Mon sillon/01/10

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P. Brunet (p. 96-105).

X


Quelques jours plus tard, la famille Després était réunie dans la petite cour qui précédait le jardin.

Cette petite cour devenait, l’été, après le souper, le lieu de réunion. La ville était à vingt pas et on avait l’air de se trouver à la campagne. Un large banc peint en vert était placé contre la muraille tapissée par la vigne, et quand les gars jugeaient à propos de ne plus agacer leurs chiens, ou de ne plus lutter d’adresse à quelque petit jeu de collège remis un instant en honneur, ils prenaient place auprès de M. et de madame Després.

Ce soir-là la petite cour était silencieuse, chacun semblait absorbé dans ses pensées.

La nuit venait, une nuit d’une indescriptible beauté. Il n’y avait pas de lune, mais l’atmosphère avait une telle transparence que, bien qu’il fût dix heures, on pouvait aisément distinguer tous les objets. Sur le ciel incolore, l’église traçait en noir au dessus des toits la flèche élancée de son clocher, ses élégants contre-forts, ses gargouilles hideuses, ses animaux fantastiques.

Et c’était vers l’église que se levait le plus souvent le regard de madame Després assise entre son mari et Charles.

— Ces fleurs, le soir, ont l’odeur presque trop forte, dit Charles tout à coup.

Dans le jardin les lis étaient en fleurs ; dans la cour deux grands genêts d’Espagne montraient le jour leurs magnifiques panaches d’or, et le parfum suave qui s’en exhalait pouvait en effet paraître presque trop pénétrant à Charles dont la sensibilité nerveuse était ce soir-là puissamment excitée.

— À Paris l’odeur des fleurs ne t’incommodera pas souvent, répondit la voix de Francis.

Et le silence se fit de nouveau, interrompu de temps à autre par un chuchottement indistinct que personne ne paraissait écouter. C’était madame Després qui, une main sur l’épaule de Charles, lui murmurait à l’oreille de ces paroles comme une mère seule peut en trouver dans les occasions qui lui paraissent solennelles, pour parler à son enfant.

Il écoutait ému, violemment ému, cette voix tendre qui n’avait pu le persuader, mais qui ne se lassait pas de lui répéter qu’il serait toujours le bienvenu, le bien aimé.

Quand onze heures sonnèrent, M. Després se leva.

— Rentrons, dit-il de sa voix ferme et grave. La nuit sera courte pour Charles et pour Olivier qui va le conduire.

À quelle heure part la diligence ?

— À six heures, répondit Ollivier.

— Donc, vous partirez de Damper à quatre. Il faut nous séparer. Adieu, mon fils. Puisses-tu réussir dans ce que tu entreprendras et rester toujours un honnête homme ! Pense quelquefois à nous.

Il embrassa Charles qui s’était avancé vers lui et qui passa ensuite dans les bras de ses frères. Ceux-ci suivirent leur père qui rentrait. Quand ils eurent disparu, Charles se retourna vers sa mère qui ne s’était pas levée. Il entoura son cou de ses deux bras et se laissant glisser à genoux :

— Adieu, ma mère ; adieu, maman, murmura-t-il.

Et une voix basse, pleine de larmes, répondit :

— Adieu ! Charles, mon enfant !

— Ma mère, je reviendrai, reprit-il.

— Oui, mon fils, heureux ou malheureux, reviens.

Il se levèrent tous deux, et, lui la soutenant, ils rentrèrent.

À la porte de sa chambre, il l’embrassa encore et ils se séparèrent.

Le lendemain, avant le jour, la porte de l’appartement occupé par madame Després s’ouvrit doucement. Elle traversa sans bruit le corridor encore sombre et ouvrit une porte. Le jour naissant entrait librement par les fenêtres sans persiennes et éclairait confusément quatre lits placés aux quatre coins de la vaste chambre. Dans chacun d’eux il y avait un jeune homme endormi. Elle marcha vers celui du fond, à droite. Charles dormait là mais non pas du tranquille sommeil de ses frères. Son front était mouillé de sueur, ses lèvres balbutiaient, ses deux bras pendaient hors des couvertures et sa tête avait glissé de dessus l’oreiller. Madame Després s’assit près du lit, et ses deux mains jointes sur les genoux, elle demeura immobile, regardant son fils.

Elle l’avait vu bien des fois partir, et jamais une telle amertume n’avait rempli son cœur.

C’est que cette fois il partait pour longtemps, pour toujours peut-être, de son plein gré, et qu’il s’éloignait d’eux, poussé par cet amour de l’inconnu qui lui faisait peur à elle.

Elle se rappelait son enfance débile, sa fougueuse adolescence ; elle regardait son front blanc et moite sur lequel pas un nuage ne passait, qu’elle ne le fît évanouir sous le souffle de sa tendresse.

Maintenant qu’il partait seul, où allait-il ? que ferait-il ? qui le soutiendrait, le fortifierait, le consolerait ? Allait-il écouter sans défiance cette voix fatale qui s’élevait des bas-fonds de sa nature et abuser de cette liberté si ardemment désirée ? De tous ses enfants c’était celui qu’elle n’aurait jamais voulu perdre entièrement de vue. Les autres moralement et physiquement étaient sains et forts, il était lui, le faible, faible de corps et d’âme ; d’âme surtout : son âme ardente souffrait, et elle n’avait pas confiance dans les remèdes auxquels il voulait recourir. Sous l’influence de ces craintes secrètes, inavouées, qui en ce moment revenaient avec une force nouvelle, la pauvre mère se mit à pleurer et les larmes qu’elle répandait étaient mille fois plus amères que celles qu’elle avait répandues autrefois auprès du berceau de son fils quand quelque danger avait menacé sa vie. Et Charles dormait toujours de son sommeil agité, rêvant peut-être à de riants projets d’avenir, et caressant les chimères qui hantaient ses veilles.

