Mon sillon/02/29

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P. Brunet (p. 255-257).

XXIX


René à Mélite
Fontainebleau.

J’ai quitté Paris, ma chère Mélite, et je l’ai quitté avec joie. J’étais tout préoccupé de l’arrivée des Després et de l’étrange personnage que j’allais avoir à jouer, quand un de mes camarades de bureau est venu me proposer d’aller passer quelques jours dans un petit cottage que ses parents possèdent sur la lisière de la forêt de Fontainebleau. C’était ce qui pouvait m’être proposé de plus agréable. J’ai accepté et me voici depuis plusieurs jours en villégiature. Tourmenté, troublé ainsi que je le suis, je ne jouis guère de mon repos ni des beautés naturelles, Tout mon être est comme blessé, et pour chloroformer la douleur, je n’ai qu’un moyen à employer : la lecture. Je lis beaucoup un genre d’ouvrages qui ne formaient pas d’habitude ma lecture intellectuelle, je lis des romans, et le temps passe. Hier j’avais dans les mains un livre que je ne te permettrais pas, mais qui a des pages vraiment saisissantes.

L’auteur, qui a du génie, peint son âme à deux périodes extrêmes de la vie. C’est un tableau de maître qui m’a fait longtemps rêver. Rien de frais, de délicieux comme la page arrachée à cette adolescence heureuse qui s’éclaire par une piété ardente, toute d’imagination, mais remplie de poésie. Comme contraste arrive la période sombre. Les fleurs sont fanées, les rayons sont éteints, la vibration joyeuse se change en glas de mort. Le bonheur est mort, la foi est morte, l’ennui, un ennui implacable, le désespoir, un désespoir sans remède, restent seuls. L’ennui désole ma vie, dit-elle, l’ennuie me tue, tout s’épuise pour moi, tout s’en va !

Cette page enivrante, désolée, m’a fait mal. Qu’est-ce donc que la vie, si, à un moment donné l’âme pousse de pareils cris, éprouve de pareilles souffrances ? Il me semble que quelque chose tremble en moi depuis que j’ai entendu ces accents passionnés ils ont remué des fibres inconnues en mon être. Et comme ils ne s’harmonisent que trop avec ma disposition d’esprit, mon âme s’agite douloureusement et de véritables cris d’angoisse montent à mes lèvres. Plains-moi, ma chère sœur, et prie pour que je domine la tentation qui me presse de me dépouiller violemment de tout ce qui m’est un obstacle pour parvenir, et de m’élancer comme tant d’autres dans la vie, en foulant tout sous mes pieds.

Plains-moi, plains-moi.

Ton frère affectionné,
René.