Mon sillon/01/09

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P. Brunet (p. 84-96).

IX


Charles Després, en quittant l’étude, était retourné chez lui, et, apprenant que son père était au jardin, il s’y rendit.

M. Després était bon jardinier et mettait la main à l’œuvre quand il le fallait.

Son jeune domestique, novice encore, ne labourant pas la terre à sa façon, il s’était dépouillé de son paletot pour lui donner une leçon. En voyant son fils venir à lui, il ordonna d’un geste à l’apprenti jardinier de s’éloigner, et appuyé sur sa bêche, il l’attendit.

— Mon père, dit Charles sans préambule, ma décision est irrévocablement prise : je ne succéderai pas à M. Doublet.

M. Després ne répondit rien. Il marcha vers le poirier sur la branche duquel il avait jeté son paletot, le revêtit, et, essuyant la sueur qui mouillait son visage :

— Je vais dire cela à mademoiselle Bourgeauville, dit-il laconiquement, et lui annoncer que, comme tu renonces à l’étude, elle peut la faire vendre.

— Mais, mon père…

— Mais quoi ?

— Il me semble que l’étude reste quand même ma propriété. La loi me la donne.

— La loi oui, mais la loyauté non. M. Doublet ne t’aurait pas fait cet avantage au détriment de sa pupille s’il avait vécu assez pour savoir que tu refuserais de l’épouser. Il nous a expliqué clairement ses intentions devant elle. Le legs n’était fait qu’en vue d’un mariage que dans son ignorance de tes véritables sentiments il regardait déjà comme accompli.

Charles était devenu sombre. Il trouvait que son père exagérait terriblement la délicatesse.

Mais en ce moment il ne voulait pas l’irriter.

— Faites comme vous l’entendrez, mon père, répondit-il ; mademoiselle Bourgeauville décidera, et plus tard nous verrons.

M. Després, sur cette réponse équivoque, se rendit immédiatement chez Fanny. À la porte il rencontra mademoiselle Bonnelin, qui sortait. Sa figure était grave, triste même. Ils se saluèrent sans se parler, tant ils étaient absorbés l’un et l’autre dans l’affaire qui les occupait.

Perrine conduisit M. Després dans la chambre de la jeune fille.

Elle était assise à sa place ordinaire près de la fenêtre. Sa toilette de deuil avait une élégance sévère qui ne rappelait en aucune façon les toilettes très-simples et de très-mauvais goût qu’elle avait portées jusque-là. Ses cheveux étaient disposés avec plus d’art, et cette transformation extérieure rendait sa beauté vraiment remarquable ou, pour parler plus justement, la faisait beaucoup plus remarquer.

Elle tenait un ouvrage entre ses doigts, mais elle ne travaillait pas. En voyant entrer M. Després, elle passa vivement la main sur ses yeux, et, se levant, lui indiqua du geste un siège encore placé en face d’elle et qui avait sans doute été occupé par mademoiselle Bonnelin.

— Êtes-vous malade, mademoiselle ? dit-il en remarquant qu’elle était très-pâle.

— Non, monsieur, répondit-elle d’une voix altérée, je suis très-bien.

— Alors je puis m’occuper de la commission dont je suis chargé. Je vous le dis avec chagrin, il n’entre pas dans les goûts de mon fils Charles de se faire notaire et il refuse de devenir le successeur de votre tuteur.

— Je le savais, monsieur, répondit Fanny les yeux baissés.

— Vous le saviez ?

— Mademoiselle Bonnelin vient de me l’apprendre.

— Il ne vous reste donc plus qu’à vendre cette étude dont le prix, mon enfant, va doubler votre fortune.

— Cette étude est à… à… votre fils, monsieur.

— Permettez, mademoiselle. S’il avait, à notre satisfaction à tous, rempli les désirs exprimés par M. Doublet, elle lui appartiendrait de droit, c’est vrai. Du moment qu’il lui plaît de chercher ailleurs un bonheur qu’il avait à sa portée et de s’arranger une autre destinée, consciencieusement parlant, il n’y doit plus prétendre.

Fanny arrêta son regard sur la figure loyale de son interlocuteur et lui tendit la main.

— Je comprends toute votre délicatesse, monsieur, dit-elle avec émotion, mais je n’accepterai pas ce sacrifice. Que M. Charles repousse cette main, il en est libre ; mais il reste à mes yeux le propriétaire de l’étude et il peut en disposer comme bon lui semble. Ce que mon tuteur m’a laissé suffit d’ailleurs grandement à mes besoins.

