards pour la jeune fille, et faites dire au malade par ce docteur en termes adoucis, bien entendu, qu’il ait à écrire à ses amis, sans tarder… vous comprenez qu’il faut que quelqu’un se charge de la pauvre enfant. Et puis attendez… Tendez la main : faites bien attention : Ces globules pour la petite quand son père mourra. (Ici le docteur murmura à demi-voix les mots : chagrin, aconit) et si elle pleure trop ensuite, vous lui donnerez ceux-ci : larmes, caustique. Ne vous trompez pas.

— Allons, monsieur, en route cria le cocher.

— Voilà… voilà… des larmes, caustique, » répéta l’homœopathe, en tirant son mouchoir et son portefeuille au moment où il montait dans la voiture ; puis il se mit à avaler lui-même au plus vite son antilacrymal.


CHAPITRE XXXII.

Richard Avenel était dans un état d’excessive surexcitation. Il se proposait de donner à la société de Screwstown une fête tout à fait nouvelle. Mistress M’Catchley avait décrit avec beaucoup d’éloquence les déjeuners dansants de ses amis fashionables de Wimbledon et de Fulham. Elle affirmait que rien n’était plus agréable. Elle avait même dit à bout portant à M. Avenel : « Pourquoi ne donneriez-vous pas un déjeuner dansant ? » Et voilà comment M. Avenel avait résolu de donner un déjeuner dansant.

Le jour étant fixé, Richard s’occupa des préparatifs nécessaires avec l’énergie d’un homme et l’attentive prévoyance d’une femme.

Un matin qu’il se tenait rêveur sur la pelouse, se demandant avec indécision quel serait le meilleur endroit pour établir les tentes, Léonard vint à lui, tenant à la main une lettre ouverte.

« Mon cher oncle, dit-il, doucement.

— Ah ! s’écria M. Avenel comme se réveillant en sursaut. Ah ! eh bien ! qu’y a-t-il ?

— Je viens de recevoir une lettre de M. Dale. Il m’écrit que ma pauvre mère est très-inquiète et très-tourmentée parce qu’il ne peut lui dire qu’il a reçu de mes nouvelles ; sa lettre demande une réponse. Il me semble que j’aurais l’air d’être ingrat envers lui et envers tout je monde… si je n’écrivais pas. »

Richard Avenel fronça le sourcil. Il articula une exclamation d’impatience et s’en alla. Puis revenant sur ses pas, il fixa son œil de faucon sur la candide figure de Léonard, passa son bras sous celui de son neveu et l’entraîna au milieu des arbres.

« Eh bien ! Léonard, dit-il, après un moment de réflexion, le moment est venu pour moi de vous donner une idée des plans que j’ai formés à votre égard. Vous connaissez ma manière de vivre. Elle diffère un peu de ce que vous aviez vu jusque-là, à ce que je présume. Je vous ai donné ce que personne ne m’a donné à moi, un coup d’épaule pour vous aider à faire votre chemin dans le monde. Il faut maintenant vous aider vous-même dans la place que je vous ai assignée.

— C’est mon devoir et mon désir, répondit Léonard avec franchise.

— Bon. Vous êtes un garçon intelligent, comme il faut : vous me ferez honneur. Je me suis demandé quel est le meilleur parti à prendre à votre sujet. Un moment j’ai songé à vous envoyer à l’Université. C’est, je le sais, le désir de M. Dale : peut-être est-ce aussi le vôtre. Mais j’ai abandonné cette idée. J’ai quelque chose de mieux à vous donner. Vous avez de la capacité et vous êtes un calculateur habile. Je pense à vous mettre à la tête de mes affaires : plus tard, je vous associerai à ma maison ; et avant dix ans, vous serez riche. Voyons, cela vous convient-il ?

— Mon cher oncle, répondit avec franchise Léonard, très-touché de ces généreuses paroles, ce n’est pas à moi qu’il appartient de choisir. J’aurais préféré aller à l’Université, parce que je serais devenu indépendant et que j’aurais cessé d’être un fardeau pour vous. En outre, je me sens plus porté vers les études classiques que vers les affaires. Mais tout cela n’est rien en comparaison du désir que j’ai de vous être utile et de vous prouver, de quelque manière que ce soit, les sentiments de vive reconnaissance que m’inspirent toutes vos bontés.

— Vous êtes un brave garçon, rempli de bons sentiments, s’écria Richard avec cordialité : et croyez-moi, quoique j’aie l’écorce un peu rude, j’ai à cœur vos véritables intérêts. Vous pouvez m’être utile et ce sera en même temps le meilleur moyen de prospérer vous-même. À vous dire vrai, je songe à me mettre en ménage. Je connais une dame de qualité qui, je le pense, daignerait devenir mistress Avenel, et si cela se fait, le séjournerai probablement à Londres une grande partie de l’année. Je ne veux pas renoncer aux affaires : aucun placement ne pourrait me rapporter un intérêt aussi élevé. Mais vous aurez bientôt appris à diriger la maison à ma place et, comme je me retirerai un jour ou l’autre, vous me remplaceriez alors. Une fois lancé dans le haut commerce, il vous sera facile, avec vos talents, de devenir quelque chose, membre du parlement, ministre de la couronne, que sais-je ? Et ma femme, hem ! c’est-à-dire ma future, a des parents très-haut placés, et pourra vous faire faire un beau mariage. »

Et Richard de s’en aller en se frottant les mains, — mais en laissant son neveu en proie à la même perplexité relativement à la question délicate que leur entretien sur l’avenir avait écartée, à savoir s’il devait ou non écrire au curé et calmer les alarmes de sa mère. Mais comment écrire sans le consentement de l’oncle Richard, qui dans une autre occasion avait formellement déclaré qu’en écrivant à sa mère, Léonard s’exposait à faire perdre à celle-ci tous les avantages qui lui étaient destinés. Pendant qu’il discutait cette question avec sa conscience, appuyé contre une barrière qui séparait la ville de la campagne, Léonard Fairfield tressaillit en entendant tout à coup une exclamation. Il leva les yeux et aperçut M. Sprott, le chaudronnier.


CHAPITRE XXXIII.

Le chaudronnier, plus noir et plus refrogné que jamais, regarda avec stupéfaction son ancienne connaissance si étrangement métamorphosée. Il étendit même ses mains noires comme s’il eût voulu se convaincre par le toucher que c’était bien Léonard en chair et en os qu’il avait devant lui, sous des vêtements si merveilleusement élégants.

Léonard se recula instinctivement, pendant que sous l’impression de sa surprise, il balbutiait ces mots :

« Vous ici, monsieur Sprott ! Qui peut vous amener si loin de votre demeure ?

— De ma demeure ! répéta le chaudronnier. Je n’ai pas de demeure, moi, ou plutôt voyez-vous, monsieur Fairfield, je me fais une demeure partout où je vais ! Dieu merci ! je n’ai pas de paroisse ! Je vas tantôt par ici, tantôt par là, trouvant une demeure partout où il y a des casseroles à raccommoder et des ferrailles à vendre. »

Ce disant, le chaudronnier déposa à terre ses paniers, poussa un grognement de satisfaction et s’assit tranquillement sur la barrière que Léonard venait de quitter.

« Mais, Dieu me pardonne ! reprit M. Sprott, en regardant encore davantage Léonard. Vous voilà devenu un beau monsieur. »

Léonard, songeant qu’il n’était ni nécessaire, ni convenable de continuer ses relations avec Sprott, ni prudent de s’exposer à la série de questions que celui-ci ne manquerait pas de lui adresser, tendit une couronne au chaudronnier, et lui dit en souriant à demi :

« Excusez-moi ; il faut que je vous quitte ; j’ai affaire à la ville ; faites-moi le plaisir d’accepter cette bagatelle. » Puis il s’esquiva en toute hâte.

Le chaudronnier regarda longtemps sa couronne, puis la glissant dans sa poche, il se dit à lui-même :

« Oh ! de l’argent pour que je me taise ! Ça ne réussira pas, mon muscadin ! »

Après ce court soliloque, il demeura silencieux pendant quelques instants, jusqu’à ce qu’il eût presque perdu de vue Léonard ; puis, se levant, il reprit son fardeau, et marchant le long des haies, il suivit le jeune homme jusque dans la ville. Arrivé à la dernière pièce de terre, il vit par-dessus la haie, Léonard qui était accosté par un gentleman bien mis, à la démarche fière. Ce gentleman le quitta bientôt et s’avança, en sifflant très-haut, dans la direction du chaudronnier. Sprott promena ses regards autour de lui, mais la haie était trop bien soignée pour lui offrir une cachette ; aussi résolut-il d’affronter la rencontre et il continua hardiment son chemin. Malheureusement, avant qu’il put mettre le pied sur la grande route, le propriétaire du terrain, M. Avenel, car c’était lui-même qui avait aperçu le délinquant et l’avait appelé à lui en lui adressant un : « Ohé, là-bas ! mon gaillard ! » avec toute la dignité d’un homme qui possède de nombreux arpents de terre, et en même temps toute la colère d’un propriétaire qui les voit impudemment envahis.

Le chaudronnier s’arrêta, et M. Avenel s’avança vers lui.

« Que diable faites-vous là, caché derrière ma haie ? Je vous soupçonne d’être un incendiaire !

— Je suis chaudronnier, » répondit Sprott, sans baisser le ton (il était publicain), mais au contraire dans l’attitude d’un seigneur de la création.

M. Avenel se sentit aux doigts une vive démangeaison de faire sauter le mauvais chapeau du chaudronnier de dessus sa tête de jacobin, mais il réprima un mouvement si contraire à sa dignité, en enfonçant ses deux mains dans les poches de son pantalon.

« Chaudronnier ! s’écria-t-il, c’est-à-dire vagabond. Je suis magistrat, et j’ai grande envie de vous envoyer au tread-mill. Que faites-vous ici, s’il vous plaît ? Vous n’avez pas répondu à ma question.

— Ce que je fais ici ? dit Sprott. Pourquoi n’avez-vous pas demandé de renseignements sur moi à ce jeune monsieur qui vous parlait tout à l’heure. Il me connaît bien, lui !

— Comment ! mon neveu vous connaît ?

— Qu’est-ce que vous dites, fit le chaudronnier en sifflant, c’est votre neveu. J’ai un grand respect pour votre famille. Je connais cette bonne mistress Fairfield, la blanchisseuse, depuis bien des années. Je vous demande humblement pardon. » Et cette fois il ôta son chapeau.

M. Avenel rougit et pâlit tour à tour. Il grommela quelques mots, qu’on ne put entendre, tourna sur ses talons et s’éloigna à grands pas. Le chaudronnier l’observa comme il avait observé Léonard, et suivit l’oncle comme il avait suivi le neveu. La nuit qui succéda au jour où Richard avait appelé Sprott incendiaire, ses meules furent brûlées ; était-ce le résultat d’une vengeance, c’est ce que je n’oserais prononcer ; en tout cas, ce fut une coïncidence singulière. Sprott était très-fier, et n’oubliait pas aisément une insulte, il était d’une nature aussi inflammable que les allumettes chimiques qu’il portait toujours sur lui, avec ses brochures et ses pots de colle.

Le lendemain on fit des recherches pour trouver le chaudronnier, mais il avait quitté le pays.


CHAPITRE XXXIV.

Heureusement le déjeuner dansant absorbait tellement l’esprit de M. Richard Avenel, que l’incendie de ses meules ne put endommager les gracieuses et poétiques images qui se rattachaient pour lui à ces réjouissances champêtres. Il n’adressa même que des questions décousues et insouciantes à Léonard au sujet du chaudronnier ; il ne fit pas non plus poursuivre par la justice ce marchand ambulant ; à vrai dire, Richard Avenel était habitué à se faire des ennemis dans les classes inférieures ; il soupçonnait bien Sprott d’avoir incendié ses meules, mais comment eût pu s’occuper de meules et de chaudronniers, un homme dont les facultés et les préoccupations étaient concentrées sur les préparatifs d’un déjeuner dansant ? Richard Avenel (et tous les gens intelligents devraient en cela l’imiter), avait pour maxime de ne jamais faire qu’une chose à la fois ; aussi tout fut-il ajourné jusqu’après le déjeuner dansant, sans en excepter la lettre que Léonard désirait écrire au curé. « Attendez un peu, et nous écrirons tous les deux, avait dit Richard, d’un ton de bonne humeur : Attendez que le déjeuner dansant soit passé. »

Il faut dire que cette fête n’était pas une fête de province ordinaire. Richard Avenel était homme à bien faire les choses, quand une fois il s’en mêlait.

Peu à peu ses premières idées s’agrandirent ; il n’avait d’abord songé qu’au soin et à l’élégance ; mais bientôt son imagination atteignit à la splendeur et à la magnificence. Des artistes habitués aux déjeuners dansants arrivèrent de Londres pour aider, pour diriger, pour créer. On avait engagé des chanteurs hongrois, des chanteurs tyroliens, des paysannes suisses qui devaient chanter le Ranz des vaches. La grande tente était décorée en salle gothique ; le déjeuner lui-même était composé des plus délicates primeurs de la saison.

Bref, comme Richard se l’était dit à lui-même : « Ce sera une chose une fois faite, et je ne regarde pas à l’argent pourvu qu’elle soit ce qu’elle doit être. Je voudrais bien savoir, pensait-il, ce que dira mistress M’Catchley. » En effet, s’il faut dire la vérité, non-seulement M. Richard Avenel donnait ce déjeuner dansant en l’honneur de mistress M’Catchley, mais il avait résolu au fond de son cœur, que dans cette occasion (alors qu’environné de toute sa splendeur et assisté des séductions de Terpsichore et de Bacchus), il avait résolu, dis-je, de murmurer à l’oreille de mistress M’Catchley ces mots si doux qui… ; mais pourquoi ne pas laisser M. Richard Avenel s’exprimer dans son langage énergique : « Avec la permission de ces goinfres, s’était dit Avenel, je bâclerai l’affaire. »


CHAPITRE XXXV.

Le grand jour arriva enfin, et M. Richard Avenel, de la fenêtre de sa chambre à coucher regardait la scène qui s’étendait sous ses yeux, comme jadis Annibal et Napoléon contemplèrent l’Italie du haut des Alpes. C’était une scène bien capable de satisfaire les pensées d’un conquérant et de récompenser les travaux d’un ambitieux. Sur une petite éminence étaient placés les chanteurs tyroliens, dont les grands chapeaux, les boutons dorés et les éclatantes ceintures resplendissaient au soleil. De sa fenêtre Richard apercevait aussi les musiciens hongrois qui, invisibles aux promeneurs, étaient placés au milieu d’un petit bosquet de lauriers et d’arbrisseaux d’Amérique. Au loin sur la droite, s’étendait ce que l’on nommait auparavant (horresco referens) la mare aux canards, où

Dulce sonant tenui gutture carmen aves.

Mais le talent ingénieux de l’administrateur de la fête avait converti la mare en lac suisse, en dépit des plaintes et des gémissements de l’assuetum innocuumque genus, les habitants familiers et inoffensifs avaient été bannis de leur demeure aquatique. De gros pieux garnis de branches de sapin, enfoncés les uns près des autres sur le bord du lac, donnaient aux eaux ces sombres reflets que l’on admire en Suisse. Là, près de trois vaches couvertes de rubans se trouvaient les Suissesses qui devaient faire retentir les échos de leur Ranz des vaches. À gauche, au beau milieu de la pelouse qu’elle couvrait presque en entier, s’étendait la grande tente gothique divisée en deux parties : un côté était destiné à la danse, l’autre au déjeuner.

Le temps était magnifique ; pas un nuage au ciel. Déjà les musiciens accordaient leurs instruments ; des domestiques, loués pour la circonstance et soigneusement habillés, pantalons noirs et gilets blancs, passaient et repassaient entre la maison et la tente. Richard regardait, regardait toujours, et tout en regardant passait machinalement son rasoir sur le cuir ; il se tourna enfin, comme à regret, du côté du miroir et commença à se raser. Toute cette bienheureuse matinée, il avait été trop affairé pour avoir pensé à cette opération. Il procéda ensuite à sa toilette. Quel poète épique, en une si solennelle onction, négligerait de décrire la robe et la tunique de son héros ? Son surtout (nous dirions aujourd’hui son habit) était d’un bleu vif, de ce bleu que les frères du roi Georges IV avaient mis à la mode ; la coupe en était droite et il était gracieusement entr’ouvert ; à la seconde boutonnière était attachée une rose mousseuse. Le gilet était blanc et le pantalon gris perle, pour parler en style de tailleur, tombait bien sur les bottes. Une cravate de soie bleue et blanche était négligemment nouée autour de son cou. Une belle chemise garnie de boutons d’or ; une paire de gants paille ; un chapeau blanc placé sur le côté, d’une manière un peu trop apprêtée, complétaient la toilette : c’était un beau cavalier que notre ami Richard Avenel.

Beau et ayant le sentiment de sa beauté, riche et ayant le sentiment de sa richesse, roi de la fête et ayant le sentiment de cette royauté, Richard Avenel s’arrêta sur la pelouse.

Et voici que déjà la poussière s’élève sur la route ; voici que les cabriolets, les calèches, les chaises de poste, les voitures de louage arrivent à la file. Les invités venaient presque tous en même temps, comme on fait à la campagne.

Richard Avenel ne se sentit pas d’abord très à l’aise en recevant ses hôtes, surtout ceux qu’il ne connaissait que de vue ; mais quand les danses eurent commencé et qu’il eut pris la main de la belle mistress M’Catchley pour ouvrir le premier quadrille, il retrouva tout son courage et toute sa présence d’esprit. S’apercevant ensuite que bien des gens qu’il n’avait pas été recevoir paraissaient néanmoins s’amuser beaucoup, il abandonna le dessein qu’il avait eu d’accueillir en personne tous ceux qui vinrent par la suite, et ce fut un grand soulagement pour eux comme pour lui.

Léonard cependant regardait cette scène animée avec une mélancolie à laquelle il essayait en vain de se soustraire. Cette mélancolie est plus ordinaire qu’on ne le croit chez les jeunes gens qui assistent à de pareilles scènes. Il se retira dans un coin paisible, s’assit sous un arbre, et là, la tête entre ses mains, se mit à rêver. Heureux âge que celui où, quel que soit le présent, l’avenir paraît si beau et si vaste.

Mais le déjeuner avait succédé aux premières danses. Le champagne coulait royalement. Aussi quelle animation après la fête ! Le soleil commençait à descendre vers l’occident. Pendant un court intervalle entre les contredanses, les invités s’étaient groupés les uns sur la pelouse, les autres dans les allées. Les élégantes toilettes des dames, les joyeux éclats de rire qu’on entendait partout, un brûlant coucher de soleil pour couronner la fête, tout donnait à Léopard l’idée non d’un plaisir affecté et artificiel, mais d’une gaieté franche et réelle. Tiré de sa rêverie, il s’approcha timidement des groupes ; mais Richard Avenel, en compagnie de la belle mistress M’Catchley, dont le teint était plus animé, les yeux plus étincelants et la démarche plus élastique qu’à l’ordinaire, s’écartait du théâtre des plaisirs au moment même où Léonard s’en rapprochait, et se trouvait maintenant en ce même endroit, cet endroit reculé et obscur ombragé par les quelques arbres âgés de plus de cinq ans dont s’enorgueillissait la propriété de M. Avenel.

Et alors ! oh alors ! moment propice pour la plus douce des questions ! Lieu secret, si favorable pour murmurer timidement une proposition délicate ! Soudain de la pelouse, des groupes qui s’y étaient formés, parvint aux oreilles de Richard Avenel un son étrange et confus, de sinistre augure. C’était comme un rire général, un rire sourd mais plein de malignité. Mistress M’Catchley, ouvrant son ombrelle, s’écria : « Mon Dieu, monsieur Avenel, qu’est-ce donc que ce bruit ? »

Richard prononçant tout à coup une sorte de juron et devinant qu’il se passait quelque chose qu’il ne serait pas agréable de faire connaître à mistress M’Catchley, dit brusquement : « Excusez-moi, je vais aller voir ce que c’est ; attendez-moi, je vous prie. »

Et s’élançant en avant, il fut bientôt au milieu du groupe. Les invités s’écartèrent de la façon la plus obligeante pour le laisser passer.

« Mais qu’y a-t-il donc ? » demanda-t-il avec impatience mais non sans alarme. Aucune voix ne lui répondit. Il continua d’avancer et aperçut son neveu dans les bras d’une femme. « Que Dieu me vienne en aide ! » s’écria Richard Avenel.


CHAPITRE XXXVI.

Et quelle femme !

Vêtue d’une robe de cotonnade, très-propre à la vérité, mais qui eût convenu à une servante subalterne ; puis quels souliers !… Sur sa tête un petit chapeau de paille noir, et au lieu de châle un mouchoir qui pouvait valoir vingt sous était croisé sur son corsage. Sans doute elle avait l’air fort honnête, mais comme elle était couverte de poussière ! Elle était pendue au cou de Léonard, le grondant, le caressant et sanglotant tout haut.

« Que Dieu me soit en aide ! » s’écria Richard.

Tandis qu’il proférait cette innocente prière, la femme se retourna vivement, et quittant Léonard, elle s’élança droit vers Richard en poussant un grand cri et en enveloppant dans un long embrassement habit bleu, rose mousseuse, gilet blanc et le reste…. « Oh ! frère Dick ? cher, cher frère Dick ! je te revois donc enfin ! » et ce furent deux gros baisers qu’on eût entendus d’une lieue. La situation du frère Dick était embarrassante ; la foule qui s’était d’abord retirée poliment ne put résister à l’effet de cet embrassement. Ce fut une explosion d’hilarité générale ! Une telle explosion aurait tué un homme d’un caractère faible, mais elle retentit dans le cœur vaillant de Richard Avenel comme le défi d’un ennemi et fit surgir en lui, insoucieux de toutes les conventions du monde, le courage naturel à l’Anglo-Saxon.

Il releva vivement sa belle tête mâle, et regardant le cercle de ses visiteurs malappris d’un air de fierté étonnée :

« Messieurs et mesdames, dit-il très-froidement, je ne vois pas ce qui peut vous faire rire. Un frère et une sœur se retrouvent après plusieurs années de séparation, et la sœur pleure. Pauvre femme ! Pour ma part, je trouve fort naturel qu’elle pleure, mais non pas que vous riiez ! »

Ces paroles suffirent, Richard Avenel se dérobait au blâme qui retombait tout entier sur les spectateurs. Il est impossible de peindre l’air confits et décontenancé de ceux-ci, qui se faufilèrent de droite et de gauche pour s’échapper sans être vus.

Richard Avenel profita de son avantage avec la promptitude d’un homme qui a fait son chemin en Amérique et qui est accoutumé à tirer des circonstances le meilleur parti possible. Il passa le bras de mistress Fairfield sous le sien et la conduisit dans la maison. Mais quand il l’eut placée en sûreté dans le petit salon avec Léonard, qui ne la quittait pas, et que la porte se fut refermée sur tous trois, alors la colère de Richard Avenel éclata.

« Impudente, ingrate, audacieuse… canaille !… »

Oui, canaille fut le mot. Je rougis de le dire, mais les devoirs d’un historien sont austères et le mot canaille fut prononcé.

« Canaille ! répéta la pauvre Jeanne Fairfield, s’appuyant sur Léonard pour ne pas tomber.

— Monsieur ! » s’écria Léonard.

Autant eût valu crier « Monsieur » à un torrent débordé. Richard poursuivit, car il était furieux.

« Sale et vilaine souillon ! Comment avez-vous osé venir m’humilier dans ma propre maison, dans mes terres, quand je vous ai envoyé cinquante livres ! Choisir juste le moment… le moment… »

Richard s’arrêta pour reprendre haleine ; le rire de ses hôtes résonnait encore à ses oreilles, lui perçait le cœur, le suffoquait. Jeanne Fairfield se redressa ; ses larmes se séchèrent.

« Je ne suis pas venue vous humilier, je suis venue voir mon fils et…

— Ah ! interrompit Richard, c’était pour le voir. »

Il se tourna vers Léonard : « Vous avez donc écrit à cette femme ?

— Non, monsieur, je n’ai pas écrit.

— Vous mentez !

— Non, il ne ment point, et il vaut autant et mieux que vous, Richard Avenel ! s’écria mistress Fairfield, et je ne souffrirai pas qu’on l’insulte ; non, je ne le souffrirai pas. Quant à vos cinquante livres, en voici quarante-cinq et je travaillerai jour et nuit jusqu’à ce que je vous aie rendu les cinq qui manquent. Ne craignez pas que je vous fasse honte, car je ne veux plus vous revoir jamais. Vous êtes un méchant homme, voilà ce que vous êtes. »

La pauvre femme, toute tremblante d’émotion, avait tellement élevé la voix, que le sentiment de repentir qui avait traversé le cœur de Richard fut étouffé par la crainte qu’il éprouvait de rendre ses domestiques ou ses hôtes témoins de cette scène.

« Paix ! Cessez tout ce tapage, dit M. Avenel d’un ton qu’il cherchait à rendre plus doux. Allons, asseyez-vous… Ne bougez pas jusqu’à ce que je revienne et que je puisse vous parler tranquillement. Léonard, suivez-moi et venez m’aider à donner une explication à nos hôtes. »

Léonard ne bougea pas et secoua la tête.

« Qu’est ce que cela signifie, monsieur ? dit Richard Avenel avec emportement. Vous secouez la tête ! Avez-vous l’intention de me désobéir ? Vous ferez bien d’y prendre garde ! »

Léonard releva la tête, passa un bras autour de sa mère et répondit :

« Monsieur, vous avez été bon et généreux pour moi, et cette pensée seule a pu imposer silence à mon indignation quand vous avez parlé si grossièrement à ma mère ; je sentais que si je parlais j’irais trop loin. Maintenant, je vous dirai en peu de mots que…

— Silence, enfant ! dit la pauvre mistress Fairfield épouvantée. Ne t’occupe pas de moi. Je ne suis pas venue pour te faire tort et briser ton avenir. Je pars !…

— Voulez-vous lui demander pardon, monsieur Avenel ? » dit Léonard avec fermeté, et il fit un pas vers son oncle.

