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Mon sillon/02/10

La bibliothèque libre.
P. Brunet (p. 170-178).


X


René à Mélite
Paris.

J’ai aujourd’hui à te raconter deux faits bien dissemblables, ma chère Mélite : un bal et une visite au Père-Lachaise. Quelle antithèse, n’est-ce pas ! Parlons du bal d’abord, pour ne pas jeter tout de suite une teinte de deuil sur cette lettre.

C’est dans les salons de M. Brastard que j’ai assisté à ma première fête parisienne. Dans cette foule féminine d’une élégance écrasante, j’ai bientôt retrouvé les trois sœurs plus jolies que jamais dans leur toilette de tulle scintillant : trois étoiles. Je n’ai pu les engager pour la danse. Il faut être passé maître dans l’art de la valse pour oser se lancer dans de pareils tourbillons. Et de la classique contredanse il n’a point du tout été question, ce qui, pourtant, m’aurait permis de paraître jeune pendant un quart d’heure. Il y a vraiment des moments où j’éprouve impérieusement le besoin de laisser éclater ma jeunesse. Folle tentation ! Il vaut mieux que je continue à cacher ma timidité sous un air sombre, et comme je porte sur le front le stigmate du travail isolé, sans encouragement, presque sans espérance, on s’étonnerait de voir cette enveloppe glacée s’animer, on s’étonnerait de voir un hymne de jeunesse passer par ces lèvres tristes qui savent à peine sourire. Je me range donc naturellement parmi les gens sérieux, c’est-à-dire âgés, et j’ai vingt-cinq ans ! Ce soir-là, j’ai eu envie de me prendre quelque peu en compassion et tu comprends cela, ma sœur, toi dont la jeunesse est mille fois plus sévère que la mienne, car tu n’as pas la ressource de ce travail passionnant dont aucun plaisir mondain ne peut, je crois, remplacer les joies austères.

En ma simple personne, Damper s’est donc parfaitement éclipsé dans ces salons élégants, mais j’ai pu le voir resplendir en la merveilleuse personne de Charles Després. Il était là gracieux, frisé, musqué, triomphant, il était là dans son élément. Il a pris je ne sais où le secret de plaire aux femmes, il babille, il voltige, on dirait un papillon parmi les fleurs. Des pieds à la tête, c’est maintenant un Parisien pur sang ; sa toilette, d’une élégance un peu outrée mais irréprochable, rehausse sa beauté féminine ; un moment, je me suis éloigné de lui par un sot mouvement d’humeur. Grâce à mes modestes habits, j’avais un peu l’air de son valet de chambre. Ses traits fins ont maintenant quelque chose d’émacié qu’ils n’avaient pas et ce serait le plus charmant muguet, le plus parfait type de l’homme du monde s’il avait l’esprit de cacher sa fatuité, mais elle déborde, elle l’envahit, elle le couvre de ridicule aux yeux des gens sérieux.

« Ce petit fat, » disais-tu parfois en parlant de lui. Que dirais-tu donc maintenant ? Il met vraiment le doigt, il pose d’autorité votre regard sur chacun des charmes de sa personne. Admirez, semble-t-il dire, l’élégance de ma tournure, contemplez les ondulations savantes de mes cheveux, remarquez mes belles dents, ma fine moustache, ma main, mon pied, je suis joli, joli, joli. Il m’a paru très-empressé auprès de mademoiselle Berthe.

Après les quelques réflexions mélancoliques que je t’ai confiées, toute ma tactique a été de me rapprocher de M. Brastard. Mais il était tellement absorbé par ses devoirs de maître de maison que nous n’avons pu échanger que quelques paroles insignifiantes. Je l’ai revu un moment dans le salon de jeu où j’admirais avec quelle négligence suprême Charles Després, qui se multipliait, faisait rouler l’or, mais comment parler de moi dans ce moment ! J’ai dû me taire et continuer d’agir comme si j’avais dix mille livres de rente au soleil. Je me suis retiré de bonne heure après avoir eu avec Charles Després une petite scène de reconnaissance assez piquante. Je prenais congé des sœurs, libres un instant. C’est alors qu’il s’est approché de moi et qu’il a daigné me reconnaître. Nous nous sommes promis de nous revoir, ce qu’aucun de nous n’aura la moindre idée de faire. Or, à Paris, pour se retrouver, la première condition est de se chercher.

Le lendemain, par un de ces contrastes bizarres qui remplissent la vie, je devais visiter le cimetière du Père-Lachaise et je m’y suis rendu ayant encore dans les membres la légère fatigue que donne une veille prolongée. J’ai ôté mon chapeau par respect en mettant le pied dans le royaume silencieux des morts et je suis resté découvert plutôt par habitude que par impression.