— Vous êtes une noble fille, répondit M. Després en serrant la main de Fanny et en la gardant dans les siennes ; mais je ne veux pas non plus, moi, que vous soyez dupe de votre délicatesse. Si Charles est assez fou pour refuser le bonheur simple et vrai qui s’offrait à lui, d’autres seront mieux avisés, et c’est à celui que vous choisirez que vous faites tort en ce moment.

Fanny hocha mélancoliquement la tête.

— Je ne vous dirai pas ce que je pense là-dessus, dit-elle ; mais aucune considération ne peut me faire me départir de la résolution que j’ai prise.

M. Després la regardait.

— Charles est un ambitieux, un rêveur, dit-il lentement, mais il n’est pas méchant. Or, comme il n’a pas le genre de volonté qui fait réussir, les premières déceptions l’abattront et dans tous les cas il se laissera aveugler, car, je suis bien obligé de l’avouer, tout point d’appui moral lui manque. Mais il peut se corriger, il peut avoir des regrets. Si dans quelque temps il revenait vers vous, lui pardonneriez-vous ?

— Je ne sais, dit Fanny faiblement.

Et relevant soudain la tête.

— Pourquoi manquerais-je de franchise envers vous, monsieur, continua-t-elle vivement. Ne le lui dites pas maintenant, car il s’étonnerait, il me mépriserait peut-être ; mais tant qu’il sera libre, j’attendrai.

— Tenez, il n’est pas digne de vous, dit impétueusement M. Després ; mais j’accepte en son nom cette espérance. Je vais lui porter votre réponse en ce qui concerne l’étude. Pour l’autre question, je me réserve de lui en parler quand il regrettera la folie qu’il fait. Je vous le dis sur l’honneur, j’éprouverai un immense regret si je ne puis jamais vous appeler ma fille.

Sur ces paroles, il quitta Fanny et reprit lentement le chemin de la maison.

Charles l’attendait dans le jardin.

Il lui raconta brièvement ce qui s’était passé entre lui et Fanny. Charles admira la générosité de la jeune fille, mais ne parut pas décidé à revenir sur sa décision.

— Et maintenant quels sont tes projets ? lui demanda tout à coup son père.

— J’irai à Paris, répondit Charles, et je verrai à faire fructifier l’argent que me rapportera la vente de l’étude.

— Quel prix en demanderas-tu ? reprit M. Després, après un grand silence.

— Je ne la donnerai pas à moins de trente mille francs.

— Et si tu trouvais trente mille francs, tu la donnerais ?

— Tout de suite, pour en être débarrassé.

— C’est bien, alors tu peux la regarder comme vendue.

— Est-ce qu’on vous a chargé de l’acheter ?

— Oui.

— Pour qui ?

— Pour Francis.

— Mais Francis n’a pas l’âge, mon père.

— Je le sais bien ; aussi lui ai-je trouvé un homme de bonne volonté qui la lui tiendra jusqu’au moment où il pourra en devenir le titulaire.

— Ah ! et cet homme, c’est…

— C’est moi.

— Vous ? s’écria Charles au comble de la surprise.

— Oui, moi.

— Mais, mon père, vous n’y avez pas pensé ; vous avez laissé votre place de juge de paix parce que vous aviez besoin de repos, et vous iriez prendre une charge deux fois plus pesante ?

M. Després se leva, et, se tournant vers son fils :

— Dussé-je y user ce qui me reste de vie, je la prendrai, dit-il d’une voix grave et qui vibrait d’une émotion contenue. Si je ne suis pas assez heureux pour donner à mes enfants le bonheur qu’ils rêvent, du moins ai-je la conscience de n’avoir rien négligé pour assurer leur avenir en ce monde. Cette vie de labeur que j’ai menée, je la recommencerais, dût l’ingratitude en être encore la récompense. Avant de prêcher le devoir aux autres, j’ai rempli le mien et je le remplirai jusqu’au bout, s’il plaît à Dieu. Ah ! tu as souvent aspiré après ce moment qui te fait libre. Mon autorité te semblait gênante, tu t’es intérieurement révolté de la résistance que j’ai apportée à des projets qui ne m’offraient aucune garantie solide de succès et qui pouvaient compromettre une partie de cette fortune péniblement gagnée. J’ai agi suivant ma conscience, et, j’en ai la certitude, quelque destinée que tu te fasses, un jour viendra où tu rendras justice à ton père et où tu le remercieras peut-être de sa prudence.

