Monographie de l’abbaye de Fontenay/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 99-110).

CHAPITRE XVII

Décadence de Fontenay


L’esprit de foi, la pensée du ciel, le grand désir du salut, le besoin de racheter ses péchés par l’aumône selon la recommandation du prophète Daniel, la nécessité de se procurer de l’argent pour les croisades ou le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, l’ascendant clérical qui dominait toutes les classes de la société, toujours disposées à regarder les religieux comme des intermédiaires nécessaires entre le ciel et la terre, qu’il fallait se concilier par quelques générosités, l’immense richesse territoriale de la féodalité, qui dans ses propriétés pouvait tailler des domaines sans s’appauvrir, l’envie d’avoir droit aux prières et à la sépulture dans l’enceinte de l’abbaye, avaient élevé Fontenay à un degré de fortune vraiment surprenant pour une abbaye-fille. On pouvait lui appliquer le proverbe bourguignon :

« Partout où le vent vente
« Fontenay a rente. »

Il en avait au moins dans 120 villages de la Bourgogne. (Voir aux pièces justificatives).

Jusqu’ici nous avons suivi avec bonheur le développement toujours prospère de l’abbaye. Désormais nous assisterons, la tristesse dans l’âme, à sa décadence morale et matérielle.

Que deviendront bientôt ses fermes modèles, ses 4000 arpents de bois, ses vignes nombreuses et fertiles, ses donations variées, ses revenus de toutes espèces, ses droits féodaux multipliés ? Dans quelques années tout va disparaitre, et en 1790 l’agent national chargé de demander aux abbayes l’état des rentes et des dépenses et d’évaluer la valeur des biens confisqués au profit de la nation constatera sur les comptes généraux de la maison, 22000 francs de dettes et 1200 francs d’intérêts annuels à payer à cinq créanciers des moines ? (Pièces justificatives)

D’où vient donc cet appauvrissement si triste et si prompt ? Des circonstances favorables avaient contribué à la prospérité surprenante de Fontenay, sa ruine sera amenée aussi par des causes funestes et inévitables, et auxquelles les abbayes, malgré leurs constitutions robustes, ne pouvaient échapper, car toutes elles ont un côté humain par lequel elles restent vulnérables, soit aux vicissitudes de la fortune, soit au sort destiné à toutes les institutions humaines, c’est-à-dire, à un affaiblissement naturel et progressif.

Le Protestantisme naît de la révolte d’un moine qui jure haine aux monastères ; sa doctrine rejette les prières pour les morts, repousse l’expiation du Purgatoire, pour les âmes ; il détruit de suite les aumônes faites à cette double intention. Les guerres religieuses ravagent les abbayes ; la ligue les pille en 1567 ; le libre examen émancipe les populations de l’autorité civile et religieuse, l’auréole de sainteté qui rendait les monastères aimables, et qui y attirait les cœurs généreux comme le phare guide les pilotes dans les incertitudes de la tempête, est ternie ; les vocations disparaissent ou diminuent tellement que les moines de Fontenay, au lieu de 300 qu’ils étaient aux xiiie et xive siècles sont à peine 50 au xvie siècle, trop peu nombreux pour cultiver leurs terres, ou même pour diriger les bras mercenaires dans leurs travaux.

Les convers lassés de travailler seulement pour leur entretien ou pour des prières après leur mort, abandonnent les fermes auxquelles ils étaient attachés, s’enfuient dans les villes où ils mépriseront les ordonnances royales comme les excommunications papales qui les obligent de payer ce qu’ils doivent, ou à rentrer dans les granges abbatiales ; les mainmortables passent d’une seigneurie à une autre sans prévenir et causent par la un grand préjudice.

Réduits à une telle extrémité, nos religieux sont dans la nécessité, ou de laisser leurs terres incultes comme ils les avaient trouvées au xiie siècle, ou de les amodier pour une modique redevance qui sera quelquefois contestée.

Le respect avec lequel les peuples regardaient autrefois les monastères et leurs biens comme sacrés et inviolables parce qu’ils étaient garantis par l’autorité papale a disparu complètement. Les tenanciers bientôt s’approprieront les champs qu’ils avaient amodiés ou ils ne paieront leurs redevances que quand ils y seront contraints par un jugement comme à Marmagne, à Lucenay et à Poiseul-la-Grange.

Comment l’édifice monacal aurait-il pu résister à cette tempête ? comment aurait-il pu être étayé assez solidement pour ne pas être ébranlé ou jeté à terre ? Souvent un chêne plusieurs fois séculaire veut lutter contre l’ouragan, parce qu’il compte sur le nombre et la force de ses racines, mais c’est en vain, ses racines sont brisées, le géant des forêts est terrassé, et de ses débris écrase les jeunes générations qu’il protégeait auparavant.

