Monge (Arago)/10

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 513-524).
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SECOND VOYAGE DE MONGE EN ITALIE.


Monge va de nouveau passer les Alpes et retourner à Rome ; sa mission, cette fois, touchera par divers côtés à la politique et sera hérissée de difficultés de toute nature.

Le 8 nivôse an vi (28 décembre 1797), le jeune général Duphot fut assassiné à Rome, à côté de Joseph Bonaparte, ambassadeur de France. Berthier, chargé de tirer vengeance de ce grand crime, se porta à marches forcées sur la ville éternelle, à la tête d’un corps d’armée, et y entra le 10 février 1798. La partie la plus active de la population faisait profession depuis quelque temps de principes très-démocratiques ; elle s’empressa de demander l’abolition de la puissance temporelle du pape et le rétablissement de la république romaine.

L’assassinat du général Duphot avait fait à Paris une douloureuse sensation. Le 12 pluviôse an vi (31 janvier 1798), le Directoire nomma une commission de trois membres, MM. Daunou, Monge et Florent, avec la mission « de se rendre à Rome en qualité de commissaires du Directoire, d’y recueillir des renseignements exacts sur les faits qui s’y étaient passés le 8 nivôse, d’en rechercher les véritables auteurs, et d’indiquer les mesures propres à empêcher que de semblables événements ne se renouvelassent. »

Telle était, dans le fond et dans les termes, la mission très-large dont nos deux confrères se trouvèrent d’abord investis. Bientôt des circonstances imprévues la restreignirent et en changèrent le caractère.

Masséna, qui avait succédé à Berthier dans le commandement de l’armée, considéra l’établissement de la république romaine comme un fait accompli, déclara qu’il n’y avait plus à délibérer que sur la forme de la constitution, et offrit (je cite les termes), au nom du Directoire, la Constitution de l’an iii, qui régissait alors la France.

La proclamation de Masséna était du 30 ventôse an vi (20 mars 1798). À partir de ce jour, Monge, Daunou et Florent n’eurent plus qu’à faire voter la population des États romains sur la constitution offerte, et, après son adoption, qu’à chercher les moyens de la mettre en activité.

La république romaine ne dura que huit mois et neuf jours ; elle fut renversée le 29 novembre 1798, sans avoir jamais marché d’une manière satisfaisante.

On a cru trouver dans cette courte durée le texte légitime des plus insolents quolibets contre Monge et Daunou.

Je n’ai point appris que nos confrères aient jamais aspiré à la renommée de Solon et de Lycurgue ; ce n’est pas à cause de leur mission à Rome qu’ils ont pu, qu’ils ont dû espérer d’attirer les regards de la postérité. Cependant, puisque la malveillance a essayé de déverser le ridicule sur deux des plus brillantes illustrations de l’ancien Institut, notre devoir est de les défendre et, s’il est possible, de les venger. Citons, devant cette assemblée impartiale, quelques-unes des difficultés que Monge et Daunou eurent à vaincre ; montrons que dans leurs actes, que dans leurs conseils, ils furent toujours modérés, éclairés, prévoyants ; établissons surtout que jamais, malgré mille passions déchaînées, l’ombre d’un soupçon n’effleura la scrupuleuse probité, le parfait désintéressement de nos deux confrères.

Cette discussion ne sera pas ici un hors-d’œuvre, même en l’envisageant d’un point de vue général. Le projet de parquer les hommes d’étude dans leurs plus strictes spécialités est presque aussi ancien que le monde. Il semble, en vérité, que pour être propre à tout on doive n’avoir rien appris. Un pareil principe aura toujours l’assentiment intéressé de la foule ; pour qu’il n’usurpe pas à la longue l’autorité de la chose jugée, ne négligeons aucune occasion de le combattre au nom de la raison éternelle, au nom de la logique, et, ce qui vaut mieux encore, en nous appuyant sur des faits positifs.

Je pense également qu’il faut contester avec vigueur la prééminence que certaines sectes de lettrés veulent aujourd’hui s’arroger sur toutes les autres, comme, en Chine, les mandarins aux boutons rouges lisses dominent les mandarins à boutons de toutes les autres nuances et à facettes.

