Monographie de l’abbaye de Fontenay/Chapitre 3

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Librairie Saint-Joseph (p. 19-27).

CHAPITRE III

De l’Église de Fontenay

Le premier coup d’œil embrassant l’intérieur de l’église dans son ensemble excite naturellement une surprise. Oh ! qu’elle est sévère ! qu’elle est grande ! Cette surprise trouve sa justification dans les dimensions de l’édifice.

Parfaitement orientée du levant au couchant, elle a 220 pieds de long, 70 de largeur et 80 de hauteur. Le transept qui complète la croix latine a 90 pieds de long, sur 37 de large. La maîtresse voûte est supportée par 16 piliers qui renferment entre eux 16 chapelles collatérales.

L’église semble terminée d’hier. Les sept siècles qui pèsent sur elle n’ont pas ébranlé une seule pierre. Cette solidité inébranlable est le résultat de sa construction intérieure, qui est d’une belle et vigoureuse structure.

Les chapelles collatérales nous offrent ceci de particulier, qu’elles forment une suite de voûtes à ogive dont l’axe est perpendiculaire à celui de la grande nef, et dont les retombées sont percées d’arcs plus petits pour le passage des bas-côtés. Cette disposition employée aux xie et xiie siècles, et dont nous avons plusieurs exemples en Bourgogne, fait que la poussée de la grande voûte se trouve contrebuttée par les voûtes basses qui deviennent de puissants contreforts. Les monuments construits de la sorte offrent des conditions de solidité telles qu’ils sont parvenus jusqu’à nous dans un état parfait de conservation. Ils présentaient cependant à leurs constructeurs un inconvénient, c’était celui d’éclairer la grande nef par des fenêtres au-dessus des bas côtés. Ici, comme à Saint-Nicolas de Châtillon dont la construction est absolument la même, ces jours proviennent de fenêtres à plein cintre percées dans les collatéraux. Ainsi l’intérieur est suffisamment éclairé ; trop de lumière ne convient pas au recueillement religieux.

Les piliers massifs sans ornementation sont coupés à moitié de leur hauteur par un chapiteau qui couronne un pilastre plat, uni, un peu saillant, et donne naissance à un second pilastre qui affecte une forme plus gracieuse, la forme ronde d’une demi colonne à feuilles d’acanthe. Deux ordres d’architecture sont ainsi sur la même ligne, le roman pur et le gothique naissant. L’architecte cistercien n’a produit là que ce qu’il devait faire pour approprier le monument aux besoins pour lesquels il était fait. L’attention n’est pas distraite, absorbée par les attraits du détail ; les yeux ne voient que ces grandes lignes qui nous habituent à ne juger et à n’apprécier que l’ensemble des grandes conceptions architecturales. L’âme, l’esprit, la manière de voir de saint Bernard ont passé par là. (Lory, Club alpin, 1879.)

Les deux piliers près du transept seuls ont des restes de sculpture gothique. Ils indiquent les stalles de l’Abbé commendataire et du Prieur. On voyait autrefois au côté de l’évangile une crosse épiscopale gravée sur un pilier. C’était la sépulture de Hugues de Mâcon, évêque d’Auxerre, mort à PontignyFontenay, quelques semaines après la consécration de l’église.

Dans les églises cisterciennes les fenêtres sont toujours en nombre symbolique. Sur la grande porte d’entrée, les sept fenêtres rappellent les sept sacrements qui ouvrent la porte du ciel ; les sept dons du Saint—Esprit qui font le chrétien parfait ; les sept notes qui doivent régler l’harmonie des chants liturgiques ; les sept vertus principales qui conduisent à la perfection. Les trois grandes fenêtres du chœur représentent les trois personnes de la Sainte Trinité qui versent sur l’humanité leurs faveurs et la lumière.

Dans les églises cisterciennes les chapelles collatérales, en règle générale, ne doivent pas rayonner autour du sanctuaire. Cependant il y a une exception à cette règle à Fontenay, où il y avait quatre chapelles autour du chœur ; à Pontigny, bâti en 1150, les vingt chapelles naissent au transept et enveloppent le chœur entièrement.

À l’église de Fontenay il y avait seize chapelles collatérales. La première, du côté de l’épître, était dédiée à Saint-Jean, patron secondaire de l’abbaye ; la seconde, des ducs de Bourgogne, où furent inhumés un jeune duc, sa tante Jeanne de Bourgogne, sœur de Philippe de Rouvres, décédée au château de Villaines-en-Duesmois et Jeanne de Boulogne, femme de Eudes IV ; la troisième, du Saint-Sépulcre, dont l’autel représentant la Sépulture de J. C. est à la chapelle du Petit-Jailly.