Richard, naturellement impétueux et impatient de toute contradiction, était en ce moment surexcité, non-seulement par les émotions violentes qu’un homme cruellement mortifié dans tout l’enivrement du triomphe doit éprouver, mais encore par le vin qu’il avait bu en plus grande quantité que de coutume. Aussi quand Léonard s’approcha de lui, il prit le mouvement de son neveu pour une menace et leva le bras.

« Faites un pas, dit-il entre ses dents, et je vous assomme ! » Léonard avança : son regard exprimait non le défi ni la menace, mais une hardiesse et une fermeté que Richard ne put méconnaître ; il éprouva même un sentiment de respect, car ce regard était celui d’un homme libre, et il laissa retomber son bras.

« Vous ne pouvez me frapper, monsieur Avenel, dit Léonard, car vous savez que je ne pourrais frapper à mon tour le frère de ma mère. Comme son fils, je vous dis encore une fois : Demandez-lui pardon.

— Mille tonnerres ! êtes-vous fou ou avez-vous juré de me rendre fou ? Vous, misérable insolent, nourri et vêtu par ma charité ! Lui demander pardon !… de quoi ? De ce qu’elle m’a rendu l’objet des railleries de tous avec sa robe de cotonnade et ses souliers ferrés ! Écoutez-moi bien, monsieur. J’ai été insulté par elle, mais je n’entends pas être menacé par vous. Venez avec moi à l’instant même ou je vous chasse, et tant que je vivrai vous ne recevrez pas un shilling de moi. Choisissez… être un paysan, un laboureur ou…

— Un misérable renégat de la tendresse filiale… un vil mendiant ! s’écria Léonard la poitrine soulevée et les joues en feu. Ma mère, ma mère, sortons d’ici. Ne craignez rien… Je suis jeune et vigoureux et nous travaillerons comme auparavant… »

Mais la pauvre mistress Fairfield, accablée, s’était laissée tomber sur le fauteuil de maroquin de Richard et ne pouvait ni parler ni remuer.

« Que le ciel vous confonde tous deux ! murmura Richard. Il ne faut pas qu’on vous voie fuir de chez moi maintenant. Gardez-la ici, serpent que vous êtes, gardez-la jusqu’à mon retour. Alors si vous voulez partir, partez, et que… »

Sans achever sa phrase, Avenel s’élança hors de la chambre, en ferma la porte à double tour et mit la clef dans sa poche. Il s’arrêta un moment dans le vestibule pour se remettre un peu, poussa deux ou trois profonds soupirs, se secoua violemment et résolu de rester fidèle à son principe de ne faire qu’une chose à la fois, il secoua en même temps tout souvenir de ses captifs mutinés. Ferme comme Achille… lorsqu’il apparut aux Troyens, Richard Avenel descendit vers la pelouse.


CHAPITRE XXXVII.

Si courte qu’eût été son absence, l’hôte put s’apercevoir que dans l’intervalle il s’était opéré un grand et notable changement dans les dispositions de ses invités. La plupart de ceux qui demeuraient à la ville se préparaient évidemment à retourner chez eux à pied ; ceux qui demeuraient loin et dont les voitures renvoyées ayant reçu l’ordre de les venir chercher à une heure fixée, qui n’était pas encore arrivée, se rassemblaient en petits groupes : tous avaient l’air triste et mécontent ; et quand l’hôte passa chacun se détournait instinctivement. Ils sentaient qu’ils avaient reçu une leçon ; ils étaient encore plus décontenancés que Richard lui-même. Ils ne savaient pas ; ils se demandaient s’ils n’allaient pas en recevoir une autre. Cet homme vulgaire n’était-il pas capable de tout !

Richard, avec sa pénétration habituelle, comprit immédiatement toutes les difficultés de la situation : mais il s’avança résolûment vers mistress M’Catchley, qui se trouvait près de la grande tente avec les Pompley et la femme du doyen. Lorsque ces personnages le virent se diriger vers eux, il y eut un murmure.

« Au diable soit l’homme, dit le colonel, se rengorgeant dans sa cravate : le voici qui vient à nous. C’est un affreux scandale ; qu’allons-nous faire ? éloignons-nous. »

Mais Richard s’arrangea de façon à leur couper la retraite.

« Mistress M’Catchley, dit-il gravement en offrant son bras à cette dame, j’ai deux mots à vous dire, s’il vous plaît. »

La pauvre veuve fut tout embarrassée. Mistress Pompley la tira par la manche. Richard la regardant toujours fixement, tendait la main. Elle hésita un instant puis enfin accepta son bras.

« Quelle impudence ! s’écria le colonel.

— Laissez faire mistress M’Catchley, mon cher, dit mistress Pompley, elle saura mieux que personne lui donner une leçon.

— Madame, dit Richard, lorsque sa compagne et lui ne furent plus à portée d’être entendus, je compte sur vous pour me rendre un service.

— Sur moi ?

— Sur vous, et sur vous seule. Vous avez de l’influence sur tout ce monde, et un mot de vous produira l’effet que je désire. Mistress M’Catchley, ajouta Richard avec une solennité presque imposante : je crois que vous avez quelque amitié pour moi ; je n’en saurais dire autant d’aucun de ceux qui sont ici. Voulez-vous me rendre ce service, oui ou non ?

— De quoi s’agit-il, monsieur Avenel ? demanda mistress M’Catchley très-troublée et quelque peu attendrie, car cette dame ne manquait pas de sensibilité ; elle se considérait même comme très-impressionnable.

— Faites que tous vos amis… que toute la société, en un mot, revienne dans la tente prendre des rafraîchissements. J’ai quelques mots à leur adresser.

— Bonté divine ! monsieur Avenel,… quelques mots ! s’écria la veuve, mais c’est précisément ce qu’ils redoutent. Excusez-moi, mais, en vérité, vous ne pouvez pas inviter les gens à un déjeuner dansant pour les sermonner.

— Je n’ai nullement envie de les sermonner, dit Avenel d’un air sérieux, je vous le jure. Je vais au contraire tout arranger et j’espère qu’ensuite la danse pourra continuer, et que vous m’accorderez de nouveau votre main. Je vous laisse à votre tâche, et croyez-moi, je ne suis pas ingrat. »

Il dit et saluant avec une certaine dignité, il disparut sous la tente du côté où on avait déjeuné. Il s’occupa de réunir les domestiques et leur ordonna de mettre le plus d’ordre possible dans la salle. Mistress M’Catchley, dont la curiosité et l’intérêt étaient éveillés s’acquitta de sa commission avec toute l’habileté et tout le tact d’une femme du monde et, en moins d’un quart d’heure la tente se remplit, les bouchons sautèrent, le champagne jaillit, étincela dans les verres ; on but dans le plus profond silence ; on mangea des fruits et des gâteaux, on s’enhardit d’autant plus qu’on se sentait nombreux et l’on fut très-curieux de savoir ce qui allait se passer. M. Avenel en haut de la table se leva tout à coup.

« Mesdames et messieurs, dit-il, j’ai pris la liberté de vous inviter à revenir sous cette tente pour vous demander de sympathiser avec moi à propos d’un incident qui nous a tous un peu surpris aujourd’hui.

« Naturellement, vous savez tous que je suis un parvenu, l’artisan de ma propre fortune. »

À ces mots un grand nombre de têtes s’inclinèrent involontairement ; ces paroles avaient été prononcées d’un accent viril et il y eut dans l’assemblée un mouvement général de respect.

« Probablement aussi, reprit M. Avenel, vous savez que je suis le fils d’honnêtes commerçants. Je dis honnêtes et ils n’ont pas à rougir de moi ; je dis commerçants et je n’ai pas à rougir d’eux. Ma sœur s’est mariée et s’est fixée loin de nous. Je me suis chargé de son fils pour faire son éducation ; mais je n’ai pas dit à sa mère où il était, ni même que j’étais revenu d’Amérique. Je voulais choisir mon moment pour cela et attendre le jour où je pourrais la surprendre en lui disant qu’elle avait non-seulement un frère riche, mais un fils dont je voulais faire un gentleman. Eh bien ! la pauvre chère femme m’a découvert plus tôt que je ne m’y attendais et est parvenue à voir le dessous des cartes en me surprenant par un tour de son invention. Je vous en prie donc, excusez le désordre que cette petite scène de famille a causé et quoique je convienne que la chose a pu paraître risible et que j’ai eu tort de dire le contraire, je suis sûr de ne pas mal juger vos bons cœurs quand je vous demande de réfléchir un moment à ce que doivent éprouver, en se revoyant, un frère et une sœur qui se sont quittés enfants. Pour moi ç’a été un événement très-heureux. Personne, je l’espère, ne saurait prendre mal ce que j’ai dit dans un premier moment. Vous souhaitant à tous une aussi heureuse famille que la mienne, tout humble qu’elle soit, je vous demande la permission de boire à vos santés. »

Des applaudissements unanimes saluèrent Richard quand il se rassit. Il paraissait avoir envisagé la chose avec tant de franchise ; sa conduite était si ouverte que la moitié au moins de ceux qui jusqu’alors l’avaient certainement pris en grippe et l’avaient déjà méprisé se sentirent fiers de connaître un homme tel que lui. Car malgré l’esprit aristocratique de notre pays, il n’est rien que les Anglais, depuis le premier jusqu’au dernier, respectent davantage qu’un homme qui de rien s’est fait quelque chose et qui l’avoue franchement. Sir Compton Delaval, vieux baronnet, pourvu d’une longue généalogie, qui avait été entraîné malgré lui à cette fête par ses trois filles non mariées (et aucune des trois n’avait encore daigné saluer leur hôte), sir Compton Delaval se leva. Son rang et sa position faisaient de lui le premier personnage de la réunion.

« Mesdames et messieurs, dit sir Compton Delaval, je suis certain d’exprimer les sentiments de toutes les personnes ici présentes, en disant que nous avons entendu avec un vif sentiment de plaisir et d’admiration, les paroles qui nous ont été adressées par notre excellent hôte. (Applaudissements.) Et si parmi nous quelques-uns, étonnés de l’incident que M. Avenel nous a justement dépeint comme une surprise, se sont laissés aller à des éclats de rire inconvenants, se raillant ainsi de sentiments sacrés, je le prie d’accepter ici nos sincères excuses. Pour moi je suis fier de ranger M. Avenel parmi les gentlemen du comté, et je le remercie de nous avoir conviés à la fête la plus brillante à laquelle il m’ait jamais été donné d’assister. S’il a gagné sa fortune honnêtement il sait la dépenser noblement ! »

On entendit siffler une nouvelle bouteille de champagne.

« Je ne suis pas habitué à parler en public, mais je n’ai pu contenir mes sentiments ; il ne me reste plus qu’à vous proposer la santé de notre hôte Richard Avenel, esquire, et celle de son… intéressante sœur ; longue vie à tous deux ! »

La fin de la phrase fut noyée dans des applaudissements frénétiques et dans trois toasts portés à Richard Avenel, esquire, et à son intéressante sœur.

« Quel infâme blagueur que je fais ! dit en lui-même Richard en s’essuyant le front, mais le monde n’est que blague ! »

En ce moment il lança un coup d’œil vers mistress M’Catchley et à sa grande satisfaction il la vit se couvrir les yeux de son mouchoir.

Il faut dire la vérité : quoique la belle veuve eût certainement envisagé la possibilité d’un futur mariage avec M. Avenel, elle ne s’était jusqu’ici senti aucun amour pour lui, mais maintenant il en était tout autrement. Il y a quelque chose dans le courage et dans la franchise que toutes les femmes, même les plus mondaines, admirent dans les hommes, et Richard Avenel, tout blagueur qu’il se reconnût intérieurement, apparaissait à mistress M’Catchley comme un héros.

L’hôte vit son triomphe. « Allons ! encore une contredanse, » dit-il gaiement, et il se préparait à offrir sa main à Mme M’Catchley, mais en se rendant dans la partie de la tente où Ion dansait, il lui fallut serrer la main à tous les gentlemen qui se pressèrent autour de lui. Leurs chaleureux cœurs anglais ne purent être satisfaits qu’après avoir ainsi réparé leur hauteur et leurs moqueries. Richard Avenel eût pu alors sans danger présenter, à toute la compagnie, sa sœur, avec sa robe de cotonnade, son mouchoir rouge et ses souliers ferrés. Mais il était loin d’une telle pensée : il remerciait le ciel du fond du cœur de l’avoir mise sous clef, en sûreté.

Ce ne fut qu’à la troisième contredanse qu’il put obtenir la main de mistress M’Catchley et déjà la nuit approchait. Les voitures attendaient à la porte, mais personne ne songeait à partir. On s’amusait réellement. M. Avenel avait eu le temps de combiner tous ses plans pour achever la victoire que son tact et sa hardiesse avaient su remporter dans un moment critique. Excité, comme il l’était, par le vin et par sa colère contenue, il avait néanmoins le bon sens de comprendre qu’à peine l’auréole qui l’entourait se serait-elle évanouie, et mistress M’Catchley serait-elle retombée sous la férule des Pompley, que la pensée de sa basse parenté se présenterait de nouveau à elle avec tous ses désagréments. Il fallait donc saisir le moment, battre le fer pendant qu’il était chaud, et en forger une chaîne solide.

Emmenant donc mistress M’Catchley sur la pelouse, après le quadrille, il lui dit tendrement.

« Comment pourrai-je assez vous remercier du service que vous m’avez rendu ?

— Oh ! dit mistress M’Catchley avec élan, ce n’était pas un service ! Et je suis si heureuse… Elle s’arrêta.

— Vous n’avez donc pas honte de moi, malgré ce qui s’est passé.

— Comment ! Honte de vous ! Je serais au contraire fière de vous, si…

— Achevez… achevez… dites si j’étais votre femme. C’est cela. Ma chère madame, je suis riche, vous le savez ; je vous aime tendrement ; grâce à vous, j’espère pouvoir jouer un rôle dans une sphère plus élevée que celle-ci, et quel que soit mon père, mon petit-fils, du moins, sera… Mais ce n’est pas le moment de parler de lui. Qu’avez-vous ? Vous vous détournez : je ne veux point vous obséder. Ce n’est pas mon habitude. Je vous ai déjà demandé un oui ou un non, et votre bonté m’enhardit à vous dire encore une fois : oui ou non ?

— Mais vous me prenez si à l’improviste… si… si,… mon cher monsieur Avenei, vous êtes si pressant… si… et moi… je… La veuve rougit ; une confusion sincère colorait son visage.

— Ces abominables Pompley ! pensa Richard en voyant le colonel s’approcher avec le manteau de mistress M’Catchley sur le bras.

— J’insiste pour avoir votre réponse, continua Avenel avec vivacité. Je quitterai demain ce pays, si vous ne me répondez.

— Quitter ce pays ! me quitter !

— Vous consentez donc à m’appartenir !

— Ah ! monsieur Avenel, dit la veuve, en laissant sa main dans celle de Richard, qui peut vous résister ? »

Le colonel Pompley arriva, Richard prit le châle, et lui dit :

« Ne vous pressez pas tant colonel,… mistress M’Catchley se sent déjà ici chez elle. »

Richard Avenel fit si bien que dix minutes après tous les assistants savaient que leur hôte était accepté par l’honorable mistres Mac Catchley. Et chacun de se dire : « Voilà un homme intelligent, et un brave garçon. » Tous, excepté cependant les Pompley, ceux-ci étaient outrés. M. Richard Avenel allait donc entrer dans l’aristocratie du pays ; devenir le mari d’une honorable alliée à des pairs !

« Il arrivera à se faire nommer député de Screwstown, ce grossier parvenu ! s’écria le colonel.

— Et sa femme aura le pas sur moi dans les cérémonies, s’écria mistress Pompley. L’odieuse femme ! » Et elle fondit en larmes.

Les invités s’étaient retirés, et Richard avait le loisir d’examiner le parti qu’il devait prendre à l’égard de sa sœur et de son fils.

La victoire qu’il avait remportée sur ses invités avait en grande partie calmé sa colère contre ses parents ; mais il était indigné de l’audacieuse conduite de Léonard. Il ne pouvait croire qu’un jeune homme qu’il avait obligé et qu’il avait eu l’intention d’obliger se permît d’avoir une volonté à lui. Il sentait aussi que certaines paroles, échangées entre lui et Léonard, ne pourraient s’oublier entièrement et rendraient leurs rapports beaucoup moins agréables que par le passé. Lui, Richard Avenel, demander pardon à mistress Fairfield, la blanchisseuse ! Non ! c’était à elle et à Léonard de demander pardon. « C’est à eux à faire le premier pas, se dit Richard, et j’espère qu’ils reviendront au sentiment de leurs devoirs. » Dans cet espoir, il ouvrit la porte de son cabinet et se trouva dans une complète solitude. La lune, qui venait de se lever, remplissait entièrement la pièce et en éclairait jusqu’au plus petit recoin. Il promena autour de lui des regards stupéfaits : les oiseaux avaient quitté la cage.

« Ont-ils donc passé par le trou de la serrure ? Ah ! je le vois ! la fenêtre est ouverte. » La fenêtre était au rez-de-chaussée. M. Avenel, dans son emportement, avait oublié ce facile mode de sortie.

« Bon, se dit-il en se laissant tomber sur un fauteuil, j’entendrai bientôt parler d’eux, j’imagine. Ils auront bien assez tôt besoin de mon argent. »

En ce moment il aperçut sur la table une lettre non cachetée : il l’ouvrit et il en tomba plusieurs bank-notes dont le montant s’élevait à cinquante livres ; les quarante-cinq billets de la veuve et un billet neuf, banque d’Angleterre, qu’il avait récemment donné à Léonard. La lettre contenait ces lignes :

« Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour celui que vous regardiez comme un objet de votre charité. Ma mère et moi nous vous pardonnons ce qui s’est passé. Je m’éloigne avec elle. Vous m’avez demandé de faire mon choix, je l’ai fait.

« Léonard Fairfield. »

Le papier tomba des mains de Richard et il resta un moment muet et repentant. Il reconnut bientôt cependant qu’il ne lui restait d’autre remède que de se mettre en colère.

« Il n’y a pas au monde, s’écria Richard en frappant violemment du pied, de gens plus désagréables, plus insolents, plus ingrats que les parents pauvres !… Je m’en lave les mains. »


CHAPITRE XXXVIII.

Après s’être échappés de la prison où les avait renfermés M. Avenel, Léonard et sa mère s’étaient dirigés vers une petite auberge située à quelque distance de la ville et sur le bord de la grande route. Un bras passé sous celui de sa mère, Léonard soutenait ses pas chancelants et cherchait à calmer sa douleur. La pauvre femme éprouvait un cruel remords à la pensée du tort que sa visite avait fait au jeune homme. Le lecteur a sans doute déjà deviné que le chaudronnier était la cause première de la tournure critique qu’avaient prise les affaires de son ancien client.

De retour à Hazeldean, le chaudronnier s’était hâté d’aller faire part à mistress Fairfield de son entrevue avec Léonard. Quand il eut compris qu’elle ignorait le séjour de son fils sous le toit de son oncle, le malicieux vagabond avait si fortement frappé l’esprit de la veuve par ses récits sur les airs orgueilleux de l’oncle et le costume recherché du neveu, que mistress Fairfield s’était sentie prise d’une jalousie amère et insupportable. On voulait lui ravir le cœur de son enfant, lui apprendre à la mépriser ! Le silence de Léonard le prouvait bien. Cette sorte de jalousie, naturelle à toutes les femmes, est surtout très-forte chez les pauvres ; elle était d’autant plus violente chez mistress Fairfield que, seule au monde comme elle était, son fils était tout pour elle. Quoiqu’elle se fût consolée de ne plus l’avoir auprès d’elle, elle ne pouvait supporter la pensée de se voir dérober sa tendresse. De plus, elle éprouvait certains sentiments dont le lecteur jugera mieux plus tard, au sujet de la reconnaissance plus que filiale que lui devait Léonard. Bref, elle ne put supporter la pensée d’être, comme elle le disait, « mise de côté, » et après une nuit agitée, elle résolut de juger des choses par elle-même, poussée qu’elle était par les suggestions malicieuses de M. Sprott, qui se réjouissait fort à l’idée de mortifier celui qui l’avait menacé du tread-mill. La veuve se sentit irritée contre le curé Dale et contre la famille Riccabocca : elle pensa qu’ils complotaient tous contre elle ; elle ne fit donc part de ses intentions à personne ; elle partit et fit le voyage, partie sur l’impériale d’une diligence, partie à pied. Rien d’étonnant donc à ce que la pauvre femme fût si couverte de poussière !

« Ô mon enfant, disait-elle en pleurant, quand j’eus passé la grille et que j’arrivai sur la pelouse, voyant tout ce beau monde…. je me dis à moi-même (car j’avais peur !), je vas seulement le regarder un peu et je m’en retournerai. Mais, Lenny, une fois que je t’eus vu, si beau… que tu te fus retourné en criant : « Ma mère ! » mon cœur déborda, et rien n’aurait pu m’empêcher de te serrer dans mes bras, non, quand j’aurais dû en mourir. Et en te retrouvant toujours le même, j’oubliai tout ce que Sprott m’avait dit de l’orgueil de Dick. J’avisai ton oncle ; il y avait si longtemps que je ne l’avais vu… nous sommes enfants d’un même père et d’une même mère ; quoi… et puis… » La pauvre femme était suffoquée par les sanglots. « Ah ! mon enfant, retourne, retourne chez ton oncle, et ne t’occupe plus de moi. »

Ce ne fut pas sans difficulté que Léonard parvint à calmer la pauvre mistress Fairfield et obtint qu’elle allât se coucher, car elle était profondément chagrine. Il se mit ensuite à faire quelques pas sur la route en rêvant. Toutes les étoiles brillaient au ciel, et la jeunesse, dans ses moments de trouble, lève instinctivement les yeux vers les étoiles. Les bras croisés, Léonard regardait le ciel, murmurant de temps à autre quelques paroles. Il fut tiré de son extase par la voix du sommelier de son oncle qui, la fête terminée, était venu reconduire jusqu’à l’auberge un ami, qu’il régalait d’un verre de whisky. Léonard pria ce personnage de lui envoyer, en rentrant à la maison, divers objets dont il lui donna la liste : les vêtements qu’il avait apportés du casino, quelques livres, la montre du docteur Riccabocca.

M. Avenel, encore assis dans son cabinet, n’avait pas remarqué l’absence de son maître d’hôtel. Quand Jarvis entra, lui apprenant qu’il avait rencontré M. Fairfield, il lui fit part de la commission dont il avait été chargé et lui demanda la permission de l’exécuter. M. Avenel sentit que l’œil curieux de cet homme était fixé sur lui, et il conçut contre Léonard une nouvelle rancune de cette seconde humiliation qu’il lui infligeait.

« Mon neveu va s’absenter pendant quelque temps pour affaires, dit-il. Faites ce qu’il vous a demandé. » Puis, tournant le dos, il alluma son cigare.


CHAPITRE XXXIX.

« Écoutez-moi, ma bonne mère, dit Léonard le lendemain matin, pendant que, le sac sur le dos et le bras de mistress Fairfield passé sous le sien, il suivait la grande route. Je vous assure, du fond du cœur, que je ne regrette point la perte de faveurs qui, je le vois, m’auraient enlevé tout sentiment d’indépendance. Mais ne craignez rien pour moi, j’ai de l’instruction et du courage. Je me tirerai d’affaire, soyez-en sûre. Il est vrai que je ne puis plus retourner dans notre cottage ; je ne pourrais plus être jardinier. Ne me demandez pas cela. Je serais triste, malheureux. Mais j’irai à Londres. C’est là que l’on peut faire fortune et acquérir un nom ; j’y parviendrai. Oh ! oui ! ayez confiance en moi, je réussirai. Vous serez bientôt fière de votre Léonard, et alors nous vivrons toujours ensemble… toujours ! Ne pleurez plus.

— Mais que vas-tu faire à Londres ?… Dans une si grande ville, Lenny.

— Est-ce que tous les ans quelques garçons ne quittent pas le village pour aller chercher fortune, n’ayant pour tous biens que leur santé et leurs bras ? J’en ai autant et plus encore. J’ai un cerveau, des pensées, des espérances qui… Non, non, je vous le répète, ne craignez rien pour moi. »

Le jeune homme releva fièrement la tête. Il y avait quelque chose de sublime dans sa foi en l’avenir.

« Bien ! mais tu m’écriras ou à M. Dale.

— Oui, oui, j’écrirai.

— Mais, mon enfant, ta bourse est vide. Nous avons tout laissé à Richard : tiens, prends ceci. C’est tout ce qui me restera après avoir payé la diligence. » Et elle glissa un souverain et quelques shillings dans la poche de Léonard.

Après quelque résistance, il fut forcé de les prendre.

« Voici de plus un six pence troué : ne t’en sépare pas, Lenny, il te portera bonheur. »

En parlant ainsi, ils arrivèrent à l’auberge où les trois routes se rencontraient, et d’où une voiture partait tout droit pour le casino. Sans entrer dans l’auberge, ils s’assirent sur l’herbe près d’une haie pour attendre l’arrivée de la diligence. Mistress Fairfield était toujours fort agitée, et l’on voyait qu’elle souffrait intérieurement. Sa conscience n était pas tranquille. Elle maudissait toujours sa malencontreuse visite.

« Dieu te bénisse ! dit-elle enfin en serrant contre son cœur Léonard qui s’efforçait de la consoler ; mais ça me pèse, vois-tu, ça me pèse ! »

La diligence apparut et Léonard courut en avant pour demander s’il y avait de la place sur l’impériale. Il se fit un petit mouvement pendant qu’on changeait de chevaux, et mistress Fairfield fut bissée sur la voiture. Toute conversation particulière cessa donc entre elle et Léonard ; mais quand la diligence se mit en marche, elle fit signe de la main au jeune homme qui la regardait sur la route, et murmura encore : « Ça me pèse ! ça me pèse ! »


CHAPITRE XL.