Un rayon de soleil, qui vint soudain faire étinceler les vitres, rappela l’heure à madame Després. Ne voulant pas, plus encore pour son fils que pour elle, renouveler la pénible scène des adieux, elle se leva, s’agenouilla un instant, murmura, dans son cœur, une prière, les lèvres contre les cheveux emmêlés de son fils qui buvaient ses larmes, et sans oser l’embrasser autrement elle se releva et sortit comme elle était entrée, sans qu’un seul des dormeurs se fût douté de sa présence.

En se réveillant un quart d’heure plus tard, Charles porta vivement la main à son front qui ruisselait.

— C’est singulier, dit-il à Olivier qui se levait de son côté sans bruit et qui lui rappelait l’heure assez avancée, je rêvais qu’une pluie tiède me mouillait la tête, et je sens mes cheveux tout humides en me réveillant, c’est la sueur sans doute.

C’était moins la sueur, hélas ! que les larmes qui avaient coulé à flots des yeux de la pauvre mère.

Les jeunes gens firent diligence, et, comme quatre heures du matin sonnaient à l’église de Damper, Charles arrivait au pied de la côte abrupte qui bornait la ville au couchant. Là il se rencontra avec René Bonnelin qui avait le sac sur le dos et un bâton à la main.

Ils se souhaitèrent brièvement le bonjour et continuèrent en silence leur ascension. Arrivés au sommet ils s’arrêtèrent. René se retourna vers Damper, que le soleil enveloppait de rayons, et laissa errer sur la petite ville un regard profond et mélancolique, comme un regard d’adieu. Charles resta le dos tourné et ses yeux avides plongèrent jusque dans le lointain brumeux du vaste horizon qui se déroulait devant lui.

Bientôt apparut un petit tilbury traîné par un seul cheval et conduit par Olivier.

— Tiens, c’est toi ! dit-il en apercevant René abîmé dans sa contemplation, est-ce pour regarder le soleil se lever que tu es à cette heure sur la côte au Gril ?

— Non, je pars, répondit René, je vais à Rennes.

— Tu aurais dû me le dire, j’aurais pris l’américaine. Je suis désolé de n’avoir pas une place à t’offrir.

René secoua la tête.

— Merci, je ne suis pas si pressé d’arriver, dit-il.

Charles, qui s’était placé auprès de son frère, lui lança un regard surpris.

— Heureux les patients ! dit-il avec le sourire légèrement moqueur qui lui était particulier ; mais, pour mon compte, la vie me paraît trop courte pour que je ne presse pas un peu les choses. Puisque j’arrive avant toi à Rennes, veux-tu me charger de tes commissions ? ajouta-t-il plaisamment.

— Volontiers, dit René gravement ; arrête-moi une place dans la diligence qui part ce soir, je te prie.

— Quelle destination ?

— Paris.

Charles dissimula l’étonnement profond que ce mot lui causait, fit un signe d’assentiment et donna son frère le signal du départ. René regarda Damper une dernière fois, et, ramassant sa canne qu’il avait jetée près de lui sur le gazon, il suivit de loin la légère voiture qu’il perdit bientôt de vue.

C’est ainsi que, par un hasard des plus singuliers puisqu’il n’y avait eu entre eux aucune convention, les deux clercs de M. Doublet quittèrent Damper le même jour et à la même heure. L’un s’en allait la fièvre dans le sang, l’ambition au cœur, à la recherche du plaisir, de la fortune et du succès, tout prêt à briser les portes qui ne s’ouvriraient pas assez vite devant lui ; l’autre, le front pensif, le cœur plein de regrets, mais doué de modération, de patience et d’énergie, se préparait à entrer en lutte contre sa mauvaise fortune avec ces seules armes : le travail et la foi.

Ce jour-là, à Damper, le bedeau en allant sonner l’Angélus trouva, chose rare, des personnes qui étaient arrivées avant lui à l’église et qui, assises sous le porche gothique, attendaient qu’il voulût bien la leur ouvrir. C’étaient, il est à peine besoin de le dire, madame Després, Mélite et sa tante. Chacune d’elles priait suivant les besoins de l’être chéri qui s’éloignait, et dans la mesure de ses craintes ou de ses espérances.

— Mon Dieu ! écartez de lui tout danger et ramenez-le moi s’il est malheureux, balbutia madame Després avec angoisse.

— Mon Dieu ! bénissez son travail et ses efforts, dit la tante de René.

— Mon Dieu ! faites qu’il vous aime toujours, murmura Mélite avec ferveur.

Dans ces cœurs dévoués, l’éloignement des deux clercs devait rester comme une souffrance latente, persistante. Ailleurs on se fit bien vite à leur absence. René avait peu d’amis, peu de relations intimes, et pour ce qui regardait Charles les gars remplissaient tellement encore la maison paternelle, qu’il n’y fit point de vide sensible.