Monologues en prose/D’après nature

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Poèmes mobiles ; MonologuesLéon Vanier, éditeur des Modernes (p. 99-100).


D’APRÈS NATURE !


Ce soir-là on jouait Ruy Blas au Théâtre-Français.

Tout le monde sait que sur la place du Théâtre-Français il y a un refuge planté d’arbres, orné de bancs, d’une fontaine Wallace et de deux kiosques d’utilité publique.

C’est joli, c’est frais, il y a beaucoup de monde.

Pendant que je flânais là, en attendant l’heure du spectacle, un inconnu arriva.

En un clin d’œil, l’inconnu fit une table avec des tréteaux, une planche et un tapis qui avait l’air d’être rouge.

Quelques badauds l’entourèrent ; j’en étais, il ne faut pas que cela vous étonne.

Alors l’homme commença :

« Quelqu’un aurait-il une pièce de cinq francs ?… personne n’a une pièce… personne n’a… eh bien, j’en ai une, moi, la voici… et voici aussi un chapeau !

« Examinez bien la pièce… ne perdez pas de vue le chapeau.

« Vous voyez maintenant ce journal… c’est bien un journal, n’est-ce pas ?

« Voyez le journal, voyez la pièce, voyez le chapeau !

« Eh bien, je saisis la pièce et je la plie dans le journal… Écartez-vous, messieurs, écartez-vous, mesdames, faites un beau cercle, tout le monde verra.

« Qu’est-ce qu’on verra ? On verra… la pièce est bien dans le journal ?… personne ne dit le contraire ?… on verra… la pièce passer sous le chapeau ! »

Cependant la foule s’amassait, et très intrigué je me disais : « Il a beau être malin, je verrai bien comment il s’y prend ! »

Pour rien au monde je n’aurais levé les yeux dans ce moment-là.

L’homme à la pièce reprit :

« Oui, sous le chapeau !… Rentrez un peu, mademoiselle, vous n’en verrez que mieux. Ah ! on vous pousse… Ne poussez donc pas cette demoiselle !

« Oui, sous le chapeau !… la pièce est encore dans le journal… attention ! je lève le chapeau !

« Elle n’y est pas !

« Non, elle n’y est pas, et je ne veux pas vous amuser plus longtemps avec des bagatelles indignes de vous… Voici une montre, une chaîne et une alliance… cet article se vend partout quarante francs… mais ici, ce n’est pas quarante francs, c’est un franc ! Un franc, dites-vous ? Je comprends votre étonnement. Eh bien, non, ce n’est pas un franc, ni même quinze sous, ni même dix, ni même… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À ces mots, je tournai les talons, et, furieux, je m’éloignai de l’infâme camelot en pensant que cet animal-là m’avait fait manquer le premier acte de Ruy Blas !