Léonard s’avançait hardiment sur la grande route qui conduisait à la capitale. C’était par une journée calme et radieuse, mais rafraîchie par la brise qui venait des montagnes grises situées dans le lointain. À chaque mille qu’il franchissait, son pas devenait plus ferme, son front plus serein. C’est une si grande joie dans la jeunesse d’être seul et comme en tête-à-tête avec ses rêves d’avenir. La jeunesse d’ailleurs puise une telle vigueur dans le sentiment, dans l’orgueil de sa propre force !

Si sa bourse est vide, il y a dix à parier contre un que son cœur n’en est que plus riche ; plus elle est pauvre, plus grands sont les domaines de son imagination.

Le soir arriva, et notre aventurier n’avait pas encore songé à ralentir le pas, à se reposer ni à se rafraîchir. Devant lui, de l’autre côté de la rue, s’étendaient ces larges pièces de terre non encloses qui, en Angleterre, annoncent l’entrée d’un village. D’abord une ou deux chaumières proprettes se présentèrent à sa vue, puis une petite ferme avec une cour et des granges, un peu plus loin, il vit s’agiter dans l’air l’enseigne d’une auberge assez importante ; c’était une de ces auberges comme on en rencontre souvent entre deux grandes villes et qu’on appelle communément la maison du milieu de la route. Devant l’auberge, se trouvait une pelouse, et sur cette pelouse un grand hêtre sur lequel flottait l’enseigne, puis un berceau rustique, de telle sorte que pour gagner l’auberge les diligences devaient décrire une courbe et quitter la grande route. Entre notre piéton et l’auberge était une église nue et isolée qui s’élevait sur le pré communal. Nos pères n’eussent jamais choisi un pareil emplacement ; aussi était-ce une église récemment bâtie et d’un style également très-moderne. Elle avait un aspect triste, froid, peu fait pour attirer les fidèles, et semblait beaucoup trop vaste pour un village, dont les maisons étaient si clair-semées. Léonard s’arrêta et examina l’édifice, non avec le regard d’un homme instruit, mais avec celui d’un poète. Cette vue le mécontenta. Pourquoi ? C’est ce que se demandait notre voyageur, lorsqu’une fillette passant lentement devant lui, les yeux baissés, ouvrit la petite porte qui conduisait au cimetière, et disparut. Il n’avait pas vu la figure de l’enfant ; mais il y avait dans ses mouvements quelque chose de si triste, que son cœur en fut touché. Que venait-elle faire là ? Il s’approcha sans bruit du petit mur et regarda par-dessus avec curiosité.

Près d’une fosse, évidemment récente, la jeune fille s’était jetée à genoux et sanglotait. Léonard ouvrit la porte et s’approcha doucement. Au milieu de ses sanglots, il entendit ces phrases entrecoupées, ces exclamations passionnées et impuissantes que l’homme profère dans sa douleur :

« Mon père ! oh ! mon père ! ne m’entendez-vous plus ? Je suis seule, si seule ! mon Dieu ! mon Dieu ! Mon père, prenez-moi avec vous, prenez-moi ! »

Et elle se cachait la figure dans les hautes herbes.

« Pauvre enfant ! fit Léonard ; ce n’est pas là qu’il est, c’est au ciel ! »

La jeune fille ne prit pas garde à lui. Il lui passa doucement le bras autour de la taille ; elle fit un mouvement d’impatience, mais elle ne se retourna pas. Elle se tenait cramponnée à la terre.

Après les journées chaudes la rosée tombe plus abondante. En ce moment, le soleil se couchait et l’herbe s’imprégnait d’humidité. Un épais brouillard s’éleva. Le jeune homme s’assit à côté de la petite fille et essaya de l’attirer vers lui. Elle se retourna avec indignation et le repoussa. Il profanait un tombeau. Léonard la comprit avec son cœur de poète, et se leva. Il y eut un moment de silence. Léonard fut le premier à le rompre :

« Rentrez avec moi, mon enfant, et nous parlerons de lui en chemin.

— De lui ! Qui êtes-vous ? Vous ne l’avez pas connu, dit la jeune fille. Éloignez-vous. Pourquoi venir me troubler ? Je ne fais de mal à personne. Allez, allez-vous-en !

— C’est à vous-même que vous faites du mal, et cela lui causera du chagrin ; il vous voit d’en haut. Allons, venez ! »

L’enfant regarda Léonard à travers ses larmes, et la vue de son visage compatissant la calma et la consola.

« Allez ! dit-elle d’une voix humble et plaintive ; je ne resterai plus qu’un instant. J’ai… j’ai encore tant de choses à lui dire. »

Léonard quitta le cimetière et attendit au dehors ; peu après, la jeune fille sortit, et, le voyant approcher, elle lui fit signe de s’éloigner et pressa le pas. Léonard la suivit de loin et la vit entrer dans l’auberge.


CHAPITRE XLI.

« Bravo ! bravo ! hourra ! » tels furent les cris que notre voyageur entendit en arrivant à la porte de l’auberge ; ces sons joyeux lui inspirèrent de la tristesse par leur contraste avec les sanglots qu’il venait d’entendre. Ces clameurs venaient de l’intérieur ; elles furent suivies d’applaudissements bruyants et de cliquetis de verres. En entrant, Léonard sentit une forte odeur de tabac. Il hésita un moment sur le seuil. Devant lui, sur des bancs qu’ombrageait le hêtre et dans l’intérieur du berceau, il aperçut différents groupes d’hommes, aux formes athlétiques, qui fumaient leurs pipes en plein air.

La maîtresse de la maison, en traversant la boutique pour aller dans la salle, aperçut Léonard et s’avança. Celui-ci était encore indécis : il aurait continué sa route, si la jeune fille n’eût excité son intérêt au plus haut point.

« Votre maison me paraît bien pleine, madame. Puis-je avoir une chambre pour la nuit ?

— Certainement, monsieur, répondit poliment la dame. Je puis vous donner une chambre à coucher, mais je ne sais où vous mettre en attendant. Les deux salles, le cabinet et la cuisine sont entièrement pleins. Il y a eu grande foire aux bestiaux dans le voisinage, et je suppose que nous avons bien ici à l’heure qu’il est une cinquantaine de fermiers.

— Quant à cela, madame, je pourrai rester dans la chambre à coucher que vous aurez la bonté de me donner ; et si cela ne vous dérange pas de m’y faire servir un peu de thé, je serai très-satisfait. Mais j’attendrai que vous ayez le temps. Ne quittez pas votre besogne pour moi. »

La dame fut touchée d’une politesse à laquelle ne l’avaient pas habituée ses grossières pratiques.

« Vous êtes bien honnête, monsieur, et nous ferons de notre mieux pour vous servir, si vous voulez être indulgent. Par ici monsieur. »

Léonard déposa son sac, entra dans le couloir, se fraya, non sans difficulté, un passage à travers un groupe de grands gaillards en bottes à revers et en guêtres de cuir, qui entraient dans la salle ou en sortaient, puis il suivit la dame jusqu’à une petite chambre, située au dernier étage.

« Elle est petite et haute, monsieur, dit l’hôtesse s’excusant. Mais il m’est arrivé quatre fermiers qui viennent de loin et qui m’ont pris tout mon premier. Vous serez ici plus éloigné du bruit.

— Comment donc ! mais rien ne saurait me convenir davantage. Un moment, pardonnez-moi, madame… » Et Léonard, en regardant les vêtements de l’hôtesse, remarqua qu’elle n’était pas en deuil. « La jeune fille que j’ai vue là-bas, dans le cimetière, pleurer amèrement, n’est-elle pas de vos parentes ?

— Ah ! monsieur, dit la dame en portant un coin de son tablier à ses yeux, c’est une bien triste histoire. Je ne sais comment faire. Figurez-vous que son père est tombé malade en se rendant à Londres ; il s’est arrêté ici, voilà quatre jours qu’on l’a mis en terre, et la pauvre enfant paraît être sans parents. Où va-t-elle aller maintenant ? Laryer Jones dit qu’il nous faut la faire passer sur la paroisse de Marylebone, où son père a eu son dernier domicile ; mais après, que deviendra-t-elle ? Mon cœur saigne rien que d’y penser. »

En ce moment, on entendit un tel brouhaha s’élever d’en bas, qu’il devait évidemment y avoir quelque dispute. L’hôtesse s’empressa de descendre pour intervenir.

Léonard s’assit, tout pensif, près de la petite fenêtre. Il y avait donc au monde quelqu’un d’encore plus isolé que lui. La pauvre orpheline, elle, n’avait pas un cœur d’homme pour lutter contre le destin, pas de manuscrits qui dussent lui servir de : « Sésame, ouvre-toi. » Bientôt l’hôtesse reparut, apportant un plateau sur lequel se trouvaient du thé et des tartines. Léonard reprit ses questions :

« Vous dites donc qu’elle n’a pas de parents ? Sûrement, elle doit avoir quelques amis à Londres. Son père n’a-t-il pas laissé d’adresse ? Avait-il en mourant toutes ses facultés ?

— Oui, monsieur ; il a conservé toute sa raison jusqu’au dernier moment. Je lui ai demandé s’il n’avait pas quelque recommandation à faire. « Oui, » m’a-t-il répondu. Et votre petite fille ? lui ai-je dit. « Oui, madame, » a-t-il encore répondu. Puis, posant sa tête sur l’oreiller, il s’est mis à pleurer tout doucement. Je n’ai plus rien ajouté, car j’étais hors de moi de le voir pleurer avec tant de résignation. Mais mon mari, qui a plus de fermeté, lui a dit :

« Allons, du courage, monsieur Digby. Est-ce que vous ne feriez pas bien d’écrire à vos amis ?

— Des amis ! dit le gentleman ; et si vous saviez avec quel accent il a dit cela ! des amis ! je n’en ai qu’un, et je vais le retrouver. Je ne puis pas l’emmener, la pauvre petite ! » Tout à coup il parut se recueillir ; il demanda ses vêtements et fouilla dans ses poches comme pour y chercher quelque adresse qu’il ne put trouver. Il semblait avoir perdu la mémoire, et ses mains étaient sans force. Puis il s’écria soudain : « Attendez, attendez ! Je n’ai jamais eu l’adresse. Écrivez à lord Les… » quelque chose comme lord Lester…, mais nous n’avons pu deviner le nom. Le fait est qu’il n’a pas achevé de le prononcer : un flot de sang s’est porté à ses lèvres et lui a coupé la parole. Il revint à lui cependant et parut reprendre connaissance. Il nous reconnut et sa fille aussi, car il lui adressa un sourire, mais il ne dit plus un mot.

« Pauvre homme ! fit Léonard en s’essuyant les yeux. Mais la petite fille doit se rappeler le nom qu’il n’a pas pu finir ?

— Non ; elle dit qu’il a probablement voulu parler d’un gentleman qu’ils ont rencontré dans Hyde-Park, il n’y a pas longtemps, qui a été très-bon pour son père, et qui s’appelait lord je ne sais quoi ; mais elle ne se rappelle plus le nom, car elle ne l’a vu qu’une fois. Son père parlait très-peu dans ces derniers temps ; mais elle pense qu’il avait espéré trouver quelques bons amis et elle suppose qu’il aura éprouvé une déception, car il est sorti et est revenu, lui disant qu’il leur fallait s’en retourner à Londres, et c’est en route qu’il est mort. Chut ! qu’est-ce que cela ? J’espère qu’elle ne nous aura pas entendus. Non, nous parlions trop bas. Sa chambre est tout près de la vôtre. Je crois l’entendre sangloter. Chut !

— Dans la chambre à côté ? Je n’entends rien. Eh bien ! avec votre permission, je lui parlerai avant de vous quitter. Est-ce que son père n’avait pas d’argent sur lui ?

— Si, quelques guinées, monsieur, qui ont servi à payer son convoi ; il en reste encore un peu pour le voyage de sa fille ; car mon mari m’a dit : « Anne, la veuve a donné son denier, il ne nous faut pas prendre celui de l’orpheline. » Et pourtant mon mari est un homme un peu dur. Que le ciel le bénisse !

— Permettez-moi de vous serrer la main, madame. Dieu vous récompensera tous les deux.

— Hélas ! monsieur, il n’y a pas jusqu’au docteur Dosewell qui ne m’ait dit d’un ton un peu bourru : « Je ne tiens pas à ce qu’on me paye ma note ; seulement, ne me faites plus revenir à six heures du matin, avant d’avoir pris plus de renseignements sur les gens. » Et cependant jusque-là je n’avais jamais entendu dire que le docteur Dosewell fût jamais parti sans se faire payer. Il disait que c’était un tour que lui avait joué l’autre docteur.

— Quel autre docteur ?

— Oh ! un monsieur très-bon, qui est descendu de voiture avec M. Digby, quand il est tombé malade, et qui est resté jusqu’au lendemain matin. Notre docteur dit qu’il s’appelle Morgan, et qu’il demeure… à Londres… et qu’il est homi… homi… je ne sais pas quoi.

— Homicide ? dit Léonard, qui ne savait ce qu’elle voulait dire.

— Oui, homicide, quelque chose comme ça. Il a laissé de petites boules grosses comme des têtes d’épingles pour les donner à l’enfant ; mais elles ne lui ont fait aucun bien. Comment lui en feraient-elles ?

— De petites boules ! Ah ! c’est un homœopathe… je comprends. Et ce docteur a été bon pour elle ; il pourrait sans doute lui venir en aide. Lui avez-vous écrit ?

— Mais nous ne savons pas son adresse, et Londres est une bien grande ville, monsieur.

— Je vais à Londres, et je finirai bien par le trouver.

— Ah ! monsieur, vous m’avez l’air d’être bien bon ! Puisque vous allez à Londres (que ferions-nous ici de la pauvre enfant, elle est trop faible pour le service), mais puisque vous allez à Londres, je voudrais bien qu’elle partît avec vous.

— Avec moi ! dit Léonard étonné. Avec moi ! mais c’est vrai, pourquoi pas ?

— Je suis certaine qu’elle est de bonne famille, monsieur ; on pouvait être sûr que son père était un parfait gentleman, rien qu’à le voir mourir. Il est parti de cette terre avec tant de politesse, un ton si affectueux ! il avait l’air tout confus de nous donner tant de peine ; c’était un gentleman, s’il en fut jamais. Vous aussi, monsieur, vous êtes un gentleman, j’en suis sûre, dit la dame en faisant la révérence. Je m’y connais, allez ! J’ai été femme de charge dans une des premières familles de ce comté, monsieur, si je ne puis pas dire que j’ai servi à Londres ; et, comme les gens bien nés se connaissent généralement entre eux, je ne doute pas que vous ne finissiez par découvrir les parents de la pauvre enfant. Oui, mon ami, j’y vais, j’y vais ! »

De grands cris appelaient l’hôtesse, qui se hâta de redescendre. Les fermiers et les conducteurs de bestiaux s’apprêtaient à partir ; il fallait faire leurs notes et recevoir leur argent. Léonard ne revit plus l’hôtesse de la soirée. On entendit les derniers hourras, et quelques toasts portés probablement aux membres du comté. Et la chambre de douleur qui avoisinait celle de Léonard retentit du bruit qui se faisait en bas. Mais le silence succéda peu à peu à ces cris discordants. Les charrettes et les cabriolets s’éloignèrent. On entendit alors comme un bruit sourd indiquant qu’on fermait les portes, puis un léger bourdonnement et les pas de gens qui montaient se coucher.

À la fin, le silence le plus complet régna partout. En ce moment, l’horloge de l’église sonna onze heures.

Léonard, pendant ce temps, passait en revue ses manuscrits. C’était d’abord un projet de perfectionnement de machine à vapeur, projet qu’il avait depuis longtemps dans la tête et dont les essais dataient des premières notions de mécanique qu’il avait recueillies dans les traités du chaudronnier. Il mit le manuscrit de côté, car il lui aurait fallu un trop grand effort de réflexion pour l’examiner de nouveau.

Il regarda avec moins de précipitation une collection d’essais sur différentes matières ; quelques-uns lui parurent insignifiants, d’autres lui semblèrent bons. Il demeura longtemps fixé sur des cahiers de vers, écrits de sa plus belle main, vers qui lui avaient été inspirés par les mélancoliques souvenirs de Nora.

Le cœur rempli d’enthousiasme et de généreuse ardeur, il s’élançait en imagination vers la grande cité, où viennent aboutir tous les fleuves de la renommée.

Il serra ses papiers et ouvrit la fenêtre, suivant son habitude, avant de se livrer au repos ; car il avait beaucoup d’habitudes étranges, et il aimait à regarder dans les ténèbres de la nuit quand il priait.

Après sa prière, il s’apprêtait, tout en rêvant, à fermer sa fenêtre, lorsqu’il entendit distinctement près de lui quelqu’un qui sanglotait. Il s’arrêta et retint sa respiration ; il regarda doucement au dehors ; la fenêtre, voisine de la sienne, était ouverte. Il y avait donc quelqu’un qui veillait aussi à cette fenêtre, qui priait aussi peut-être. Il prêta une oreille plus attentive encore, et il entendit une voix douce prononcer tout bas ces mots :

« Mon père ! mon père ! m’entendez-vous ? »


CHAPITRE XLII.

Léonard ouvrit sa porte et se glissa vers celle de la chambre voisine. Le premier mouvement de son cœur avait été d’entrer et d’offrir à l’enfant des consolations. Mais lorsqu’il eut la main sur le loquet, il recula ; quoique la pauvre orpheline ne fût qu’un enfant, son sexe rendait encore son chagrin plus sacré et devait la protéger contre toute intrusion indiscrète. Quelque chose dans sa naïve ignorance, il ne savait pas quoi, le retint au seuil de la porte. Le franchir lui eût paru une profanation ; il rentra donc dans sa chambre, où pendant quelques heures il entendit encore des sanglots : enfin ils cessèrent ; l’enfant s’était endormie dans ses larmes.

Le lendemain matin, quand il eut entendu du bruit dans la chambre voisine, il frappa doucement à la porte et ne reçut pas de réponse. Il entra doucement ; il trouva l’enfant assise au milieu de la chambre : on voyait bien qu’elle n’avait pas là d’habitudes, de coin familier ; ses mains reposaient sur ses genoux, et ses yeux étaient tristement baissés. Il s’approcha et lui adressa la parole.

Hélène était fatiguée et silencieuse. La source de ses larmes semblait tarie ; elle fut longtemps sans manifester par aucun signe ou par aucun geste qu’elle eût remarqué la présence de Léonard. À la fin cependant le jeune homme réussit à éveiller sa curiosité ; elle remua les lèvres, puis ses yeux se mouillèrent ; c’était évidemment là un premier succès.

Peu à peu Léonard gagna sa confiance, et elle lui raconta l’histoire si simple de sa vie, souvent interrompue par ses sanglots.

Elle pleurait celui qui avait été l’objet de ses soins, de sa sollicitude et de son amour ; car elle avait été plutôt la protectrice du pauvre défunt qu’elle n’avait été protégée par lui. Léonard ne put tirer de la jeune fille d’autres renseignements que ceux qu’il tenait de la maîtresse de l’auberge ; mais elle lui permit implicitement de jeter un coup d’œil sur les effets que son père avait laissés ; seulement, quand parfois Léonard se disposait à toucher à quelque chose qui était sacré pour elle, elle lui retirait vivement l’objet. Il trouva de nombreuses quittances au nom du capitaine Digby ; de vieilles partitions pour la flûte ; divers rôles de ces comédies où les héros professent le plus noble mépris pour l’argent. Il y avait aussi des reconnaissances de mont-de-piété, puis deux ou trois lettres chiffonnées ; on eût dit que des mains crispées par la colère les avaient froissées. Il demanda à Hélène la permission de les lire, car elles pouvaient lui fournir d’utiles éclaircissements. Hélène, baissant silencieusement la tête, lui fit signe qu’elle le lui permettait. Les lettres ne contenaient que de laconiques et glaciales réponses de quelques parents éloignés, d’anciens amis, ou de personnes auxquelles s’était adressé le défunt dans des circonstances difficiles. Toutes étaient d’un ton décourageant. Léonard insista encore auprès d’Hélène pour qu’elle s’efforçât de retrouver le nom du noble personnage dont son père avait parlé dans ses derniers moments ; mais il échoua complètement, car il est bon de rappeler que lorsque lord L’Estrange avait insisté pour faire accepter son prêt à M. Digby, et lui avait dit ensuite de s’adresser à lui cnez M. Egerton, il avait, par un sentiment naturel de délicatesse, écarté l’enfant, afin qu’elle ne fût pas témoin de la charité faite à son père ; et Hélène disait vrai en affirmant que M. Digby, dans ces derniers temps, avait pris l’habitude de garder un silence absolu sur toutes ses affaires. Elle pouvait avoir entendu son père prononcer le nom de l’étranger, mais elle ne l’avait pas retenu ; tout ce qu’elle put dire, c’est qu’elle reconnaîtrait facilement celui-ci, si elle le rencontrait, et son chien aussi. Léonard voyant que la jeune fille était plus calme, se disposa à quitter la chambre pour aller s’entretenir avec la maîtresse de la maison ; mais tout à coup l’enfant se leva, et mit doucement sa main dans la sienne comme pour le retenir. Elle ne prononça pas une parole ; ce mouvement était assez éloquent, il disait : « Ne m’abandonnez pas. » Léonard, ému, répondit au mouvement de la jeune fille en déposant un baiser sur son front. « Pauvre orpheline, dit-il, voulez-vous venir avec moi ? Nous n’avons qu’un seul et même ami tous les deux ; il nous guidera sur la terre. Comme vous, je n’ai plus de père. » Elle leva les yeux, le regarda longtemps, puis appuya la tête d’un air confiant sur sa jeune et robuste épaule.


CHAPITRE XLIII.

te même jour à midi le jeune homme et l’enfant étaient sur la route de Londres. L’aubergiste avait d’abord hésite beaucoup à confier Hélène à un si jeune protecteur : mais Léonard, dans son heureuse ignorance, avait paru si certain de retrouver le lord ou quelque autre protecteur influent pour l’enfant ; il avait parlé de ses espérances avec tant de feu et tant de bonne foi, sans pourtant dire de quelle nature elles étaient, qu’eût-il été le plus vil imposteur il ne s’y fût pas mieux pris pour gagner la confiance du campagnard. Tandis que la maîtresse du logis s’imaginait follement que tous les gens comme il faut devaient se connaître à Londres, comme cela arrive à la campagne, l’aubergiste croyait qu’un jeune homme si bien mis, qui parlait avec tant de confiance et qui se chargeait si volontiers d’une jeune enfant qui serait un embarras pour lui s’il n’était sûr de pouvoir s’en débarrasser, devait avoir des amis plus âgés et plus sages que lui qui décideraient du meilleur parti à prendre dans l’intérêt de l’orpheline. Que pouvait d’ailleurs faire l’aubergiste ? Cela ne valait-il pas mieux que de la laisser errer de paroisse en paroisse pour être enfin abandonnée dans les rues de Londres ? Hélène sourit quand on lui demanda ce qu’elle désirait : c’était la première fois qu’on la voyait sourire. Elle mit de nouveau sa main dans celle de Léonard. Enfin, son départ avec le jeune homme fut décidé.

La jeune fille fit un paquet des objets auxquels elle tenait le plus et dont elle avait le plus besoin. Léonard plaça ce paquet dans son sac et ne s’aperçut guère que son fardeau en fût devenu plus lourd ; l’hôtesse enverrait le reste des effets à Londres quand léonard aurait écrit et envoyé son adresse, ce qu’il promettait de faire bientôt.

Hélène fit une dernière visite au cimetière, puis elle vint rejoindre son compagnon, qui l’attendait sur la route en dehors de la funèbre enceinte. Lorsqu’ils eurent marché pendant quelques heures, Léonard lui demanda si elle était fatiguée. « Non, » répondit-elle. Mais Léonard, à sa considération, ne voulut pas faire de trop longues marches, et il leur fallut plusieurs jours pour gagner Londres. Voyageant ainsi tous les deux seuls pendant longtemps, ils finirent par se lier si étroitement qu’à la fin du second jour ils s’appelaient mon frère et ma sœur ; et Léonard, à sa grande satisfaction, s’aperçut que la jeune fille, tout en restant profondément triste et complètement insensible aux impressions extérieures, malgré le mouvement physique et la variété du paysage, faisait preuve d’une intelligence bien au-dessus de son âge. Pauvre enfant ! La nécessité avait accéléré chez elle la maturité de l’esprit. Elle comprenait les consolations morales que lui prodiguait Léonard, consolations demi-poétiques et demi-religieuses. Elle prêtait l’oreille au récit qu’il lui faisait de sa propre existence, de l’éducation qu’il s’était lui-même donnée, des luttes solitaires qu’il avait soutenues ; ces luttes-là, elle les comprenait aussi, la noble enfant ! Mais quand Léonard faisait éclater son enthousiasme et parlait de ses glorieuses espérances et de sa confiance dans l’avenir qui s’ouvrait devant eux, elle secouait la tête d’un air de douce mélancolie. Comprenait-elle toutes ces espérances ? Hélas ! elle ne les comprenait que trop peut-être. Elle en savait plus que Léonard sur les réalités de la vie. Léonard s’était d’abord chargé de la dépense commune ; mais avant la fin de la seconde journée Hélène le trouva prodigue : elle lui adressait un regard plein de sagesse et passait son bras sous le sien quand il s’apprêtait à entrer dans une auberge pour dîner. Rien n’eût été plus comique que le sérieux de la jeune fille si ses yeux, à travers leurs larmes, n’eussent manifesté la plus grande douceur et la plus tendre reconnaissance. Enfin la bourse passa dans ses mains ! Comment cela se fit-il, je ne sais ; mais toujours est-il que dès ce moment elle releva la tête avec une certaine fierté.

Ah ! quels heureux repas furent arrangés par ses soins ! comme ils étaient bien plus gais que tous ceux faits dans les tristes salles sablées des auberges, où bourdonnaient les mouches et où l’on respirait l’odeur de tabac ! Elle quittait son compagnon à l’entrée du village, courait en avant, faisait ses provisions et revenait avec un petit panier et une gentille cruche bleue qu’elle avait achetée et fait emplir de lait tout frais ; dans le panier étaient du pain tendra et des radis ou du cresson de fontaine. Et comme elle savait découvrir de jolis endroits pour se reposer et pour y dîner ! quelquefois c’était au milieu d’un bois, d’un bois si solitaire, qu’on eût dit une forêt des contes de fées : le lièvre bondissait à travers les allées, l’écureuil les regardait à travers les rameaux ; quelquefois c’était au bord d’un petit ruisseau, où l’on voyait dans l’eau pure et limpide les poissons se disputer les miettes de pain qu’ils leur jetaient. Ils firent une Arcadie du triste chemin qui les conduisait vers ces terribles Thermopyles, vers ce grand champ de bataille qui les attendait de l’autre côté de leur vallée de Tempé.

