Mon sillon/02/02

La bibliothèque libre.
< Mon sillon‎ | 02
P. Brunet (p. 112-118).


II

René à Mélite
Paris.

J’ai à peine quitté Damper, ma chère Mélite, et voici que tu me chantes déjà une sorte de joli chant de retour qui pourrait bien aggraver la nostalgie si j’avais eu le temps de tomber malade d’une maladie quelconque. Ta bonne petite lettre qui commence comme une fanfare guerrière, finit par une sorte de ranz des vaches des plus émouvants. N’aie pas peur, je tiendrai les promesses que je t’ai faites tant de fois et tout dernièrement sous le vieux chêne qui nous prêtait son ombre. Seulement, rappelle-toi que, là comme ailleurs, j’ai entendu plutôt le langage de ton cœur que celui de ta raison, et que tout en te promettant de ne pas rester à Paris, espérant contre toute espérance, je t’ai déclaré que je voulais réussir. Il faut que je réussisse. Puisque j’ai pu, dans un moment héroïque et douloureux, briser tous les liens qui me retenaient sur le pauvre sol aimé où j’ai toujours vécu, puisque j’ai pu quitter Damper parce que vivre notaire à Damper me semblait une sorte de suicide moral, puisque j’ai accepté d’être à charge pendant un an à deux femmes dévouées, dont l’une sèvre sa vieillesse de douceurs et l’autre sa jeunesse de plaisirs pour nourrir ce grand garçon qui devrait les nourrir, rien au monde ne me fera retourner en arrière. Donc pas d’amollissement, chère sœur, et reprenons ensemble le ton vaillant de la première page de ta lettre. J’ai une bonne santé, une foi et une tête de Breton. Avec cela on va loin, on résiste à tout, on pulvérise tous les obstacles et on devient maître, après Dieu, de sa destinée.

Mon voyage s’est fait rapidement. Je n’ai fait qu’une halte à la gare du Mans, et j’ai pensé qu’un voyage de ce genre t’intéresserait vivement. La salle d’attente seule est tout une étude. Voici une grande affiche, deux mots s’y trouvent : Saint-Nazaire — Vera-Cruz. Il n’y a plus de distances. Dans un autre coin un magasin de nouveautés a eu l’heureuse idée d’encadrer un miroir au milieu de sa réclame, toutes les femmes la lisent. Malgré ta généreuse recommandation je me suis logé dans les troisièmes, et sur ces bancs de bois, au bruit des chants avinés des conscrits, mes compatriotes, j’ai fait de beaux rêves dorés. Oui, ma sœur, des rêves. Dans mon cerveau de mécanicien il y a vraiment place pour tout. L’imagination et ses mirages, la poésie et ses enivrements éphémères ne veulent pas en déloger et y font bon ménage avec les formules algébriques. J’ai été arraché à mes idées particulières par l’entrée d’un petit abbé qui sentait son Breton d’une lieue. Je retrouvai le type parfait de nos meilleurs prêtres, ce je ne sais quoi de simple, de vigoureux, de patient qui est la physionomie même de l’homme des champs, après que le souffle divin a passé sur son âme pure, naïve et forte. Une commère, par ses questions indiscrètes, nous a rapprochés. Elle le questionnait brutalement, à brûle-pourpoint, et il lui répondait avec une simplicité d’enfant. Cela m’impatientait un peu. J’ai jeté dans la conversation quelques mots que son intelligence a immédiatement ramassés et j’ai opéré une diversion.

La questionneuse s’est mise à manger du saucisson et nous a laissés tranquilles. Nous avons causé de la Bretagne que nous quittions, causé de Paris qui nous était également inconnu. Grâce à lui je n’ai pas eu le temps de faire sur le paysage les réflexions mélancoliques que tu m’as prêtées. Mais je n’ai pu échapper aussi complètement aux parleurs des wagons. Ils parlaient si haut, ces bonnes gens ! Et le pivot de leur conversation était toujours le moi, le moi haïssable. Moi, je suis de l’Anjou, moi, je ne voyage que pour mes affaires, moi, je n’aime que le Petit Journal, moi, j’ai visité la Normandie, moi, j’ai fait la campagne d’Italie. Moi !

Que de fois je suis resté la tête à la portière uniquement pour échapper à tout ce verbiage. Alors, par le seul aspect de tout ce qui m’entourait, je m’apercevais que j’étais déjà bien loin de vous. En Bretagne les ponts sont formés de granit, plus loin le bois se joint à la pierre, plus loin encore de légères colonnettes de fonte remplacent les piles majestueuses. C’est joli mais cela ne nous ressemble pas.

Un train nous a passé, un parfum est venu jusqu’à nous, et notre œil a entrevu des monceaux de pommes éclatantes. Il n’y avait plus d’arbres dans les champs, mais des arbustes verts qui montraient çà et là leurs touffes sombres entre lesquelles s’élançaient les troncs blancs et élancés des bouleaux. Et puis la nuit est venue, nous nous sommes endormis et réveillés à Paris. Me voici donc à Paris, ma sœur, dans ce Paris tant rêvé. Mais ce n’est plus en rêveur, en artiste, que j’y arrive.

Je n’ai qu’un désir ; qu’un travail utile et conforme à mes aptitudes remplisse ma vie et la consume s’il le faut. Arraché à cette existence atrophiée de Damper, sorti de ce bureau malsain où je végétais parmi ce papier timbré comme un pauvre oiseau dans une cage de plomb, détaché par un douloureux effort de ma volonté, d’un rêve, de bonheur irréalisable, je me sens libre, je sens que je m’appartiens et je marcherai courageusement en avant. Mais en attendant que mon chemin soit tracé je me trouve un peu dans la position de la sentinelle perdue de Protais. Tu as remarqué cette simple gravure accrochée contre la tapisserie de ma chambre, auprès de ce cachet enfumé de ma première communion, que je t’ai vu glisser parmi mes gilets. Au milieu du désert aride, debout entre l’océan de sable et le ciel implacable, un jeune soldat, qui n’est point un troupier vulgaire, mais qui dans la pensée du peintre compte certainement parmi les maréchaux de l’avenir, interroge l’horizon. La crosse de son fusil touche le sol et il croise les mains sur cette arme, en ce moment inutile, par un geste qui serait plein de découragement s’il n’était pas aussi parfaitement calme. La note mélancolique de l’attente, de l’inconnu, de la solitude, est admirablement rendue ; ni en deçà ni au delà, une note juste. Le regard, l’attitude, le paysage ont une harmonie pénétrante qui fixe à jamais cette image dans la mémoire.

Mon regard aussi interroge l’espace, ma chère Mélite, mais ce n’est point sur les horizons illimités du désert qu’il se promène, c’est sur l’océan de plâtre, de tuiles et de pierres qui s’appelle Paris. Je suis logé tout près de Saint-Sulpice, j’ai l’église, un géant, devant les yeux. Donc vivez en paix me sachant dans ce saint voisinage. Qui donc pourrait oublier, renier, désespérer avec une église devant les yeux ? Demain j’ouvre la malle faite par ta main soigneuse, je mets tout ce que j’ai de plus beau et je commence mes visites. Adieu, fais une caresse à Tack en lui montrant ma carnassière pour qu’il sache bien de qui lui vient cette caresse, embrasse pour moi notre bonne tante, rappelle-moi au souvenir de tout Damper et crois-moi ton bien dévoué frère et ami.

René.