La première du côté de l’évangile avait été bâtie par les Darcey, qui y avaient choisi leur sépulture ; la suivante, de tous les Saints.

Cette église, construite de 1139 à 1147, rappelle bien l’influence du génie architectural de cette époque. Le commencement du xiie siècle s’y montre avec le gothique naissant qui n’admet encore aucune combinaison d’autre construction. Le style si sévère du roman, si sobre d’accessoires et d’ornementations, s’harmonisait parfaitement avec les mœurs austères et la simplicité des Bernardins. D’ailleurs, le mélange des deux styles représentait les deux éléments dont se composait l’ordre cistercien, l’ascétisme contemplatif de l’Orient et la vie active des moines d’Occident. Il y avait deux mondes dans les pierres de l’édifice comme dans les pieux cénobites qui y venaient prier.

Cette église dut se ressentir de l’esprit primitif de Cîteaux, esprit de détachement, d’abnégation, de simplicité vraiment évangéliques qui s’efforçait de rejeter du sanctuaire, comme une scorie impure, l’or, l’argent que le monde y aurait apportés, n’en voulant ni pour les ornements sacerdotaux, ni pour les vases sacrés, ni pour la croix, ni pour les chandeliers, ni pour les autels; répudiant les sculptures, les tableaux, les images, les vitraux peints, les lustres, en un mot, tout le décor ordinaire du temple non comme indigne de Dieu, mais comme contraire à la pauvreté et à la gravité monastiques, l’âme d’un religieux devant trouver en elle même assez de force et d’énergie pour s’élever au ciel sans le secours de ces intermédiaires. (Statuts du. chap. génér. de Cîteaux en 1134.)

Il fallait que ce temple, par son style s’alliât au sombre aspect de la nature, au site sauvage, aux côteaux voisins, au bruit du ruisseau, aux grands arbres de la forêt dont les cimes devaient se balancer majestueusement au niveau de la flèche, et à l’humble cloître assis à ses pieds.

Voilà le corps de l’église organisé. Maintenant il faut que la religion souffle sur ces pierres pour les animer. Mettez un autel avec un tabernacle sous l’arc triomphal du transept ; sur les degrés de l’autel un prêtre en oraison, ayant à ses côtés diacre et sous-diacre, en bas le cercle des acolytes et des officiants ; la table sainte environnée des anges de la terre ; au chœur, cent religieux en habits blancs, immobiles dans leurs stalles, alternant d’un ton grave et pieux des psaumes et des hymnes ; au fond la foule des pèlerins agenouillée ; à droite et à gauche une multitude de Chevaliers, de Barons, dont l’armure étincelle dans l’ombre, dont le cliquetis trouble légèrement le recueillement de la prière ; des nuages d’encens qui montent vers le ciel ; les vitraux vibrant sous les échos ondulatoires de tant de voix si différentes ; le son des cloches qui ébranle les airs et semble emporter la prière vers le trône de Dieu ; ajoutez, pour compléter ce tableau, l’ombre se levant de toutes ces pierres sépulcrales à demi—usées par les pas des moines ; du sein de cinquante cénotaphes sous lesquels gisent les hauts et puissants seigneurs, les Montbard, les Mellot, les Grignon, les Rochefort de Frolois et de Molinot, les sires de Thil, de Darcey, de Touches, de Grancey, de Quincy et autres, ayant les mains jointes comme pour implorer la pitié des moines et demander le suffrage de leurs prières ; voilà à quel point de vue il faut se placer pour juger l’église de Fontenay.

Ceux qui en visitant cette église sont mûs seulement par un sentiment de curiosité ne pourront comprendre les dimensions du temple. Il faut réveiller dans sa pensée les grands événements dont il a été témoin comme au 21 septembre 1147.

Il est rempli de la foule accourue de tous les pays voisins. Les vassaux, les ouvriers de l’abbaye sont dans le bas, les collatéraux sont pleins de femmes, d’enfants à genoux, trois cents moines blancs dans la nef; l’abbé de Clairvaux vient de faire entendre son éloquente parole. Lui-même, que l’histoire appellera l’arbitre des rois et des peuples, se prosterne sur la pierre du sanctuaire. Aussitôt se lève un vieillard habillé de blanc, il porte la tiare, c’est un successeur de Pierre, c’est Eugène III. Autour de lui se tiennent comme lui, dix hommes à barbe blanche, de rouge habillés, ce sont dix cardinaux; sur la droite, à genoux, huit évêques; sur la gauche, à genoux également, tous les abbés de Cîteaux mitrés et crossés comme les évêques; le, long des murs de l’abside, de chaque côté du chœur, toute la vieille noblesse bourguignonne bardée de fer, celle qui tombera et s’éteindra dans les croisades. Eugène III bénit le temple cl; ceux qui y sont.