« Serons-nous aussi heureux quand nous serons riches ? » disait Léonard dans sa naïve innocence.

Hélène soupirait et secouait sa petite tête pleine de sagesse.


CHAPITRE XLIV.

Enfin ils arrivèrent tout près de Londres ; Léonard avait résolu de ne pas entrer dans la capitale harassé, la tête basse, comme un vagabond qui cherche un refuge, mais frais, reposé et le front haut, comme un conquérant qui vient prendre triomphalement possession. Ils s’arrêtèrent donc de bonne heure la veille à six milles environ de la métropole, dans le voisinage d’Ealing (car c’était là qu’aboutissait leur route). Ils n’étaient point fatigués en arrivant à l’auberge. Il faisait beau : c’était une de ces soirées douces et brillantes dont on jouit parfois pendant les étés si courts mais si admirables de l’Angleterre. Tout était si vert sur la terre et si bleu dans le ciel ! c’était une de ces journées comme nous en avons à peine six dans toute l’année et que nous nous rappelons vaguement quand nous lisons Robin Hood et la Jeune Marianne, la demoiselle et le chevalier dans la chanson d’été de Spencer, ou Jacques tombé sous le chêne et guettant le daim au milieu des vallées des Ardennes. Après s’être reposés un moment à l’auberge, ils sortirent, non pour continuer leur route, mais pour jouir de la fraîcheur du soir ; ils passèrent près des terres du duc de Kent et jetèrent, à travers les grilles, un coup d’œil sur les bosquets et les pelouses de ce beau domaine ; puis ils traversèrent les champs et vinrent jusqu’au bord d’un petit ruisseau appelé la Brent. Hélène s’était montrée ce jour-là plus triste encore qu’à l’ordinaire. Peut-être que dans le voisinage de Londres le souvenir de son père se réveillait plus vif chez elle ; peut-être cette mélancolie était-elle l’effet de la connaissance précoce qu’elle avait de la vie et du pressentiment des malheurs qui devaient les assaillir, pauvres enfants qu’ils étaient ! Mais Léonard, contre sa coutume, se montra égoïste ; il ne partageait pas la tristesse de sa compagne : il était trop plein du sentiment de son existence, et d’ailleurs il aspirait déjà cette ardeur fiévreuse que communique l’atmosphère des capitales.

« Asseyons-nous ici, ma sœur, dit-il d’un ton d’autorité et en s’étendant lui-même à l’ombre d’un arbre dont le feuillage retombait sur le petit ruisseau sinueux. Asseyons-nous et causons. » Puis il lança son chapeau au loin, rejeta en arrière les boucles de sa belle chevelure et se rafraîchit le front dans l’eau du ruisseau.

« Ainsi donc Londres est réellement très-grand, très-grand ? répéta-t-il d’un ton interrogateur.

— Oui, très-grand, répondit Hélène, pendant que, distraite, elle cueillait des pâquerettes et les laissait tomber dans l’eau courante. Voyez comme les fleurs sont emportées par le courant ! Elles sont déjà perdues. Londres est pour nous ce qu’est la rivière pour les fleurs… c’est une ville très-grande, dont le courant est très-fort. Puis elle ajouta, après un court moment de silence, et très-cruel.

— Cruel ! Oh ! il l’a été pour vous, mais maintenant ! maintenant je vous protégerai. »

Léonard sourit d’un air de triomphateur, et ce sourire était beau dans ce qu’il avait de fier et d’affectueux. Léonard était bien changé depuis qu’il avait quitté la maison de son oncle : il était à la fois plus jeune et plus vieux ; car le génie, que nous sentons en nous, quand il brise ses chaînes, nous rend plus vieux et plus sages par rapport au monde vers lequel il prend son essor… il nous rend plus jeunes et plus aveugles par rapport à celui dont il s’élance.

« Et ce n’est pas une belle ville, dites-vous ?

— Très-laide, répondit Hélène avec vivacité, au moins tout ce que j’en ai vu.

— Mais il doit y avoir des quartiers plus jolis les uns que les autres ? Vous dites qu’il y a des parcs ? Pourquoi n’habiterions-nous pas dans le voisinage d’un parc pour avoir la verdure sous les yeux ?

— Ce serait très-joli, dit Hélène presque avec enjouement, mais… puis elle laissa retomber sa tête… mais il n’y a d’habitations pour nous que dans les cours et dans les ruelles.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? répéta Hélène en souriant, et elle leva la bourse en l’air.

— Ah ! mon Dieu ! toujours la maudite bourse ! comme si nous n’allions pas la remplir bientôt. Ne vous ai-je pas raconté l’histoire de Fortunio ? Eh bien ! à tout hasard, nous irons d’abord dans le quartier que vous habitiez et nous prendrons là tous les renseignements possibles ; après-demain, j’irai voir le docteur Morgan et je découvrirai votre lord. »

Des larmes mouillèrent les doux yeux d’Hélène. « Vous êtes bien pressé de vous défaire de moi, mon frère ?

— Moi ! mais je me sens si heureux d’être avec vous, qu’il me semble que je vous revois après avoir soupiré toute ma vie après vous ; car je n’ai jamais eu ni frère, ni sœur, ni personne à aimer qui ne fût plus âgé que moi, excepté….

— Excepté la petite fille dont vous m’avez parlé, dit Hélène en détournant son visage, car les enfants sont très-jaloux.

— Oui, je l’ai aimée et je l’aime encore. Mais c’était bien différent, dit Léonard. Je n’aurais jamais pu lui parler comme je vous parle ; à vous, je vous ouvre mon cœur tout entier ; vous êtes ma petite muse, Hélène ; je vous confie mes caprices et mes rêves aussi franchement que si j’écrivais. » Comme il disait ces mots, on entendit un bruit de pas, et une ombre s’étendit sur l’onde du ruisseau. Un pêcheur attardé apparut sur la rive, promenant avec impudence sa ligne dans l’eau, comme s’il voulait amener de force à l’hameçon quelque poisson assoupi avant que la bête ne se couchât définitivement pour la nuit. Tout entier à son occupation, le pêcheur ne remarqua pas les deux enfants assis à l’ombre du grand arbre, bien qu’il s’arrêtât tout près d’eux.

« Maudite soit la perche ! dit-il tout haut.

— Prenez garde, monsieur, » s’écria Léonard ; car le pêcheur, en se reculant, avait failli marcher sur Hélène.

Le pêcheur se retourna.

« Qu’y a-t-il ? Allons, bon ! voilà que vous avez effrayé ma perche. Restez tranquilles, si cela se peut. »

Hélène se recula ; Léonard ne bougea pas ; il songea à Jackeymo, et se sentit de la sympathie pour le pêcheur.

« C’est la perche la plus extraordinaire qu’on ait jamais vue, dit le pêcheur en se parlant à lui-même. Elle a une chance du diable ! Il faut qu’elle soit née coiffée, la maudite bête ! Je ne la prendrai jamais, non jamais. Ah ! la voilà ! eh non ! ce n’est que de l’herbe. J’y renonce. » Puis il retira avec humeur sa ligne de l’eau et se mit à la démonter, tout en se tournant vers Léonard à qui il dit :

« Connaissez-vous bien cette rivière, monsieur ?

— Non, répondit Léonard, c’est la première fois que je la vois.

Le pêcheur (d’un ton solennel). Eh bien ! jeune homme, suivez mon conseil et ne vous laissez pas fasciner par elle. J’ai été la victime de cette rivière, monsieur ; elle a été la Dalila de mon existence.

Léonard (dont la curiosité est éveillée par cette dernière phrase, qui lui semble poétique). La Dalila, monsieur ? la Dalila ?

Le pêcheur. Oui, la Dalila ! Jeune homme, écoutez-moi, et profitez de l’exemple d’autrui. J’avais à peu près votre âge quand je vins pour la première fois pêcher dans cette rivière. Eh bien ! monsieur, ce jour fatal, vers trois heures de l’après-midi, j’amenai un poisson si gros, qu’il devait peser au moins une livre et demie. Oui, monsieur, il avait cela de longueur (et le pêcheur mit son doigt près de son coude). Au moment où je l’amenais juste à l’endroit où vous êtes assis, voilà ma ligne qui se casse ; la perche se faufile dans les racines de cet arbre et s’échappe emportant l’hameçon. Eh bien ! ce poisson m’a jeté un charme ; jamais je n’ai revu son pareil. J’ai pris, dans la Tamise et ailleurs, des vérons, des goujons aussi, et de temps en temps une vandoise. Mais un poisson comme cette perche, avec des nageoires ressemblant à la voilure d’un navire… une perche monstrueuse, une vraie baleine ! Jamais, jusque-là, je n’avais su quels léviathans l’eau recèle dans ses abîmes. Je ne pus prendre de repos que je ne fusse revenu à cet endroit ; eh bien ! monsieur, je la pris de nouveau cette perche. Et cette fois, je la sortis bel et bien de l’eau. Elle s’échappa encore ; et comment ? abandonnant son œil à l’hameçon. Bien des années se sont écoulées depuis, mais jamais je n’oublierai l’angoisse de ce moment-là.

Léonard. L’angoisse de la perche, monsieur ?

Le pêcheur. De la perche ? Allons donc ! C’est elle qui s’est réjouie de mon angoisse à moi. Je contemplais son œil, cet œil plein de ruse et de scélératesse qui semblait me rire au nez. Eh bien ! monsieur, j’avais entendu dire qu’il n’y a pas de meilleure amorce pour la perche qu’un œil de perche. J’adaptai cet œil à l’hameçon, et je laissai retomber tout doucement la ligne. L’eau était extraordinairement limpide ; au bout de deux minutes, je vis la perche revenir. Elle approcha de l’hameçon, reconnut son œil, remua la queue, fit un plongeon, et, aussi vrai que je suis vivant, elle emporta son œil sain et sauf. Je la vis digérer son œil à côté de ce nénufar. La sorcière ! Depuis ce jour-là, dans le cours d’une vie accidentée et pleine d’événements, j’ai pris sept fois cette perche, et sept fois elle m’a échappé.

Léonard (étonné). Ce ne peut être la même perche ; les perches sont des poissons très-délicats ; un hameçon dans leur chair, un œil enlevé de son orbite ! il n’y a pas de perche dont la constitution résistât à un pareil traitement.

Le pêcheur (avec une sorte d’effroi). Cela paraît en effet surnaturel, mais c’est bien la même perche ; car il n’y a que celle-là dans toute la rivière, et cet habitant solitaire de l’élément liquide, je le reconnais mieux que je ne reconnaîtrais feu mon père. Car toutes les fois que je l’ai enlevée de l’eau, son profil s’est toujours tourné vers moi, et j’ai vu avec effroi qu’il n’avait qu’un œil : c’est le phénomène le plus mystérieux et le plus diabolique que cette perche ! C’est cette perche qui a ruiné mes espérances d’avenir. On m’avait offert une position à la Jamaïque ; mais je ne voulus pas partir lui laissant la victoire. J’aurais pu ensuite être placé aux Indes, mais, mettre l’Océan entre la perche et moi, était chose impossible ; voilà comment j’ai gaspillé mon existence dans cette funeste capitale de ma patrie. Et une fois par semaine, de février à décembre, je viens ici. Ciel ! si je pouvais enfin parvenir à attraper cette perche, le but de mon existence serait atteint ! »

Léonard regarda avec curiosité le pêcheur, quand celui-ci eut terminé son histoire par cette phrase mélancolique. L’élégance de son langage était en contradiction avec ses vêtements misérables et râpés ; il est vrai que c’était la misère d’un gentleman ; il portait un habit noir. Une certaine ironie se jouait sur ses lèvres ; ses mains, sans être très-propres, car elles ne pouvaient l’être avec le métier qu’il faisait, ses mains, dis-je, ne paraissaient pas avoir connu le travail manuel ; sa figure était pâle et bouffie, mais il avait le nez rouge ; l’eau ne semblait pas lui être aussi familière qu’à sa Dalila, la perche.

« Telle est la vie ! reprit philosophiquement le pêcheur en remettant sa ligne dans sa gaine ; si l’homme savait ce que c’est que de pêcher toute sa vie dans une rivière qui n’a qu’une perche, de prendre une perche neuf fois et de la laisser retomber neuf fois dans l’eau… si l’homme savait ce que c’est… et, en disant ces mots, le pêcheur regarda Léonard ; si l’homme savait ce que c’est, eh bien ! voyez-vous, jeune homme, il saurait ce qu’est la vie humaine pour l’ambitieux. Bonsoir ! »

Le pêcheur s’éloigna, foulant aux pieds marguerites et boutons d’or. Hélène le suivit attentivement du regard.

« Quel singulier personnage ! dit Léonard en riant.

— Il me semble que c’est un homme très-sage, » murmura Hélène ; et elle se rapprocha de Léonard, lui prit la main dans les deux siennes, comme si elle sentait déjà qu’il avait besoin de consolation, et que sa ligne fût brisée et sa perche perdue !


CHAPITRE XLV.

Le lendemain Londres leur apparut par degrés, environné d’une atmosphère lourde et sombre. Ils y entraient par l’une de ses plus belles et de ses plus gracieuses avenues, par les beaux jardins de Kensington, et, en longeant Hyde-Park, jusqu’à la porte de Cumberland.

Léonard ne fut nullement frappé d’admiration ; et cependant, avec un peu d’argent et de goût, il serait facile de rendre cette entrée de Londres aussi belle et aussi imposante que celle de Paris par les Champs-Élysées. Aux approches d’Edgeware-Road, Hélène prit son frère d’adoption par la main pour le guider, car tout ce quartier lui était familier, et elle connaissait une maison meublée proche de celle qu’avait occupée son père, où ils pourraient se loger à bon marché. Pour rien au monde elle n’eût voulu retourner dans son ancien logement.

En ce moment le ciel, sombre et couvert depuis le matin, fut complètement obscurci par de gros nuages noirs. Un violent orage éclata : la pluie tomba par torrents. Le jeune homme et l’enfant trouvèrent un abri sous un vaste hangar, dans une rue qui traversait Edgeware-Road. Bientôt le hangar fut encombré de monde, et les deux jeunes voyageurs se serrèrent le long du mur, loin de la foule ; Léonard avait passé son bras autour de la taille d’Hélène, et cherchait à la garantir de la pluie, qui, poussée par le vent, arrivait jusqu’à eux, lorsqu’un jeune homme, d’une mise plus recherchée que celle des autres personnes rassemblées sous le hangar, vint s’y réfugier à son tour. Il lança sur le groupe un regard quelque peu hautain, passa près de Léonard, ôta son chapeau et le secoua. Son visage étant ainsi découvert, le jeune paysan reconnut, au premier coup d’œil, son ancien vainqueur sur la place d’Hazeldean.

Cependant Randal Leslie était changé. Sa figure brune était aussi maigre que lorsqu’il était enfant, et elle portait les traces d’un travail opiniâtre et de nuits sans sommeil ; mais l’expression de son visage était à la fois plus calme et plus virile, et il y avait dans son œil cette étincelle brillante que l’on remarque dans les yeux de ceux qui dirigent toutes leurs pensées vers un seul but. Il paraissait plus âgé qu’il n’était. Il était entièrement habillé de noir, couleur qui lui allait à merveille, et sa tournure et son visage, sans être remarquables, étaient certainement distingués.

Mais tout à coup le groupe s’agite, se pousse ; on se coudoie, on se presse contre les murs, car un cheval fringant s’est élancé sous le hangar. Le cavalier, beau jeune homme mis avec cette recherche qui indique un dandy, s’écrie d’un ton de bonne humeur : « Ne craignez rien, le cheval ne fera pas de mal à personne… Mille pardons…. Allons ! là !… là !… » et le cheval demeura immobile comme une statue, remplissant le centre du passage. On se rassura, et Randal s’approcha du cavalier.

« Frank Hazeldean !

— Ah ! Randal Leslie ! »

Frank sauta aussitôt à bas de son cheval, dont il confia la bride aux mains d’un apprenti qui portait un paquet.

« Mon cher ami, que je suis bien aise de vous rencontrer ! Quelle bonne idée j’ai eue de me réfugier ici, moi qui ordinairement n’ai guère peur d’une averse. Vous êtes donc à Londres, Randal ?

— Oui, chez votre oncle M. Egerton. J’ai quitté Oxford.

— Pour tout à fait ?

— Pour tout à fait.

— Mais vous n’avez pas encore pris votre grade, je pense ? Nous autres Etoniens, nous vous regardions comme certains d’avance du premier prix. Oh ! nous sommes tous fiers de votre réputation…. Vous avez eu tous les prix ?

— Non pas tous, mais quelques-uns. M. Egerton m’a donné le choix de rester à Oxford pour y prendre mes grades, ou d’entrer au ministère. J’ai préféré la fin aux moyens ; car, après tout, à quoi servent les honneurs universitaires, sinon à nous ouvrir une carrière ? Entrer tout d’abord dans cette carrière, c’est donc, ce me semble, épargner bien du temps.

— Ah ! vous avez toujours été ambitieux, et vous ferez du bruit quelque jour, j’en suis sûr.

— Peut-être, si je travaille. Savoir c’est pouvoir. »

Léonard tressaillit.

« Et vous ? reprit Randal en regardant avec curiosité son ancien camarade, vous n’êtes point venu à Oxford. J’ai entendu dire que vous étiez entré dans l’armée.

— Je suis dans les gardes, dit Frank s’efforçant d’énoncer ce fait sans trop de fatuité. Mon père a bien fait un peu la grimace ; il aurait préféré que j’allasse vivre là-bas avec lui pour m’occuper d’agriculture. Mais j’ai bien le temps d’en arriver là. Par Jupiter ! Randal, que la vie de Londres est donc agréable ! Allez-vous à Almack, ce soir ?

— Non. C’est aujourd’hui congé à la Chambre ! Il y a un grand dîner parlementaire chez M. Egerton. Il est au ministère en ce moment. Mais vous ne voyez pas beaucoup votre oncle, je crois ?

— Nos sociétés ne sont pas les mêmes, dit le jeune gentleman d’un ton digne de Brummell. Tous ces parlementaires sont prodigieusement ennuyeux !… Voici la pluie qui cesse. Je ne sais, d’ailleurs, si mon père serait bien content que je me présentasse à Grosvenor-Square ; mais n’oubliez pas de venir me voir. Voici ma carte pour que vous vous en souveniez ; il faudra venir dîner à notre mess…. ce sont de si bons enfants ! Je vous en prie, ne tardez pas. »

Frank s’élança sur sa selle après avoir donné au jeune garçon qui lui avait tenu son cheval une demi-couronne, récompense beaucoup plus forte que ne l’eût approuvé son père, puis un mouvement du corps et un coup d’éperon firent bondir en avant le beau coursier et le joyeux cavalier. Randal, demeuré un moment pensif, quitta bientôt le hangar, car la pluie avait complètement cessé.

Alors Hélène reprît de nouveau Léonard par la main et le conduisit à travers de petites rues obscures et sales. C’était presque une allégorie vivante que cette jeune fille triste et silencieuse conduisant cet humble et pauvre enfant de génie le long de ces boutiques malpropres, dans ces ruelles tortueuses qui devenaient de plus en plus misérables, jusqu’à ce que les deux enfants disparurent aux regards.


CHAPITRE XLVI.

« Venez, je vous en prie. Changez d’habit et revenez dîner avec moi, vous en avez le temps, Harley. Vous verrez là les gens les plus influents de notre parti ; et vraiment ce sera une étude intéressante pour vous, qui vous dites philosophe. »

Ainsi parlait Audley Egerton à lord L’Estrange, avec lequel il venait de faire une promenade à cheval au sortir du ministère. Les deux gentlemen étaient dans le cabinet d’Audley. M. Egerton, son habit boutonné, comme de coutume, était assis dans son fauteuil, droit et ferme, comme un homme qui méprise un repos inglorieux. Harley, étendu tout de son long sur le sofa suivant son habitude, ses longs cheveux flottant négligemment, sa cravate à peine nouée, ses vêtements entr’ouverts… simplex munditiis, gracieux comme toujours, à son aise partout et avec tout le monde, mais surtout avec Audley Egerton qui intimidait ou glaçait tant de gens.

— Mon cher Audley, pardonnez-moi, mais vos hommes éminents sont tous gens d’une seule et unique idée qui n’est nullement divertissante… la politique !… toujours la politique !… la tempête dans un verre d’eau.

— Mais qu’est donc votre vie, Harley ? Le verre d’eau sans la tempête ?

— Savez-vous bien, Audley, que ceci est fort bien dit ? Je ne vous croyais pas la repartie aussi vive. La vie… c’est une chose insipide et creuse, Audley, je forme le souhait le plus bizarre…

— Cela ne m’étonne pas, dit Audley, vous n’en formez jamais d’autres. Quel est-il ?

Harley (d’un ton très-sérieux). Croyez-vous au magnétisme ?

Audley. Non, certainement.

Harley. Ah ! s’il était au pouvoir d’un de ces magnétiseurs de me faire sortir de ma peau et entrer dans celle d’un autre ! c’est là mon rêve ! Je suis si las de moi-même !… si las !… J’ai retourné toutes mes idées en tous sens, je les sais par cœur. Lorsque quelque impertinente idée lève le nez et me dit : « Regardez-moi… je suis une nouvelle connaissance, » je lui fais signe et lui réponds : « Point du tout ; vous avez changé d’habit, voilà tout ! vous êtes toujours la même misérable sotte qui m’avez ennuyé pendant une vingtaine d’années ; allez-vous-en. » Mais si je pouvais entrer dans la peau d’un autre, si je pouvais être pendant une demi-heure votre grand suisse ou l’un de vos fameux hommes positifs, à la bonne heure ! Ce serait là voyager dans un nouveau monde ! Chaque cerveau doit avoir son monde à lui, n’est-ce pas ? Si je pouvais seulement fixer ma demeure dans le vôtre, Audley, parcourir le champ de vos pensées et de vos sensations ! Il faut vraiment que je parle de cela à ce magnétiseur français.

Audley (qui ne paraît goûter que médiocrement l’idée de voir ses pensées et ses émotions connues même d’un ami, et ne fût-ce qu’en imagination). Voyons, Harley, parlez donc en homme sensé !

Harley. Pauvre Audley, comme je l’ennuie !… Voyons, je vais tâcher de causer raison pour vous obliger. Et d’abord… (Ici Harley se releva sur son coude), d’abord est-il vrai que vous fassiez la cour à la sœur de cet infâme traître italien ?

Mme di Negra ? non, je ne lui fais pas la cour, répondit Audley avec un froid sourire. Mais elle est fort belle ; elle est fort instruite ; elle m’est utile… je n’ai pas besoin de dire en quoi et comment, cela concerne mon métier d’homme politique. Mais si vous me permettiez de vous donner un conseil, je pense qu’il me serait facile d’obtenir de son frère, grâce à mon influence sur elle, quelque concession honorable pour votre exilé. Elle désire beaucoup savoir où il est.

— Vous ne le lui avez pas dit ?

— Non. Je vous ai promis de garder ce secret.

— N’y manquez pas, car ce n’a peut être que pour lui tendre un piège qu’elle désire connaître sa demeure. Des concessions ! allons donc ! mais il s’agit de droits et non de concessions !

— Vous devriez laisser votre ami juge de la question.

— Eh bien, je lui écrirai. En attendant, prenez garde à cette femme, j’ai beaucoup entendu parler d’elle à l’étranger : elle est aussi fausse que son frère et…

— Aussi belle, interrompit Audley, donnant adroitement un autre tour à la conversation. On m’a dit que le comte est un des plus beaux hommes de l’Europe, qu’il est plus beau même que sa sœur, quoiqu’il ait près du double de son âge. Allons donc… Harley, ne craignez rien pour moi. Je ne suis plus sensible aux amorces des femmes. Mon cœur est mort.

— Non, non, ce n’est pas à vous de parler ainsi, c’est bon pour moi. Et encore ne le dirai-je pas, le cœur ne meurt jamais. Et vous…. qu’avez-vous perdu ? votre femme, c’est vrai, une femme excellente, au cœur noble et généreux. Mais était-ce bien de l’amour que vous ressentiez pour elle ?… Ô homme digne d’envie, avez-vous jamais aimé ?…

— Peut-être que non, Harley, dit Audley d’une voix émue et le visage sombre. Bien peu d’hommes ont aimé, du moins comme vous l’entendez. Mais d’autres passions que l’amour peuvent briser le cœur. »

Pendant qu’Egerton parlait, lord L’Estrange se détourna la poitrine oppressée. Il y eut un court moment de silence : Audley le rompit le premier.

« En partant de ma femme, je regrette que vous n’approuviez pas ce que j’ai fait pour son jeune parent, Randal Leslie.

Harley (faisant un effort pour se remettre). Est-ce un service à lui rendre que de lui faire échanger une position indépendante contre la protection d’un patron ?

Audley. Je ne lui ai rien imposé. Je lui ai seulement offert le choix. À son âge, j’aurais choisi comme lui.

Harley. Je ne le crois pas, j’ai meilleure opinion de vous. Mais répondez-moi franchement à une première question et je vous en ferai une autre. Avez-vous l’intention de faire de ce jeune homme votre héritier ?

Audley (un peu embarrassé). Mon héritier, hum !… je suis jeune encore, je vivrai peut-être aussi longtemps que lui ; nous avons le temps de penser à cela.

Harley. Voici ma seconde question. Avez-vous dit bien explicitement à ce jeune homme qu’il pouvait compter sur votre protection, mais non sur votre fortune ?

Audley (avec fermeté). Je crois le lui avoir dit ; mais je le lui répéterai plus clairement encore.

