Mon voyage autour du monde/10

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Revue L’Oiseau bleu (p. 81-90).

DANS LES MONTAGNES



Du 12 août au 20 octobre.

Autour de Banff, il y a de quoi émerveiller le voyageur. Partout, des scènes pleines de grandeur et d’un charme imprévu : sommets de montagnes parmi les nuages, manteaux azurés et étincelants de glaciers qui recouvrent d’audacieuses pyramides de roche vive, cascades dont les eaux couleur de lait bondissent parmi des bois sombres, lacs enchâssés entre des pans de montagnes, — tout cela se trouve réuni en telle abondance qu’il faut applaudir à l’idée qu’on a eue d’y faire un parc national.

Peu importe que ce ne soit bon qu’à être admiré, c’est une grande leçon que l’on donne, a fait remarquer mon père, puisque, dans un pays où l’activité est si grande, il convient qu’il y ait des lieux où l’on puisse aller se refaire de ses fatigues. Le seul mal, c’est que de tels parcs soient accaparés par les fainéants, qui ne méritent jamais de se reposer. Mais comme on ne peut exclure personne, le gouvernement a construit des chalets, organisé la vie au grand air, engagé des grimpeurs de montagnes et invité les touristes à y séjourner. Chaque matin, des hommes, des femmes, partent à dos de cheval et s’en vont, pour l’agrément, faire l’ascension de quelque sommet voisin.

15 août — Cet après-midi, au cours d’une promenade, j’ai aperçu, sur un rocher anguleux, escarpé, un animal aussi agile que gracieux ; il interrogeait l’horizon. Notre arrivée parut l’inquiéter, car il s’est élancé en bondissant au-dessus d’un précipice pour s’enfuir loin de notre regard. C’est un mouflon, animal qui tient de la chèvre et de l’antilope, m’a dit notre naturaliste, M. Bernard. Il y a, m’a t-il assuré, une autre bête qui vit sur ces sommets : le mouton des montagnes.

24 août. — Partis de Banff ce matin, parfaitement reposés. Notre train roule à 12,000 pieds d’altitude. L’air est sec, pur et vivifiant. À un tournant, le train s’engage soudain dans la montagne : c’est un tunnel de deux milles, que l’on a ainsi percé, afin que la voie ferrée soit à l’abri des terribles avalanches qui, en hiver, glissant soudain des hauteurs que nous côtoyons, pourraient broyer les trains et les précipiter au fond de la vallée qui roule des eaux tumultueuses. Grâce à ce tunnel, les dangers du voyage n’existent plus : les avalanches peuvent passer au-dessus de la voie, sans que les voyageurs en aient même connaissance.

À ce propos, M. Séverin a rappelé que la construction du Pacifique Canadien à travers les Rocheuses s’est faite sans qu’il y ait eu une seule perte de vie, fait peut-être unique dans l’histoire des chemins de fer.

À peine avons-nous franchi la chaîne maîtresse, que nous en escaladons une autre. Ceci me donne l’occasion de consulter la carte géographique, et je constate que la Colombie canadienne renferme quatre chaînes de montagnes et un vaste plateau. Ce sont d’abord les Rocheuses, que nous venons de franchir ; elles sont les plus hautes de toutes, mais comme elles reposent sur une base très large, faite en gradins, leur ascension est rendue plutôt facile. Vient ensuite la chaîne des Selkirk, si étroite qu’elle rappelle une lame de couteau ; de chaque côté coulent des fleuves rapides, le Columbia et le Fraser, qui descendent jusqu’à l’océan Pacifique. Plus à l’ouest on trouve un vaste plateau presque dépourvu d’arbres. Vient ensuite la chaîne d’Or, qui doit son nom aux paillettes d’or dont les eaux qui en descendent sont chargées en certains lieux, ce qui ne veut pas dire que ces montagnes soient faites de ce précieux métal. Enfin, au bord de l’océan, la chaîne Côtière, qui s’élève imposante, du rivage du Pacifique.

Sur toutes ces montagnes la végétation varie selon que leurs pentes regardent la mer ou qu’elles lui tournent le dos. Les arbres sont d’autant plus vigoureux et drus que la pluie et la chaleur sont considérables. Ce sont les flancs de montagnes faisant face à l’océan, d’où vient l’humidité tiède de ce pays, qui sont les plus richement boisés.

Quant aux hauts plateaux qui occupent le centre de la province, mon père m’assure qu’ils sont loin d’être propres à la culture dans toute leur étendue. Leur altitude considérable, de 4000 à 5000 pieds, fait que les froids y sont grands ; ainsi des gelées y sévissent même en été. Cependant, de considérables étendues de ces hautes terres sont recouvertes d’une herbe renommée pour l’élevage ; de sorte qu’on y fait paître de nombreux troupeaux de bétail. Bien que, dans ces immenses pâturages naturels, la chaleur des étés soit intense, que la froidure des hivers le soit également, la sécheresse de l’air, sans être excessive, est telle que les bestiaux peuvent rester dehors, en toute saison.