La cause la plus efficace et la plus puissante de cette décadence, est assurément la Commende, imposée aux abbayes royales.

Tant que Fontenay a été administré par ses abbés réguliers, il a toujours été fidèle a ses constitutions, et est toujours resté prospère. Nommés à vie par les moines, disposant du budget de la mense conventuelle, désignant à toutes les dignités claustrales, ayant eux—mêmes les trois vœux solennels, exerçant un pouvoir quasi absolu, tempéré seulement dans quelques circonstances par le Chapitre, les abbés réguliers employaient ce pouvoir au bien moral ou temporel de leur abbaye. Ils étaient les plus soumis à la règle, et par leurs exemples entraînaient les autres pères dans les voies de la perfection et de la sainteté. Ils administraient les biens comme de fidèles serviteurs qui se croyaient responsables devant leur conscience et leurs pairs. Aussi Innocent III disait : « Fontenay est une merveille du monde. » Un de ses religieux, Vaudou, était inscrit au rang des saints, l7 avril, et ses malades méritaient que les messagers célestes descendissent du ciel pour les consoler, et les conduire au bonheur éternel, comme il est rapporté dans les miracles de saint Bernard par Herbert, abbé de Mores, prés de Bar-sur-Seine, (Chifflet, XXXVII, 1346, pièces justificatives.) mais en 1547 tout change, Jacques de Jaucourt, dernier abbé régulier meurt, et sa mort termine l’ère heureuse de Fontenay en ouvrant la porte à la Commende.

Dans ses nombreuses détresses occasionnées par les guerres ou les pillages, l’abbaye de Fontenay avait imploré la protection des rois, saint Louis, Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, et par la était devenue abbaye royale dont la couronne disposait à son gré, soit pour récompenser des services rendus, soit pour favoriser la fortune de quelques courtisans. La nomination, par Henri IV, de la célèbre Corizande d’Andoin, comtesse de la Guiche comme abbé féminin des chanoines réguliers de Notre-Dame de Châtillon, (Nesles-Mignard) annonce que les rois n’étaient pas très scrupuleux pour le choix des abbés commendataires. Ils donnaient des abbayes importantes à des enfants de 11 ans, comme à François Sanguin de Livry, plus tard cardinal de Givry, âgé de 11 ans, (liste des abbés) comme a Charles de Sauvebeuf qui avait 15 ans, quand il fut pourvu de Fontenay et de sept autres abbayes. Il fut abbé commendataire pendant 65 ans pour le malheur de ses abbayes qu’il fit administrer par un père avare. (Courtépée, art. Bèze ; liste des abbés commendataires.)

Ces jeunes abbés ne pouvaient prendre possession par eux-mêmes, ils se faisaient représenter par des procureurs qui ressemblaient à des intendants, allant visiter les domaines de leurs maîtres pour en exiger les rentes. Ceux qui daignaient venir en personne, réunissaient au son de la cloche capitulaire les dix ou douze religieux qui faisaient la partie la plus saine du couvent, et a la porte qui communique du cloître à l’église, ils lisaient les lettres du roi, l’approbation du Pape, allaient a leur stalle, embrassaient l’autel, puis allumaient un grand feu à la cheminée de la cuisine, comme signe confirmatif de leur autorité, désignaient un prieur et disparaissaient.

Inconnus aux religieux, étrangers aux perfections du cloître, ces abbés n’avaient aucune influence sur les pères, ne s’occupaient pas de la Règle. Les prieurs eux-mêmes ne relevant plus de leurs pairs ; n’ayant plus l’administration des revenus conventuels, ne nommaient plus aux dignités claustrales, n’exerçaient plus aucune autorité pour l’accomplissement des règles cénobitiques. Ils en avaient juste assez pour laisser l’abbaye couler à la dérive et sombrer contre l’écueil du relâchement.