S’il arrive, par exemple, qu’on vienne à prononcer, même dans cette enceinte, des paroles dédaigneuses pour une branche quelconque des connaissances humaines, ne nous figurons pas que le silence les a suffisamment réfutées ; proclamons, au contraire, bien haut que tout se tient dans le domaine de l’intelligence ; qu’il n’est pas plus séant au littérateur de se débarrasser (l’expression n’est pas de moi) de l’étude des sciences exactes qu’au savant de se débarrasser des études littéraires. Ne souffrons pas qu’on assigne, par exemple, un rang secondaire à la science qui, après avoir combattu victorieusement les illusions nombreuses et invétérées de nos sens, a marqué en traits indélébiles la modeste place que le globe terrestre occupe dans l’univers ; qui a fait de tous les points lumineux connus des anciens sous le nom de planètes, des mondes semblables à la terre par leur forme.

Daunou, Monge et Florent, malgré l’éclat de leur mission, malgré la puissance, alors immense, de la République, dont ils étaient les mandataires, s’interdirent à Rome toute représentation. Les commissaires français s’étaient petitement logés dans les bâtiments de notre ancienne académie de peinture ; ils mangeaient ensemble. Leurs modestes repas ne ressemblaient à ceux du château de Passeriano qu’en un point : Monge, toujours enthousiaste de la Marseillaise, la chantait chaque jour à pleine voix avant de se mettre à table.

Les défauts de la Constitution de l’an iii, de la Constitution offerte, ne sauraient concerner nos confrères : le thème leur était imposé. Ajoutons qu’ils firent sans difficulté, dans les questions de forme, les concessions que l’esprit des populations, que les moeurs, les habitudes parurent rendre nécessaires. Trouve-t-on, par exemple, que la traduction italienne des mots : directeurs, conseil des Cinq-Cents, conseil des Anciens sonne mal sur les bords du Tibre ; désire-t-on des noms qui rappellent les institutions de l’ancienne république romaine ; sur-le-champ le directoire devient le consulat, les deux branches du corps législatif s’appellent le tribunat et le sénat.

Les commissaires du Directoire ne se montrèrent inflexibles que sur un seul point : ils exigèrent que Capitolio fût substitué à Campi d’Oglio. Le mot Capitole a de tout temps si magnifiquement résonné en France aux oreilles de la jeunesse ; il est en quelque sorte une partie tellement intégrante de notre littérature, de la littérature dramatique surtout, qu’on ne pouvait vraiment souscrire à la pensée de le remplacer. Bien des années se seraient écoulées avant qu’un professeur, sans exciter le sourire de ses élèves, eût pu faire dire à Scipion, parlant à ses accusateurs : « Montons au champ de l’huile, et rendons grâces aux dieux ! »

Je n’accorde pas, quoi qu’on en ait pu dire, que nos deux confrères commirent la faute impardonnable de donner peu d’attention à la désignation des chefs du nouveau gouvernement romain. Ils n’eurent garde d’oublier que la machine politique, même la plus parfaite, exige des mains savantes, fermes et exercées, pour présider à ses mouvements.

Examinez plutôt : Rome possédait alors un homme dont les premiers pas dans la carrière de l’étude avaient excité l’étonnement de l’Europe. À deux ans, il reconnaissait sur les médailles les effigies de tous les empereurs, depuis César jusqu’à Gallien ; à trois ans et demi, il lisait tout aussi facilement le grec que le latin ; à dix ans, son intelligence s’était portée avec le même succès sur toutes les branches des connaissances humaines, y compris la géométrie transcendante. La suite n’avait pas démenti ces commencements précoces. L’enfant extraordinaire était en 1798 à la tête des archéologues ; ses rivaux eux-mêmes disaient que personne dans le monde entier ne connaissait mieux l’antiquité. On le citait encore comme un des caractères les plus honorables de l’Italie. Je n’ai pas besoin d’en dire davantage ; qui n’a déjà nommé Ennius-Quirinus Visconti, notre ancien confrère de l’Académie des inscriptions ? Eh bien ! Ennius-Quirinus Visconti fut le premier des consuls nommés par les commissaires du Directoire.

Le choix des quatre collègues de Visconti pourrait être également justifié. Plusieurs fois nos confrères, il faut bien l’avouer, firent des nominations qui ne répondirent pas aussi bien à leur attente, quoiqu’elles eussent été dictées, en quelque sorte, par la voix publique ; mais les citoyens avaient-ils eu réellement l’occasion de s’apprécier les uns les autres pendant le gouvernement papal ? Pouvait-on savoir d’avance qui montrerait de l’ardeur, de l’activité ? qui, au contraire, s’abandonnerait au dolce far niente ?

