Mon voyage autour du monde/09

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Revue L’Oiseau bleu (p. 71-79).

DANS LA PRAIRIE



Du 29 juin au 11 août.

29 juin. — Nous sommes partis de bon matin du village de Pembina pour Winnipeg. Et comme nous préférions faire visite aux compatriotes qui cultivent le long de la rivière Rouge, c’est tantôt à cheval, tantôt en charrette que nous avons cheminé dans cette région un peu monotone, mais si française, si catholique, et qui est la plus curieuse de l’historique colonie de la rivière Rouge. Là, beaucoup de paroisses portent des noms qu’elles ont empruntés au pays d’origine de leurs pionniers : la province de Québec.

7 juillet. — Un dimanche, nous entrons à Winnipeg, l’ambitieuse et prétentieuse métropole de l’ouest, qui s’est élevée sur le site d’un fort de la compagnie de la Baie d’Hudson : le fort Garry. Ses rues larges, ses édifices élevés, ses vastes entrepôts nous disent que l’activité commerciales n’est plus bornée comme jadis au trafic des fourrures.

De l’autre côté de la rivière, il y a la modeste ville de Saint-Boniface. Comme la matinée n’est pas encore avancée, nous allons entendre la messe à la cathédrale. Mgr Langevin officiait. Cet évêque ardemment patriote a dit à ses ouailles que l’avenir du pays dépendait de la fidélité des catholiques de langue française à leurs traditions, à leur langue, et qu’il fallait être fier de ses origines, au pays des La Verendrye et des Taché. Le premier, parce qu’il a exploré ce pan de continent, et le second parce qu’il y a fait pénétrer jusque fort loin vers le nord les consolantes lumières de l’Évangile.

La délégation a eu le grand honneur de prendre le dîner avec Mgr de Saint-Boniface. Le soir, j’ai voulu résumer les intéressantes conversations que j’avais entendues. « On ne saurait trop vanter le rôle des missionnaires venus, les uns de France, les autres de notre province, et qui se naturalisaient en quelque sorte aux tribus errantes de l’Ouest qu’ils voulaient évangéliser. — Cette influence bienfaisante apparaît dans le rôle que les métis français de la rivière Rouge ont exercé lors de l’ouverture de la Prairie à la colonisation agricole, et surtout lorsqu’on a voulu franchir cette Prairie avec un double ruban d’acier, afin de mettre les villes du Saint-Laurent en communication avec les côtes l’océan Pacifique. Pour manifester leur reconnaissance à l’un de ces missionnaires pacificateurs de tribus sauvages, les dignitaires de la compagnie du Pacifique Canadien ont tenu à faire du bon Père Lacombe leur président pendant une journée. C’était trop peu.

10 juillet. — De Winnipeg aux montagnes Rocheuses se succèdent d’interminables plaines couvertes de blé et d’avoine. Les céréales y sont moins drues, moins hautes, moins denses que dans les campagnes du Québec, mais la récolte n’en est pas moins profitable. C’est que les terres toutes neuves sont faciles à travailler, grâce à la puissance des machines que l’on emploie et à la fécondité du sol qui ne vient pas des engrais, mais de la couche d’humus qui le recouvre. Cet humus résulte de la décomposition des grandes herbes qui croissent spontanément. Nos chevaux nagent dans ces herbes fleuries.

11 juillet. — Cheminant sur la plaine dépourvue de tout sentier, nous voilà soudain sur un sol couvert de buttes, au sommet desquelles se montrent timidement des « chiens de prairie », dont la taille et les aboiements ne ressemblent guère à ceux du chien domestique. Chaque butte est la sortie d’un terrier ; le sol est tout percé de petits tunnels qui cèdent soudainement sous le poids du cheval, à tel point que, ne voulant pas risquer de les voir se briser les pattes, nous faisons à cet étrange royaume l’honneur de tourner bride sans aller plus avant.

18 juillet. — Depuis plusieurs jours nous allons ici et là, en suivant des sentiers durs, étroits, un peu sinueux. Ce sont, me dit papa, des routes que suivaient les bisons. Comme je lui demandais de me renseigner sur ces bêtes, il me dit que c’étaient des bœufs sauvages de grande taille, qui erraient jadis au gré des saisons. depuis le sud des États-Unis jusqu’à la rivière Saskatchewan.

De 1840 à 1880, ajouta M. Bernard, quelques semaines de chasse au bison, dans les prairies illimitées et pleines de graminées, suffisaient, avec un peu de pêche, pour procurer des provisions d’hiver. Vivant dans de si faciles conditions, les Indiens et même certains métis professaient une complète indifférence à l’égard de l’agriculture. La disparition de ce buffle, ajouta-t-il, est intimement liée à celle de la puissance des anciennes tribus sauvages, et fut pour elles le glas funèbre de leur liberté.

En allant à Gleichen, simple gare du Pacifique, voici que nous rencontrons un groupe de cavaliers. C’est la « gendarmerie à cheval », appelée parfois mais fautivement la police montée, ce qui est un anglicisme de la plus belle eau. Elle fut organisée pour maintenir l’ordre et faire respecter la justice sur des régions qui étaient alors presque désertes, où se rencontraient le sauvage, le métis, l’aventurier et le colon. Fondée en 1873, la gendarmerie a son quartier général à Régina, qui, l’année précédente, recevait son nom en même temps qu’elle devenait la capitale des territoires organisés du Nord-Ouest.

Que les choses ont changées depuis ! Le chemin de fer a emmené des colons, des colons de toutes les nationalités d’Europe, qui ont fécondé la prairie en y remplaçant les bisons par des céréales. Si le pays n’a rien de vraiment beau comme paysages, on se dédommage en y faisant bientôt fortune. Les champs de blé ondulent sous la brise, tout comme des vagues.

28 juillet. — En chemin de fer. Nous franchissons des régions qui sont le domaine des éleveurs de moutons, de bœufs et de chevaux. M. Bernard m’a dit que, plus tard, en utilisant l’eau des torrents qui descendent des montagnes, comme la rivière de l’Arc, on pourra faire l’irrigation de ces terres assoiffées et qu’ainsi elles seront rendues propres à la culture du blé, tout aussi bien que dans la grande plaine que nous venons de quitter, où il pleut suffisamment pour assurer le succès de cette payante culture. Le souvenir que j’ai gardé de cela m’a fait noter dans la suite la réalisation de cette remarque de la part d’un ingénieur expérimenté.

11 août. — Nous escaladons la chaîne des Rocheuses. La locomotive crache la vapeur et la fumée. Toujours plus haut, semble-t-elle nous dire. À Banff, dans un décor plein de grandeur, nous nous reposons. De tous côtés des lacs dans les montagnes et des glaciers accrochés à leur sommet.

À cent milles vers le nord, en pleine région de montagnes, m’a dit papa, en déployant une carte, naissent trois grands fleuves : la rivière de la Paix, regardée comme la source du fleuve Mackenzie, qui porte ses eaux vers l’océan Arctique ; le Saskatchewan, qui se dirige vers la mer d’Hudson, et le Columbia, qui s’échappe des longues vallées de la Colombie pour atteindre l’océan Pacifique.