Mon sillon/02/28

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P. Brunet (p. 253-255).


XXVIII


Mélite à René.
Damper coat.

Que puis-je te dire, mon cher René ? Je te citerai cette phrase qu’a écrite le comte de Maistre : il faut rester debout au milieu des tempêtes. Celle-ci se déchaîne bien mal à propos, il faut l’avouer. Enfin qu’importe d’où le vent souffle : restons debout. Toute cette machination est odieuse, les résultats en sont vraiment inattendus, mais la vérité sera connue et on te rendra certainement justice. Seulement te voilà encore désarmé, mon pauvre frère, encore arrêté dans ton chemin. Au reste, jamais sillon ne s’est creusé sans fatigue et sans sueur, et le nôtre ne se creusera pas sans combats et sans souffrances. J’ai communiqué ma désolation à mes voisines de la Brise, n’osant pas encore la communiquer à nos bons parents. Je suis chargée de t’exprimer toute leur sympathie. Comme moi, elles ne peuvent croire que tu restes la dupe de Charles Després, la victime de sa mauvaise foi. Dans tous les cas tu vas demeurer sur la brèche, n’est-ce pas ? Maintenant tu peux attendre. Recommence tes courses si intéressantes dans Paris, étudie, promène-toi, emploie ton temps de manière à te distraire. Dans ce pauvre monde, il faut toujours savoir attendre. Tu as suivi les inspirations de la loyauté, tu n’as aucun reproche à te faire, laisse tomber. J’en ai le pressentiment, il y aura un jour pour la justice.

J’ai dû recevoir hier toute la famille Després qui venait faire visite à madame Anne. Charles a nécessairement gardé un silence prudent envers sa famille qui le croit toujours riche et en train de devenir millionnaire. Ils étaient gais comme des pinsons et la pauvre mère surtout était radieuse. Ils partent tous dans huit jours pour Versailles. M. Ollivier m’a demandé ton adresse. Intérieurement j’étais bien émue en la lui donnant. Ils s’attendent à te voir à cette noce. Dans quelle situation te met ce malheureux Charles ! Ah ! il est cependant bien plus à plaindre que toi, j’aimerais cent fois mieux être à ta place qu’à la sienne. Que dirais-tu dans ce moment d’un petit voyage à Damper-Coat ? Je te soumets bien timidement ce projet, ce serait une façon d’échapper à la noce Després. Dans tous les cas écris-moi un mot bien vite, car je te sens bien découragé. Me faire attendre serait me faire souffrir, et tu ne le voudras pas. Madame Anne te propose de te faire faire quelques nouvelles connaissances à Paris. Réponds-moi aussi là-dessus.

À bientôt, cher frère, s’il est des gens qui té méconnaissent, il en est qui t’estiment de toutes leurs forces et qui t’aiment de toute leur âme.

Mélite.