Mon sillon/02/01

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P. Brunet (p. 107-111).

I.


Mélite à René.
Damper.
Mon Cher Frère,

Il m’est impossible d’attendre ta première lettre. À peine revenue dans cette vieille maison qui semble porter ton deuil, tant elle paraît sévère et triste, je me suis assise devant ton bureau d’écolier, ce pauvre petit bureau tout imbibé d’encre, pour te griffonner quelque chose.

Notre chère tante qui pensait à toi dans son coin m’a dit, en me voyant m’asseoir là : « Oui, écris-lui. » Et nous avions encore dans les yeux, l’une et l’autre, les larmes de notre adieu !

Mais je ne viens pas te confier nos attendrissements, encore moins te les faire partager. Il ne faut pas que tu croies que pendant que tu prends ton courage à deux mains pour te créer une carrière, celles qui t’aiment passeront leur temps à geindre lâchement. Non, mon cher René, il n’en sera pas ainsi. J’admire ton énergie, ta persévérance, et si j’étais un homme, j’agirais comme tu as agi. Je quitterais mon pays, puisque mon pays ne m’offre aucune position en rapport avec mes goûts et mes aptitudes ; je quitterais ma famille, puisque cette pauvre famille n’a, hélas ! qu’un cœur pour m’aimer, et pleine de foi dans le secours que Dieu ne refuse jamais aux hommes de bonne volonté, aguerrie contre la souffrance que je connais de vieille date, je m’élancerais comme toi dans le champ de la vie pour y tracer mon sillon.

Me voilà devenue bien vaillante, en vérité, et tu souris dans ta moustache. Que veux-tu ! tes paroles résonnent encore à mes oreilles, et, en parlant ainsi, je ne suis que l’écho de tes propres pensées. À force de vivre ensemble, de causer ensemble on en arrive à formuler les idées qui ont germé dans le cerveau des autres et à se les approprier.

Désormais je serai réduite à mon propre fond, me voici obligée de penser seule ! Je crains un peu de ne plus penser du tout. Les allures de mon esprit en ce moment me représentent les premiers pas que l’enfant fait hors de ses lisières. Comme il hésite ! comme il tremble ! comme il avance en chancelant et avec des airs éperdus ! Il faudra donc que tu m’encourages à marcher, mon cher René, à marcher sans toi. Ah ! pourquoi ceux qui s’aiment si bien ne peuvent-ils pas toujours rester unis par les habitudes de la vie, comme ils le sont par le cœur, l’esprit et l’âme ? Un peu de fortune en plus, un établissement industriel quelconque à Damper et nous ne nous quittions jamais ! Si peu que cela ! mettant entre nous tant d’espace et changeant tellement notre mode d’existence ! Résignons-nous et espérons surtout, n’est-ce pas, mon frère ?

J’attends ta première lettre avec une impatience bien peu raisonnable, car enfin tu n’auras pas l’ombre d’une nouvelle à nous annoncer. Mais qu’importe, on bâtit, on bâtit si vite en imagination. Ce qui me fera supporter ton exil, ce sera la pensée de te savoir occupé selon tes goûts, livré au genre d’affaires qui te passionnent. Je cherche à me représenter ton centre d’action, à te voir devenu quelqu’un. Je n’aime pas à te savoir sur une grande route, traîné par les chevaux d’une diligence, ou par le souffle ardent d’une locomotive, regardant, d’un œil triste, un paysage qui ne ressemble pas à celui sur lequel nos yeux se sont ouverts pour la première fois.

Je n’ai pas besoin de te recommander de nous écrire ce qui t’arrivera d’heureux, mais tu sais que, personnellement, je veux davantage. Tu sais que je veux être tenue au courant de tout. Les déceptions d’avenir font souffrir, mais bien autrement que les déceptions du cœur, celles-ci ne se racontent pas, celles-là se racontent et c’est déjà un grand soulagement.

Surtout rappelle-toi, cher René, la promesse solennelle que tu m’as faite dimanche dernier dans notre halte, sous le grand chêne creux de notre forêt. Tu t’es engagé à ne pas rester à souffrir à Paris. On ne souffre bien que près de ceux qu’on aime, on n’est bien soigné que par ceux qu’on aime. Si Paris ne te donne pas ce que tu vas y chercher : l’indépendance par le travail, abandonne le sans hésiter, reviens-nous, reviens-nous à temps. J’ai tant compati au sort cruel de ces malheureux poëtes, de ces jeunes savants, de ces pauvres artistes méconnus qui couraient y chercher la fortune, la gloire et qui rencontraient la hideuse misère, le sombre désespoir, quelquefois la dépravation. Mon frère, tu n’auras jamais, n’est-ce pas, le triste courage d’user tes forces et ton cœur dans la lutte que tu entreprends. Si l’industrie ne t’ouvre pas ses portes, si ton obscurité pose un obstacle insurmontable devant toi, ne te roidis pas inutilement contre l’impossible, reviens simplement vers nous, vers notre saine pauvreté, et une fois réconforté, retrempé, tu auras toute permission de prendre de nouveau ton vol, d’interroger de nouveau ce sphinx qui a nom : la Destinée.

Cela entendu, je te souhaite, mon cher René, tous les succès possibles. Tu nous reviendras millionnaire… peut-être, mais j’en suis sûre, aimant, croyant et heureux de retrouver ta vieille tante et ta petite sœur.

Mélite.