Et avant que Charles eût pu répondre à ces paroles qu’il avait écoutées la tête baissée, il le quitta pour aller faire part à sa femme de ces divers incidents.

Dans son chemin il rencontra la bande joyeuse des gars. Il leur annonça brièvement le changement qui allait s’opérer dans la famille. Tous protestèrent généreusement contre le surcroît de fatigue qu’il allait s’imposer ; mais quand il croyait accomplir un devoir, rien au monde ne pouvait l’en détourner. Francis, le futur notaire, ne dissimula pas sa joie. Damper, pour lui comme pour ses frères, c’était le paradis terrestre. Cette atmosphère de considération qui les enveloppait leur paraissait agréable à respirer. Ils aimaient la vie libre et sans façon, les relations de famille et de parenté déjà établies. Quand les questions de vocation s’étaient agitées et qu’il avait été parlé à l’un d’eux d’aller planter sa tente au loin par les nécessités de position, il y avait fait, au grand bonheur de ses parents, l’opposition la plus énergique. Ils continuèrent donc leur promenade, enchantés de voir l’avenir du dernier d’entre eux aussi avantageusement fixé, et M. Després alla dans le salon retrouver sa femme.

Elle n’était pas seule. Mademoiselle Bonnelin était venue la visiter et lui avait annoncé la nouvelle si fâcheuse pour elle de la renonciation de Charles.

— Je suis bien aise de vous trouver, mademoiselle, dit M. Després en entrant, j’ai à parler à René.

Mademoiselle Bonnelin échangea un regard désolé avec madame Després.

— Vous lui direz que c’est moi qui succède à M. Doublet, continua M. Després.

— Toi, Marc ? s’écria sa femme qui crut que ses oreilles la trompaient.

— Oui, pour Francis. Tu comprends qu’il n’y avait pas à hésiter. Cette position est tout ce que nous pouvons demander de mieux pour lui ; et que seront quelques années d’attente ? Or je tiens beaucoup à mon premier clerc et je vous prie de lui dire, mademoiselle.

— Hélas ! monsieur, n’y comptez pas, répondit la vieille ; René nous quitte.

— Pour aller où ?

— Il n’en sait rien encore, mais son idée, je crois, est de se créer une position dans l’industrie. Le pauvre enfant ne s’était fait clerc que pour me plaire, et maintenant que l’étude change de mains et qu’il ne voit pas trop la possibilité d’en acheter une, il revient à ses anciens projets et ne veut plus rester à Damper.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit madame Després en joignant les mains, qu’ont donc nos enfants de vouloir ainsi s’éloigner de nous ?

— Ils sont jeunes, ma femme, et par conséquent inexpérimentés et quelque peu présomptueux. Ils veulent être heureux à leur manière et s’imaginent se montrer plus habiles que leurs devanciers. Chacun d’eux dit : je veux tracer mon sillon. Tu me l’as conseillé cent fois, il faut se résigner à cela.

— La résignation vous est facile à vous, dit mademoiselle Bonnelin en soupirant. Que sera un enfant de moins dans votre maison. Mélite et moi nous n’avons que René.

— Si Charles ressemblait à René je serais peut-être le premier à le pousser hors de Damper, mademoiselle, dit M. Després avec vivacité. Il n’entre pas dans mes idées d’obliger mes enfants à calquer leur vie sur la mienne. Si je me défie des caprices et des illusions, j’aiderai de tout mon pouvoir une vocation qui me paraîtra sérieuse. Ce n’est pas après le plaisir, l’indépendance sans frein, la vie molle et luxueuse que court René, et à votre place j’applaudirais à la résolution qu’il a prise. Il est intelligent, entreprenant, mais froid, sensé, travailleur, et d’un caractère solide. Il réussira, vous verrez qu’il réussira.

— Dieu le veuille ! mais je vous quitte, voici du monde qui vous vient.

Le monde, c’était Mélite. La conversation ne changea pas de terrain. La jeune fille n’y prit point part. Sa figure rieuse s’était assombrie, et en voyant pleurer madame Després elle s’était mise à pleurer elle-même.