La jeunesse italienne, aujourd’hui fort régénérée, refuse de reconnaître que la proverbiale apathie des pays chauds ait nui à Rome, en 1798, au jeu des institutions républicaines. Les commissaires français professaient l’opinion toute contraire, et s’appuyaient sur des faits irrécusables. Qu’on lise leur correspondance, et l’on y trouvera, par exemple, que le médecin Corona, un des hommes les plus estimés du pays, nommé ministre de l’intérieur, n’avait pas fait un seul acte, donné une seule signature, un mois après son installation. Or, savez-vous la raison de cette inaction complète pendant tout un mois ? Le ministre de l’intérieur, le docteur Corona, n’avait pas encore lu la Constitution (une constitution de quelques pages) lorsque, sur la clameur publique, Daunou, Monge et Florent furent obligés de le destituer.

Ce n’était pas là du far niente, puisque le mot déplaît ; je me résignerai à dire que le docteur Corona était un Fabius administratif, pourvu qu’on me permette d’ajouter que si les Fabius réussissent quelquefois à la guerre, ils sont, dans l’ordre civil, les causes les plus immédiates de la chute des gouvernements nouveaux.

La justification de nos deux confrères ne se fonde pas uniquement sur le fait isolé du docteur Corona. Je vois dans une lettre inédite de Daunou que, malgré toutes ses prières, le tribunat romain vaquait de deux jours l’un, et le sénat deux jours sur trois. Or, ces vacances d’un jour sur deux, et de deux jours sur trois, on les prenait au début d’un nouveau gouvernement, dans un pays où tout était à organiser ou à régulariser, même les actes de l’état civil, même les transactions entre particuliers, etc.

Étrange bizarrerie ! L’apathie, chez les Romains de 1798, s’alliait à une ambition désordonnée et imprudente. Ce fut pour Monge et Daunou la source de mille embarras. J’en citerai un exemple.

Les dix-huit cent mille âmes des États du pape se trouvaient réparties, par la nouvelle organisation, entre les huit départements du Cimino, du Circeo, du Clitumno, du Metauro, du Musone, du Tronto, du Trasimène et du Tevere. À peine quelques exemplaires de la Constitution étaient-ils sortis de l’imprimerie, que des députations accoururent chez nos confrères pour leur demander instamment qu’à la suite des huit noms que je viens de citer on mît une série indéfinie de points. Ces points tant désirés, et que, du reste, les commissaires n’accordèrent pas, devaient provisoirement marquer la place des noms de départements nouveaux qui seraient graduellement formés aux dépens du royaume de Naples.

On avait vu des choses analogues dans l’ancienne république romaine ; mais on n’y faisait pas régulièrement la sieste ; mais le far niente y était inconnu !

Le gouvernement français avait beaucoup compté sur les spectacles pour développer à Rome les idées démocratiques. Ses espérances ne se réalisèrent qu’en partie. Monge et Daunou firent traduire nos pièces républicaines ; les écrivains du pays en composèrent dans le même esprit ; mais le public n’avait pas une patience assez robuste pour entendre de suite les cinq actes d’une tragédie. Afin de prévenir la désertion des spectateurs, il fallut, bon gré, mal gré, jouer des parades entre le troisième et le quatrième acte des tragédies, entre le quatrième et le cinquième.

Se figure-t-on rien de plus ridicule que Pasquin et Marforio débitant des quolibets ; que Pierrot et Arlequin occupant un moment la place d’Auguste ou du vieil Horace ?

Non, assurément. Mais qu’on nous explique donc comment le goût des Romains pour les parades aurait été moindre si le Directoire, au lieu d’envoyer en Italie des commissaires savants et lettrés, tels que Mongc et Daunou, s’était fait représenter par des ignorants, sans notoriété d’aucune sorte ? La question tout entière est là.

Une circonstance fortuite a fait tomber dans mes mains la correspondance encore inédite d’un des trois commissaires français avec le président du Directoire exécutif. J’ai donc pour apprécier la mission de nos illustres confrères mieux que l’élément unique, et souvent trompeur, dont les biographes, dont les historiens, peuvent ordinairement disposer : le résultat ; je sais jusqu’où allait l’initiative de Monge et de Daunou ; je connais les questions sur lesquelles leurs vues s’éloignaient de celles du gouvernement français ; j’ai lu les réclamations vives et franches qu’ils adressaient à Paris. Si un peu de louche venait encore à planer sur la conduite de nos deux confrères après les quelques lignes d’éclaircissement que je vais donner, ce serait à moi, à moi seul, qu’il faudrait s’en prendre.

