Aller au contenu

Mon sillon/02/11

La bibliothèque libre.
< Mon sillon‎ | 02
P. Brunet (p. 178-180).

XI


Mélite à René.


Damper.

J’ai attendu, j’attends, mon cher René, et comme sœur Anne je ne vois rien venir. Le battement d’ailes de tes espérances n’a pas réveillé les miennes qui ne dorment jamais, mais il les a rendues tout à fait importunes. À chaque courrier c’était un remue-ménage, un babil sans trêve ni fin. Et tu restes muet. C’est un bien mauvais signe. Serions-nous à notre seconde espérance trompée ? Heureusement que l’espérance est renommée pour avoir la vie dure, et que la notre ne se déconcerte pas pour si peu. Mais voyons, il avait bien quelque chose d’intéressant à te dire ce fatal ingénieur, et je te prie de me le mander sans plus tarder. Nous sommes tous un peu sombres par Damper. Madame Després est de plus en plus soucieuse, Fanny Bourgeauville, que rien ne déride non plus, a imaginé d’aller rejoindre une de ses parentes qui habite la nouvelle paroisse de notre oncle Jérôme, Tack a des rhumatismes, le blé renchérit, la neige éclatante et la glace ont fui loin de nous et une pluie quotidienne inaugure le printemps. Tante Marie seule file dans son inaltérable sérénité et ne maugrée contre rien. J’avoue que depuis huit jours je maugréais beaucoup contre la pluie. Au fond, c’était ton silence qui m’aigrissait quelque peu l’humeur, mais je disais à tout le monde que c’était la pluie. Les gens les plus vrais ont de ces sincérités-là. Cette innocente pluie s’est vengée pendant ma dernière promenade, comme se vengent les justes, en me faisant du bien. Grâce à elle ma course obligée parmi nos affreux chemins boueux est devenue tout à fait charmante. Le soleil, qui est le plus grand enchanteur que je connaisse, s’était mis à rayonner et toutes ces flaques d’eau où se mouillaient mes pieds lui servaient de miroir. C’était éblouissant. Chaque trou creusé dans le sol détrempé par le pied des hommes ou celui des animaux était devenu une scintillation.

Voilà des choses bien merveilleuses à te peindre, mon cher René. Je n’en ai pas d’autres sous la main, et qu’importe le genre de beauté du chemin qu’on suit, l’important c’est de savourer la poésie, que le bon Dieu, qui est vraiment, quand on y pense, un grand prodigue, a jetée partout. Je ne sais rien de la vie brillante, enivrante, je ne roule pas en carrosse par les routes splendides alignées pour les chars triomphants et loin de dédaigner le chemin rustique où je piétine en sabots et sur lequel luit ce beau soleil qui brille pour tout le monde, j’aime à en faire remarquer la vivante poésie. Maintenant, mon frère, laisse-moi te redemander une lettre, un billet, un mot, quelque chose. Si tu es content, je veux le savoir ; si tu es atteint par une nouvelle déception, je te somme de me l’apprendre tout de suite.

J’attends, j’attends, j’attends.

Ta sœur dévouée.
Mélite