Harley. Alors j’approuve votre conduite, mais non la sienne. Il a trop d’intelligence pour ne pas connaître la valeur de l’indépendance ; et soyez sûr qu’il a fait son calcul et vous jetterait par-dessus le marché dans toute balance qu’il pourrait faire pencher de son côté. Vous jugez les hommes avec votre expérience ; moi je les juge avec mon instinct. La nature nous avertit comme elle fait les animaux inférieurs ; seulement nous autres bipèdes, nous sommes trop infatués de nous-mêmes pour nous laisser guider par elle. Mon instinct de soldat et de gentleman m’éloigne de ce vieux jeune homme. Écoutez !… j’entends ses pas dans le vestibule… je le reconnaîtrais entre mille… C’est bien sa main qui est sur la serrure. »

Randal Leslie entra. Harley qui en dépit de son mépris pour les usages, et de son éloignement pour Randal, était trop bien élevé pour ne pas se montrer poli avec un homme plus jeune que lui et son inférieur, se leva et salua. Mais son regard perçant ne s’adoucit pas sous le feu plus sombre et plus pénétrant de celui de Randal. Harley ne reprit point sa place sur le sofa ; il se rapprocha de la cheminée et s’y appuya.

Randal. Je me suis acquitté de vos commissions, M. Egerton. Je suis allé d’abord à Maiden-Hill et j’ai vu M. Burley. Je lui ai remis le billet, mais il m’a dit que c’était trop et qu’il renverrait la moitié de la somme au banquier. Il écrira l’article comme vous le désirez. Puis, je….

Audley. Cela suffit, Randal ! il ne faut pas fatiguer lord L’Estrange de ces détails.

Harley. Ces détails ne me déplaisent pas. Ils me réconcilient avec ma vie, à moi. Continuez, je vous prie, M. Leslie. »

Randal avait trop de tact pour n’avoir pas compris le coup d’œil de M. Egerton. Il ne continua pas, mais dit d’une voix douce : « Pensez-vous, milord, que la contemplation du genre de vie mené par d’autres puisse réconcilier un homme avec le sien, s’il a auparavant senti le besoin d’un réeonciliateur ? »

Harley parut satisfait, car la question était ironique, et s’il y avait au monde une chose qu’il abhorrât, c’était la flatterie.

« Rappelez-vous votre Lucrèce, M. Leslie, le suave mare, etc., etc. Il est agréable de voir du haut du rocher les matelots ballottés sur l’océan. Vraiment, je crois que cette vue doit réconcilier l’homme avec le rocher bien qu’auparavant il ait pu être ennuyé des éclaboussures de l’écume et abasourdi par les cris des goélands ; mais je vous quitte, Audley. Il est singulier que je n’aie plus entendu parler de mon officier. Rappelez-vous votre promesse, quand je viendrai la réclamer. Adieu, monsieur Leslie, j’espère que l’article de Burley sera digne du billet de banque. »

Lord L’Estrange remonta sur son cheval, qui était resté à la porte, et traversa le parc. Mais il n’était plus inconnu aux promeneurs ; tous lui souriaient et le saluaient à l’envi.

« Hélas ! se dit-il, je suis découvert maintenant. Cette terrible duchesse de Knaresborough… Me voilà réduit à fuir mon pays ! »


CHAPITRE XLVII.

« M. Leslie, dit M. Egerton, quand Harley eut quitté le cabinet, Vous n’avez pas agi avec votre discrétion habituelle en parlant devant une tierce personne de sujets liés à la politique.

— Je le sens maintenant, monsieur. Ma seule excuse, c’est que je croyais lord L’Estrange votre ami intime.

— Un homme public, M. Leslie, servirait mal son pays s’il n’était pas surtout réservé avec ses amis intimes… quand ils n’appartiennent pas à son parti.

— Excusez mon ignorance ; lord Lansmere est si connu pour l’un de vos soutiens que j’ai dû croire que son fils partageait ses opinions, et avait votre confiance. »

Le front d’Egerton se plissa légèrement, et donna une expression sévère à son visage toujours ferme et décidé. Il répondit néanmoins d’un ton doux :

« À son entrée dans la vie politique, monsieur Leslie, il n’y a rien dont un jeune homme de votre mérite doive plus se méfier que de ses propres sentiments ; ils le trompent presque toujours. Et je crois que c’est là l’une des raisons qui font que souvent les jeunes gens de talent désappointent leurs amis et restent longtemps sans emploi. »

La rougeur du ressentiment colora un instant le visage de Randal, mais cette rougeur disparut promptement ; il s’inclina en silence.

Egerton reprit comme pour s’expliquer, pour s’excuser même :

« Voyez lord L’Estrange lui-même. Un jeune homme pouvait-il entrer dans la vie sous de plus brillants auspices ? Rang, fortune, gaieté (et c’est un grand avantage dans le monde que la gaieté), du courage, de l’aplomb, et une éducation peut-être aussi brillante que la vôtre ; et maintenant, voyez comme sa vie a été gaspillée. Pourquoi ? Parce qu’il a toujours jugé à propos de penser par lui-même. Il n’a jamais pu se plier aux idées d’un parti, et il ne s’y pliera jamais. Le char de l’État, M. Leslie, demande que tous les chevaux tirent ensemble.

— Avec votre permission, monsieur, répondit Randal ; je crois que malgré les talents de lord L’Estrange, dont vous devez être un juge compétent, il y a d’autres raisons pour lesquelles il n’eût jamais rien fait dans la vie publique.

— Ah ! Et quelles sont ces raisons ? dit vivement Egerton.

— D’abord, répondit Randal avec finesse, la vie privée a trop fait pour lui. Que pourrait donner la vie politique à un homme qui n’a besoin de rien ? Placé par la naissance au sommet de l’échelle sociale, pourquoi irait-il volontairement se mettre au bas pour la remonter avec peine ? Lord L’Estrange me paraît en outre un homme dans l’organisation duquel le sentiment occupe une trop large part pour la vie pratique.

— Vous avez l’œil pénétrant, dit Audley avec une certaine admiration ; un œil bien pénétrant, pour votre âge. Pauvre Harley ! »

Puis Egerton reprit vivement :

« Mon jeune ami, quelque chose me préoccupe. Soyons francs l’un avec l’autre. J’ai mis sous vos yeux les avantages et les désavantages de l’offre que je vous ai faite. Prendre vos grades avec autant d’honneur que vous l’eussiez fait sans aucun doute, obtenir votre agrégation, entrer au barreau, précédé de la réputation que vous auraient acquise vos talents, c’était là une première carrière. Il y en avait une autre. Entrer sur-le-champ dans la vie publique, profiter de mon expérience, vous étayer de l’intérêt que je prenais à vos succès, courir les chances de vous élever ou de tomber avec un parti, c’en était une autre ; mais peut-être une considération a-t-elle pu déterminer votre choix dont vous ne m’avez rien dit, quand vous m’en avez donné les raisons.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Vous avez peut-être compté sur ma fortune, dans le cas où les chances des partis tourneraient contre vous ; s’il en est ainsi, avouez-le-moi ; cette pensée serait assez naturelle chez un jeune homme issu de la branche aînée d’une maison, dont ma femme était l’héritière.

— Vous me faites injure, monsieur Egerton, » dit Randal se détournant.

Le regard observateur de M. Egerton suivit le mouvement de Randal ; le visage était caché, mais l’œil de l’homme d’État examinait l’attitude qui souvent exprime la pensée, tout autant que fait la physionomie ; mais Randal mit en défaut la pénétration de M. Egerton. L’émotion du jeune homme pouvait être le résultat d’une honorable fierté, d’un sentiment généreux, elle pouvait aussi avoir toute autre cause. Egerton continua lentement :

« Une fois pour toutes, je le dis clairement et sans équivoque, n’y comptez jamais ; comptez d’ailleurs sur tout ce que je pourrai faire pour vous, et pardonnez-moi, si mes conseils sont quelquefois rudes, et mes réprimandes sévères, attribuez-le à l’intérêt que m’inspire votre carrière. En outre, avant que de regarder une décision comme irrévocable, je désire que vous sachiez par expérience combien a de désagréments et même d’humiliations à subir au début, celui qui sans fortune et sans position désire s’élever dans la vie politique. Je ne considérerai votre choix comme définitif qu’à la fin de l’année ; votre nom restera inscrit jusqu’à cette époque sur les registres d’Oxford si, après expérience faite, vous préférez retourner à Oxford et marcher plus lentement, mais plus sûrement dans le chemin qui mène à l’indépendance et à la distinction, vous le pourrez. Maintenant, monsieur Leslie, donnez-moi la main pour me prouver que vous me pardonnez ma rudesse ; il est temps de s’habiller. »

Egerton rentra dans sa chambre.

« Monsieur, lui dit son domestique, qui l’attendait, M. Lévy est ici… vous lui avez, dit-il, donné rendez-vous, et M. Grinders vient d’arriver de la campagne.

— Faites entrer M. Grinders tout de suite, dit Egerton en s’asseyant. Vous n’avez pas besoin d’attendre ; je m’habillerai sans vous. Dites à M. Lévy que je le verrai dans cinq minutes. »

M. Grinders était l’intendant d’Audley Egerton.

M. Lévy était un fort bel homme, qui portait un camélia à sa boutonnière, menait un cheval fringant qui lui avait coûté deux cents livres, était bien connu des jeunes gens à la mode et considéré par leurs pères comme une relation fort dangereuse.


CHAPITRE XLVIII.

Lorsque les invités furent réunis dans les salons, M. Egerton présenta Randal Leslie à ses éminents collègues et amis, d’une manière qui contrastait étrangement avec le ton froid et sévère dont il lui avait parlé en particulier. La présentation fut faite avec cette cordialité, ce respect gracieux par lequel ceux qui sont dans une haute position commandent l’attention pour ceux qui ont leur position à faire.

Leslie fut reçu avec cette courtoisie charmante qui est le To Kalon d’une aristocratie.

Après le dîner la conversation tomba sur la politique. Randal écouta avec attention et en silence jusqu’au moment où Egerton lui fournit, avec bonté, l’occasion de parler tout juste assez pour montrer son intelligence, sans l’exposer au reproche de vouloir faire la loi.

Egerton s’entendait à produire et à faire valoir un jeune homme, talent fort rare qui lui avait valu la popularité dont il jouissait parmi les membres nouveaux de son parti.

Les invités se retirèrent de bonne heure.

« Il est temps d’aller à Almack, dit Egerton à Leslie en regardant la pendule. J’ai un parrain pour vous ; venez. »

Randal monta en voiture avec son patron. En route, Egerton lui dit :

« Je vais vous présenter aux principaux personnages du grand monde, faites connaissance avec eux et étudiez-les ; je ne vous conseille pas de tenter davantage, c’est-à-dire de chercher à devenir un homme à la mode ; c’est une ambition qui coûte fort cher ; elle a servi quelques hommes, mais elle en a ruiné bien davantage. Vous avez mieux à faire. Dansez ou ne dansez pas, comme il vous plaira, mais ne coquetez pas, sans quoi on demandera quelle est votre fortune, question qui ne peut vous être que désavantageuse, et puis cela entraîne un jeune homme au mariage, ce qui n’est point votre affaire en ce moment. Nous voici arrivés. »

Deux minutes après, ils entrèrent dans la grande salle de bal, où Randal fut ébloui par les lumières, les diamants et l’éclat de mille beautés réunies. Audley le présenta rapidement à une douzaine de dames, puis disparut dans la foule. Randal ne fut point embarrassé ; il n’était pas timide, ou du moins s’il avait cette infirmité qui paralyse, il savait la cacher. Il répondit aux questions languissantes qui lui étaient adressées avec une vivacité qui soutenait la conversation et faisait concevoir de son esprit une opinion très-favorable. Mais la personne auprès de laquelle il eut le plus de succès fut une femme qui n’avait pas de filles à marier, une femme du monde fort jolie et fort spirituelle, lady Frédéric Coniers.

« Est-ce la première fois que vous venez à Almack, monsieur Leslie ?

— La première fois.

— Ne vous êtes-vous pas assuré une danseuse ? Voulez-vous que je vous en trouve une ? Que pensez-vous de cette gentille demoiselle en rose ?

— Je la vois… mais je ne puis penser à elle.

— Vous êtes peut-être comme un diplomate entrant dans une cour nouvelle, et vous cherchez à savoir avant tout à qui vous avez affaire.

— J’avoue qu’en commençant l’étude de mon temps, j’aimerais à en distinguer tout d’abord les figures les plus marquantes.

— Donnez-moi le bras, et nous irons dans la pièce voisine. Nous y verrons entrer les différentes notabilités une à une, et nous observerons sans être observés. C’est le moins que je puisse faire pour un ami de M. Egerton.

— Ainsi donc M. Egerton, dit Randal, a eu l’heureuse fortune de conquérir vos bonnes grâces, même pour ses amis, quelque obscurs qu’ils soient ?

— À vous dire le vrai, je crois qu’aucun ami de M. Egerton n’est destiné à rester longtemps obscur, s’il a l’ambition de cesser de l’être ; car M. Egerton a pour maxime de ne jamais oublier ni un ami ni un service.

— Vraiment ! fit Randal surpris.

— Voilà pourquoi, continua lady Frédéric, à mesure qu’il avance dans la vie, les amis se groupent autour de lui. Il montera encore plus haut. La reconnaissance, monsieur Leslie, est une bien bonne politique.

— Hem ! » fit Leslie.

Ils étaient arrivés dans la pièce où le thé, le pain et le beurre servaient de rafraîchissements aux habitués de ce qui était alors la réunion la plus exclusivement aristocratique de Londres. Ils se placèrent dans l’embrasure d’une fenêtre, et lady Frédéric s’acquitta de la tâche de cicerone avec plaisir et vivacité. Chacune de ses remarques sur les différents personnages qui passaient devant eux comme dans un panorama, était accompagnée d’une peinture originale, assaisonnée de quelque anecdote ; elle se montrait parfois bienveillante, le plus souvent satirique ; mais son récit était toujours pittoresque et amusant.

Bientôt Frank Hazeldean s’approcha de la table où l’on prenait le thé ; il donnait le bras à une jeune fille d’une physionomie hautaine et imposante, bien que ses traits fussent délicats.

« Le nouvel officier des gardes, dit lady Frédéric. C’est un beau jeune homme qui n’est pas encore tout à fait gâté ; mais il fait partie d’une coterie dangereuse. »

Une heure plus tard, Randal, qui n’avait pas dansé, était toujours dans le salon des rafraîchissements ; mais lady Frédéric l’avait quitté depuis longtemps. Il causait avec quelques anciens élèves d’Eton, lorsqu’entra une dame d’une beauté remarquable ; à sa vue, un murmure s’éleva dans le salon.

Elle pouvait avoir de vingt-deux à vingt-quatre ans. Sa robe de velours noir tranchait sur ses épaules d’albâtre et faisait ressortir la fraîche pâleur de son teint, en même temps que l’éclat des diamants dont elle était couverte. Son épaisse chevelure était simplement nattée ; ses yeux étaient noirs et brillants, ses traits réguliers et accentués. L’expression de son visage, quand il était tranquille, n’eût pas satisfait ceux qui aiment à lire la modestie et la douceur sur la physionomie d’une femme ; mais quand elle parlait et qu’elle souriait, il y avait sur ce visage tant d’animation et de vivacité, tant de charme dans son sourire, que tout ce qui aurait pu contribuer à gâter l’effet de sa beauté disparaissait.

« Quelle est cette belle personne ? demanda Randal.

— Une Italienne… une marquise de je ne sais quoi, dit un des écoliers d’Eton.

— La marquise di Negra, dit tout bas un autre qui avait été sur le continent. C’est une veuve ; son mari appartenait à la grande famille génoise des di Negra… à la branche cadette. »

Plusieurs hommes firent bientôt cercle autour de la belle Italienne Quelques femmes de haut rang lui adressèrent la parole, mais avec une politesse un peu froide. Les dames de rang inférieur semblaient vouloir l’éviter ; ce pouvait être de la jalousie. Pendant que Randal contemplait la marquise avec plus d’admiration qu’il n’en avait peut-être jamais ressenti pour aucune femme, il entendit une voix qui disait :

« Oh ! Mme di Negra est décidée à s’établir ici et à épouser un Anglais.

— Si elle peut en trouver un assez courageux pour cela, répondit une voix de femme.

— Elle vise déjà à Egerton, et il a assez de courage pour quoi que ce soit. »

La voix de femme répondit en riant :

« M. Egerton connaît trop bien le monde, il a résisté à trop de séductions pour être…

— Chut ! le voici ! »

Egerton entrait dans le salon, le pas ferme et la tête droite comme toujours. Randal le vit échanger un rapide coup d’œil avec la marquise ; mais en passant devant elle il se contenta de la saluer.

Randal continua d’observer, et dix minutes après, il put voir Egerton et la marquise assis à l’écart dans cette même embrasure de fenêtre que lady Frédéric et lui avaient occupée une heure auparavant.

« Est-ce donc là le motif pour lequel M. Egerton m’a prévenu d’une façon si blessante que je ne devais pas compter sur sa fortune ? murmura Randal. Aurait-il l’intention de se remarier ? »

Soupçon bien injuste ! car en ce moment même, voici les paroles qn’Audley Egerton laissait tomber de ses lèvres de bronze :

« Non, chère madame, n’attribuez pas à la franchise de mon admiration plus de galanterie qu’elle ne mérite. Votre conversation me charme, votre beauté me ravit, votre société est une distraction à laquelle j’aspire au milieu des travaux fatigants de mon existence ; mais j’en ai fini avec l’amour, et je ne me marierai jamais.

— Vous me donnez presque envie de faire votre conquête pour avoir le plaisir de vous repousser ensuite, dit l’Italienne dont les yeux lançaient des éclairs.

— Je puis tout défier, même vous, répondit Audley avec son froid et sévère sourire. Mais, pour en revenir à notre sujet, vous avez plus d’influence du moins sur cet ambassadeur si adroit, et je compte sur vous pour obtenir de lui le secret dont nous parlons. Ah ! madame, restons amis. Vous voyez que j’ai triomphé des injustes préjugés qui s’élevaient contre vous. Vous êtes reçue et fêtée partout comme il convient à votre rang, à vos charmes. Comptez toujours sur moi, comme je compte sur vous. Mais en restant ici plus longtemps, j’exciterais trop d’envie, et j’ai la présomption de croire que je puis vous faire tort en provoquant les bavardages. Comme ami avoué, je puis vous servir ; comme amant présumé, ce me serait impossible. »

Audley se leva en disant ces mots ; puis, restant debout près du siège de la marquise, il ajouta négligemment :

« À propos, la somme que vous me faites l’honneur de m’emprunter sera demain chez votre banquier.

— Mille remercîments. Mon frère s’empressera de vous la rendre. »

Audley s’inclina.

« Votre frère, je l’espère, me la rendra en personne, pas plus tôt. Quand vient-il ?

— Oh ! il a encore remis sa visite à Londres. On a tant besoin de lui à Vienne ! Mais, puisque nous parlons de lui, permettez-moi de vous demander si votre ami, lord L’Estrange, conserve toujours rancune à mon pauvre frère.

— Toujours !

— C’est honteux, s’écria l’Italienne avec emportement. Que lui a fait mon frère pour qu’il excite sans cesse des intrigues contre lui à la cour d’Autriche ?

— Des intrigues ? Je crois que vous faites injure à lord L’Estrange ; il n’a fait que présenter, en faveur d’un proscrit ruiné, des observations qui lui ont paru justes.

— Et vous ne voulez pas me dire où est cet exilé, ni si sa fille vit encore ?

— Ma chère marquise, je vous ai appelée mon amie, par conséquent je n’aiderai pas lord L’Estrange à nuire à vous ni aux vôtres ; mais L’Estrange est aussi mon ami, et je ne puis donc pas tromper la confiance que… » Audley s’arrêta court et se mordit les lèvres. « Vous me comprenez, » reprit-il en donnant à son sourire plus d’animation qu’à l’ordinaire.

Puis il s’éloigna.

L’Italienne fronça le sourcil et le suivit du regard. Elle se leva, et, au même moment, son œil rencontra celui de Randal.

« Ce jeune homme a le regard d’un Italien, » se dit la marquise en passant près de lui pour entrer dans la salle de danse.


CHAPITRE XLIX.

Léonard et Hélène avaient élu domicile dans une petite ruelle où ils habitaient deux petites chambres. Le quartier était pauvre, le logement des plus modeste ; mais leur hôtesse était bienveillante. C’était peut-être la raison qui avait fait choisir ce logement à Hélène : on ne trouve pas souvent de propriétaire amicale et souriante, quand on est pauvre. Puis de leurs fenêtres ils apercevaient un grand arbre, un orme magnifique, qui s’élevait dans la cour d’un charpentier. Ils voyaient les oiseaux chercher un refuge dans ses branches ; ils entendaient même, quand s’élevait une légère brise, l’agréable bruissement de son feuillage.

Léonard se rendit le soir même à l’ancien domicile du capitaine Digby ; mais il ne put s’y procurer aucun renseignement de nature à le mettre sur la trace de quelque protecteur d’Hélène. Les gens de la maison le reçurent assez mal, disant que le capitaine leur redevait une livre et dix-sept shillings. Cette réclamation lui parut très-contestable et fut énergiquement repoussée par Hélène. Le lendemain matin, Léonard se mit à la recherche du docteur Morgan. Il s’adressa, pour avoir l’adresse du docteur, au pharmacien le plus voisin. Celui-ci eut l’obligeance de regarder dans l’almanach royal, et il dirigea Léonard vers une maison de Bulstrode-Street, Manchester-Square. Léonard réussit à trouver la rue, s’étonnant, chemin faisant, de l’aspect misérable de Londres ; Screwstown lui paraissait beaucoup plus beau.

Un domestique, aux vêtements râpés, ouvrit la porte, et Léonard remarqua que l’antichambre était encombrée de malles, de caisses et de paquets de toutes sortes. Il fut introduit dans une petite pièce où se trouvait une grande table ronde, sur laquelle étaient différents traités d’homœopathie, le Plutarque de Parry, les Recherches celtiques de Davies, et un journal du dimanche. Le portrait de l’illustre Hahnemann occupait la place d’honneur au-dessus de la cheminée. Au bout de quelques instants, la porte qui conduisait dans les appartements s’ouvrit, et le docteur Morgan parut.

« Veuillez entrer, monsieur, » dit-il poliment.

Le docteur s’assit à son bureau, jeta un coup d’œil rapide sur Léonard, puis sur un énorme chronomètre posé sur la table.

« J’ai peu de temps à moi, monsieur. Je vais partir pour l’étranger, et maintenant voici les malades qui affluent ! Il est trop tard ! Londres se repentira de son indifférence ! »

Le docteur s’arrêta majestueusement ; et, ne remarquant pas sur le visage de Léonard la tristesse qu’il espérait y lire, il reprit d’un ton bourru :

« Je vais partir pour l’étranger, monsieur, mais je puis faire le diagnostic de votre maladie et le laisser à mon successeur. Hum ! cheveux châtains ; des yeux… quelle couleur, voyons, regardez par ici, bleu, bleu foncé. Hum ! constitution nerveuse. Quels sont les symptômes ?

— Monsieur, commença Léonard, une petite fille…

Le docteur Morgan (avec impatience). Laissons là la petite fille ! Je ne vous demande pas l’histoire de votre maladie ; attachons-nous aux symptômes… attachons-nous aux symptômes !

Léonard. Vous ne me comprenez pas, docteur. Il ne s’agit pas de moi. Une petite fille….

Le docteur Morgan. Encore la petite fille ! Je comprends ! c’est elle qui est malade. Faut-il que j’aille la voir ? Il est indispensable qu’elle m’explique elle-même les symptômes de son mal. Je ne puis juger de la maladie d’après vos paroles. Vous allez me dire qu’il s’agit de consomption, de dyspepsie, ou de tout autre mal qui n’existe pas : pures inventions de l’allopathie !… les symptômes, monsieur, les symptômes ?

Léonard (insistant). Vous avez soigné son pauvre père, le capitaine Digby, quand il est tombé malade dans la voiture où vous étiez avec lui. Il est mort et sa fille est orpheline.

Le docteur Morgan (fouillant dans son livre de médecine). Orpheline ! il n’y a rien de meilleur pour les orphelines, surtout si elles sont inconsolables, que de l’aconit et de la camomille. »

Léonard réussit après quelque difficulté à rappeler Hélène au souvenir de l’homœopathe, lui expliquant comment il se trouvait chargé de la jeune fille et pourquoi il cherchait le docteur Morgan.

Le docteur fut très-ému. « Mais, en vérité, dit-il après un moment de réflexion, je ne vois pas en quoi je puis venir en aide à la pauvre enfant. Je ne sais rien de ses parents. Ce lord Les… d’ailleurs quel que soit son nom… je ne connais pas de lord à Londres. J’ai connu des lords et j’en ai médicamenté, quand j’étais un stupide allopathe. J’avais pour client, le comte de Lansmere… il a reçu plus d’une pilule mercurielle de moi, pécheur que j’étais ! Son fils était plus sage : il ne voulait pas entendre parler de médecine, lui ; c’était un garçon très-intelligent que lord L’Estrange…

— Lord L’Estrange ! mais ce nom commence par Les…

— Bah ! il réside sur le continent. Il montre ainsi son bon sens. Moi aussi je vais partir pour l’étranger. Il n’y a pas de progrès possibles pour la science dans cette affreuse ville remplie de préjugés et adonnée à la plus barbare allopathie ! Je pars pour le pays d’Hahnemann, monsieur ; j’ai cédé ma clientèle, mon bail et mes meubles pour m’en aller vivre sur les bords du Rhin. La vie est naturelle dans ce pays-là, monsieur… l’homœopathie a besoin de la nature. On y dîne à une heure, on se lève à quatre : le thé y est peu connu, et la science fort appréciée. Mais je m’oublie ! Voyons, que puis-je faire pour votre orpheline ?

— Eh bien, monsieur, dit Léonard en se levant, le ciel me donnera sans doute la force de la protéger. »

Le docteur regarda le jeune homme avec attention.