Les embarras fmanciers sont ce qui, ordinairement, paralyse le plus la marche des gouvernements nouveaux. Daunou, Monge, Florent, le méconnurent-ils ? Écoutez ces passages extraits de leur correspondance inédite, et jugez :

« Si vous voulez que ce peuple reste libre, ne le laissez pas épuiser et saigner jusqu’au blanc. — Subsistances et finances, voilà les points les plus difficiles. Les dilapidations et les impositions sont, en Italie, les seules causes réelles de mécontentement ; il faut faire cesser partout les premières, et modérer les secondes le plus possible. — En comptant les 35 millions payés par le pape, ce pays aura fourni 70 millions ; cela est énorme ! — Envoyez qui vous voudrez pour nous remplacer, mais pas de fournisseurs ! »

L’enlèvement des objets d’art était, à Rome, une cause réelle de mécontentement. Les cinq cents caisses que les commissaires du Directoire allaient expédier à Paris ne pesaient pas moins de 30,000 quintaux. Le port seul devait coûter 2 millions de francs. Voici comment Daunou s’exprimait sur ce point délicat, dans une lettre du 6 germinal an vi :

« Il n’est ni juste ni politique de trop multiplier les enlèvements de cette nature. Les patriotes les plus estimables de ce pays ne les voient qu’avec peine ; convenons qu’à leur place nous n’y serions pas moins sensibles. Il faut qu’il y ait un terme à tout, même au droit de conquête. »

Je pensais que la question religieuse avait dû contribuer pour une certaine part à rendre la mission de nos confrères difficile. Une lettre, encore inédite, du 27 prairial an vi, a fait succéder la certitude à de simples conjectures. Je vois dans cette lettre que les chefs du gouvernement français n’étaient pas aussi tolérants dans leurs actes que dans leurs paroles. En rédigeant le code de sa république, le chansonnier national disait :

À son gré que chacun professe
Le culte de sa déité ;
Qu’on puisse aller même à la messe :
Ainsi le veut la liberté.

Eh bien, le Directoire se croyait en droit de faire une enquête pour découvrir si les consuls allaient à la messe ; et les consuls, au lieu de se refuser sur ce point à toute explication, au nom de la liberté de conscience, au nom de la dignité humaine ; au lieu de crier bien haut à l’inquisition, car l’inquisition peut exister sous divers masques, déclaraient avec une condescendance coupable que l’enquête était inutile ; qu’au surplus elle montrerait avec une entière évidence qu’on les avait calomniés ; que seulement, n’ayant pas réussi, à l’aide du raisonnement, à vaincre les préjugés de leurs femmes, de leurs enfants, ils croyaient, pour la paix du ménage (ceci est textuel), ne devoir point exiger impérativement qu’on rompît avec des habitudes invétérées.

Ainsi répondaient, en 1798, les consuls de la république romaine, à une dénonciation émanée des chefs de la république française. J’ai recueilli cette anecdote, moins encore pour la justification de nos deux confrères qu’afin de montrer, par un nouvel exemple, avec quelle lenteur l’esprit humain rompt les langes dont les siècles l’avaient enveloppé, avec quelle hésitation il marche à son émancipation définitive et vraiment libérale.

Je suis parvenu, j’espère, à décharger la mémoire de deux illustres membres de l’Institut du blâme qu’on avait voulu faire peser sur eux à l’occasion de la marche molle, indécise, souvent peu intelligente de la république romaine. La justification de Monge et de Daunou, s’il s’agissait de la chute du nouveau gouvernement, serait plus aisée encore.

La république périt le 9 frimaire an vii (le 29 novembre 1798) ; elle périt le jour où, par suite de la retraite de Championnet, le roi de Naples et Mack entrèrent dans Rome. Monge et Daunou n’étaient plus alors en Italie. Les rendre d’ailleurs responsables des résultats qu’amenèrent les mouvements des armées, ce serait se jouer outrageusement de la vérité et du sens commun.

Pendant le séjour des commissaires français à Rome, Monge fut plus spécialement chargé du choix des objets d’art qui, à titre de contribution de guerre, devaient être envoyés à Paris. On a religieusement conservé dans le pays le souvenir de la politesse exquise, des égards infinis que notre confrère montra dans l’accomplissement de sa mission. Plus d’une fois les autorités de l’époque voulurent lui en témoigner leur reconnaissance par le don de tableaux de très-grand prix ; elles le prièrent d’accepter des statues antiques, des mosaïques superbes ; Monge repoussa ces offres avec indignation. Le collecteur de tant de chefs-d’œuvre de peinture et de sculpture n’eut jamais en sa possession ni un tableau ni la plus modeste statuette. Dans les salons de son hôtel de la rue de Reliechasse, les murs étaient d’une complète nudité. Ce spectacle élevait l’âme : l’honnête homme goûte peu de plaisir à contempler les merveilles des arts là où de toutes parts surgissent ces flétrissantes paroles : possession illégitime.