Le 21 septembre a été le plus beau jour de Fontenay, à cause de la consécration de son église. Plus tard il y en aura encore d’autres qui ne manqueront pas d’importance.

Aux deux fêtes patronales de l’abbaye, l’Assomption et la Saint Jean—Baptiste, toutes les populations du voisinage y accouraient, les unes pour y recevoir une aumône de fondation, les autres, plus riches ou plus désintéressées, les indulgences… Les Rogations y amenaient les processions de Montbard, Touillon, Jailly et Marmagne, les chapitres généraux auxquels assistaient les abbés, les prieurs, les moines dépendants de l’abbaye; la visite du cardinal Anchet apportant les reliques de saint Urse, patron de Montbard en 1485 ; les abbés commendataires qui souvent traînaient après eux une cour quasi-princière ; les Ducs de Bourgogne qui y venaient se reposer de leurs fatigues dans leur château, et s'édifier aux vertus des religieux; voilà ce qu’il faut se rappeler pour comprendre que l'église de Fontenay n'était pas trop grande dans certaines circonstances.

Les huit évêques qui assistaient à la consécration de l’église étaient Albéric d’Ostie, Symar de Tusculum, Humbert de Bauge, 548 évêque d’Autun, Pierre de Pavie, Lambert d’Angoulême, Henri de Troyes, Ardoin de Comminges, Hugues de Mâcon, évêque d’Auxerre, qui trépassa à Fontenay quelques semaines après la cérémonie : son corps fut transporté plus tard à Auxerre, ou à Pontigny qu’il avait fondé (1114).

Pendant que le second abbé de Fontenay, Guillaume Ier, achevait la construction du cloître commencé par son prédécesseur Godefroy, arrivait à Fontenay un évêque anglais dont la générosité sera avantageuse pour l’abbaye naissante et pauvre encore. C’était Ébrard, évêque de Norwick, ancienne capitale de l’Est-Anglie. Ses frères, les comtes de Pembroke et d’Arundel, ayant pris le parti de Stephen contre Henri Ier qui occupa le trône d’Angleterre, furent bannis par le concurrent heureux. Leur frère Ébrard prit également le chemin de l’exil, avant que d’attendre la sentence qui devait aussi l’expulser. D’autres disent qu’il se retira à cause des difficultés que son administration rencontrait, et qui étaient soulevées par sa trop grande rigidité. Il vint demander le calme et la paix à la solitude de Fontenay, en 1139. Sur la colline du midi, il bâtit son castel dont les ruines annoncent encore l’importance. De là il dirigeait la construction de l’église dont il paya les dépenses de ses propres deniers, il avait abdique la mître, mais il n’avait pas renoncé à ses revenus. D’ailleurs, membre de la grande famille des Arundel, il jouissait d’une belle fortune qu’il employa en partie à cette église. Il n’eut pas la consolation d’en voir la consécration, il mourut quelques mois avant, fut déposé dans l’église provisoire de Saint—Paul, en attendant qu’il fut rapporté devant le grand autel de son église.

La consécration de l’église et la générosité de l’évêque Ébrard furent conservées par une inscription lapidaire trouvée par M. Rossignol, quand il était conservateur des Archives de la Côte-d’Or.

Le sol de l’église est sillonné de petits canaux qui, obstrués par la suite des temps, n’ont plus laissé un écoulement facile pour les eaux. Dans les inondations le petit ruisseau de Saint—Bernard pénétrait dans l’intérieur, allait jusqu’au chœur, dégradant tout par l’humidité qu’il y laissait. En 1746, les religieux furent obligés d’élever le pavé d’un mètre, et de refaire les stalles qui sont aujourd’hui à l’église de Montbard. À la vente mobilière de l’abbaye, au mois
VUE EXTÉRIEURE DES CLOÎTRES
begey-odinot
de septembre 1790, la boiserie, les stalles, l’autel furent vendus à M. Maréchal de Montbard. L’autel, les stalles sont à l’église ; la boiserie, à la chapelle du couvent. (Vente mob. aux aroh. de Dijon.)

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