Découragés, peut-être même humiliés de n’avoir plus l’administration de ces biens acquis depuis plusieurs siècles, par leurs sueurs et leur sage économie qui produisaient beaucoup et dépensaient peu, les religieux abandonnent avec une sombre indifférence ces biens à la gestion d’un abbé commendataire, ou de son procureur qui sera souvent son maître d’hôtel. Ne résidant pas au couvent, il ne connaît pas les propriétés ; il n’a aucun rapport avec les fermiers ; les baux ne se renouvellent pas aux termes fixés, les revenus ne se perçoivent plus exactement, les bâtiments ne sont plus entretenus soigneusement et sont menacés de grandissimes ruines. Les moines intentent procès à Charles de Sauvebeuf pour l’obliger à réparer les dégâts causés par un orage du mois de mars et par son incurie. Il répond à cette sommation par une mesure un peu radicale. Il rase ses bâtiments malgré l’opposition des religieux. Les titres, les chartes, les livres sont enlevés du trésor de l’abbaye, vont s’égarer dans les familles des abbés, sur les quais de Paris, ou dans la boutique d’un marchand d’antiquités de Semur, ou même à la bibliothèque de Montpellier. Par ordonnance de Louis XIV, les héritiers des deux Manasdaut sont condamnés à restituer tout ce qui a disparu, ou à donner une indemnité qui n’a jamais été versée. (Cart. Font. passim.)

C’est un désordre complet. Pendant dix ans, Fontenay ne sait pas qu’il possède au Fain le moulin Colle et trente deux ouvrées de vignes. Il faut que les derniers fermiers lui donnent une attestation de propriété. Depuis six ans, Paupie de Lucenay, commensal du roi, a converti treize arpents de prés en étang, à Vadenay ; abbé, prieur, moines propriétaires de ces prés, ne le savent pas. Quand ils en sont informés, le sieur Paupie emploie les ressources de son éloquence pour leur prouver qu’il a agi dans l’intérêt du couvent, sa parole est acceptée. Cependant il donnera, en indemnité, chaque année six des plus belles carpes et six sous. Mais pendant 27 ans, il ne les paya pas ; il a fallu un procès à Semur pour l’engager à tenir ses engagements.

Dans cette malversation universelle, que pouvaient devenir la règle et la fortune de notre abbaye ?

Quand ces abbés commendataires reparaissaient à de longs intervalles, ce n’était pas pour remédier à ce double mal. Ils l’augmentaient au contraire. Ils faisaient acte de maîtres, d’usufruitiers ; ils touchaient les rentes qu’ils dissipaient à la cour ou dans le faste de leur évêché. Ils avaient une suite quasi-princière, beaucoup de monde, beaucoup de bruit, qui rompaient le silence nécessaire à une maison de prière. Les moines, dans l’intérêt de leur solitude, prient un abbé commendataire de renoncer à son logis qui était en face du parvis de la grande église, lui donnent en échange le bâtiment à gauche de l’entrée principale, quatre mille francs sont consacrés à approprier ces appartements ; on élève un grand mur pour séparer la cour claustrale de l’habitation commendataire ; sur le clos Saint-Bernard on ouvre une grande porte pour l’entrée des étrangers.

Dans ce nouvel arrangement l’abbé aura bien l’usage du cloître, mais à condition qu’il n’y introduira aucune femme, il aura une clef du chœur à la même réserve. Ces conditions préservatives annoncent bien les généreux efforts que les moines tentaient pour repousser le relâchement, afin de persévérer dans la règle primitive. Hélas ! c’était un peu tard. La plaie du relâchement existait bien réellement, car elle est légèrement indiquée par les cahiers des visites canoniques de Dom de Clugny, de Trois-Fontaines, et Dom Bouchu de Clairvaux.

Le premier en 1740 et 1745 recommande le soin des malades, aux moines de porter toujours des habits propres. Ils doivent en recevoir un neuf chaque année ou 90 livres, mais plutôt l’étoffe que l’argent ; il défend le jeu, et la chasse. (Cah. visit.)

Pierre VI, mayeur de Bouchu, abbé de Clairvaux, en 1777, recommande la lecture spirituelle, l’examen de conscience, la charité, il défend le jeu, la chasse, l’entrée des femmes sous peine d’interdit, défend aux Pères d’aller dans les villages voisins et surtout à Marmagne et pour cause.

Cette restriction qui frappe spécialement Marmagne était inspirée par les procès que l’abbaye avait avec la commune pour le vol du Gros-Buisson et du Larris des Fours. Ce relâchement, à la vérité, réel, n’était cependant pas assez complet pour attirer sur cette abbaye un arrêt de mort, mais la haine des abbayes en général, la convoitise de leurs biens étant au paroxysme, ne firent point d’exceptions en faveur de l’Ordre de Cîteaux qui, entre tous, s’était maintenu le plus pur, tandis que la réforme devenait nécessaire et urgente pour les autres communautés. La cause de cette différence est dans la rigoureuse observance des statuts continuellement maintenus chez les Cisterciens par de solennels Chapitres généraux et surtout parce que Cîteaux se recrutait sans cesse par de jeunes néophytes d’une naissance élevée, et dont la vocation était plus sûre que celle des hommes de toute condition qui prenaient le froc dans les autres congrégations. (Mignard, Abbayes.)