« Et cependant, lui dit-il d’une voix plus douce, jeune homme, d’après votre propre aveu vous lui êtes complètement étranger, ou du moins vous lui étiez étranger, lorsque vous avez pris sur vous de l’amener à Londres. Vous avez un bon cœur… conservez-le toujours. C’est très-salutaire, monsieur, un bon cœur… c’est-à-dire quand ce n’est pas porté à l’excès. Mais vous avez sans doute des amis dans cette ville ?

— Pas encore, monsieur ; j’espère m’en faire.

Le docteur. Diable ! comment vous y prendrez-vous ? Je n’ai pas pu m’en faire un seul, moi. »

Léonard rougit et baissa la tête. Il avait envie de répondre : les auteurs trouvent des amis dans leurs lecteurs ; je vais devenir auteur. Mais il sentit que sa réponse aurait un air de suffisance, et préféra garder le silence.

Le docteur l’examina plus attentivement encore et avec un intérêt marqué.

« Vous dites que vous êtes venu à Londres à pied ? Est-ce par goût ou par économie ?

Léonard. Tous les deux, monsieur.

Le docteur. Voyons, asseyez-vous de nouveau et causons un peu. J’ai un quart d’heure à vous donner : je verrai si je puis vous être utile en quelque chose, pourvu que vous me disiez tous les symptômes… J’entends les particularités. »

Puis, avec cette habileté ordinaire aux médecins expérimentés, le docteur Morgan, qui était réellement capable et perspicace, posa à Léonard une suite de questions, au moyen desquelles il finit par lui arracher l’histoire de sa vie et celle de ses espérances. Mais lorsque le docteur, rempli d’admiration pour cette naïveté du jeune homme qui contrastait si visiblement avec sa vive intelligence, en vint à lui demander son nom et celui de ses parents, et que Léonard les lui eut dit, l’homœopathe s’écria :

« Léonard Fairfield ! le petit-fils de mon vieil ami, John Avenel, de Lansmere ! Donnez-moi la main. Élevé par mistress Fairfield ! Ah ! je vois maintenant ! Il y a un air de famille très-prononcé. »

Des larmes mouillèrent les yeux du docteur. « Pauvre Nora ! dit-il.

— Nora ! vous avez donc connu ma tante ?

— Votre tante ! Ah ! ah ! ah ! oui, c’est triste ! La pauvre Nora ! Elle est morte presque dans mes bras : si jeune, si belle ! Je m’en souviens comme si c’était d’hier. »

Le docteur passa sa main sur ses yeux et avala un globule, et puis avant que Léonard sût ce qu’il allait faire, il en avait fait passer un autre entre les lèvres tremblantes du jeune homme.

En ce moment on entendit frapper à la porte.

« Ah ! c’est mon grand malade, s’écria le docteur reprenant son sang-froid, il faut que je le voie. C’est un cas chronique… excellent malade ! un tic, monsieur, un tic. Un cas curieux et embarrassant. Si je pouvais emmener ce tic avec moi, je ne demanderais plus rien au ciel. Revenez lundi, j’aurai peut-être quelque chose de nouveau à vous dire. La jeune fille ne peut pas rester avec vous… c’est déplacé et absurde. Je la verrai. Laissez-moi votre adresse : tenez, écrivez-la ici. Je crois connaître une dame qui se chargera de la jeune fille. Adieu ! à lundi prochain, dix heures. »

Là-dessus, le docteur poussa Léonard vers la porte, et fit entrer le grand malade qu’il désirait si fort emmener avec lui sur les bords du Rhin. Il fallait maintenant que Léonard découvrît le noble personnage dont le nom avait été prononcé d’une manière si vague par le pauvre capitaine Digby. Il eut encore une fois recours à l’Almanach royal. Il trouva l’adresse de deux ou trois lords, dont les noms commençaient par Les… ces lords demeuraient presque tous dans la même quartier, dans le voisinage de Mayfair. Il y dirigea pas, et demanda dans les boutiques voisines le signalement de ces lords ; eu égard à sa tournure de paysan on lui fit des réponses claires et polies. Mais aucun des lords en question ne ressemblait au portrait qu’Hélène avait tracé du protecteur de son père. L’un était vieux ; un autre très-corpulent, un troisième invalide. Aucun d’eux n’était connu pour avoir un gros chien. Il est inutile de dire que le nom de lord L’Estrange ne se trouvait pas dans l’Almanach royal, et le docteur Morgan ayant dit à Léonard que ce personnage était toujours à l’étranger, le jeune homme oublia malheureusement le nom que l’homœopathe n’avait prononcé qu’en passant. Cependant Hélène ne parut pas désappointée, quand son jeune protecteur revint fort tard et lui fit part du mauvais succès de ses démarches. La pauvre enfant ! elle était si heureuse de n’être pas encore séparée de son nouveau frère. Léonard fut touché de voir combien en son absence elle avait fait d’efforts pour rendre commode et agréable la chambre nue qu’il occupait. Elle avait mis en ordre ses quelques livres et ses papiers, près de la fenêtre, en face de l’orme vert. Elle avait, par ses caresses, amené la bonne propriétaire à lui donner un ou deux meubles extra, entre autres un bureau en noyer, puis quelques bouts de ruban qui lui avaient servi à attacher les rideaux. Jusqu’aux vieilles chaises de jonc empruntaient une certaine élégance à la manière dont elles étaient placées. Les fées avaient douée cette douce Hélène de l’art d’embellir un intérieur et de donner de la grâce à la plus misérable mansarde.

Léonard, rempli d’admiration, complimenta la jeune fille. Il déposa un baiser de reconnaissance sur le front rougissant de son aimable compagne ; et tous deux se placèrent avec joie devant leur frugal repas : tout à coup le visage de Léonard se voila d’un sombre nuage ; les paroles du docteur Morgan lui étaient revenues à l’esprit. « La jeune fille ne peut pas rester avec vous, avait dit le docteur… c’est déplacé, c’est absurde. Je crois connaître une dame qui se chargera d’elle. »

« Ah ! s’écria Léonard plein de tristesse, comment ai-je pu l’oublier ? » Et il raconta à Hélène la cause de son chagrin. Hélène commença par s’écrier qu’elle ne s’en irait pas. Léonard, enchanté, se mit à lui parler comme toujours de ses projets d’avenir ; puis, se hâtant de terminer son repas, comme s’il n’avait pas un moment à perdre, il s’assit tout à coup devant ses papiers. Hélène le contempla d’un air mélancolique, lorsqu’elle le vit se pencher sur son travail favori. Le jeune homme, aussitôt, levant un visage radieux de dessus ses manuscrits, s’écria : « Non, non, vous ne vous en irez pas. Il faut que ceci réussisse : nous irons vivre ensemble dans quelque petite maison de campagne, où nous pourrons voir plus d’un arbre. » Hélène soupira, et cette fois elle ne répondit plus : je ne m’en irai pas.

Peu d’instants après, elle quitta la chambre de Léonard pour se retirer dans la sienne ; là, elle s’agenouilla et adressa à Dieu cette prière : « Défendez-moi contre mon égoïsme, et ne permettes pas que je devienne un fardeau pour celui qui m’a protégée. » Peut-être le Créateur, lorsqu’il abaisse ses regards sur cette terre, n’y voit-il rien de plus beau que le cœur pur d’une enfant simple et aimante.


CHAPITRE L.

Léonard sortit le lendemain chargé de ses précieux manuscrits. Il avait lu assez d’ouvrages modernes pour connaître les noms des principaux éditeurs de Londres. C’est de leur côté qu’il se dirigea d’un pas ferme, quoique le cœur tremblant.

Ce jour-là, il demeura dehors plus longtemps que la veille, et quand il revint et qu’il rentra dans sa petite chambre, Hélène poussa un cri : car elle le reconnaissait à peine ; sur le visage sombre et taciturne du jeune homme, se lisait un désespoir amer et concentré. Il s’assit avec insouciance ; il n’embrassa pas Hélène lorsqu’elle s’avança doucement vers lui. Il se sentait humilié comme un roi dépossédé, lui, se charger d’une autre existence !

À force de caresses Hélène parvint enfin à lui faire raconter l’histoire de sa journée. Le lecteur sait trop bien d’avance ce qu’elle avait dû être, pour qu’il soit nécessaire d’entrer dans de longs détails. La plupart des éditeurs avaient absolument refusé de regarder les manuscrits du jeune homme ; un ou deux avaient été assez bons pour y jeter un coup d’œil et les lui avaient rendus immédiatement, exprimant par une ou deux paroles polies, un refus banal. Un seul, homme de lettres lui-même, qui, dans sa jeunesse, avait goûté à la coupe amère des illusions, dont était menacé le jeune paysan, lui donna des explications et des conseils avec bienveillance, quoique avec sévérité. Ce gentleman lut une partie du poème principal de Léonard avec attention et même avec une admiration sincère. Il sut apprécier tout ce que promettait un pareil talent. Il s’intéressa à l’histoire du jeune homme et s’associa même à ses espérances, puis il ajouta en le congédiant :

« Si je publiais ce poème pour vous, je perdrais considérablement ; je parle au point de vue commercial. Si je publiais tout ce que j’admire, je serais un homme ruiné. Mais supposez qu’obéissant au sentiment d’admiration que font naître en moi des dons poétiques peu communs, je publiasse votre poème, non comme commerçant, mais comme ami de la littérature, je craindrais vraiment de vous rendre un fort mauvais service et de vous mettre pour toute votre vie dans l’impossibilité de faire les efforts nécessaires pour acquérir l’indépendance. Lisez la biographie des poètes et voyez si leur sort vous paraît digne d’envie. »

Léonard demeura quelques instants silencieux ; mais relevant la tête, il répondit à haute voix et avec vivacité :

« J’ai lu leur biographie ! Leur sort, il est vrai, a été la pauvreté. la faim parfois. Eh bien ! monsieur, j’envie leur sort !

— La pauvreté et la faim sont des maux légers, repartit le libraire avec un affectueux sourire, mais il y en a de pires… les dettes, l’avilissement, et… le désespoir.

— Non, monsieur, non ; vous exagérez : les dettes, l’avilissement ne sont pas le lot de tous les poètes.

— Sans doute ; la plupart de nos grands poètes avaient quelques ressources personnelles. Et d’autres encore, qui ont mis aussi à la loterie, n’ont pas tous tiré des billets blancs. Mais conseillera-t-on à un homme de placer toute sa fortune sur une loterie ? Et quelle loterie ! » murmura l’éditeur en dirigeant ses regards vers les livres des auteurs défunts qui gisaient sur ses rayons.

Léonard serra de nouveau ses manuscrits sur sa poitrine et s’en alla précipitamment.

« Oui, murmurait-il pendant qu’Hélène essayait de le consoler…. oui, vous aviez raison… Londres est une très-grande ville, une ville impitoyable ; » et il laissait retomber sa tête sur sa poitrine.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et le docteur Morgan entra sans être annoncé.

La jeune fille se retourna vers lui, et, en le voyant, se rappela son père. Alors les larmes que, par amitié pour Léonard, elle s’était efforcée de retenir, s’échappèrent en abondance.

En un instant le bon docteur eut conquis la confiance de ces deux jeunes cœurs. Après avoir écouté Léonard lui raconter l’histoire de son paradis perdu, il lui frappa doucement sur l’épaule et lui dit :

« Eh bien ! venez chez moi lundi et nous verrons ! En attendant, empruntez-moi ceci ; » et il essaya de glisser trois souverains dans la main du jeune homme. Léonard fut indigné. Le souvenir de la prédiction du libraire lui traversa l’esprit.

La mendicité ! Oh ! non, il n’en était pas encore là. Il mit une brutalité presque sauvage dans ses refus, et le docteur ne l’en aima que mieux pour cela.

« Vous êtes entêté comme un mulet, dit Thomœopathe en remettant à contre-cœur les souverains dans sa bourse. Voulez-vous vous occuper d’un travail positif et prosaïque, et laisser là quelque temps vos rêves de poésie ?

— Oui, dit Léonard avec fermeté, je veux travailler.

— À la bonne heure ! Je connais un honnête libraire qui vous donnera de l’occupation. Dans tous les cas, vous vivrez au milieu des livres, ce qui sera pour vous une consolation. »

Les yeux de Léonard étincelèrent.

« Une grande consolation, monsieur, dit-il en pressant sur son cœur reconnaissant la main qu’il avait d’abord repoussée.

— Vous vous sentez donc, reprit le docteur, un penchant bien décidé pour la poésie ?

— Oui, monsieur,

— Fort mauvais symptôme qu’il faut arrêter pour éviter une rechute. Tenez, j’ai guéri trois prophètes et dix poètes avec ce nouveau spécifique. »

Tout en parlant, il avait tiré de son portefeuille un globule.

« Agaricus muscarius, dissoute dans un verre d’eau distillée. Vous aurez soin d’en prendre une cuillerée à thé, à chaque fois que l’accès reviendra. Monsieur, ceci aurait guéri Milton lui-même. Quant à vous, mon enfant, dit-il en se tournant vers Hélène, j’ai trouvé une dame qui sera très-bonne pour vous. Elle a besoin de quelqu’un qui la soigne et lui fasse la lecture. Elle est vieille et n’a pas d’enfants. Elle veut avoir une compagne, et elle préfère une jeune fille comme vous à quelqu’un de plus âgé. Cela vous convient-il ? »

Léonard s’éloigna.

Hélène s’approchant du docteur lui dit tout bas à l’oreille :

« Non, je ne puis l’abandonner maintenant : il est trop triste !

— Sapristi ! grommela le docteur, il faut donc que vous ayez lu tous les deux Paul et Virginie. Si je pouvais seulement rester en Angleterre, j’essayerais l’effet de l’ignatia en pareil cas : ce serait une expérience très-intéressante. Écoutez-moi, jeune fille ; et vous, monsieur, quittez la chambre. »

Léonard se retourna et obéit. Hélène fit involontairement un pas pour le suivre ; le docteur la retint et l’attira sur ses genoux.

« Quel est votre nom de baptême ? je l’ai oublié.

— Hélène.

— Eh bien ! Hélène, écoutez-moi. Dans un an ou deux vous serez une femme, et ce serait faire tort à votre réputation que de vivre avec ce jeune homme. Jusque-là, vous n’avez pas le droit de paralyser ses efforts pour arriver à une position indépendante. Je pars, et une fois que je serai parti, vous n’aurez plus personne pour vous venir en aide, si vous repoussez la main que vous tend un ami. Faites ce que je vous dis ; car une petite fille, aussi sensible que vous, ne peut être ni entêtée ni égoïste.

— Que je le voie heureux et content, répondit Hélène d’une voix ferme, et j’irai où vous voudrez.

— Il le sera ; et demain, pendant son absence, je viendrai vous chercher. Il n’y a rien de pénible comme les séparations ; cela ébranle le système nerveux et porte le ravage dans toute l’économie animale. »

Hélène se mit à sangloter et s’écria :

« Mais il pourra au moins savoir où je serai ; nous pourrons encore nous voir quelquefois. Ah ! monsieur, c’est au tombeau de mon père que nous nous sommes rencontrés pour la première fuis, et je remercie le ciel de me l’avoir envoyé. Ne nous séparez pas pour toujours, je vous en conjure !

— Il faudrait pour cela que j’eusse un cœur de rocher, s’écria énergiquement le docteur ; miss Starke permettra qu’il vienne vous voir une fois par semaine. Je lui donnerai quelque chose pour la bien disposer. Elle est de sa nature indifférente pour les autres ; je modifierai toute sa constitution, et je la rendrai sympathique avec du rhododendron et de l’arsenic. »


CHAPITRE LI.

Le docteur, avant de s’en aller, écrivit un mot à M. Prickett, libraire, dans Holborn, et dit à Léonard de porter le billet le lendemain matin à son adresse.

« J’irai moi-même voir Prickett ce soir et je le préparerai à votre visite ; mais j’espère bien que vous n’aurez que quelques jours à attendre. »

Puis, changeant de conversation, il fit part au jeune homme de ses projets pour Hélène. Miss Starke demeurait à Highgate ; c’était une digne femme, roide et tirée à quatre épingles, comme sont quelquefois les vieilles filles ; mais cette place était bien ce qu’il fallait à une enfant comme Hélène, et Léonard obtiendrait certainement la permission d’aller la voir.

Léonard écouta sans faire d’objections. Maintenant que ses rêves d’avenir s’étaient évanouis, il ne devait plus prétendre à être le protecteur d’Hélène. Il aurait pu la supplier de partager avec lui sa fortune et sa gloire… mais sa pauvreté et ses labeurs… jamais !

Elle fut bien triste la soirée que passèrent ensemble le jeune homme et la petite fille ! Ils veillèrent fort tard et jusqu’à ce que leur lumière fût prête à s’éteindre ; ils ne parlèrent pas beaucoup ; mais la main de Léonard pressait la main d’Hélène ; Hélène laissait reposer sa tête sur l’épaule de Léonard. Ils se quittèrent enfin ! Fut-ce pour dormir ? Cela est douteux.

Lorsque Léonard sortit le lendemain matin, Hélène resta longtemps à le regarder s’éloigner. Nul doute que dans cette humble rue, il n’y eût beaucoup d’autres cœurs attristés ; mais aucun n’était plus triste que celui de la douce enfant, lorsqu’elle ne vit plus Léonard, et que, se trouvant seule sur le seuil assombri de cette maison, tout lui parut désert.


CHAPITRE LII.

M. Prickett était partisan de l’homœopathie ; il déclarait à la grande indignation des apothicaires du voisinage d’Holborn, qu’il avait été guéri d’un rhumatisme chronique par le docteur Morgan. Le bon docteur, suivant sa promesse, était allé le voir en quittant Léonard, et lui avait demandé comme une faveur, de vouloir bien accorder au jeune homme un petit emploi qui lui valût un modeste salaire.

« Ce ne sera pas pour longtemps, ajouta le docteur ; il a des parents respectables et qui sont à leur aise. Je vais leur écrire, et, dans quelques jours, j’espère vous en débarrasser. Il est bien entendu que si vous n’avez pas besoin de lui, je vous rembourserai les frais qu’il vous aura occasionnés. »

M. Prickett, ainsi disposé en faveur de Léonard, le reçut d’une façon très-affable, puis, après lui avoir adressé quelques questions, dit qu’il ferait admirablement son affaire pour cataloguer ses livres, et lui fit l’offre très-avantageuse d’une guinée par semaine.

Plongé tout d’un coup dans un monde de livres, Léonard, à la vue de ces vénérables volumes, sentit renaître en lui ses anciens rêves de science. Cependant la collection de M. Prickett n’était pas considérable, mais indépendamment des livres classiques ordinaires, sa librairie en contenait quelques-uns qui étaient rares et curieux. Léonard s’arrêtait en faisant le catalogue et prenait à la hâte quelques notes sur le contenu de chaque volume, à mesure qu’il passait par ses mains. Le libraire, qui était fou des vieux livres, était heureux de voir partager ses sentiments par son nouveau commis, goût qu’il n’avait jamais vu à aucun garçon de boutique. Il parla à Léonard de quelques éditions rares, et l’initia à une foule de mystères bibliographiques.

La boutique était des plus sombres et des plus sordides. Il y avait à la porte une échoppe contenant les livres à bon marché et les vieux bouquins, qu’examinaient sans cesse des groupes de passants ; et à l’intérieur, un bec de gaz était allumé jour et nuit.

Le temps s’écoulait rapide pour Léonard. Il ne regrettait plus les vertes campagnes ; il oubliait tous ses mécomptes ; il cessa même de penser à Hélène. Ô étrange passion de la science ! nulle n’absorbe l’homme plus que toi.

M. Prickett était célibataire ; il pria Léonard de dîner avec lui et de partager une épaule de mouton froid. Pendant le dîner, le garçon resta à garder la boutique, et M. Prickett se montra véritablement aimable, communicatif, et si bienveillant pour Léonard, que celui-ci lui raconta ses aventures auprès des éditeurs. M. Prickett se frotta les mains et en rit comme d’une excellente plaisanterie.

« Laissez-moi là la poésie, et attachez-vous au commerce, s’écria-t-il ; pour vous guérir à tout jamais de la maladie de devenir auteur, je vais vous prêter la Vie et les ouvrages de Chatterton. Vous pourrez les emporter chez vous et les lire avant de vous coucher. Vous me reviendrez demain tout transformé. »

Un peu avant la nuit, on ferma la boutique, et Léonard revint à son logement. En y entrant, il fut ému jusqu’au fond de l’âme du silence et de la solitude de sa chambre ; Hélène était partie !

Sur son bureau, il vit un rosier, et auprès du rosier un bout de papier, où il lut ces lignes :

« Cher, cher frère Léonard, Dieu vous conduise ! Je vous dirai quand nous pourrons nous revoir. Prenez soin de ce rosier, mon frère, et n’oubliez pas la pauvre Hélène.

« Hélène. »

Sur le mot n’oubliez, il y avait une grosse tache de larmes qui l’avait presque effacé.

Léonard appuya la tête sur ses mains, et comprit pour la première fois ce que c’est que la solitude. Il ne put rester longtemps dans la chambre. Il sortit et rôda sans but au milieu des rues. Il quitta ce quartier humble et paisible, se mêla à la foule qui remplissait les rues plus populeuses ; des centaines, des milliers de personnes passaient à côté de lui… et pourtant il était toujours seul.

Il rentra, alluma sa bougie, et tira résolûment de sa poche le Chatterton que lui avait prêté le libraire. C’était une vieille édition en un seul volume compacte. Il avait évidemment appartenu à un contemporain du poète, et selon toute apparence à un habitant de Bristol. Le propriétaire de ce volume avait réuni plusieurs anecdotes sur les habitudes de Chatterton ; il paraissait l’avoir vu et même avoir vécu dans sa société, car il avait intercalé dans le livre des feuilles de papier couvertes de notes et de remarques écrites d’une main ferme et nette. Léonard fut d’abord obligé de faire des efforts pour lire, puis le charme étrange de cette existence s’empara de lui, remplit son âme de souffrance, de tristesse et même de terreur ; cet enfant à peu près de son âge, qui mourait de sa propre main ; ce merveilleux jeune homme, doué d’un incomparable génie, s’éteignant à l’âge de dix-huit ans, son propre maître et sa propre victime ! Il n’y a rien dans la littérature qui ressemble à cette vie et à cette mort !

Ce fut avec un intérêt toujours croissant que Léonard lut l’histoire de cette célèbre supercherie si méchamment et si absurdement transformée en accusation de plagiat ; si elle n’était pas absolument innocente, elle était voisine de ces artifices littéraires pour lesquels on s’est montré si indulgent dans d’autres circonstances, et elle témoignait de toutes les qualités intellectuelles, la patience, l’inspiration, le travail, le courage, l’ingénuité, de toutes les qualités qui, bien dirigées, font non-seulement le grand écrivain, mais le grand homme. Laissant de côté l’histoire de sa supercherie, pour s’attacher aux poèmes eux-mêmes, le jeune lecteur s’inclina devant leur beauté, saisi de terreur et d’admiration. Comme cet étrange enfant de Bristol adoucissait et harmoniait des matériaux grossiers et bigarrés en une mélodie simple ou sublime ! Il revint à la biographie, la relut ; il revit cet esprit fier, hardi et mélancolique, seul comme lui dans la grande cité. Il suivit sa triste existence, et le vit tomber dans la fange, les ailes brisées et souillées. Il reprit les derniers poèmes, tiraillés comme des œuvres écrites pour gagner du pain ; satires sans grandeur morale, articles politiques sans bonne foi. À cette lecture il frémit douloureusement ; et pourtant, dans ces œuvres mêmes, son âme de poète reconnut le feu divin qui brûlait incertain dans ce foyer. Mais, hélas ! combien différent de la flamme première ! Comme la sérénité et la joie avaient fui de ces œuvres où l’art se dégradait jusqu’au métier ! Puis arrivait rapide la catastrophe, la prison, le suicide, les manuscrits déchirés par le désespoir et épars autour du corps sur le plancher funèbre. Pensée horrible ! Le spectre de ce jeune Titan (tel qu’il était dépeint dans les notes marginales) avec son front superbe, son sourire cynique, ses yeux éclatants erra toute la nuit dans les rêves du jeune poète solitaire et déçu !


CHAPITRE LIII.

Le lundi suivant, le domestique du docteur Morgan ouvrit la porte à un jeune homme qu’il ne se rappela pas d’abord avoir déjà vu. Quelques jours auparavant Léonard Fairfield s’était présenté avec un visage bruni par un voyage salutaire ; ses yeux étaient clairs et sereins ; ses lèvres insouciantes trahissaient une naïve confiance. Aujourd’hui, ce n’était plus le même jeune homme ; il était pâle et défait, les lignes de ses joues révélaient déjà les pensées laborieuses et les nuits sans sommeil ; une profonde tristesse semblait répandue sur toute sa personne.

« Je viens à un rendez-vous, dit le jeune homme en voyant le domestique indécis.

— Monsieur vient d’être appelé pour un malade, veuillez attendre un moment, monsieur, » dit l’homme ; et il fit entrer Léonard dans une petite antichambre où il introduisit bientôt deux autres malades. C’étaient deux femmes, qui se mirent à parler très-haut ; elles troublaient Léonard dans ses réflexions misanthropiques. La porte, qui donnait dans le cabinet du docteur, était entr’ouverte ; ignorant que l’étiquette lui interdisait l’entrée de ce sanctuaire, il s’y réfugia pour se soustraire au commérage des deux femmes. Il se jeta dans le vieux fauteuil du docteur en se disant : « Pourquoi m’a-t-il dit de venir ? Quelles nouvelles peut-il avoir à m’apprendre ? Il m’a fourni les moyens de gagner mon pain en travaillant, voilà tout ce que j’ai le droit de lui demander, et la seule chose que je veuille accepter de lui comme de tout autre. »

Pendant ce soliloque, sa vue tomba sur une lettre ouverte qui se trouvait sur la table. Il tressaillit. Il en avait reconnu l’écriture ! c’était la même que celle de la lettre contenant les cinquante livres adressées à sa mère, la lettre de ses grands-parents. Il aperçut son propre nom ; il vit quelque chose de plus : des mots qui arrêtèrent les battements de son cœur, qui glacèrent son sang dans ses veines. Au moment où il regardait d’un air effaré, une main se posa sur la lettre, et une voix irritée s’écria : « Comment osez-vous entrer dans mon cabinet et lire mes lettres ? »

Léonard plaça avec fermeté sa main sur celle du docteur et lui dit d’un ton de voix exalté :

« Cette lettre me concerne… m’appartient… me brise le cœur… J’en ai vu assez pour savoir cela… Je demande à tout lire… à tout savoir. »

Le docteur promena ses regards autour de lui, et voyant la porte qui conduisait dans l’antichambre encore ouverte, il la poussa violemment du pied et dit à voix basse :

« Eh bien ! qu’avez-vous lu ? dites-moi la vérité.

