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Mon sillon/02/12

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P. Brunet (p. 181-184).


XII.


René à Mélite


Paris.

Ma sœur, pardon ! mais j’ai reçu moralement un coup de massue et je suis encore anéanti. C’est la main délicate, la main amie de M. Brastard qui me l’a porté ; mais en est-il moins douloureux ? J’ai amèrement regretté de t’avoir lancé dans ma dernière lettre cette parole indiscrète qui a pu tant te faire espérer. Hélas ! Mélite, il n’y a pas à dire, nous faisons une chute, une chute profonde. Je me suis rendu plein d’espoir au rendez-vous que M. l’ingénieur m’avait donné. Je l’ai trouvé bienveillant comme toujours, mais très-sérieux. Il m’a fait asseoir et m’a demandé catégoriquement de lui exposer franchement mes désirs pour l’avenir et de lui tracer nettement le tableau de ma situation actuelle. J’ai obéi, je lui ai tout dit sans détour. Il m’a écouté avec gravité, il m’a questionné sur les points obscurs, sur mes études, sur mon âge, mes ressources pécuniaires, j’ai répondu à tout sans fausse honte.

Il est demeuré quelque temps pensif et relevant tout à coup la tête : êtes-vous énergique, m’a-t-il demandé, pouvez-vous regarder la vérité en face ? Mon cœur s’est serré, mais dominant mon trouble : C’est la vérité que je cherche, lui ai-je répondu, je sais combien l’illusion est fatale quand il s’agit de choisir sa route dans la vie. Alors, d’une voix grave, il m’a dit ce que je ne faisais, hélas ! que soupçonner et ce que je repoussais de toutes mes forces. Deux impossibilités se dressent entre moi et l’avenir que je rêve, je n’ai ni diplôme, ni fortune. Avec le diplôme gagné par l’assiduité aux écoles spéciales autorisées par le gouvernement, tous les chemins m’étaient ouverts ; avec un noyau de fortune je pouvais me lancer dans une entreprise industrielle. L’un et l’autre me manquent et me manqueront ; j’ai passé l’âge d’obtenir ce fatal diplôme et je n’ai pas d’argent. Il faudrait qu’un ou plusieurs hommes me confiassent les fonds nécessaires. Or, il est impossible de compter sur un pareil résultat. Il y a cinq ans, ma sœur, que j’aurais dû quitter Damper. Alors un travail obstiné joint à mes aptitudes m’eût fait enlever le diplôme dont on ne peut se passer. Maintenant c’est trop tard. Le choc était d’autant plus rude que je sentais que celui qui m’ouvrait ainsi les yeux sur moi-même, parlait avec bienveillance et vérité. Hélas ! hélas ! l’outil, l’outil auquel je n’avais pas pensé me manque pour tracer mon sillon. Que vais-je devenir ? Je n’en sais rien. Une foule de bizarres projets se heurtent dans ma pauvre tête endolorie. J’en suis arrivé à regretter l’argent que je dépense à Paris depuis six mois aussi inutilement.

Vraiment je suis par terre, trompé dans mes espérances, désolé de me voir condamné à ne jamais sortir du labyrinthe des positions subalternes pour lesquelles je ne suis pas fait et dans lesquelles je ne saurais utiliser ce que j’ai acquis de connaissances.

Ma sœur, je souffre horriblement de cette déception. Permets-moi donc d’être laconique cette fois, il est si cruel de s’être si naïvement trompé, d’avoir tout bâti sur le vide.

Adieu, je laisse retomber ma tête fatiguée dans mes mains, et je te quitte bien vite pour ne pas t’attrister plus longtemps.

Ton frère affectionné
René.

P.-S. Pas un mot de ceci à tante Marie.