Nos cimetières rustiques, peuplés de croix et de tombes, produisent un tout autre effet que cette ville mortuaire qui a ses monuments, ses rues, ses jardins. La vue est superbe, et comme on est sûr que cette terre ne recouvre aucun des êtres éternellement regrettés qui font désormais d’un cimetière le plus auguste des sanctuaires, on commence une promenade sérieuse, mais enfin une promenade. Ce sol est tout imprégné de poussières illustres, des gens dont le nom a été retentissant ont caché là leur néant, et il est intéressant de parcourir sans guide, à tout hasard, les allées et les sentiers du funèbre enclos. Je dis sans guides, car les guides sont de braves soldats retraités qui vous conduisent immanquablement devant toutes les tombes des maréchaux de l’empire, ils ne connaissent pas d’autres illustrations que celles du canon. Je les ai cherchées toutes, surtout celles qu’on peut appeler les illustrations du cœur. Pour toi, ma chère Mélite, je recommence de mémoire mon pèlerinage. Voici, dans la partie Israélite, Rachel, cette puissance dramatique dont la simple tombe est décorée des attributs de la tragédie : la coupe, le poignard, le diadème. Voici David d’Angers, dont une belle couronne de bronze orne seule le sévère monument ; voici madame Cottin, dont les récits romanesques ont charmé nos grands parents ; le maréchal Ney, qui n’a qu’une barrière de fer enguirlandée de lierre, Molière et Lafontaine : un renard distingue la tombe du grand fabuliste. Voici Charles Nodier, Émile Souvestre, Balzac, Casimir Delavigne, Eugène Delacroix, Désaugiers, Pradier, Arago, Élisa Mercœur, Alfred de Musset, dont le saule frêle semble répondre par son faible murmure à l’épitaphe mélancolique du poëte. Quel pêle-mêle de célébrités, quel rendez-vous !

Çà et là s’élèvent de fastueux monuments. On montre celui de la princesse Demidoff, on admire celui du général Gobert, par David d’Angers, un chef-d’œuvre. Un inconnu portant un nom parfaitement obscur s’est fait construire une pyramide monumentale qu’on se figure être érigée à une grande mémoire. Je me rappelle que quand j’ai demandé sa destination à un passant, j’étais debout auprès d’une petite tombe grisâtre perdue sous l’herbe où était écrit le nom de Montmorency. Le tombeau allégorique de madame Raspail vous est aussi indiqué. Une femme complètement voilée passe la main à travers la grille d’un cachot. C’est l’âme de madame Raspail visitant son mari prisonnier.

Je suis resté longtemps par ces allées, écoutant le vent gémir dans les cyprès et sentant je ne sais quel froid m’envahir l’âme.

L’aspect de ces lieux où plane le sombre génie qui s’appelle le néant des gloires humaines, les pensées qu’il faisait naître m’émouvaient fortement. Il me semblait qu’un spectre échappé à ces étroites prisons de pierre ou de marbre versait goutte à goutte de l’eau glacée sur ce feu nourri d’ambition qui couve au fond de tout cœur d’homme en pleine possession de la vie. Un triste cortège m’a arraché à mes méditations. On a descendu devant moi, dans la fosse commune des pauvres, une bière qu’avaient suivie jusque-là trois personnes : deux femmes du peuple et un enfant de douze ans qui criait : « Ma mère ! » dans ses sanglots. Il voulait rester là, on l’a entraîné, je suis resté seul devant cette fosse béante et le rêveur a fait place au chrétien. J’ai prié pour cette inconnue, pour cette délaissée, pour la mère de ce pauvre enfant dont les échos me renvoyaient encore les sanglots, et je suis sorti en murmurant ces beaux vers :

Là le songe idéal qui remplit ma paupière
Flotte, lumineux voile, entre la terre et nous ;
Là, mes doutes ingrats se fondent en prière ;
Je commence debout, et j’achève à genoux.

J’espère n’avoir pas trop attristé ma chère et sérieuse petite sœur. Pour moi, j’étais content de ma visite. Mais pour oser toucher ainsi du doigt au néant humain, il faut se sentir une foi indomptable et s’écrier avec le poëte :

Consolons-nous, nous sommes immortels.

Mais voilà bien de la poésie. Je me hâte de reprendre mes outils, mes livres, et je te quitte, ma chère Mélite, en t’embrassant de tout mon cœur. et je te quitte, ma chère Mélite, en t’embrassantRené.

P. S. — Je reçois un billet laconique de M. Brastard qui me demande d’aller lui parler demain, entre dix et onze heures, et je ferme ma lettre sur une nichée d’espérances auxquelles ce simple avis a rappelé des chansons et redonné des ailes.