— Deux lignes seulement… où je suis appelé… je suis appelé… »

Léonard tremblait de la tête aux pieds ; les veines de son front se gonflèrent. Il ne put achever sa phrase. Il lui semblait qu’il avait l’océan dans son cerveau et que les ondes bruissaient à ses oreilles. Le docteur vit que son exaltation était si vive qu’elle devenait dangereuse pour sa vie, et lui répondit avec douceur : « Asseyez-vous, asseyez-vous… calmez-vous… Vous saurez tout… vous lirez tout… Buvez ceci. » Et il versa dans un grand verre d’eau quelques gouttes d’une liqueur contenue dans une fiole microscopique.

Léonard obéit machinalement, car il ne se sentait pas la force de rester plus longtemps debout. Il ferma les yeux, et pendant une minute ou deux la vie sembla l’avoir abandonné. Enfin il reprit ses sens et vit les yeux du bon docteur fixés sur lui : il y avait dans son regard l’expression de la pitié la plus vive. Il tendit silencieusement la main vers la lettre.

« Attendez quelques moments, lui dit le médecin avec ménagement, et écoutez-moi. Il est très-malheureux que vous ayez lu une lettre qui ne vous était pas destinée et qui fait allusion à un mystère que vous ne deviez pas connaître. Mais avant que je vous en dise davantage, promettez-moi, sur l’honneur, de garder le secret envers mistress Fairfield et les Avenel… envers tout le monde…. Je me suis moi-même engagé à garder ce secret, que je ne puis vous confier qu’à la condition que vous me ferez la même promesse.

— Il me semble, dit Léonard d’une voix tremblante et avec un sourire plein d’amertume, qu’il n’y a rien dans cette lettre dont je puisse vouloir me vanter. Oui, je vous le promets… la lettre ! la lettre ! »

Le docteur mit la lettre dans la main droite de Léonard, puis, plissant légèrement le pouce et l’index sur le poignet de sa main gauche :

« Pouls décroissant, dit-il. Cet aconit est une chose merveilleuse ! »

Voici ce que lut Léonard,

Au docteur Morgan :

« Monsieur,

« J’ai reçu votre présente, et je suis heureuse d’apprendre que le pauvre garçon se porte bien ; mais il a mal agi et a été ingrat envers mon bon fils Richard, qui est un honneur pour toute la famille, qui s’est fait tout seul un gentleman, et qui a été très-bon pour lui, sans savoir qui il est, dont Dieu nous préserve ! je ne veux plus revoir cet enfant.

« Le pauvre John a été malade et agité pendant plusieurs jours après sa visite. John est un pauvre être depuis qu’il est tombé en paralysie. Il ne parlait plus que de Nora, les yeux du jeune homme ressemblent tant à ceux de sa mère ! Non, je ne puis plus voir l’enfant de la honte ! Il ne faut plus qu’il vienne ici ! Pour l’amour de Dieu, monsieur, ne me demandez pas cela… Nous qui avons toujours été des gens si respectables. Quel malheur que cette honteuse naissance ! Gardez-le où il est ; placez-le-comme apprenti et je payerai ce qu’il faudra. Vous dites, monsieur, qu’il est intelligent et qu’il apprend vite. Le curé Dale en disait autant : il voulait qu’il allât à l’Université, disant qu’il ferait son chemin ! mais tout se saurait alors, et ce serait pour moi le coup de la mort, monsieur ; je n’aurais plus de repos, même dans ma tombe.

« Nora, dont nous étions si orgueilleux ! misérables pécheurs que nous sommes ! la bonne réputation de Nora, que nous avions sauvée, serait perdue. Et Richard, qui est si fier et qui aimait tant la pauvre Nora ! il ne relèverait plus la tête de sa vie ! Que cet enfant ne cherche, donc pas à paraître dans le monde… qu’il fasse comme nous un petit commerce, je prierai pour lui et je demanderai au ciel qu’il soit heureux. Ne sommes-nous pas bien punis d’avoir élevé nos enfants au-dessus de leur condition, Nora ? que j’avais coutume d’appeler la plus belle dame du pays ! Ah ! nous avons été justement châtiés ! Ainsi donc, monsieur, je mets tout entre vos mains, et je vous payerai tout ce que vous dépenserez pour le jeune homme. Gardez-nous toujours le secret, car nous n’avons jamais entendu parler du père, et personne ne sait que Nora a un fils vivant, excepté moi, ma fille Jeanne, le curé Dale et vous… vous êtes deux honnêtes gentlemen. Quant à Jeanne, elle gardera le secret. Voici que je deviens vieille… je descendrai bientôt dans la tombe ; j’espère cependant ne pas mourir tant que notre pauvre John aura besoin de secours. Que ferait-il sans moi ? Et si ça venait à se savoir, monsieur, cela me tuerait roide. Le pauvre John est bien faible maintenant. Que Dieu le bénisse ! Je m’arrête ici. Votre toute dévouée

« M. Avenel. »

Léonard posa la lettre avec calme sur la table, et son émotion ne se trahit que par le soulèvement de sa poitrine et la pâleur mortelle de ses lèvres. Les premiers mots qu’il prononça prouvèrent tout ce qu’il y avait de bonté dans son cœur. « Dieu merci ! » s’écria-t-il.

Le docteur ne s’attendait guère à ce mouvement de reconnaissance ; aussi son étonnement fut tel qu’il s’écria : « Merci ! de quoi ?

— Je n’ai rien à plaindre ni à excuser chez celle que j’ai connue et honorée comme ma mère ! Je ne suis pas son fils… son… »

Il s’arrêta court.

« Non ; mais ne soyez pas trop sévère pour votre vraie mère… pour la pauvre Nora ! »

Léonard balbutia quelques mots ! puis tout à coup fondit en larmes.

« Ô ma mère ! ma mère ! toi pour qui je me sentais une si mystérieuse affection ! toi de qui j’ai reçu cette âme de poète ! pardonne-moi ! pardonne-moi !… Sévère envers toi ! Ah ! plût à Dieu que tu vécusses encore, que je pusse te consoler ! Que tu as dû souffrir ! »

Ces paroles étaient entrecoupées de soupirs et de sanglots, qui jaillissaient du fond de son cœur. Il reprit la lettre, et ses pensées se modifièrent lorsque ses yeux tombèrent sur le passage où sa grand’mère rougissait de son existence et craignait que le secret de sa naissance ne fût révélé. Toute sa fierté naturelle lui revint. Il releva la tête : ses yeux étaient secs.

« Dites-lui, reprit-il d’une voix sévère et ferme, dites à Mme Avenel qu’on lui obéira… que je ne me présenterai plus dans sa demeure, et que je ne ferai pas rougir son heureux fils. Mais dites-lui aussi que je choisirai la carrière qui me conviendra, et que je refuse l’argent avec lequel elle veut obtenir mon silence. Dites-lui que si je suis sans nom, je veux du moins m’en faire un.

— Je ne doute pas que vous n’y arriviez, mon digne enfant, dit le docteur, et peut-être retrouverez-vous un père qui…

— Un père ! qui est-ce ? quel est-il ? Il vit donc ? Mais il m’a abandonné ! il faut qu’il l’ait trahie ! Je n’en veux pas. La loi ne me donne pas de père. »

Ces derniers mots furent prononcés avec fiel et rancune ; puis Léonard reprit d’un ton plus calme :

« Cependant je voudrais savoir qui il est, afin de l’éviter aussi. »

Le docteur Morgan parut embarrassé, il hésitait.

« Puisque vous en savez tant, reprit-il enfin, mieux vaut, à coup sûr, que vous sachiez tout. »

Le docteur entra alors dans le détail de certains événements que nous ne raconterons que sommairement, d’après son propre récit.

« Nora Avenel était encore très-jeune lorsqu’elle quitta son village natal, ou plutôt la maison de lady Lansmere, qui l’avait élevée et instruite pour devenir la compagne d’une dame de Londres. Un soir, elle revint tout à coup dans la maison paternelle et, à l’aspect de sa mère, tomba sur le carreau sans mouvement. On la porta sur un lit. Le docteur Morgan, qui était alors le principal médecin de la ville fut mandé, et cette même nuit Léonard vint au monde, et sa mère mourut, sans avoir ni repris ses sens ni prononcé une seule parole intelligible, et par conséquent nous ignorâmes le nom de votre père, nous n’avons jamais su qui il était.

— Comment se fait-il alors, s’écria Léonard avec exaltation comment se fait-il qu’on ait osé calomnier la mémoire de ma mère ? Comment a-t-on su que je… je… je n’étais pas un enfant légitime ?

— Nora ne portait pas d’alliance ; jamais on n’avait entendu parler de son mariage… son étrange et soudaine apparition dans la maison de son père… son émotion en y entrant, émotion qui n’était point celle d’une épouse qui vient revoir ses parents… tout parlait contre elle. Mistress Avenel vit là de fortes présomptions d’une faute ; je pensai comme elle. Vous avez le droit de penser que nous nous sommes trompés : cela peut être.

— Et l’on n’a jamais fait de recherches ? dit Léonard, accablé de tristesse, on n’a jamais fait de recherches pour connaître le père de cet enfant privé de sa mère ?

— Des recherches ! mistress Avenel en serait morte ! Votre grand’mère est très-austère ; fût-elle descendue d’une lignée princière, de Cadwallader lui-même, dit le Gallois, elle ne frémirait pas davantage à l’idée du déshonneur ! Même en présence du cadavre de sa fille, de l’enfant qu’elle avait le plus aimée, elle ne songea qu’à sauver la réputation de la morte et à mettre sa mémoire à l’abri de tout soupçon. Il n’y avait heureusement dans la maison aucun domestique : personne que Mark Fairfield et sa femme (la sœur de Nora) ; ils étaient arrivés ce jour-là même. Mistress Fairfield nourrissait alors son propre enfant, qui avait deux ou trois mois : elle se chargea de vous. Nora fut enterrée et le secret gardé. Personne en dehors de la famille ne le connut, excepté moi et M. Dale. Le lendemain de votre naissance, mistress Fairfield, pour empêcher tout soupçon, se transporta dans un village, situé à quelque distance. Lorsqu’elle revint à Hazeldean, elle vous fit passer pour le fils qu’elle avait perdu. Mark, je le sais, fut pour vous comme un père ; car il avait aimé Nora ; ils s’étaient connus enfants.

— Et elle était venue à Londres… dans cette ville tumultueuse et impitoyable ! murmura Léonard. Elle était sans amis ; elle fut trompée dans ses espérances. Je devine tout. Je ne veux pas en savoir davantage. Ce père doit ressembler à ceux dont j’ai vu le portrait dans les livres. Qu’il l’ait aimée, séduite… je le comprends ; mais la quitter, l’abandonner ! ne pas même aller visiter sa tombe… n’éprouver aucun remords ; ne faire aucune recherche pour retrouver son propre enfant ! Mistress Avenel a eu raison. Ne pensons plus à lui. »

Le domestique du docteur frappa en ce moment à la porte, et introduisit sa tête dans le cabinet.

« Monsieur, dit-il, ces dames s’impatientent ; elles disent qu’elles vont s’en aller.

— Monsieur, dit Léonard, revenant avec un calme étrange aux choses qui l’entouraient, je vous demande pardon de vous avoir retenu si longtemps. Je pars. Je ne dirai rien à ma mè… à mistress Fairfield, veux-je dire, ni à personne de ce que je viens d’apprendre. Je travaillerai moi-même à me frayer une route dans la vie. Si M. Prickett veut me garder, je resterai chez lui ; je ne saurais accepter, je le répète, l’argent de mistress Avenel, ni me faire apprenti. Monsieur, vous avez été bien bon et bien indulgent pour moi. Que le ciel vous en récompense ! »

Le docteur était trop ému pour pouvoir répondre ; il serra la main de Léonard, et quelques instants après la porte se refermait sur le jeune homme sans nom. Il se trouvait seul dans les rues de Londres, et le soleil brillait au-dessus de sa tête d’un éclat rouge et menaçant comme l’œil d’un ennemi.


CHAPITRE LIV.

Léonard ne parut pas à la boutique de M. Prickett ce jour-là. Il est inutile de dire où il erra, ce qu’il souffrit, ce qu’il pensa, ce qu’il sentit. Toutes les tempêtes étaient déchaînées dans son cœur ; il ne rentra que très-tard. Sur sa table était le rosier d’Hélène, qui semblait desséché et fané ; son cœur en fut attristé ; il arrosa la pauvre plante… peut-être de ses larmes.

Pendant ce temps le docteur Morgan, après avoir longtemps débattu en lui-même s’il convenait ou non d’instruire mistress Avenel de la découverte qu’avait faite Léonard et du message dont celui-ci l’avait chargé pour elle, décida qu’il valait mieux lui épargner une inquiétude et un motif d’alarmes qui pouvaient compromettre sa santé. Il répondit brièvement qu’elle n’avait pas à craindre de voir Léonard arriver chez elle, qu’il n’était pas disposé à entrer en apprentissage et qu’il était pourvu pour le moment. Dans quelques semaines, ajoutait M. Morgan, quand il aurait reçu plus de renseignements du commerçant chez lequel il était employé, il lui écrirait d’Allemagne. Il alla donc trouver M. Prickett et pria le bienveillant libraire de garder le jeune homme, de veiller sur sa conduite et de lui en donner de temps en temps des nouvelles. Le charitable Gallois s’associa au libraire pour payer le salaire de Léonard et lui laissa un trimestre d’avance.

Ayant donc pourvu à la sûreté de ses deux protégés, Hélène et Léonard, le docteur ne s’occupa plus que des préparatifs de son voyage. Il laissa à M. Prickett un petit billet pour Léonard ; ce billet contenait quelques courts avis et quelques consolations affectueuses, puis un post-scriptum l’informant que mistress Avenei ne savait rien de la découverte que lui, Léonard, avait faite, ajoutant que mieux valait la laisser dans cette ignorance. Il finissait en lui recommandant de faire dissoudre dans de l’eau six petits paquets de poudre et d’en prendre une cuillerée à thé toutes les quatre heures : c’était, disait-il, un remède souverain contre le désespoir et les sombres pensées.

Le lendemain soir, le docteur Morgan, accompagné de son malade favori au tic chronique, qu’il avait décidé à s’exiler avec lui, s’embarquait sur le bateau à vapeur faisant route vers Ostende.

Léonard reprit ses fonctions chez M. Prickett ; mais le changement qui s’était opéré en lui n’échappa pas au libraire. Toute sa naïve simplicité l’avait abandonné. Il était sombre, taciturne. Il semblait qu’il eût vieilli en quelques jours de plusieurs années. Le jeune villageois, qui rêvait la gloire et qui la contemplait avec ivresse sans s’en laisser éblouir, n’existe plus, c’est maintenant un homme privé des liens chers et sacrés de la famille, qui a la conscience de ses facultés puissantes, mais qui de tous côtés se trouve en face de barrières de fer ; il est seul en face de la dure réalité et de la dédaigneuse ville de Londres ; il entrevoit encore de temps à autre l’Hélicon qu’il a perdu ; là où il voyait la muse, il aperçoit comme une ombre pâle et mélancolique qui se voile la face de bonté, l’âme de sa triste mère, la mère de l’enfant sans nom. Dans la seconde soirée qui suivit le départ du docteur Morgan, au moment où Léonard allait quitter la boutique, il vit entrer un chaland tenant à la main un livre qu’il venait d’arracher au garçon occupé en ce moment à rentrer les volumes du dehors.

— Monsieur Prickett ! monsieur Prickett ! dit l’acheteur. Vous avez donc la prétention de me vendre huit shillings cet ouvrage en deux volumes ?

— Tiens ! monsieur Burley, s’écria le libraire, c’est vous ? Sans votre voix, je ne vous aurais jamais reconnu.

— Il en est de l’homme comme d’un livre, monsieur Prickett : le vulgaire ne regarde qu’à la reliure. Il est vrai que pour le moment je suis mieux relié que de coutume. »

Léonard regarda l’étranger, qui se trouvait alors sous le bec de gaz, et crut reconnaître sa figure. Il le regarda de nouveau. Oui, c’était bien le pêcheur qu’il avait rencontré sur les rives de la Brent, celui qui l’avait mis en garde contre le poisson perdu et la ligne rompue.

M. Burley (continuant). Mais l’Art de penser ! Vous demandez huit shillings de l’Art de penser !

M. Prickett. C’est bien bon marché, monsieur Burley. L’exemplaire est fort propre.

M. Burley. Allons donc, usurier. Je vous l’ai vendu trois shillings. C’est vouloir gagner plus de cent cinquante pour cent !

M. Prickett (pris à l’improviste, hésite un instant). Vous me l’avez vendu ! Ah ! oui, c’est vrai ! je m’en souviens maintenant. Mais je vous ai donné plus de trois shillings. Vous oubliez deux verres de grog.

M. Burley. L’hospitalité, monsieur, ne s’évalue pas. Si vous vendez l’hospitalité, vous ne méritez pas de posséder mon Art de penser. Je le prends. Voici trois shillings et un pour l’intérêt. Non, au fait ; je réfléchis. Au lieu de vous donner ce shilling, je vous rendrai votre hospitalité, et la première fois que je vous rencontrerai je vous payerai deux verres de grog. »

M. Prickett parut médiocrement satisfait, mais il ne fit aucune objection. M. Burley mit le livre dans sa poche et retourna examiner les rayons. Il acheta un volume dépareillé des comédies de Destouches, le paya, le mit dans sa poche et il s’en allait en flânant lorsqu’il aperçut Léonard sur le pas de la porte.

« Hem ! qui est-ce là ? demanda-t-il tout bas à M. Prickett.

— C’est un nouveau commis très-intelligent. »

M. Burley examina Léonard de la tête aux pieds.

« Nous nous sommes déjà rencontrés, monsieur. Mais on dirait à vous voir que vous êtes retourné vers la Brent et que vous avez voulu prendre ma perche ?

— C’est possible, monsieur, répondit Léonard. Mais ma ligne est forte ; elle n’est pas encore brisée, quoique le poisson la tire au milieu des herbes, et se plonge dans la fange. »

Il ôta son chapeau, salua légèrement, et sortit.

« Il est intelligent, en effet, dit M. Burley au libraire ; il comprend l’allégorie.

M. Prickett. Pauvre jeune homme ! Il est venu à la ville avec l’idée de se faire auteur : vous savez ce que c’est, M. Burley !

M. Burley (d’un air de dignité superbe). Oui, bibliophile. Un auteur est un être intermédiaire entre les dieux et les hommes, qui devrait être logé dans un palais et entretenu aux frais de l’État, à la charge par celui-ci de fournir à l’auteur des ortolans et du tokay. On devrait le bercer et l’abriter par de beaux rideaux de soie contre les soucis de la vie, faire en sorte enfin qu’il ne lui restât d’autre occupation que d’écrire des livres sur des tables de cèdre et de pêcher à la ligne sur une galère dorée. Et c’est ce qui arrivera le jour où les siècles auront perdu leur caractère barbare et connaîtront leurs bienfaiteurs. En attendant, monsieur, je vous invite à venir dans ma chambre, où je vous régalerai de grog à mes frais, si je le puis, et si je ne le puis pas, ce sera vous qui me régalerez.

— Voilà un bien mauvais marché, » se dit M. Prickett lorsque M. Burley eut quitté la boutique.


CHAPITRE LV.

Dans les premiers temps, Léonard, pour rentrer chez lui, avait toujours passé au milieu des rues bruyantes ; la foule ranimait ses esprits. Mais depuis la découverte qu’il avait faite du secret de sa naissance, il prenait le chemin de New-Road, qui était relativement désert.

Il était arrivé, hors de l’enceinte de la ville, à l’endroit où les marbriers et les faiseurs de tombes étalent leurs funèbres marchandises. Il s’arrêtait pour contempler une colonne, sur laquelle était placée une urne à demi couverte d’un voile funéraire, lorsqu’il se sentit doucement frapper sur l’épaule. Il se retourna et vit M. Burley.

« Excusez-moi, monsieur, mais vous vous entendez à la pêche, et puisque nous nous rencontrons dans le même chemin, je désirerais faire plus ample connaissance avec vous. J’ai appris que vous désiriez devenir auteur, et j’en suis un. »

Léonard n’avait jamais vu d’auteur ; un sourire de tristesse effleura ses lèvres, lorsqu’il se mit à examiner le pêcheur à la ligne.

M. Burley était en effet tout autrement habillé que le jour de leur première entrevue. Il avait moins l’air d’un auteur, mais peut-être encore plus l’air d’un pêcheur à la perche. Il portait un chapeau blanc, placé sur le coin de l’oreille, un paletot neuf, un pantalon gris et des bottes vernies. Il avait à la main une badine de baleine, à pomme d’argent. Impossible d’avoir l’air plus vagabond, et pour me servir d’un mot d’argot, plus bohème que M. Burley. Tout vulgaire que fût son costume, lui-même ne paraissait pas vulgaire, mais plutôt excentrique, abandonné, en dehors de toutes les conventions sociales. Sa figure était plus pâle et plus bouffie qu’auparavant, et son nez plus rouge, mais son œil lançait plus d’éclairs, et dans les coins de sa bouche spirituelle et sensuelle se lisaient les signes manifestes d’une grande satisfaction.

« Vous êtes auteur, monsieur ? répéta Léonard. À la bonne heure ! Et que dites-vous de votre profession ? La colonne qui est là-bas soutient une urne. La colonne est élevée, et l’urne gracieuse. Mais cela paraît déplacé sur la route. Qu’en dites-vous ?

M. Burley. Je dis que cela ferait meilleur effet dans un cimetière.

Léonard. C’est aussi ce que je pense. Et vous êtes auteur !

M. Burley. Ah ! je le disais bien que vous aviez le sentiment de l’allégorie. Ainsi vous trouvez qu’un auteur fait mieux dans un cimetière, lorsque vous le voyez, comme une urne à demi voilée, aux pâles rayons de la lune, que sous un bec de gaz avec un chapeau blanc et le nez rouge. Arbitrairement parlant, vous avez raison ; mais, avec votre permission, l’auteur préfère se trouver où il est. Marchons ! »

Ces deux hommes éprouvaient de l’intérêt l’un pour l’autre : ils continuèrent quelque temps leur chemin en silence.

« Pour en revenir à l’urne, dit M. Burley… vous pensez à la gloire et aux cimetières. C’est assez naturel, tant que les illusions ne sont pas évanouies ; mais je songe moi au moment présent, à l’existence actuelle, et je me ris de la gloire. La gloire, monsieur, ne vaut pas un verre d’eau froide ! Et quant à un verre d’eau chaude, avec du sucre dedans, et cinq shillings dans sa poche, qu’y a-t-il de comparable à cela dans l’abbaye de Westminster ? Parlez-moi, jeune homme ; je désirerais vous entendre parler. Permettez-moi d’écouter et de me taire. » Léonard enfonça son chapeau sur son front et ouvrit à son nouvel ami son esprit chagrin, curieux et inquiet.

John Burley continua la conversation ; sa parole était dangereuse et fascinatrice, c’était celle d’une grande intelligence déchue, semblable à un serpent qui rampe sur le sable, et qui, à mesure qu’il avance, montre des nuances brillantes, d’un aspect changeant et d’un reflet admirable.

Quoiqu’il se moquât de la gloire, il insistait avec un éloquent enthousiasme sur les jouissances de l’inspiration.

« Que m’importe, disait-il, ce que pensent et disent les hommes des paroles qui jaillissent de mon cerveau ? Si vous pensez au public, aux urnes, aux lauriers, pendant que vous écrivez, vous n’avez pas de génie ; vous n’êtes pas fait pour être auteur. J’écris, parce que cela me fait plaisir, parce que c’est dans ma nature. Une fois écrite, je ne songe pas plus à ce que ma pensée deviendra que l’alouette ne songe à l’effet que produit son chant sur le paysan qu’elle éveille. Le poète, comme l’alouette, chante du haut des régions célestes. Est-ce vrai ?

— Oui, c’est très-vrai.

— Qui pourra vous ravir cette joie ? Le libraire ne veut pas acheter… le public ne veut pas lire, soit ! Qu’ils sommeillent au pied de l’échelle des anges ; cela ne nous empêchera pas d’y monter. Notre vie… c’est quelque chose de si précieux pour nous ! De plaisirs, vulgaires pour eux, il nous est donné de faire des plaisirs dorés et royaux. Croyez-vous, par hasard, que lorsque Burns buvait à la taverne avec tous ces paysans autour de lui, il ne buvait, comme eux, que de la bière et du whiskey ? Non, il buvait du nectar ; il désaltérait par cette divine liqueur son esprit nourri d’ambroisie. Il riait du rire des dieux. La grossière et terrestre boisson suffisait pour dégager son esprit de sa vile enveloppe d’argile ; il se drapait alors dans son vêtement céleste. La bière ou le whiskey ne lui servait qu’à cela, et se changeait tout d’un coup en la boisson d’Hébé. Mais venez ; vous ne connaissez pas cette existence ; vous ne l’avez pas vue. Venez ; accordez-moi cette soirée. J’ai de l’argent sur moi ; je le répandrai aussi libéralement qu’Alexandre lui-même, quand il ne garda pour lui que l’espérance. Venez !

— Où ?

— Voir mon trône. Sur ce trône où Edmond Kean s’est assis le dernier… Je suis son successeur. Vous verrez si réellement ces fils sauvages du génie qu’on ne cite que pour appuyer une moralité ou pour orner un conte ont été des objets si dignes de compassion. Il sied bien vraiment au bourgeois de venir plaindre un Sauvage et un Morland… un Porson et un Burns !