L’emploi des revenus conventuels souleva de nombreuses disputes entre les religieux et leurs abbés commendataires. Dès la Commende, toutes les rentes étaient à la libre disposition de l’abbé, seulement il devait aux moines la pitance qui la plupart du temps était réservée sur la location des biens temporels ; la quantité, la qualité dépendaient un peu de la délicatesse du fermier. En 1574, Edmond de Laâge amodie le revenu temporel de Fentenay en réservant 24 prébendes pour les 23 personnes qui habitaient le couvent. Le prieur en avait deux.

Dans ces réserves, il est souvent question de poulets, chapons, canards, parce que depuis 1443 le Pape a permis à tous les religieux de l’Ordre de Cîteaux de faire gras quelques jours par semaine, à condition qu’ils n’auraient pas le poisson et la viande en même temps. Ne serait-ce pas l’origine de la restriction mise aux repas du carême et des jours de jeûne, de n’avoir pas en même temps du poisson et de la viande ?

Dès 1659, les moines ne pouvant supporter une vie entièrement dépendante de l’abbé commendataire, demandent le partage des biens de la mense conventuelle. Charles Ferrières de Sauvebeuf, avare et dur pour les religieux, repousse naturellement cette demande si justement fondée, et n’apporte aucune amélioration à leur traitement. Sur les réclamations pressantes des abbés de Clairvaux, un abbé commendataire consent enfin à un partage dans lequel il aura les deux tiers tandis que le reste sera réservé aux religieux. Ce partage un peu léonin dura le temps qu’il fallait pour en montrer l’injustice et tous les inconvénients. Il fallut procéder à un troisième partage plus raisonnable et plus équitable. Les biens furent divisés en trois lots. Le premier pour l’abbé, le second pour les religieux résidant au couvent, le troisième, pour l’entretien des bâtiments claustraux et de l’église. Chaque lot valait à peu près 5600 ou 5700 francs. (Pièces justif.)

L’abbé commendataire devait tout naturellement entretenir les bâtiments de son lot, ce qu’il ne faisait pas toujours, car il ne pouvait résider en personne dans toutes ses commendes, il en avait quelquefois jusqu’à huit ou dix.

Ainsi François de Longvic, cardinal de Givry, avait à la fois, Bèze, Saint-Étienne, Saint-Bénigne de Dijon, Pothières, Flavigny, Grand-Selve, en Berri, et Fontenay. Malgré ce cumul, il était appelé à Rome le saint cardinal. À cause de sa commende de Saint-Bénigne, il était représenté dans le coin d’un tableau de la cathédrale. (Bougaud.)

À raison de cette absence nécessaire, du manque de surveillance, les dégradations se multipliaient dans les bâtiments, les réparations ne se faisaient pas. Les héritiers du cardinal furent attaqués, mais ne répondirent pas et les frais furent à la charge des moines. Ceux de Mgr de Vogué, dernier abbé commendataire furent obligés de faire pour 22000 francs de réparations au château de Saint-Remy, à la ferme de Flacey, à Corpoyer—la-Chapelle, et à la Villeneuve-les—Convers. (Cart. Font. arch. Dijon.)

Avec des revenus diminués, les religieux furent contraints de diminuer aussi leurs dépenses, voire même les aumônes, et par là d’augmenter la désaffection des populations voisines qui étaient privées de leur soutien. En 1739, dans les procès que le couvent soutenait contre la commune de Marmagne pour l'usurpation qu’elle avait faite du Gros-Buisson, un habitant osa dire et écrire dans le courant de la procédure que les bois avaient été coupés, parce que le Prieur Canabelin ne faisait plus les aumônes comme autrefois, c’est-à-dire deux jours par semaine, le Jeudi-saint, et à la Saint-Jean, comme les évêques d’Autun l’avaient ordonné. — Dans ses comptes, le procureur reconnaît avoir donné aux pauvres du pays et aux étrangers 232 francs. (comptes généraux.) Cette somme qui paraît modique pour une abbaye autrefois si riche,'gl était cependant proportionnée aux ressources dont elle disposait ; 5700 francs n’était pas une fortune trop brillante pour onze personnes domiciliées à Fontenay, huit moines et trois domestiques.

Les huit derniers religieux de l’abbaye étaient : Dom Grandvau, prieur, Dom Dunod, procureur, Dom Lemoult, Dom Pierre Rousse], Dom Pierre Lemaître, Dom Villier, Dom Sébastien, maître, et Dom Fanon de Montbard. (Arch. Dijon.)


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