Cependant, la culture est forcément restreinte aux vallées, qui ont l’aspect d’auges profondément taillées dans la montagne. En été, l’air est sec au point qu’il faut amener l’eau, qui va servir à l’arrosage, par des conduites ; c’est ce qui s’appelle faire de l’irrigation.

26 août. — La voie ferrée suit un fleuve le Fraser. J’ai vu, ici un campement de mineurs, là des sauvages qui pêchent ; ailleurs des vergers illimités, aux fruits murs. Les pommes que j’ai goûtées à Yale étaient loin d’avoir la saveur des pommes de Notre-Dame-de-Grâce, de l’Île Jésus et de Saint-Hilaire.

1er septembre. — En plusieurs endroits, il y a des saumoneries. Elles sont maintenant inoccupées, vu que le saumon se pêche au printemps. Ce poisson remonte alors le Fraser en rangs si pressés que le cours des eaux paraît arrêté. La limpidité de ce fleuve est si grande qu’on y voit scintiller et luire les écailles des saumons aux reflets métalliques. Les filets que l’on jette entre deux embarcations sont retirés chargés de poissons au point qu’il y a danger de les rompre. Aussitôt que capturé, le saumon est apporté aux usines, où il est apprêté et mis en conserve, que l’on expédie non seulement au Canada oriental, mais en Australie et jusqu’en Angleterre.

C’est dans le sud de la Colombie que l’agriculture se développe davantage parce que le climat s’y montre plus favorable qu’ailleurs.

5 septembre. — Troisième journée passée à Vancouver. Je note que l’air y est serein, et je demande à mes savants compagnons de voyage, si Vancouver ne veut pas dire qu’on est ici à l’abri du vent. Ma question a dû amuser ces messieurs, qui ont profité de l’occasion pour faire un peu d’histoire en ma présence. Vancouver, c’est le nom d’un navigateur anglais qui explora la côte d’Amérique, en 1791. Il venait d’accomplir ce voyage, lorsqu’un Écossais, commis de la Cie de la Baie-d’Hudson, Alexandre Mackenzie, se rendit par terre au bord de l’océan. Quant au fleuve, dont nous avons suivi le cours, en traversant les montagnes, il a été exploré d’abord par Simon Fraser, en 1807. Un voyageur canadien, Gabriel Franchère, a ensuite traversé ce pays en 1826, en franchissant les montagnes Rocheuses par une passe qui n’était encore connue que des indigènes. Les nôtres ont été aussi à l’honneur, par le voyage de Mackenzie, puisque, a-t-il écrit, sans la persévérance, l’adresse et le savoir-faire des voyageurs bas-canadiens dont il avait retenu les services, il n’aurait pu faire ce mémorable voyage de découverte.

7 septembre. — Visite au parc de Vancouver. Nous n’avons pu nous asseoir, à cause des averses qui tombaient trop fréquemment, à notre gré. Là, j’ai vu du grand nouveau, que je ne pouvais comprendre. Il y avait comme de la dentelle et des guirlandes suspendues aux branches des arbres géants de ce parc. Ce sont des plantes qui vivent sur les arbres, à la façon du fameux gui des druides bretons, m’a dit papa. Ces plantes gracieuses, vivant ainsi en l’air, les botanistes les nomment des épiphytes ; on en trouve dans les bois des pays humides, comme ici. Un autre sujet d’étonnement a été la taille des arbres, en particulier le sapin Douglas, dont le tronc peut mesurer vingt pieds de circonférence et qui s’élève jusqu’à plus de deux cents pieds.

En me montrant l’eau de pluie qui ruisselait sur les bancs du parc et les gouttelettes qui tombaient du gigantesque dôme de verdure où nous nous trouvions, M. Bernard m’a fait comprendre, mieux que tous les livres, pourquoi la végétation est si luxuriante, si puissante en Colombie. Tu comprendras cela mieux encore, a ajouté papa, lorsque nous serons sur la mer, ce qui n’a pas manqué de me rendre quelque peu songeur.

Du 11 septembre au 17 octobre. — Mon cahier est chargé de notes et de croquis se rapportant à un voyage en yacht pendant cinq semaines, le long des côtes de la Colombie. Nous avons navigué entre une myriade d’îles grandes et petites, sur des eaux profondes, parmi des escarpements qui pénètrent loin dans la côte. Partout on voit de ces sortes de golfes étroits, aux bords encaissés, en manière de précipices, d’où l’eau tombe en cascades. M. Bernard, qui a visité la Norvège, dit que ce sont des fjords, et que ceux-ci surpassent en beauté tous ceux qu’il a déjà vus.

18 octobre. — Au retour de cette croisière, qui a été notre apprentissage de la mer, nous entrons à Victoria, capitale de la Colombie. Son hôtel du gouvernement, ses jardins, ses résidences, sont dignes d’intérêt.

20 octobre. — À bord d’Empress of Japan. Enfin le voici, l’océan. Nous sommes en route pour le pays du Soleil levant, nous voguons vers un autre monde.

Si, à différentes heures du jour, le ciel se colore de vives couleurs, l’Empress rencontre une mer démontée. Malgré le roulis et le tangage, nous filons constamment nos 32 milles à l’heure.