— Ou un Chatterton, dit Léonard, avec tristesse.

— Chatterton était un imposteur en toutes choses : il a feint des excès qu’il n’a jamais connus. Lui ! un débauché et un tapageur ! — Lui !… Non ! non ! Nous en reparlerons. Venez. »

Et Léonard entra dans la salle.


CHAPITRE LVI.

La salle ! avec ses nuages de fumée et son gaz aveuglant, ses murs blanchis à la chaux et décorés des portraits des acteurs fameux dans leurs costumes de parade, dans leurs poses théâtrales ; des acteurs aussi vieillis que ce dernier âge d’or où le théâtre exerçait une influence réelle sur les mœurs et sur le siècle ! Là se voyait Betterton en robe et en perruque, semblable à Caton discutant l’immortalité de l’âme entre Platon et le poignard. Là, c’était Woodward en beau avec ses poses inimitables des libertins, héros de Wycherly, de Congrève et de Farquhar. C’était le jovial Quin en Falstaff, avec son bouclier rond et son gros ventre. Là, Colly Cibber, habillé de brocart, prenant sa prise, le pouce et l’index en l’air et commandant du regard aux applaudissements. Macklin en Shylock, le couteau à la main : Kemble, sous les habits de deuil du Danois ; et Kean, à la place d’honneur, au-dessus de la cheminée.

Ces portraits, sur ces sales murailles, ressemblaient aux portraits bigarrés de vos hommes célèbres suspendus dans votre galerie, ô mon cher public, des acteurs, des boxeurs, des poètes et des hommes d’État ! tous différents et inégaux entre eux, que vous êtes allés voir ou entendre un moment, et dont les noms ont attiré vos regards dans les journaux. Et la société ? elle était indescriptible ! Comédiens des petits théâtres sans emploi ; jeunes garçons pâles et hagards, sans doute fils d’honnêtes commerçants, faisant tout leur possible pour briser le cœur de leurs pères. Çà et là les traits bien caractérisés d’un juif. De temps à autre s’apercevait la figure curieusement niaise de quelque blanc-bec de la ville ou peut-être d’un étudiant de l’université. Là se trouvaient aussi des hommes d’un âge mûr, à cheveux gris, et parmi eux, en très-grande quantité, des figures bourgeonnées et des nez violets. Quand John Burley entra, ce fut un tonnerre d’applaudissements à faire trembler chaque acteur dans son cadre. Ce furent des trépignements, des bravos, des hourras assourdissants pour « Burley John. » Le gentleman qui avait occupé la place de président en son absence la lui céda. Léonard, avec son œil grave et observateur, la lèvre moitié triste, moitié dédaigneuse, se plaça à côté de son introducteur ; ce fut un mouvement d’impatience et d’attente inexprimable, comme il arrive au parterre de l’Opéra, quand quelque grand chanteur s’approche de la rampe et commence Di tanti palpiti ; mais le temps fuit, regardez à l’horloge placée au-dessus de la porte ; une demi-heure est déjà passée ; John Burley commence à s’échauffer ; des éclairs plus rapides jaillissent de ses yeux ; sa voix a quelque chose de doux et d’harmonieux.

« Il sera beau ce soir, » dit tout bas un petit homme maigre ayant l’air d’un tailleur, et assis de l’autre côté de Léonard.

Le temps fuit. Une heure s’est écoulée ; John Burley est beau ; il est à son apogée, à son zénith. Quelle sublime raillerie ! Quelle abondante source d’originalité ! Comme ce Rabelais s’agite dans son fauteuil ! Sous cette cascade de folies, l’intelligence de l’homme est aussi visible que le sable d’or au fond de l’eau transparente. Que d’esprit et que de vérité ! et parfois quelle vive éloquence ! Tous écoutent, admirant en silence, excepté quand ils applaudissent. Léonard écoutait aussi, non pas comme il l’eût fait quelques soirées auparavant, jouissant naïvement d’un plaisir dont il ne se rendait pas compte ; non, son esprit avait passé par de grands chagrins, par de grandes passions ; il était sorti de ces épreuves incertain, inquiet, irrésolu, étudiant sa propre joie comme il eût fait un problème. Les rafraîchissements circulent ; les figures changent ; on parle, on discute, puis la tête de Burley retombe sur sa poitrine, et il devient silencieux. Tout à coup résonne un chorus sauvage, désordonné, véritable chant de bacchanale. La fumée devient de plus en plus épaisse ; la lumière du gaz perce à peine ce véritable brouillard. Les yeux de John Burley commencent à tourner.

Regardez à l’horloge, deux heures se sont écoulées. Burley a de nouveau rompu le silence. Sa langue est épaisse, sa voix enrouée et son rire fêlé. Et quelles plates sottises, quelles révoltantes obscénités il débite ! et ses auditeurs rient aux éclats, le trouvant plus beau encore qu’auparavant. Léonard, qui s’était intérieurement mesuré avec le géant, et s’était dit : « Il s’élève au-dessus de ma sphère, » trouve que le géant diminue de plus en plus, et se dit : « Ce n’est après tout qu’un homme ordinaire. »

Regardez à l’horloge, trois heures se sont écoulées. John Burley n’est plus même un homme ordinaire. À peine si c’est encore un homme ; son âme paraît avoir quitté ce corps affaissé qui ne se soutient plus. Léonard regarde autour de lui, et ne voit plus que des pourceaux de Circé. Les uns sont étendus sur le carreau ; les autres chancelants s’appuient contre la muraille ; ceux-ci s’endorment sur les tables, ceux-là se battent ; les uns crient, les autres pleurent ; les garçons de salle se disposent à appeler des cabriolets et des voitures.

Tout à coup l’un d’eux éteint le gaz : obscurité complète. Tous hurlent, tous rient comme de vrais damnés s’agitant dans le pandémonium. Le jeune poète quitte cette noire atmosphère, et les paisibles étoiles apparaissent à sa vue au-dessus des toits sombres et élevés.


CHAPITRE LVII.

Bravo, Léonard ! Pour la première fois, tu as montré que tu possèdes le fer dont est forgé tout caractère viril. Tu possèdes le pouvoir de résister.

L’esprit sans ivresse, le cœur sans souillure, il sortit de l’orgie pur comme l’étoile sort du nuage. Il avait une clef de la maison qu’il habitait ; il ouvrit la porte de l’allée, et monta sans bruit les degrés d’un escalier en bois qui criait sous ses pas. L’aurore commençait à poindre. Il alla à sa fenêtre et l’ouvrit. L’orme vert de la cour du charpentier avait la fraîcheur et la beauté d’un arbre des forêts qui eût grandi loin de la fumée de Babylone.

« Nature, nature, murmura Léonard. J’entends ta voix maintenant. C’est elle qui calme… qui fortifie… Mais la lutte est terrible. Ici, le désespoir de l’existence… là, la foi dans la vie. La nature ne songe ni à l’un ni à l’autre, elle demeure belle et sereine. »

Bientôt un oiseau s’élança du feuillage et s’abattit sur le sol ; Léonard entendit ses chants, qui éveillèrent ses compagnons ; des ailes brillèrent dans l’air, et les nuages s’empourprèrent à l’orient.

Léonard soupira et quitta la fenêtre. Sur la table, près du rosier d’Hélène, sur lequel il se pencha avec ardeur, se trouvait une lettre qu’il n’avait pas vue d’abord. Elle était de la main d’Hélène. Il l’approcha du jour, et la lut à la pure et bienfaisante clarté de l’aurore.

« Mon cher frère Léonard, cette lettre vous trouvera-t-elle en bonne santé, moins triste que le jour où nous nous sommes quittés ? Je vous écris à genoux ; il me semble qu’ainsi je prie tout en écrivant. Vous pouvez venir me voir demain ; Léonard, venez, venez ; nous nous promènerons tous deux dans ce joli jardin ; il y a un berceau, couvert de jasmin et de chèvrefeuille, d’où l’on aperçoit tout Londres. J’ai déjà regardé bien des fois si je retrouverais les toits de notre pauvre petite rue ; je me suis figuré voir notre orme chéri.

« Miss Starke est très-bonne pour moi ; et je pense que lorsque je vous aurai vu, je me trouverai heureuse ici… du moins si vous-même êtes heureux.

« Votre sœur reconnaissante,

« Hélène. »

Ivy-Lodge.

« P. S. Tout le monde vous indiquera notre maison ; elle est sur la gauche, presque en haut de la colline ; on y monte par un petit sentier bordé de noisetiers et de lilas. Je vous guetterai à la porte. »

Le front de Léonard se rasséréna. Au-dessus de la sombre mer, son cœur vit sourire la douce figure d’une enfant, et les vagues se calmèrent sous cette influence magique.


CHAPITRE LVIII.

Qu’est-ce donc que M. Burley, et qu’a-t-il écrit ? demanda Léonard à M. Prickett, quand il revint à la boutique.

Nous répondrons nous-même à cette question ; car nous en savons plus sur M. Burley que M. Prickett.

John Burley était le fils unique d’un pauvre curé de village, qui, à force d’économie, était parvenu à payer la pension de son fils dans une excellente école provinciale du Nord, et de là avait envoyé celui-ci à l’Université. La première année, John Burley avait été remarqué des étudiants pour ses souliers ferrés et son linge grossier, et des maîtres pour son application et sa facilité. Les maîtres et les examinateurs conçurent à son sujet les plus hautes espérances. Au commencement de la seconde année, la violence animale de sa nature, jusque-là contenue par l’étude, se fit jour. Le travail lui étant devenu facile, il passait ses heures de loisir dans des banquets qui n’avaient rien de commun avec celui de Socrate. Il tomba dans une société d’oisifs et de buveurs. L’autorité se montra d’abord paternelle et n’eut recours qu’aux avertissements ; car on avait du respect pour sa capacité, et on espérait qu’il ferait un jour honneur à l’Université. Mais aucun moyen ne réussit ; un jour il eut l’audace de se présenter ivre à un examen. Il fut chassé. Il revint fort triste à la maison paternelle, car, malgré toutes ses extravagances, il avait un bon cœur. Pendant une année, éloigné de tout mauvais exemple, il se conduisit d’une façon irréprochable. Il fut admis comme sous-maître dans l’école où il avait été élevé ; mais l’école se trouvait dans une grande ville. John Burley devint membre d’un club composé de commerçants ; il allait y passer trois soirées par semaine. Il fut bientôt l’oracle du club ; et cette réunion qui était auparavant un modèle de sobriété et de calme, où les graves pères de famille venaient fumer leur cigare, devint, sous les auspices de M. Burley, le théâtre d’orgies joyeuses et frénétiques. Le sous-maître fut bientôt remercié. Heureusement pour la conscience de John Burley, son père mourut avant cet événement, avec la conviction que son fils s’était corrigé. Pendant son séjour dans l’école comme sons-maître, M. Burley avait fait connaissance avec l’éditeur du journal de la localité et avait écrit pour lui des articles politiques. L’éditeur lui donna des lettres pour les journalistes de Londres ; John vint dans la capitale et fut employé dans un journal recommandable. Il avait connu à l’Université Audley Egerton ; ce gentleman commençait alors à se faire un nom au parlement. Burley partageait l’opinion d’Audley Egerton sur une certaine question. Il écrivit sur ce sujet un fort bon article, un article si bien fait qu’Egerton en demanda l’auteur, apprit que c’était Burley, et se promit, s’il arrivait au ministère, de tâcher de lui être utile. Mais Burley était un homme pour lequel il était impossible de faire quelque chose. Il cessa bientôt ses relations avec le journal. D’abord, il était si irrégulier qu’on ne pouvait compter sur lui ; puis il avait de si singuliers caprices d’esprit, tant d’excentricité, que ses idées, à cause de leur inconstance même, finissaient par déplaire à tous les partis. Un de ses articles, qu’on avait inséré sans y faire attention, avait terrifié tous les propriétaires, l’état-major des lecteurs du journal. Cet article était diamétralement opposé aux principes arborés par cette feuille, et comparait à Catilina son principal rédacteur politique. C’est alors que John Burley s’enferma et écrivit des livres. Il écrivit deux ou trois ouvrages fort bien faits, mais qui n’étaient pas en rapport avec le goût populaire. Ces ouvrages lui valurent néanmoins quelque argent et une certaine réputation parmi les gens de lettres. Enfin Audley Egerton arriva au pouvoir et lui procura, quoique avec beaucoup de difficulté, une place dans un ministère. Je dis avec beaucoup de difficulté, car de nombreux préjugés s’élevaient contre cet enfant perdu des Muses. Il occupa cette place un mois, puis la quitta volontairement. Une croûte de pain et ma liberté, dit John Burley, et il disparut dans un grenier. Depuis ce moment jusqu’à l’époque où nous sommes, Dieu sait comment il vécut. La littérature est un travail comme un autre, et John Burley devint de plus en plus incapable de travail. Il ne pouvait pas, disait-il, être à la tâche et il ne se mettait à écrire que lorsque le caprice lui en venait, ou bien lorsqu’il n’avait plus un penny au fond de sa bourse, ou enfin lorsqu’il se trouvait écroué à la prison pour dettes, ce qui lui arrivait, en terme moyen, deux fois par an. Il vendait généralement ce qu’il écrivait, mais on ne lui faisait jamais d’avances. Audley Egerton continua d’être son protecteur, parce que sur certaines questions se rattachant à la politique abstraite, c’est-à-dire à des lois de réforme et d’économie, il n’avait pas trouvé de plume plus vigoureuse que la sienne. Audley Egerton était le seul homme pour lequel Burley abandonnât son verre et consentît à se mettre à la tâche, car il était reconnaissant par nature, et il sentait qu’Egerton avait réellement essayé de lui être utile. Après sa première équipée, le ministre lui avait offert une place à la Jamaïque ou dans l’Inde, mais Burley s’était refusé à quitter Londres. Malgré les défauts graves de son caractère et de sa conduite, il avait les qualités d’une nature généreuse. S’il était l’ennemi déclaré de ses propres intérêts, on ne pouvait dire du moins qu’il fût l’ennemi de personne. Même quand il critiquait quelque écrivain plus heureux que lui, son style quoique satirique avait de la bienveillance ; il ne montrait ni sel ni jalousie. Comme homme indépendant et étranger à toute malveillance à l’égard des personnes, il pouvait servir de modèle à tous les critiques. Il avait pour l’indépendance une passion qui, quoique poussée à l’excès, n’était pas sans grandeur. Il n’était ni parasite ni flagorneur ; il ne recherchait ni les protections ni les souscriptions. Quand il fut mis en prison pour dettes, quoiqu’il sût qu’une seule ligne adressée à Egerton pouvait le faire mettre en liberté, il ne consentit jamais à écrire cette ligne. Ne voulant dépendre que de sa plume, il se hâtait de la tremper dans l’encre et griffonnait selon sa fantaisie. Son vice le plus abject était certainement l’incorrigible habitude de boire qu’il avait contractée, et, ce qui en est la conséquence naturelle, la fréquentation de la mauvaise compagnie. Si ce roi des bohèmes étonnait par sa licencieuse gaieté et quelquefois même exaltait par son éloquence pleine d’imagination ces rudes et grossières natures qui se groupaient autour de lui, une pareille royauté exigeait en retour qu’il sacrifiât toute dignité, mais il n’eût pas échangé son bonnet de fou contre un diadème impérial. En effet, pour apprécier convenablement les talents de John Burley, il fallait l’entendre parler dans de semblables occasions. Comme écrivain, on pouvait lui reprocher quelques écarts, quelques volte-faces inattendues ; mais, comme orateur, il était sans égal en son genre. Le talent de la parole est un des plus dangereux qu’un homme puisse posséder ; les applaudissements arrivent si vite et demandent si peu de peine ! John Burley tomba chaque jour de plus en plus bas, non-seulement dans l’opinion de ceux qui connaissaient son nom, mais encore dans l’exercice habituel de ses facultés. Il en vint à mieux aimer écrire pour quelques pence dans un journal du peuple non autorisé qu’à gagner des livres sterling en écrivant dans des journaux marquants. Il se plaisait à griffonner des ballades à un sou et à s’arrêter dans la rue pour les entendre chanter. John Burley était un pittiste, non un tory, comme il avait coutume de dire. Si vous l’aviez entendu parler de Pitt, vous auriez été fort embarrassé de savoir que penser de ce grand homme. Il traitait Pitt comme les commentateurs allemands traitent Shakespeare, et lui prêtait toutes sortes d’intentions et de projets imaginaires qui eussent fait du grand politique une sibylle.

Le lecteur peut maintenant, nous l’espérons, se faire une assez juste idée de John Burley ; c’est un échantillon d’une espèce qui n’est pas très-commune à toutes les époques, et qui heureusement est presque éteinte aujourd’hui que les auteurs, à tous les degrés, ont participé à cette amélioration générale, à ces idées d’ordre, d’économie et de décence, qui ont prévalu dans les mœurs nationales. Quoique M. Prickett ne fût pas entré dans d’aussi grands détails biographiques sur John Burley, cependant, il avait donné à Léonard des notions suffisantes sur cet homme singulier.

Néanmoins Léonard ne comprit pas combien M. Burley était coupable d’avoir gaspillé sa vie. Il ne pouvait croire qu’un homme de génie se fût volontairement condamné à rester au bas de l’échelle sociale. Il aimait miens croire à la fatalité.

Lorsque M. Prickett termina en disant : Eh bien, je crois que l’exemple de Burley est encore plus fait pour vous guérir du désir d’être auteur que celui de Chatterton : « Peut-être, » répondit le jeune homme d’un air sombre en retournant à ses rayons.

Avec le consentement de M. Prickett, Léonard quitta son travail plus tôt qu’à l’ordinaire et, un peu avant le coucher du soleil, se dirigea vers Highgate.

On lui indiqua heureusement la route qui longe le nord du parc et il traversa ainsi une riante et verte campagne. Cette promenade, la fraîcheur de l’air, le chant des oiseaux, et par-dessus tout, la solitude, le tirèrent de ses tristes et sombres méditations. Lorsqu’il se fut engagé dans le chemin bordé de noisetiers et que tout à coup il aperçut Hélène à sa petite fenêtre, lorsqu’il vit s’illuminer le gracieux visage de celle qui épiait son arrivée, son sang circula plus vivement dans ses veines et son cœur battit de joie et de reconnaissance.


CHAPITRE LIX.

Hélène l’attira dans le jardin avec une joie enfantine. Ils allèrent s’asseoir sous le berceau parfumé et fleuri.

Elle lui ôta doucement son chapeau et le regarda avec des yeux pénétrants et humides de larmes.

Elle ne lui dit pas : « Vous êtes changé ; » elle dit : « Pourquoi vous ai-je quitté ? » puis elle détourna le visage.

« Ne vous occupez pas de moi, Hélène. Je suis un homme : j’ai été élevé rudement, mais parlez-moi de vous. Cette dame est-elle bonne ?

— Ne me permet-elle pas de vous voir ? Oh ! oui, elle est très-bonne. Tenez. »

Hélène montra les fruits et les gâteaux étalés sur la table. Voici un festin, mon frère.

Puis elle se mit à exercer l’hospitalité avec une grâce séduisante. Elle était plus enjouée que d’habitude, elle parlait beaucoup, avec un rire un peu forcé, mais toujours argentin.

Insensiblement elle parvint à tirer Léonard de sa tristesse et de sa réserve : et, bien qu’il ne lui révélât pas la cause de ses amertumes, il avoua qu’il avait beaucoup souffert. (Il ne l’eût avoué à aucun autre être humain.) Puis, assurant à l’enfant que le plus mauvais moment était passé, il chercha à la distraire en lui parlant de Burley. Mais lorsque Hélène l’eut entendu parler de cet homme avec une sorte d’admiration contrainte et avec un mélange de compassion et de tristesse, lorsqu’elle l’eut entendu raconter d’une façon grotesque, quoique très-ménagée, la scène étrange dont il avait été témoin, elle parut alarmée : sa physionomie prit un air grave.

« Oh ! mon frère, je vous en prie, n’y retournez plus : ne voyez pas davantage ce méchant homme !

— Méchant ! oh ! non ! Dénué d’espoir et de bonheur, il a eu recours aux excitants et à l’oubli ; mais vous ne pouvez pas comprendre ces choses-là, vous, ma jolie prêcheuse.

— Si, Léonard, je comprends. Quelle différence y a-t-il entre être bon et être méchant ? Le bon ne cède pas aux tentations, tandis que le méchant s’y laisse entraîner, voilà tout. »

Cette définition, donnée par Hélène, était si simple et si sage, que Léonard en fut plus frappé qu’il ne l’eût été du sermon le plus travaillé du curé Dale.

« Je me suis souvent dit à moi-même depuis que je vous ai perdue : Hélène était mon bon ange. Parlez-moi, ma sœur, car mon cœur est sombre quand je suis seul ; mais la lumière s’y fait lorsque vous parlez. »

Cet éloge troubla Hélène ; elle fut quelque temps avant d’obéir à la prière de Léonard. Mais peu à peu la parole lui revint, et la conversation continua entre les deux amis avec plus d’abandon. Léonard fit à Hélène, le triste récit de la vie de Chatterton et attendit avec inquiétude ses observations.

« Eh bien, lui dit-il, en la voyant silencieuse, comment puis-je espérer moi, lorsqu’un génie aussi puissant n’a pu que souffrir et désespérer ? que lui manquait-il, si ce n’est la fortune, la naissance, des amis et la justice publique ?

— Priait-il Dieu ? » demanda Hélène dont les larmes se séchèrent.

Léonard tressaillit ; en lisant la vie de Chatterton, il n’avait que peu remarqué le scepticisme, feint ou réel, du malheureux poète qui aspirait ici-bas à l’immortalité. La question d’Hélène vint lui ouvrir les yeux sur ce point.

« Pourquoi me demandez-vous cela, Hélène ?

— C’est que, lorsqu’on prie Dieu souvent, on devient patient, très-patient !… répondit l’enfant. Et peut-être que s’il eût été patient quelques mois de plus, il aurait surmonté les obstacles comme vous le ferez, mon frère ; car vous, vous priez Dieu et vous serez patient. »

Léonard secoua la tête d’un air rêveur, mais ses pensées n’étaient plus aussi sombres qu’auparavant. Une autre circonstance de cette terrible vie, ressortait maintenant à ses yeux, qu’il n’avait jusqu’ici regardée que comme un des plus sombres mystères de la destinée de Chatterton.

Au moment où le poète, plongé dans le désespoir, s’était enfermé dans son grenier pour se délivrer de la vie, son génie venait de trouver le chemin de la gloire. Au même moment des hommes bons, instruits et puissants se disposaient à le servir et à le sauver. Encore une année… que dis-je ! encore un mois peut-être, et il eût été placé au premier rang de son siècle.

« Ah ! Hélène, s’écria Léonard, calme et apaisé : pourquoi m’avez-vous quitté ? »

Hélène tressaillit en l’entendant répéter cette parole de regret, et à son tour elle devint pensive. Puis elle lui demanda s’il avait réclamé la malle de M. Digby qu’ils avaient laissée à l’auberge.

Léonard, quoiqu’un peu blessé de ce qu’il considérait comme une interruption d’enfant dans une conversation aussi grave, avoua qu’il l’avait oublié. Fallait-il écrire maintenant pour qu’on envoyât la malle chez miss Starke ?

« Non, dites qu’un l’envoie chez vous ! Prenez-en soin, peut-être ne resterai-je pas bien longtemps ici.

— Ne pas rester ici ? Il le faut, ma chère Hélène, aussi longtemps du moins que miss Starke voudra bien vous garder et qu’elle se montrera bonne pour vous. Un jour peut-être, ajouta Léonard avec quelque chose de son ancienne gaieté, je ferai mon chemin et nous aurons alors un cottage à nous deux. Mais j’oubliais, Hélène… vous m’avez fait de la peine ; vous m’avez laissé votre bourse. Je l’ai trouvée l’autre jour dans mon tiroir, c’est très-mal !… je vous la rapporte. » Et il contraignit l’enfant à la reprendre.

Soudain, une grande figure de femme parut à l’entrée du bosquet et dit d’une voix propre à effaroucher tout tendre sentiment : « Jeune homme, il est temps de partir. »


CHAPITRE LX.

« Déjà ? fit Hélène d’une voix tremblante en se glissant doucement près de miss Starke, tandis que Léonard se levait et saluait.

— Je vous remercie mille fois, madame, dit-il avec cette grâce naturelle aux âmes tendres et délicates, de m’avoir permis de voir miss Hélène. Je ne veux pas abuser de votre bonté. »

Miss Starke parut frappée de son air et de ses manières, et lui fit un salut plein de roideur.

Il eût été difficile de rencontrer une personne plus rigide que miss Starke. Elle ressemblait à la dame blanche si rébarbative des ballades de Nursery. Cependant, en permettant au jeune homme d’entrer dans son joli jardin et en lui donnant ainsi qu’à sa petite compagne des fruits et des gâteaux, elle avait montré une bonté que démentait son extérieur.

« Puis-je aller le conduire jusqu’à la grille ? demanda tout bas Hélène, pendant que le jeune homme s’éloignait.

— Je vous le permets, mon enfant, mais ne soyez pas longtemps ; vous reviendrez serrer les cerises et les gâteaux, car Patty sauterait bien vite dessus. »

Hélène courut après Léonard.

« Écrivez-moi, mon frère, écrivez-moi, et ne voyez plus l’homme qui vous a conduit dans ce mauvais endroit.

— Oh ! Hélène, je vous quitte assez fort pour braver des dangers plus grands que celui-là, » dit Léonard presque gaiement.

Puis ils s’embrassèrent et se séparèrent.

Léonard revint chez lui à la clarté de la lune d’été, et en entrant dans sa chambre son premier regard fut pour son rosier. Les feuilles de la veille étaient tombées autour du vase, mais l’arbuste était couvert de nouveaux boutons.

« La nature répare sans cesse, » dit le jeune homme. Il s’arrêta un moment, et ajouta : « Serait-ce parce qu’elle est très-patiente ? »



  1. Il est si rare que les corbeaux fassent leurs nids dans le voisinage d’une maison habitée, qu’il est peut-être à propos de remarquer que cette circonstance est historique.